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Introduction

Auroville, une cité qualifiée d’utopique (Obadia 2021), située dans le sud de l’Inde, s’attache depuis plus d’un demi-siècle à faire vivre son projet : celui de voir le monde changer d’ère, et instaurer un monde où les individus seraient dotés de capacités décuplées et bien supérieures à ce que l’humanité a connu jusque-là. Ce projet, celui de voir naître une espèce de « surhommes » (bien avant la mouvance transhumaniste et sans réel lien avec elle) versés dans des pratiques d’un yoga introspectif, teinté d’utopies scientistes, est repris avec assiduité par ses membres, et par ses observateurs extérieurs, ce qui fait d’Auroville un site particulièrement intéressant pour l’étude des « spiritualités » contemporaines (Horassius 2021 ; Obadia 2023a).

Cette notion, qui résonne dans les produits littéraires de la communauté des Auroviliens et dans leur répertoire discursif, n’est pas systématiquement attachée à une signification précise et n’est pas cadrée par une contrainte de définition, même si les textes fondateurs de la communauté y font référence. C’est sur la base de l’usage qu’en font les résidents d’Auroville et au fil de l’enquête ethnographique que la notion sera ici discutée. La « spiritualité » connaît, en effet, depuis quelques années, d’importants développements intellectuels, que ce soit en psychologie, en sociologie, en anthropologie, en histoire, en sciences de gestion, ou dans d’autres disciplines. Le champ des définitions est très large : entre celles qui sont fondées sur des éléments psychologiques (intériorité, subjectivité) ; celles qui s’intéressent à des aspects formels et ses traits sociologiques (peu ou pas d’organisation ni d’autorité politique) ou philosophiques (dans un jeu de contrastes et correspondances avec la religion) ; et celles, enfin, qui se focalisent sur le contenu ou les finalités (dépassement de soi, sens de l’existence, etc.) ; les efforts des chercheurs semblent toutefois se concentrer sur l’objectif d’en cerner la nature profonde (pour un panorama général des théories et des champs disciplinaires qui ont traité de la spiritualité, voir Obadia 2023b). L’articulation entre les réalités empiriques et les cadres théoriques dans lesquelles on tente de les faire rentrer ne permet pas toujours d’établir un lien de consubstantialité, qui s’avère alors épistémologiquement fragile. Une autre possibilité réside dans l’approche empiriste et inductive qui sera privilégiée ici, en se focalisant sur les logiques discursives qui sous-tendent la notion de « spiritualité », autrement dit, ce qu’elle signifie pour les acteurs eux-mêmes (Obadia 2023a). Prolongeant cette approche empirique, cet article mettra l’accent sur les logiques praxéologiques de la spiritualité : comment des pratiques qualifiées de « spirituelles » sont mises en oeuvre et expérimentées dans l’expérience ordinaire des résidents d’une cité dont les idéaux sont eux-mêmes dits « spirituels » ?

À Auroville la « spiritualité » dispose ainsi d’un territoire dédié à un programme collectif orienté vers sa matérialisation. Pour autant, ni le terme, ni le projet qui l’encadre, ni les idées qui le nourrissent, ni les pratiques qui lui donnent corps ne forment véritablement un système unifié. Ce qui relève du « spirituel » est ici empiriquement incertain et sa théorisation complexe qui suppose de saisir les modalités d’existence fugaces, les temps et les lieux d’expériences, l’intensité des émotions qu’elles engagent et les répertoires de sens qu’elles mobilisent. Je questionnerai ainsi la pertinence empirique de la notion de spiritualité sur les manières de la vivre, en faisant saillir les régimes ordinaires et extraordinaires de production d’une spiritualité dont la nature sera évaluée conceptuellement. Il s’agira d’examiner les modes de concrétisation d’un idéal spirituel à travers les réalisations effectives qui s’inscrivent dans la matérialité du quotidien. C’est précisément ce qui figure le topos spirituel singulier d’Auroville. La vie des Auroviliens, d’Inde ou d’ailleurs[1] sera ici saisie au prisme du vécu, décliné en deux catégories : le dire et le faire, comme catégories d’analyses qui nourriront la réflexion à partir de données recueillies lors d’enquêtes de terrain ethnographiques. À ces données, s’ajoutent l’analyse de la documentation de première main, produite par les Auroviliens, ainsi que la littérature (savante ou pas) produite sur une cité qui n’a cessé d’inspirer les réflexions critiques (Shinn 1984 ; Minor 1999 ; Namakkal 2012 ; Maurel 2012 ; Brême 2016 ; Horassius 2018 ; Shanti-Vidal 2018).

Cet article entend également mettre en avant l’une des facettes d’Auroville, qui, à l‘image d’autres expressions d’une « spiritualité moderne » (notamment quand elle est inspirée de l’Orient : voir Heelas et Woodhead 2005), présente une morphologie réticulaire, puisque la cité dispose « d’antennes » un peu partout dans le vaste monde : elle est à la fois internationale par sa composition ethnique ; mondiale par sa géographie ; et elle nourrit un imaginaire universaliste qui dépasse les cadres spatiaux et culturels. Les approches globalistes de la religion et de la spiritualité posent régulièrement l’axiome suivant : la mondialisation serait une source de disjonction entre les systèmes de croyances et les territoires, et il résulte de cet état de fait une hybridation des croyances désormais sans autre régulation que de nature économique[2]. La question de la mondialisation se posera ici dans des termes quelque peu différents : elle prend ici la forme d’une territorialité complexe qui amène les membres de la communauté à la fréquenter de manière intermittente, sans pour autant fragiliser le lien symbolique (encore une fois qualifié de « spirituel » par les acteurs de terrain) qui les y unit.

À ces données de première main, qui m’ont permis d’observer les Auroviliens dans leur quotidien[3], de reconstruire les significations données à leur pratique au plus près de celle-ci, en participant directement (comme « ami » de la communauté et ami de certains de ses membres) aux principales activités et rituels de la cité[4].

Auroville : projet, contexte, histoire

La cité d’Auroville est localisée à environ 8 kilomètres au nord de la ville de Pondichéry, un ancien comptoir colonial français, qui compte un peu plus de 3200 résidents, en 2023[5]. Fondée en 1968, par Mirra Alfassa, une Française (1878-1973) née dans un milieu bourgeois qui s’intéresse aux idées métaphysiques et « spirituelles » émergentes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans une Europe qui connaît d’importants changements culturels et politiques. Cette période de turbulences a favorisé la propagation d’idées et de pratiques originaires d’Asie, le bouddhisme et l’hindouisme, d’abord connus comme des scripturaires, inspirant des Européens qui s’y engagent de manière plus émotionnelle et directe. C’est le début d’un mouvement spirituel fondé sur une fascination orientaliste, qui ouvre la voie à une perméabilité culturelle que Colin Campbell résume ainsi : l’« Occident irrigué par le Gange » (Campbell 1999). Deux autres figures féminines importantes de ce mouvement ont importé et occidentalisé le bouddhisme et l’hindouisme en Occident : Alexandra David-Néel, exploratrice d’un Tibet fermé, objet de tous les fantasmes en Occident ; et Helena Blavatsky, fondatrice de la Société théosophique. Mira Alfassa a aussi été une intrépide voyageuse dont les pas l’ont amenée jusqu’en Inde du Sud. C’est là qu’elle rencontre un hindouisme réformé à travers la figure de celui qui deviendra son « compagnon spirituel », Sri Aurobindo Ghose. Ce dernier, d’abord formé à l’université de Cambridge, a été ensuite activement engagé dans l’indépendance de l’Inde, avant de se consacrer à la traduction des textes sacrés de l’hindouisme. Il mène son existence comme gourou d’une communauté qu’il dirige et instruit dans un ashram (ermitage pour les ascètes en quête de sagesse) installé à Pondichéry qui accueille des visiteurs de toutes origines géographiques. Il réside jusqu’à sa mort en 1950. Le projet d’Aurobindo apparaît comme une fusion originale (dans sa forme) entre les textes classiques de l’ascétisme hindou (notamment les Upanishads qu’il a traduits et commentés) et des idées plus modernes de la science, notamment le darwinisme et les sciences physiques et biologiques de la première moitié du XXe siècle (Satprem 2003). De cette fusion naît un système idéologique et pratique original, dit « yoga intégral », qu’Aurobindo a développé dans ses oeuvres, entre 1914 et 1921, et qui s’inspire aussi des théories évolutionnistes réinterprétées en termes « spirituels » en vertu d’une convergence supposées entre les deux. Pour Aurobindo, le yoga est, en effet, un moyen de réaliser un plan divin à vaste étendue, celui d’une « évolution spirituelle » de l’humanité (éponyme de son oeuvre La Vie divine) dont la « Science » décrit les principes. D’emblée, la notion de spiritualité apparaît structurante dans ce projet sur le plan idéologique : Aurobindo a émaillé ses nombreuses publications de l’adjectif « spirituel », comme aptitude au dépassement de l’esprit au-delà du monde matériel, qui résulte d’une prise de conscience de la présence du divin et une aspiration à s’unir avec cette réalité, dite « supra-mentale » (Ghose 1957).

La cité d’Auroville est un projet plus tardif que celui de l’ashram et n’apparaît pas en tant que tel dans le programme d’Aurobindo. C’est Mirra Alfassa, dite « la Mère », qui a élaboré Auroville. Elle imagine ainsi une cité à vocation universelle dédiée à la réalisation concrète du projet d’Aurobindo : celui de voir naître une « nouvelle espèce ». Celle-ci s’incarne dans un modèle – le « surhomme », dont l’engagement dans le Yoga le dotera de capacités « spirituelles » (c’est-à-dire, à atteindre l’état du « divin ») bien supérieures à celles que les traditions religieuses ont permis à l’humanité de développer. Le projet Auroville se situe donc au-delà des religions :la centralité du yoga semble l’inscrire pleinement dans la catégorie analytique de « spiritualité moderne » (Heelas et Woodhead 2004). Aurobindo et la Mère ont explicitement rejeté les religions historiques. L’un des principes qui guide les conduites à Auroville est précisément l’interdiction d’afficher tout type de symbole religieux (ce qui n’est évidemment pas suivi dans les faits, notamment par certains Tamouls qui résident à Auroville et y réinjectent des formes de religiosité populaire hindoue). Pour autant, ce qui se passe à Auroville déborde de ce modèle et demande une analyse serrée, établie sur les matériaux de l’étude de terrain.

Là où la « spiritualité » résonne avec des accents de liberté, de quête de sens et du rejet des traditions institutionnalisées, Auroville offre des principes identiques d’individualisme et d’introspection : le désir de « liberté » et le besoin de « découverte intérieure » sont affichés comme de bonnes raisons de rejoindre la cité et sa communauté[6]. Mais Auroville est aussi un collectif que des individus rejoignent, entièrement au service d’une communauté, dont l’idéal est la « vie divine ». Auroville a eu besoin d’une base institutionnelle pour mettre en oeuvre ce projet et perdurer dans le temps. La cité est ainsi organisée sur un mode collectiviste. Elle s’est dotée d’instances institutionnelles progressivement mises en place après 1968 et confirmées par le Foundation Act de septembre 1988. Selon cet acte, le gouvernement indien accorde un statut officiel à la cité : des « trusts » pour assurer la répartition des tâches et de la production locale de chaque sous-communauté (agricole, textile, alimentaire, technologique…) ; une équipe gouvernementale (governing board) qui assume la partie administrative ; un comité de travail (working committee) qui tranche les questions relatives aux activités ; une assemblée de résidents qui discute de l’ensemble des orientations et des lignes de politique sociale d’Auroville ; une fondation qui chapeaute le tout, avec l’aide d’un International Advisory Council nommé par l’UNESCO (qui a reconnu la cité et lui apporte son soutien depuis sa fondation).

Au-delà de l’idéal spirituel s’adressant à des motivations personnelles, les idées auroviliennes apparaissent comme normatives et les conditions d’intégration sont exigeantes : il faut avoir fait la preuve de sa volonté de s’engager dans le projet d’Auroville ou d’y contribuer, généralement d’une manière concrète, en apportant au collectif des savoirs (éducatifs ou culturels), des savoir-faire (techniques, architecturaux, artisanaux ou artistiques), des compétences (gestion, communication, administration) versées à la communauté, après une période probatoire à l’issue de laquelle le nouvel aspirant se voit confirmer la résidence et les fonctions qu’il ou elle occupe. Cela permet à chacun de rejoindre la communauté avec une motivation toute personnelle, qui peut être qualifiée de « spirituelle » ou pas, mais qui s’inscrit concrètement dans un projet qui, lui, mobilise cette catégorie. Et si spiritualité il y a, celle-ci est complexe par nature, en vertu de ce double niveau où elle s’exprime différemment : la sphère subjective et le cadre collectif de l’existence. Cette double structure constitue le fil conducteur de cet article.

Fondée en février 1968, la cité regroupe au départ un petit groupe de fidèles de la Mère, et la cité s’étend géographiquement et démographiquement au fil des années. Elle s’organise en un collectif auto-géré, ayant une gouvernance collectiviste (notamment, un certain nombre d’instances de décision se fondent sur une négociation collégiale). Les réalisations d’Auroville sont nombreuses et les résidents aiment d’ailleurs les valoriser : innovations éducatives (autour de principes d’éducation « libre »), dans le domaine des technologies (avec notamment une « cuisine solaire » écologique et collective), de l’organisation écologique de l’habitat (installé dans une « ceinture verte » faite de forêts reconstituées), du bien-être et des thérapies alternatives, de l’art et de la création (avec un « centre de recherche sur les arts et les performances »), des modèles d’architecture (principalement futuristes) dont certains jouissent d’une réputation internationale (Obadia 2021). Loin d’être achevée, la cité est en perpétuel développement qui occupe les 3200 résidents officiels et les milliers de volontaires et de visiteurs qui participent aussi à cette ébullition permanente qui caractérise la vie de cette ville où tout est « projet ». Une cité, donc, à vocation universelle, établie sur un métissage entre populations locales (Tamouls) et étrangers, entre des systèmes de pensée hindouiste et scientifique (à couleur positiviste), qui fait tenir en équilibre l’unité dans la diversité. La « spiritualité » y apparaît comme une sorte de ciment idéologique et symbolique qui relie tous ces individus à un même lieu et une même intention de le rejoindre. Pour autant, la notion est à la fois pertinente sur le plan intellectuel, mais dispersée sur le plan empirique.

À propos de spiritualité

À plus d’un titre, la notion de spiritualité est associée au projet d’Auroville. Elle apparaît d’abord sous la forme d’une référence itérative aux écrits des leaders Sri Aurobindo et la Mère. Dans l’un des nombreux volumes compilant ses travaux, The Future Poetry (1997) Aurobindo (1997, 143) raconte :

Je n’avais aucune envie de spiritualité en moi – j’ai développé la spiritualité. J’étais incapable de comprendre la métaphysique – je suis devenu philosophe. Je n’avais pas d’oeil pour peindre – je l’ai développé par le yoga. J’ai transformé ma nature de ce qu’elle était à ce qu’elle n’était pas.

Et plus loin, on trouve une version adjectivée : « L’être psychique fait la même chose pour tous ceux qui sont destinés à la voie spirituelle – les hommes n’ont pas besoin d’être des êtres extraordinaires pour la suivre. C’est l’erreur que vous faites – de rabâcher la grandeur comme si seul le grand pouvait être spirituel » (Ibid., 153). Ailleurs, dans Records of Yoga, il évoque un « tempérament et une connaissance spirituelle » (Aurobindo 2001b, 442) puis une « loi spirituelle de chaque forme de beauté » (Ibid., 992) à propos de l’harmonie des couleurs dans les textes sacrés de l’hindouisme. Puis, encore plus loin, il en fait l’une des « plus hautes qualités (imagination, réflexion, invention, pensée, spiritualité) » (Ibid., 1331) alors que dans ses Essays on Philosophy and Yoga, il pose l’expression « révolution spirituelle » (Ibid., 4) qui sera source de « santé, énergie et grandeur spirituelle » (Ibid., 6). Dans The Divine Life (réédition 2005), le coeur de son système philosophique, on s’approche d’une théorisation (le « spirituel » étant un « état » de l’esprit supérieur au « psychique » et au « mental »), mais le terme reste décliné sous une forme adjectivale (accolée aux termes « valeurs », « expérience », « évolution », « développement »). Ce ne sont là que quelques exemples de la variété des usages et de l’extension sémantique de cette base lexicale.

La notion se déploie à plusieurs échelles, elle caractérise le projet en lui-même et les états d’avancement de réalisation. Elle est, dans la plupart des cas, déclinée sous des formes adjectivées, mais cette extension lexicale est proportionnelle à son imprécision conceptuelle. Une imprécision qui d’ailleurs n’est pas un problème pour les résidents d’Auroville. La ville, fondée sur une idée de diversité, est un métissage de populations : 42% de Tamouls y résident, les autres sont des individus de différentes « nationalités » listées dans la nomenclature de recensement d’Auroville (Français, Allemands, Anglais, Italiens, etc.) qui font d’ailleurs l’objet d’un décompte annuel, dont la cohabitation en interne de la communauté et avec les autres groupes dans la région n’a pas toujours été marquée par l’harmonie[7]. Auroville a aussi été le théâtre de violences, et a révélé de flagrantes inégalités entre étrangers et locaux. Tous ces individus ont convergé vers Auroville, pour s’y installer de manière temporaire (pour la plupart) ou durable (pour les résidents dûment recensés comme tels) à l’occasion de plusieurs « caravanes » parties d’Europe, au début des années 1970, dont le souvenir marque la mémoire collective des pionniers, qui étaient présents aux premiers temps de ce projet. Les quelques baraquements de fortune qui abritaient les premiers colons de cette terre aride, bordée de quelques villages tamouls, ont laissé place avec les années à une organisation sociale, spatiale et économique complexe. La ville a érigé de nombreux bâtiments, à usage résidentiel, administratif, culturel ou économique, selon le plan initial. Les espaces résidentiels devraient, au final, s’inscrire dans un la figuration physique d’une galaxie, symbole de l’universalisme aurovilien.

Les principes « spirituels » qui président à sa création et à son développement se sont matérialisés dans un plan d’occupation du sol qui prend la forme d’une galaxie, avec une structure en spirale subdivisée en sections dans lesquelles sont distribuées les différentes communautés et activités. Au coeur de ce modèle hélicoïdal trône le Matrimandir (« temple de la Mère »), unique édifice à vocation spirituelle de la cité (selon les termes des Auroviliens) : une sphère d’une quarantaine de mètres de haut, couverte de disques dorés à l’or fin, qui surgit d’un socle de terre rouge (Figure 1) et annonce, selon le symbolisme officiel, l’avènement de cette « nouvelle espèce » (Satprem 1974). Sa construction a duré plus de 35 ans, l’achèvement d’un travail communautaire dont a été tiré un film[8] et un livre Matrimandir. Un Hymne aux Bâtisseurs du Futur (Darr 2015) qui circulent tous deux au sein des réseaux des Auroviliens et des sympathisants.

Figure 1

Le Matrimandir

Photographie de l’auteur, 2018

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Les motivations pour rejoindre Auroville sont pourtant très variées et ne touchent pas nécessairement ou directement au « spirituel ». Certes, il y a chez les pionniers, déjà âgés (plus de 70 ans pour la majorité d’entre eux), mais encore très engagés et vifs d’esprits, une adhésion continue aux principes énoncés par les fondateurs, à l’appui d’une exégèse itérative : les Anciens reviennent régulièrement sur les textes d’Aurobindo et de la Mère, et y réfèrent comme source d’autorité : « Mère disait que… », « Selon la Mère… », « Dans ses écrits, la Mère affirmait que… ». Ce sont autant d’occurrences qui émaillent les discours des plus anciens résidents, ceux de la génération qui « a connu la Mère » et qui s’est nourrie directement aux enseignements de la fondatrice de la communauté. Il en va autrement des générations suivantes qui sont arrivées à Auroville après les années 1960 et 1970, et qui sont inspirées par d’autres sources et d’autres influences : en l’absence de gourous avec un leadership affirmé, figures charismatiques et d’autorité qui incarneraient une force d’attraction et un cadre normatif, les nouveaux venus à Auroville n’ont pas tous une connaissance précise de leurs oeuvres ni des principes qu’ils défendent.

À partir d’entretiens réalisés in situ, on peut trouver des motivations susceptibles d’être qualifiées de « spirituelles » chez les nouveaux arrivants (il y a une volonté de trouver un sens « profond » à l’existence), sans que celle-ci soit initialement fermement inscrite dans la tradition de pensée des fondateurs. Certains sont venus avec des desseins tout à fait pratiques (« travailler à un projet de développement » ou « en raison d’un projet éducatif »), mais aussi par idéalisation (« faire l’expérience de la communauté ») voire par rejet (« s’éloigner de la vie à l’occidental », « en finir avec le matérialisme »). Le terme « spirituel » surgit dans les échanges discursifs comme argument de justification, mais dans les entretiens menés auprès de ces nouveaux arrivants, il n’apparaît pas nécessairement au premier rang des motifs de justification de leur adhésion aux principes d’Auroville et/ou de leur installation dans la cité.

Dans le lexique des fondateurs, mais également des résidents les plus anciens que j’ai pu interroger, la notion de spiritualité n’est pas vraiment centrale, sans qu’elle soit toutefois explicitement rejetée, ni discutée. Aurobindo avait plutôt proposé la notion de « divin », libellée en termes plutôt adjectivés que substantivés, au coeur de son oeuvre : selon lui, « spirituel » qualifiait le dépassement de la condition humaine par l’activité ascétique (le yoga), une « vie divine » attachée à une conception cosmique du sacré et à une méthode dont Aurobindo a donné les grands principes dans son Yoga Intégral. Elaboré dans la première moitié du XXe siècle, cette méthode a été longuement discutée par La Mère, qui en a l’a examinée à travers une exégèse détaillée pour en rendre les principes intelligibles à la communauté des pratiquants.

Pour l’ethnographe, il est toutefois difficile de décrire avec précision ce qui fait la singularité de la spiritualité d’Auroville. Celle-ci est intégrative d’un côté et exclusive (d’éléments « religieux ») de l’autre, ce à quoi l’opposition théocentrée « spiritualité versus religion » se réinvite dans la caractérisation, toute floue qu’elle soit, de la spiritualité aurovilienne. Sri Aurobindo et la Mère défendaient l’idée que leur vision d’une énergie spirituelle « descendue dans la matière » sous la forme d’une expérience extraordinaire relatée en 1926 pour lui, en 1956 pour elle. Cette « preuve » d’une force allait permettre à l’humanité de dépasser sa compréhension du monde – en laissant loin derrière les religions (considérées dans leur totalité et non sous la forme d’une tradition particulière), ouvrant la voie à des extrapolations métaphysiques. Cette « énergie supérieure » à l’humanité est alors capable de changer profondément la destinée de cette dernière, mais seulement si elle parvient à la domestiquer et à la manier à une fin sotériologique. C’est ce à quoi est précisément destiné Auroville, dont la finalité n’est pas elle-même, mais le « projet spirituel » que porte sa communauté.

C’est encore l’argument de la spiritualité par opposition à la religion qui a permis à Auroville d’acquérir un statut particulier lorsque la cité s’est opposée à une tentative de prise de contrôle de la part d’une autre communauté, celle des disciples d’Aurobindo regroupés dans l’Ashram fondé par le gourou à Pondichéry, avec laquelle la première avait pris ses distances. Le conflit entre les deux communautés n’a d’ailleurs généré aucun schisme idéologique entre elles, les enjeux étant seulement ici de nature politique. Ceci dit, il a amené l’État indien à trancher sur le statut de la cité, à l’occasion d’intenses débats pour faire cesser le conflit ouvert entre les deux camps. C’est précisément parce que la ville offrait « autre chose » que ce que les religions établies en Inde proposaient, au-delà du séculier, que le terme de « spiritualité » a qualifié le système d’Aurobindo et sa mise en oeuvre dans la communauté fondée par la Mère. Cela a garanti (du moins jusqu’ici) un statut spécial à la ville et une relative reconnaissance de son autonomie par le gouvernement indien (Minor 1999).

Si les enseignements des deux gourous peuvent être qualifiés de « spirituels », les références à leur vie, leur personnalité et leur contribution à la connaissance de l’humanité sont valorisées de manière récurrente dans la culture matérielle des Auroviliens. Les symboles qu’ils ont forgés sont distribués sur les édifices, dans la mode (t-shirts, bijoux), dans la décoration des espaces domestiques, sur les couvertures des livres et dans des expositions où les photographies et les extraits de livres (ou les citations) sont exhibés (Figure 2). La récurrence de ces références procède ainsi d’un mouvement de transmission itératif puisque ces ressources symboliques (images, idées, symboles inscrits dans la tradition des fondateurs) sont perpétuellement rappelées à la communauté. Ce mécanisme d’acculturation aux références du groupe, s’ajoute à d’autres : les lectures individuelles et commentaires collectifs des textes, les conférences et les présentations de films, les manifestations organisées par les pavillons d’Auroville spécifiquement dédiées à l’oeuvre des fondateurs. Si la spiritualité d’Auroville est apparemment affranchie des anciennes religions, elle reproduit toutefois des schémas d’autorité spirituelle de la tradition hindouiste dont elle s’inspire (la figure des gourous). Ce déploiement d’une spiritualité « libre », focalisée sur l’introspection, sur un fond d’anciens modèles religieux d’autorité et à fondement normatif, n’a rien de nouveau : le thème a déjà été défini en Occident comme des mouvances « néo-orientales » bouddhistes ou hindouistes (Altglas 2005 ; Huffer 2011).

Figure 2

Un panneau expliquant un épisode de la vie de la Mère, dans la salle d’un bâtiment collectif.

Photographie de l’auteur

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Dire ou ne pas dire

S’il est tentant de considérer l’expérience spirituelle comme infra ou supra-langagière, en deçà et au-delà des mots, d’un point de vue ethnographique, c’est toutefois le champ du langage qui est le premier en matière de spiritualité (Obadia 2023a). La spiritualité est d’abord une notion à la trajectoire lexicale depuis ses premières occurrences dans le langage religieux du christianisme (spiritualus), puis ses extensions tardives aux XVIIIe et XIXe siècles : une histoire de langage, d’abord la trajectoire intellectuelle du terme dans les débats académiques et théologiques (Huss 2014). Mais c’est aussi, pour l’ethnologue, la circonscription du terme à un espace social et culturel d’investigation, et l’enregistrement visuel et auditif de ce qui s’y déroule. L’enquête de terrain à Auroville a confirmé que ce sont surtout des individus qui rejoignent une communauté avec une idée, une intention et/ou une envie, et que celle-ci admet une significative variabilité. Cette labilité est illustrée par le slogan « il y a autant d’Auroville qu’il y a d’Auroviliens » qui revient régulièrement dans les discours des acteurs de terrain quand on leur demande ce qui fait la singularité de leur cité. La formule, énoncée avec une pointe de dérision dans la voix de la part des locuteurs, vise à faire comprendre à l’enquêteur la complexité de ce qu’il est venu chercher. Le conseil, énoncé de manière indirecte en filigrane de la blague, sert évidemment l’oeuvre ethnographique en l’appelant à la vigilance méthodologique.

En matière de spiritualité, donc, le premier niveau de visibilité est langagier. Mais il faut, à ce titre, distinguer la lexicalité de la performativité (au sens discursif du terme) du spirituel, c’est-à-dire considérer les occurrences du terme avant de lui assigner un sens, ainsi que les acteurs et contextes d’énonciation. Non seulement la notion de spirituel est dispersée et peu consistante, mais les référents empiriques auxquels elle s’applique sont également trop épars pour constituer un « système » cohérent tel que l’on puisse qualifier les pratiques de « spirituelles ». À l’exception de ces éléments centraux que sont les enseignements des fondateurs, qui fondent une mémoire et une ressource collectives pour les résidents, et la pratique de contemplation au sein du Matrimandir (auquel il faut ajouter des rituels collectifs comme celui du bonfire), les croyances et les pratiques des résidents d’Auroville sont peu codifiées. Cela laisse ainsi une grande latitude à d’autres types de ressources symboliques et au mélange avec d’autres pratiques (Horassius 2018). Les Auroviliens nourrissent aussi leur « spiritualité » de pratiques de méditation issues d’autres traditions que l’hindouisme (empruntés au bouddhisme, par exemple), des rituels thérapeutiques d’autres horizons culturels (le Reiki japonais), des références de mouvances cosmiques indépendantes de toute tradition. Ils s’inspirent quelquefois de « rites tribaux » de « sociétés primitives » (transes, danses). En dépit de leur diversité, ces pratiques, qui gravitent autour d’un « coeur » d’éléments communs propres à Auroville, sont toujours peu ou prou inscrites dans la mouvance New Age (ou ses dérivés post-New Age), c’est-à-dire dans une gamme de pratiques d’origines diverses qui convergent autour d’un idéal de transformation du monde et d’une croyance en un potentiel humain, individuel et collectif (York 1995).

Faire

Les sciences de l’humain et de ses croyances qui s’intéressent à la spiritualité convergent généralement autour de l’idée que le « spirituel », tel qu’il s’exprime sous une forme moderne, s’inscrit plutôt dans le cérébral et l’émotionnel, ce que recouvre la catégorie de « psychique », utilisée de manière récurrente dans une autre acception que celle donnée par la Mère (Saroglou 2003). Les inspirateurs d’Auroville ont aussi largement exploré cette dimension psychologique. Par exemple, Aurobindo a ainsi consacré une large partie de son oeuvre à décomposer les éléments du lexique qu’il élaborait pour donner sens et cohérence au système spirituel qu’il mettait en place : il y distingue le psychique, du mental et de l’intellect (qu’il développe dans ses Lettres du Yoga) comme trois états de l’activité de l’esprit, mais seul, le « supramental » peut, selon lui, métaboliser « l’essence » de la spiritualité. Pour Aurobindo (1992a, 31) « Il existe des niveaux du mental qui dépassent tous ceux que nous pouvons actuellement concevoir ; un jour, nous devrons l’atteindre et nous élever encore au-delà, jusqu’au sommet d’une existence plus vaste, une existence spirituelle » qu’il qualifie plus précisément de « vie divine ». Ce qu’il a désigné comme « descente de l’esprit dans la matière » est le déclencheur de la prise de conscience d’Aurobindo du « pouvoir spirituel » de la « matière », et de La Mère, d’une « nouvelle ère » spirituelle. Dans l’acception aurovilienne, la matière n’est pas un réceptacle, mais une dimension du « spirituel » : elle est le topos (c’est-à-dire, une matérialité territorialisée) d’une énergie spirituelle qui la modèle et la transforme.

Le concret ou « la matière » est donc une pleine acceptation du monde au sens intra-mondain que Max Weber donne à ce terme (1992), et dans le cas d’Auroville, cela se traduit par un nécessaire engagement pratique. Néanmoins, la matière admet une signification particulière dans le contexte d’Auroville : il ne s’agit pas ici de « confirmer » l’oeuvre divine sur Terre (ce qui fait le propre de « l’éthique protestante », pour Weber, 1964, et de ses dérivés récents, évangéliques et pentecôtistes), mais de « préparer » l’humanité à ce devenir « divin ». Ce projet admet d’abord une forme scripturaire, l’incitation récurrente d’Aurobindo et de la Mère depuis les années 1950, mais se traduit, depuis 1968, sous la forme d’une cité qui a pris racine, à la fondation de la cité elle-même, ayant comme objectif très concret d’amener des individus à s’installer dans la ville, pour donner corps au projet : « nous avions besoin d’une ville » me confiait Jean, l’un des plus anciens résidents, tout en précisant que c’est la Mère qui avait martelé cet argument. La mémoire collective des Auroviliens, qui est transmise par une littérature abondante portant sur la fondation de la cité (livres de témoignages ou de photographies des premiers temps de la cité[9]), est marquée par les réalisations concrètes, architecturales et urbanistes notamment. La mémoire de la communauté est celle : de la construction des espaces résidentiels et industriels) ; de la reforestation de la ceinture qui entoure Auroville (devenue « une ceinture verte », avec les années) ; et évidemment, de la construction du Matrimandir, qui est une oeuvre collective souvent restituée lors des manifestations et productions culturelles d’Auroville. L’engagement dans l’action concrète et matérielle est ainsi le plus petit dénominateur commun des motivations des résidents. De l’observation directe d’Auroville, il apparaît que la cité est occupée par des individus qui sont tous versés dans une activité concrète : des enseignants trentenaires français venus pour « l’éducation à l’aurovilienne » ; des groupes de jeunes adultes étasuniens volontaires pour travailler dans le développement des technologies agricoles ou les nouvelles énergies ; des entrepreneurs israéliens (âgés entre 30 et 40 ans) qui ont ouvert des restaurants ; des architectes retraités de divers pays mettant leurs savoir-faire au service de la construction permanente de la ville[10].

Concrètement, chacun des Auroviliens venu ou installé en Inde du sud arrive avec un projet et des compétences qui sont mises au service du collectif, et entendent de cette manière contribuer au programme d’Auroville pour l’humanité. Initialement, ces projets ne sont pas nécessairement de nature spirituelle (quelle que soit l’acception donnée au terme), mais ils peuvent le devenir dans l’expérience ordinaire de la vie dans la cité, lorsque les individus versent dans des activités ou des symboles qui sont qualifiables comme tels. Dans ce sens, l’ethnographie permet de restituer, par touches subtiles, ce qui se passe dans cette interface entre les acteurs sociaux, les ressources symboliques mises à dispositions et les conditions de vie offertes par l’environnement. On suit donc ici une ligne épistémologique ouverte par Marc Augé (1994) pour qui l’objet de l’ethnographie est de considérer les manières dont les acteurs sociaux s’approprient et manipulent (dans tous les sens : les manient et remanient) les symboles culturels disponibles. Cette approche par l’agentivité plutôt que par la détermination sociale implique des entrées méthodologiques adaptées. C’est d’abord le langage, ou plutôt la verbalisation, qui oriente le premier volet de cette investigation. En d’autres termes : comment l’expression discursive fabrique ou traduit des expressions de « spiritualité » ?

Au-delà de « dire », la spiritualité, celle-ci c’est aussi de « ne pas dire » et de « cesser dire » : car la part du silence est importante, en particulier dans la vie ascétique qui est déjà qualifiée de « spirituelle » dans le cadre des religions théistes (le monachisme chrétien, en particulier). C’est un idéal ascétique et introspectif qui fonde la base spirituelle d’Auroville (Shanti Vidal 2018), mais qui s’inscrit dans un environnement indien à la fois rural et urbain (typique de la région du Tamil Nadu) qui résonne des sons ambiants de l’activité agricole et des rituels des temples. La ville s’en est suffisamment éloignée pour réunir les conditions d’une expérience spirituelle, dans le lien particulier qu’est le Matrimandir. Au gré de leurs désirs ou de leurs besoins, les Auroviliens se rendent, sans réelle régularité imposée, dans leur unique sanctuaire. Il s’agit d’un édifice dépourvu de toute autre symbolique que la sienne propre : il a été pensé par la Mère comme lieu de contemplation sans référence à une tradition préexistante, mais comme symbole de l’émergence d’un « Nouveau monde ». On y pénètre par une entrée latérale, après s’être déchaussé. C’est dans le plus grand silence et sous la surveillance d’un Aurovilien qui veille à la quiétude du lieu que les visiteurs traversent l’espace du Matrimandir en cheminant le long d’une rampe ascendante avant d’accéder à la chambre intérieure dont le seul ornement est une imposante sphère de cristal posée sur un socle de métal doré. L’objet, traversé par un rayon de lumière (issu d’une ouverture du plafond), reflète les variations de luminosité d’un ciel parfois clair, parfois nuageux. Les gens réunis dans la chambre intérieure (de 20 à 30 personnes, selon mes observations) sont assis sur des tapis aussi blancs que les murs et la moquette, et adoptent tous des positions propres à une action introspective : en posture dite « du lotus » (assis, dos droit et jambes croisées) pour certains ; dos au mur et jambes tendues pour d’autres ; ou encore entièrement allongés. Il n’y a nulle norme ni obligation en la matière. La seule exigence est celle du silence, qui s’inscrit dans une attitude générale de quiétude. On entre, s’installe et sort du Matrimandir à un rythme très lent, tout entier absorbé par la sérénité du lieu, et la séance de contemplation ou de méditation d’une vingtaine de minutes, se poursuit à l’extérieur du sanctuaire, sous lequel est disposé une corolle incurvée de centaines de pétales de marbre, où ruisselle en permanence un flot d’eau fraîche, qui achève sa route sous une seconde sphère de cristal de plus petites dimensions. Sortis de la chambre intérieure, les visiteurs cheminent en sens inverse de leur arrivée vers ce second lieu de méditation. Ils se répartissent dans l’espace, s’assoient, et encore une fois, versent dans une introspection bercée par les sons de l’eau ruisselante et de quelques chants d’oiseaux à l’extérieur. C’est très lentement que les participants se lèvent un par un et quittent le lieu, pour retourner, par paliers progressifs (certains s’installent pour encore quelques dizaines de minutes dans les jardins alentour du Matrimandir), à l’agitation et au bruit de la cité et de ses occupations laborieuses. C’est seulement bien après l’expérience directe et intense de la chambre intérieure, que les mots reviennent aux visiteurs ou aux Auroviliens. Le langage remet alors l’expérience au coeur du partage, notamment des émotions, confrontant ainsi le vécu subjectif aux normes et aux contraintes de la vie collective.

Une spiritualité mondiale ?

Le sujet de la mondialisation résonne à Auroville, mais avec une certaine singularité : celle du contexte de sa fondation, de la morphologie sociale de sa communauté et des conditions de sa pérennité. Auroville a, en effet, été fondée dans les années 1960, alors que les mouvements contre-culturels européen et nord-américain étendaient les influences esthétiques et idéologiques de la culture beat puis hippie à l’ensemble de la planète (Bennet 2012). Les motivations des pionniers étaient explicitement orientées vers la création d’une société alternative, nourrie de manière ambivalente des apports du progrès technique et de la modernité. Le rejet parallèle de la « société de consommation », compte aussi parmi les motifs de leur adhésion, s’inscrit pour chacun d’entre eux dans une trajectoire de vie singulière, qui rejoint une histoire plus large, celle de la communauté. Alors que la cité s’apparente à un mouvement mondial, Auroville n’a pourtant pas inspiré une réflexion sur son caractère globalisé. La réflexion académique s’est bien plus concentrée sur sa modernité ou son caractère futuriste, et le contraste saisissant que la cité opère avec l’environnement culturel local qualifié de « traditionnel » (Namakkal 2012).

Il est pourtant pertinent de souligner la dimension globale de ce projet d’abord parce qu’il est libellé en termes « d’universalité » et ensuite parce que la cité est internationale dans sa composition, c’est-à-dire constituée d’individus originaires de différents pays. Ce « laboratoire » (selon l’expression de la Mère) où s’expérimentent de nouvelles visions du monde, pour y vivre et le transformer, se pare des mosaïques colorées de la diversité. Initiateur d’une certaine mondialisation, Auroville est un lieu où coexistent des « nationalités » (c’est sous ce terme que sont catégorisées les différences collectives entre les individus) qui sont recensées annuellement : ce qui permet d’évaluer le degré de diversité culturelle et linguistique, et d’héritage religieux. Terre spirituelle fantasmée par les enfants du Flower Power, Auroville est une destination attirant des visiteurs du monde entier, la cité est finalement un facteur de mobilité transnationale.

La communauté d’Auroville soulève aussi des questions théoriques relatives à des enjeux de territorialité, un volet essentiel des théories de la mondialisation, tant sur le plan de la géographie des sociétés (Haesbaert 2001) que celle des flux culturels (Appadurai 1999).

L’idée que la mondialisation affecte au premier plan la spatialité des cultures et qu’elle est un facteur de « déterritorialisation » s’est imposée à l’analyse, parfois de manière radicale (Ritzer 1993), souvent sous des formes plus modérées. Partant, les réflexions convergent vers l’idée qu’en régime de mondialisation, la mobilité du religieux est à la fois géographique et symbolique (Meintel et LeBlanc 2003) et la déterritorialisation des croyances signifie souvent leur déculturation (Altglas 2005 ; Liogier 2004 ; Roy 2008). Le cas d’Auroville offre à ces analyses un contre-exemple complexe, car la ville est d’un côté un mouvement global, et d’un autre un « lieu anthropologique » (comme Augé les avait décrits en 1992 par contraste avec les « non-lieux »), un territoire qui concentre les conditions de la spiritualité. Pour les résidents ordinaires, c’est un espace d’interconnaissance entre individus qui partagent des références et des motivations communes, offrant ainsi des conditions sociales propices à la mise en oeuvre du projet qu’ils sont venus réaliser. La faible démographie de la cité (3200 résidents un demi-siècle après sa fondation, contre 50 000 prévus initialement) n’est toutefois ni le signe d’un échec de son projet ni une désaffection pour le lieu lui-même. Elle révèle plutôt un rapport particulier au territoire, celui d’une présence oscillatoire : beaucoup y « sont venus », certains y « sont restés », mais nombreux sont ceux ou celles qui « y vont, en partent et y reviennent ». L’histoire d’Auroville est celle des trajectoires de ses résidents par les dates d’« arrivée » et de « départ ». La vie même de la plupart des Auroviliens n’ayant pas la nationalité indienne est rythmée par des temps de présence sur le site et des temps de retour dans leur pays d’origine, pour s’assurer de la reconduction de leur visa accordé sous condition par le gouvernement indien, qui oblige à une résidence perpétuellement temporaire malgré les années de présence. Si le sentiment d’appartenance à Auroville est lié à la fréquentation du lieu, il n’y est toutefois pas totalement subordonné : car la distance physique n’amène en rien à une distance morale à la cité, les Auroviliens du lointain entretenant une grande proximité avec les textes et les figures du mouvement. La visite des lieux de vie à l’extérieur de l’Inde de ces Auroviliens est, à ce titre, édifiante : livres des fondateurs ou publications internes de la communauté d’Auroville occupent des étagères, alors que les symboles de base du mouvement (une fleur à 12 pétales figurant des vertus : générosité, humilité, paix, égalité, etc.) ou les photographies de la Mère sont ostensiblement affichés aux murs.

Auroville, c’est aussi une communauté réticulaire, dont il existe des extensions partout sur la planète : le réseau « Auroville international », fondé en 1983, et qui compte en 2022, 36 pays avec des « antennes », de petits groupes d’Auroviliens qui s’assurent une continuité d’activités mutatis mutandis et à petite échelle : le plus souvent des conférences et des activités culturelles, qui mobilisent toujours jusqu’à un certain point les ressources communes que sont les textes de base d’Aurobindo ou de la Mère (ou leurs exégèses). Résidant moi-même en France, j’ai participé à certaines activités organisées par ces antennes en France, qui s’additionnent à des périodes de terrain sur le site indien d’Auroville. Là encore, l’audience est constituée d’individus âgés entre 50 et 70 ans, qui expriment leur sympathie envers Auroville (s’y sont rendus ou y ont résidé), reprennent une exégèse itérative des ressources symboliques, et consolident tout en les actualisant, les idées des fondateurs telles qu’elles sont promues à Auroville. Les participants à ces activités ne s’interdisent nullement des explorations dans d’autres répertoires de spiritualités qu’offre l’économie symbolique ouverte de la spiritualité moderne : ils s’intéressent à l’écospiritualité, aux anciennes traditions asiatiques, aux réflexions sur l’avenir de l’humanité, etc. Mais lorsqu’ils adhèrent au répertoire d’Aurobindo ou de la Mère, les paroles des fondateurs demeurent une référence première sur toute autre qui vient s’y agréger à la marge, à l’image de ce que font les Auroviliens depuis la naissance de la cité. Ainsi, le modèle d’hybridation des ressources spirituelles à Auroville n’est pas en fonction de la localisation ou de la délocalisation de ces dernières, ce qui peut engager un débat avec les approches de la mondialisation spirituelle en termes de « déterritorialisation disjonctive ».

Conclusion

Le cas d’Auroville montre toute la difficulté à théoriser la notion de spiritualité si l’ethnographe ne prend pas en considération la complexité des agencements entre les idées et les pratiques, les ressources idéologiques et matérielles, ainsi que les enjeux sociétaux et politiques. Auroville est sans aucun doute, un « laboratoire » spirituel, comme le voulaient les fondateurs et comme aiment à le rappeler ceux qui adhèrent encore pleinement à cette représentation. Sur un plan plus épistémologique et à partir de données ethnographiques de première main, on peut aussi considérer Auroville comme un autre type de laboratoire : un lieu de test pour les modèles théoriques de la spiritualité (du concept d’origine chrétienne aux théories des « nouvelles spiritualités ») forgés dans le domaine des sciences religieuses et celui des sciences humaines et sociales (dans d’autres contextes). La transposition du terme de « spiritualité » à Auroville en montre toute la complexité : la référence est présente dans le langage des Auroviliens comme terme « émique », mais à la définition fluide, et c’est précisément cette fluidité qui empêche d’établir un modèle éthique de la spiritualité. Pour autant, cette empiricité, qui a ici été évaluée au prisme d’une approche discursive et expérientielle de la « spiritualité », n’interdit pas à cette dernière d’avoir une certaine pertinence pour cadrer théoriquement le vécu et les idées des Auroviliens, et l’impact (éventuel) d’un contexte de mondialisation sur leur adhésion. Encore faut-il qu’on opère un décalage de perspective entre approches ontologiques (qui essaient de statuer sur la « nature » de la spiritualité) et pragmatiques (qui s’intéressent à la manière dont le vécu et le langage « construisent » des choses qualifiées de « spirituelles »). C’est cette dernière posture qui est retenue ici, et il apparaît qu’elle bénéficie, dans ce cas particulier, d’un avantage épistémologique certain sur la première.