Corps de l’article

Introduction

Lorsqu’il est question de l’Inde, l’image exotique de l’ascète hindou mobilise l’imaginaire des sociétés contemporaines. Encore aujourd’hui, des millions de sādhu[1] sillonnent le territoire indien et pratiquent l’ascèse pour se rapprocher du Divin. L’image de l’homme saint hindou avec ses dreadlocks, légèrement vêtu d’orange, reclus dans une grotte ou arpentant les routes de l’Himalaya pour demander la charité avec sa gamelle traditionnelle frappe l’imaginaire. Certes, cette image n’est pas complètement fausse, mais elle est superficielle et partielle (Bouillier 2008). L’anthropologue Catherine Weinberger-Thomas (1998) émet l’hypothèse que l’Inde a été construite par la persistance des stéréotypes issus des perceptions grecques du monde et que deux thèmes dominent lorsqu’il est question de l’histoire des représentations occidentales de l’Inde : celui des monstruosités et celui de la sagesse. Cette dichotomie fut ensuite alimentée par le romantisme allemand du XIXe Siècle qui a participé à la propagation d’une vision favorable de l’Inde, non pas comme étant pauvre et misérable tel qu’elle était dépeinte par l’Empire colonial, mais comme une Inde pure, empreinte de sagesse et de spiritualité rédemptrice (King 1999). Si la représentation des sādhu qui circulait à l’époque coloniale exprimait une connotation fortement négative, insistant sur les mutilations qu’ils s’infligeaient volontairement de manière à mettre en évidence le caractère « arriéré » de l’Inde, une vision romantique et exotique plaçait à l’avant-scène la dévotion pure et inconditionnelle de ces ascètes qui inspiraient la sagesse et la sainteté (Narayan 1993 ; Weinberger-Thomas 1998). C’est ainsi que s’est enraciné dans l’imaginaire un mythe-modèle de l’Inde en tant que berceau de la spiritualité (Obeyesekere 1979 ; Giguère 2009).

L’ascétisme indien est un univers en soi, en marge de la société, avec ses ramifications et ses complexités propres. Il s’agit d’une pratique bien visible en Inde ; elle consiste en une tradition centrale qui imprègne profondément l’hindouisme. Devenir ascète implique de vivre « hors du monde », pour se consacrer à la réalisation spirituelle (Dumont 1959a). Le renonçant abandonne ses biens, son nom, sa famille et sa caste pour se soumettre à un maître et à un ordre monastique hiérarchisé qui le guidera vers la libération (mokşa) (Kapani 1992). Pour les hindous de naissance, l’ascétisme se positionne d’emblée comme une voie à privilégier pour atteindre la délivrance ultime et pour garantir le maintien de l’ordre cosmique. Imbriquée à leur identité nationale indienne, l’identité religieuse des hindous en Inde se base sur la structure des quatre āśrama, soit les quatre stades de la vie, et réserve le dernier stade à l’ascèse (Boisvert 2013). Pour des personnes qui proviennent de contextes sécularisés, individualisés et matérialistes, choisir l’ascétisme relève d’un choix autonome et marginal, distinct, voire contraire à leurs obligations sociales et religieuses. Pourtant, certains ont quitté leur héritage culturel et religieux d’origine pour arborer la robe couleur safran et adopter un mode de vie ascétique en Inde (Tillis et Giles 1989 ; Khandelwal 2012). Pour eux, le choix de l’ascétisme implique non seulement de s’adapter à un nouvel univers symbolique, mais également de tenter d’interpréter et de s’approprier ce qui ne serait pas de leur propre registre de pensée. Comme dans tout processus de conversion (Hervieu-Léger 1999 ; Le Pape, Laakili et Mossière 2017), les ascètes d’origine européenne ou nord-américaine se livrent à un apprentissage de codes partagés par les communautés ascétiques et doivent se construire une identité religieuse dans un contexte où traditionnellement, l’on ne devient pas hindou, mais on naît hindou. La littérature scientifique ayant déjà largement couvert les processus d’entrée et les négociations que sous-tend la conversion (Mossière 2010 ; Moisa 2011 ; Tank-Storper 2013), il s’agira dans cet article de pousser plus loin les réflexions en focalisant l’attention sur la spiritualité vécue de ces ascètes, ses formes et variations, les processus discursifs qu’elle engage et les dynamiques collectives qu’elle révèle.

À partir d’une recherche ethnographique, cet article explore la spiritualité d’Européens et de Nord-Américains qui vivent désormais un mode de vie monastique en Inde. Cette spiritualité s’exprime initialement dans la mouvance alternative ou New Age[2], mais se concrétise dans un répertoire de sens hindou. Le spirituel dont il est question dans cette contribution dessine des traits reliant culture moderne, individualiste, épurée des formes religieuses traditionnelles et contexte religieux, hindou, collectiviste et normatif. Sur la base de ce cas original, nous proposons une analyse empirique de la spiritualité, laquelle est définie par l’intime, l’expérientiel et le subjectif, mais également par le collectif et la reconnaissance par les pairs. En effet, le haut degré de sainteté que les ascètes se voient attribuer par les hindous interroge la légitimité d’Européens ou d’Américains à revêtir l’habit ascétique, entrainant inévitablement un rapport complexe à l’Autre. Pour affirmer leur légitimité religieuse, les ascètes rencontrés sont amenés à s’interroger sur leur définition d’un « vrai sādhu ». Leur spiritualité est donc balisée par des dynamiques d’authenticité, différenciant la vraie pratique ascétique de celle qui relève de la mise en scène et perpétue l’idéal spirituel de l’Inde issu de la pensée romantique.

Accordant une grande importance aux mutations sociales et culturelles, les analyses anthropologiques reposent sur une conception dynamique de l’authenticité, qui se révèle davantage dans le langage émique (propre aux sujets) que dans la conformité à une tradition immuable (Gauthier et Meintel 2021). Dans le champ religieux, la notion essentialiste d’authenticité laisse place à de nouveaux types d’authenticités au caractère hybride et créatif qui se basent tant dans l’expérience subjective et incorporée que dans l’interaction avec les pairs (Meintel 2021 ; Moisa 2021). Malgré la variabilité des manières de vivre sa renonciation en Inde, certaines règles ne peuvent être dérogées pour être reconnu par les pairs et ce respect des règles est d’autant plus strict pour des individus qui cherchent à pallier l’absence de socialisation primaire dans l’univers hindou. Dans cette optique, cette contribution démontre comment s’articulent les liens entre spiritualité et authenticité pour des personnes dont la quête spirituelle a conduit vers l’Inde et la renonciation hindoue. En insistant sur la dimension tant subjective que dynamique de l’authenticité religieuse, il sera démontré que la légitimité de leur pratique spirituelle se fonde sur l’élaboration d’un cadre autoréférentiel de reconnaissance, qui dessine de nouvelles catégories d’inclusion et d’exclusion, propre à leur compréhension subjective des règles ascétiques.

Après avoir présenté notre terrain de recherche et les profils des ascètes rencontrés, une mise en contexte des paramètres socio-religieux qui entourent leur trajectoire spirituelle sera explicitée. Reposant sur des données ethnographiques, l’argumentaire sera articulé autour de deux pôles principaux : le premier aborde la question de la légitimité spirituelle subjective des ascètes occidentaux qui s’élabore selon un registre de pensée hindou. C’est donc la spiritualité revendiquée par le soi et basée sur une approche discursive et personnelle qui sera abordée ; tandis que le deuxième pôle de recherche se penche sur les dynamiques de reconnaissance et de représentation de soi et des autres qui influencent le processus de construction sociale de la spiritualité. En somme, étudier le cas spécifique de ces ascètes s’avère intéressant puisque ce phénomène traduit une tendance religieuse qui se manifeste en Inde, mais qui prend racine dans les sociétés contemporaines sécularisées, caractérisées par des allégeances religieuses ou spirituelles plus fluides et hétérogènes. Cette analyse contribue aux réflexions qui portent sur la spiritualité dans des territoires non conventionnels, en examinant la subjectivation religieuse d’individus pour qui la spiritualité fut le moteur d’un projet de migration et d’immersion profonde dans un univers de sens nouveau, que certains qualifient de « miroir renversant » par rapport à la modernité des sociétés du Nord (Dumont 1959b). Les rites et les mantra en sanskrit, le nombre incommensurable de divinités, la dévotion inconditionnelle à un guru, la perception de la vie de manière cyclique et de la mort comme délivrance, sont des pratiques et des croyances hindoues intégrées dans la manière de vivre et de penser des individus rencontrés. Suivant leur propre chemin spirituel, ils n’ont pas fait le choix de se bricoler une religiosité à partir de fragments de religions orientales et de culture locale (Droz et al. 2016), mais ont choisi la voie de l’ascétisme qui leur impose d’endosser un rôle social important dans la société indienne en les positionnant au rang de saints et de conseillers spirituels.

L’ethnographie : une fenêtre sur l’univers ascétique hindou

Les données sur lesquelles repose cet article ont été recueillies lors d’un terrain ethnographique réalisé en Inde du Nord, en 2017, lors duquel nous avons partagé le quotidien de neuf individus d’origine européenne ou nord-américaine ayant visiblement adopté la pratique du sannyās (la renonciation hindoue). À l’exception d’un seul répondant qui constitue un cas exceptionnel, ces ascètes ont tous intégré un ordre monastique en Inde depuis un minimum de 10 ans au moment où nous les avons rencontrés. Leur intériorisation de la culture ascétique hindoue se manifeste notamment par l’acquisition de compétences culturelles spécifiques, dont l’apprentissage de la langue locale, l’adoption d’une gestuelle signifiante, le port de l’habit traditionnel couleur safran, l’attribution d’un nouveau nom lié à une divinité et l’intégration de codes et de symboles proprement hindous. Établis en Inde depuis un minimum de 20 ans, ils vivent seuls dans leurs leur āśram personnels, tous situés à l’écart des villes, mais non loin de lieux de pèlerinage au nord de l’Inde. Ils y accueillent parfois des dévots qui viennent chercher conseils et réconfort, ainsi que des étudiants qui souhaitent s’engager dans la voie ascétique.

Dans la majorité des cas, les répondants ont développé un intérêt pour l’hindouisme au début de l’âge adulte, période charnière dans la redéfinition des appartenances religieuses. Plusieurs disent se sentir étrangers à la culture et la religion dans lesquelles ils ont été socialisés et ressentaient à cette époque une soif de l’Ailleurs. Tel était le cas de Sumeru Muni[3], originaire d’Europe qui affirme : « Mais qu’est-ce que je fais ici [son pays de naissance] ? Je n’appartiens pas à ici […] Moi, je dois partir, je ne vais pas rester avec ces gens. Je n’ai rien à voir avec ces gens. Ce n’est pas mon pays, ce n’est pas ma place ». Yāmunācārya, Canadien d’origine, rapporte une expérience similaire en affirmant : « Mais depuis ma naissance, je savais que je n’appartenais pas là [au Canada]. Je ne m’associais pas avec ma famille. ». Vikramadityan parle, quant à lui, de moments de crise dans sa vingtaine, où il s’est mis à voir la ville américaine dans laquelle il vivait comme un cancer en expansion et Omkarashankar dit avoir pressenti « a little revolution in me just [about] to break », c’est-à-dire une volonté puissante de s’écarter du chemin déjà tracé de sa vie, caractérisé par un travail bien rémunéré, une famille, une maison et une belle voiture. En plus de cette distanciation avec leur environnement d’origine, leur projet initial de départ vers l’Inde était généralement porté par une idéologie de quête : une quête de soi, une quête de sens ou une quête de vérité. Inspirés par la vision romantique de l’Inde mystique et spirituelle, plusieurs se sont rendus une première fois en Inde dans les années 1960-1970 en tant que touristes spirituels, dont l’aventure était motivée partiellement par des visées religieuses (Shinde 2007). Souvent, leur parcours est marqué par un va-et-vient entre leur pays d’origine et l’Inde jusqu’à ce qu’ils décident de rompre l’amarre définitivement et de devenir sādhu. En plus de la volonté de rester le plus près possible de leur maître spirituel, la volonté de s’expatrier définitivement s’exprime par le fait que seule la Mā Bhārata, la terre mère indienne, offre un cadre propice à leur développement spirituel et à une dévotion intense. Comme l’indique Yāmunācārya : « Si tu es ici [en Inde], tu nages avec la rivière. Si tu es à l’extérieur, tu nages contre, parce qu’à l’extérieur, tout est dirigé contre Dieu. Fait que c’est plus dur avancer spirituellement. ». Dans le même sens, Kālī Das affirme : « If you spend more than seven years away from the Indian ground, you lose almost all spiritual energy. ». C’est en effet autour d’une vision dichotomique sans nuance d’un « Occident » malade, orienté vers la surproductivité et le matérialisme en opposition à un « Orient » spirituel[4], connecté avec les ressources de la Terre, où se manifeste un mode de vie plus modeste, que s’articule les discours des répondants qui racontent leur quête spirituelle et la volonté de rester en Inde et de rejoindre une lignée de croyances et de pratiques ascétiques.

La collecte de donnée repose principalement sur des récits de vie de manière à laisser les répondants organiser eux-mêmes leur trame biographique, selon les éléments auxquels ils accordent de l’importance. Inévitablement, raconter son histoire de manière rétroactive amène à adopter une certaine perspective par rapport à son vécu, à identifier des évènements marquants et à les organiser de manière à construire un discours autobiographique (Lemieux 1992). À cet égard, lorsqu’ils tentent de faire sens de leur parcours, les ascètes rencontrés ont tendance à mettre l’accent sur les mêmes éléments significatifs de leur transformation identitaire et leurs récits suivent une même ligne directrice. Typiquement, les récits s’ouvrent sur leur insatisfaction par rapport à leur culture et leur religion d’origine jugée décevante, car incapable de fournir des réponses à leurs questions sur la vie ou sur la mort et sur la valorisation de l’Inde comme terreau de spiritualité. Le moment décisif dans leur trame biographique, qui marque leur entrée dans l’univers ascétique est immanquablement la rencontre du guru. Leur initiation (dikşā) par le guru est d’ailleurs souvent exprimée en termes de « nouvelle naissance » et initie une transformation de leur identité religieuse. Cette tendance à mettre en évidence les mêmes évènements marquants de leur trajectoire corrobore notamment le postulat selon lequel la mise en récit de son parcours religieux s’organise principalement en fonction de l’univers religieux intégré et des codes symboliques transmis par l’autorité religieuse (Mary 2003 ; Pape 2005). Plus qu’un discours autobiographique objectif, il s’agit d’une mise en scène du soi qui s’élabore à l’intérieur du paradigme nouvellement intégré (Mossière 2010). Cette méthode permet notamment de mettre en perspective le degré d’immersion et d’intériorisation de normes et de valeurs des répondants. La subjectivité de leur discours prise en compte, nous avons ensuite cherché à interpréter et à approfondir la compréhension de leur expérience par la réalisation d’entretiens semi-dirigés et par l’observation participante. Il sera démontré dans cet article que les discussions informelles qui émergent du quotidien sont fécondes d’informations et constituent un bassin de données particulièrement révélatrices des non-dits dans les discours. Le regard que porte cette recherche sur l’adoption d’une nouvelle spiritualité sort du cadre normatif qui consiste à se tourner vers les cohérences et incohérences vis-à-vis l’orthodoxie pour observer la négociation d’un soi authentique et légitime qui se déploie dans les interactions quotidiennes. Ainsi, nous n’avons pas eu recours à la notion d’authenticité comme un outil d’analyse, mais bien comme une donnée ethnographique qui permet de mettre la lumière sur la spiritualité vécue. Cela signifie que nous ne nous sommes pas livrées à un processus d’authentification sur le terrain, mais, inspirées de l’approche de Lived Religion de Meredith McGuire (2008), nous avons tenté de repérer la manière dont nos répondants conçoivent et performent leur spiritualité de manière à se révéler comme un vrai ascète aux yeux de leurs pairs.

La mobilité de l’hindouisme et la quête spirituelle

La décision de Nord-Américains ou d’Européens de devenir ascètes hindous en Inde prend racine dans un contexte où, faisant suite aux processus de sécularisation et de globalisation, la scène religieuse de leur société d’origine donne à voir une variété de ressources symboliques qui circulent, se renouvellent et s’adaptent aux contextes locaux (Robertson 1995 ; Csordas 2007). Parmi ces nouvelles mouvances religieuses, l’on compte les spiritualités, dites « New Age », au sein desquelles s’insère le néo-hindouisme. Paul Hacker (1995) est le premier à référer au néo-hindouisme pour aborder l’intégration des idées des sociétés sécularisées du Nord en Inde et le processus de réinterprétation de la tradition hindoue par l’ajout d’éléments étrangers. Cette spiritualité émerge dans la seconde moitié du XXe siècle, alors que l’Inde se démarque à l’international par ses maîtres spirituels aux ambitions missionnaires qui souhaitent apporter aux sociétés du Nord leurs connaissances spirituelles (Altglas 2011). Avec en arrière-plan le colonialisme et les missions chrétiennes, l’hindouisme se voit réformé sous l’impulsion du projet nationaliste indien qui souhaite non seulement légitimer et valoriser la tradition hindoue aux yeux des colonisateurs en Inde, mais également l’exporter et la rendre accessible au plus grand nombre (Van der Veer 2001). Consolidant ses discours autour d’une identité indienne spécifique et son devoir d’apporter au reste du monde ses connaissances spirituelles, l’élite indienne anglicisée, avec Vivekananda comme figure de proue, insiste sur l’aspect pratique de la spiritualité du Vedānta qui peut être adapté et appliqué de manière universelle, le Brāhman se retrouvant en chaque individu[5]. Si le contexte colonial et le projet nationaliste indien permettent l’exportation du néo-hindouisme, ce sont toutefois les rouages de la globalisation et la contre-culture des années 1970 qui sont responsables de son effervescence fulgurante (Altglas 2005). En effet, la perte de pouvoir des grandes institutions du croire dans les sociétés contemporaines ouvre la voie à l’émergence d’une variété de mouvements religieux et spirituels (Hervieu-Léger 1999 ; Heelas et Woodhead 2005 ; Lee 2008) et de comportements athées ou agnostiques. L’essor de l’hindouisme revitalisé prend ainsi de l’ampleur en Amérique du Nord et en Europe alors que c’est toute une génération qui se tourne vers l’« Orient » et la sagesse et le mysticisme qu’il projette (Altglas 2001 ; Campbell 2007). Les nouvelles spiritualités qui apparaissent alimentent les quêtes de sens contemporaines engendrant une effervescence spirituelle et une renégociation des identifications religieuses (Hervieu-Léger 1999). C’est à l’intérieur de cette idéologie de quête, de développement personnel et spirituel à travers un système de croyances et de pratiques moins institutionnalisées, que se positionne le point de départ de la plupart des ascètes rencontrés.

Bien qu’essentielles pour contextualiser les paramètres notre recherche, ces configurations socio-religieuses qui pourraient expliquer le choix de certaines personnes à migrer en Inde et devenir ascètes furent invalidées sur le terrain puisque selon l’interprétation des répondants, ces derniers sont nés avec les dispositions nécessaires pour devenir ascètes en Inde. Un ascète d’origine européenne nous a d’ailleurs confié sur le terrain : « On n’est pas devenus sādhu, on était faits sādhu ». Il faisait alors référence à ses saṃskāra, soit les traces issues de ses vies antérieures comme élément fondateur de son parcours. La littérature confirme d’ailleurs la tendance dans les récits de conversion à exprimer sa trajectoire comme un retour vers sa propre essence ou un réalignement avec ce qui résonne au plus profond de soi (Brandt et Fournier 2009 ; Mossière 2019). Dans le cas des ascètes rencontrés, cette essence se fonde sur les empreintes karmiques issues des vies antérieures. S’attarder sur la notion de saṃskāra permet de relayer une perspective émique qui place l’accent sur les diverses façons de vivre sa spiritualité, de sorte que celle-ci soit porteuse de sens pour les sujets qui se l’approprient (McGuire 2008).

La validation subjective de l’authenticité confirmée par les saṃskāra

La notion proprement indienne de saṃskāra est une notion riche et complexe dont les sociétés du Nord ne connaissent aucun équivalent exact. Lakshmi Kapani, professeure de philosophie indienne, définit cette notion comme étant : « une disposition acquise, inscrite dans le corps subtil, se transmettant d’une existence à l’autre et assurant ainsi une certaine continuité dans la chaîne des incarnations. » (Kapani 1993, 507). Il s’agit donc des impressions issues des vies antérieures qui influencent le destin de la vie présente. Grâce aux actes méritoires de ses anciennes vies, un individu possède une sagesse (prajñā), une intelligence (medhā) et une mémoire (smŗti) infaillibles qui lui permettent de renoncer au monde et d’atteindre la délivrance.

L’importance que les répondants confèrent à la notion de saṃskāra dans la construction de leur identité religieuse doit être interprétée et comprise en fonction de la prééminence de la notion de saṃskāra dans la société indienne. Plus qu’un concept religieux, il s’agit d’un fait de culture qui imprègne non seulement la sphère religieuse, mais également les domaines intellectuels et scientifiques en Inde (Kapani 1993, 513). Les ascètes rencontrés baignent dans une culture hindoue depuis plusieurs années ce qui les amène inévitablement à développer des affinités avec une manière hindoue de penser la réalité et de percevoir leur expérience religieuse. Pour légitimer leur conversion et construire leur identité religieuse, ils mobilisent les ressources symboliques qui leur ont été transmises et qui sont partagées par la communauté qu’ils ont intégrée. Selon eux, ce seraient les saṃskāra accumulés dans leurs vies antérieures qui les auraient conduits dans un premier lieu vers l’Inde, puis auraient favorisé la rencontre avec un être divin de manière à les guider vers l’illumination. Durgā Mayi, née en Europe de l’Ouest et Indienne par naturalisation, justifie son choix de l’hindouisme puis de l’ascétisme, en affirmant :

Tu sais, parce que moi j’ai une grande foi que tout ça, c’est connecté avec des vies antérieures. C’est-à-dire, au début de ta vie, tu ne sais pas ce que tu as lâché, tu ne sais pas où t’as lâché, ce que tu as fait dans tes vies antérieures, et puis arrive un moment de ta vie où tu rejoins ce que tu as fait avant, quoi. 

Selon cette vision, Durgā Mayi possède les aptitudes nécessaires à l’atteinte de la mokşa grâce aux actes méritoires de ses anciennes vies et ce sont ces mêmes traces subtiles placées dans l’inconscient qui l’ont menée sur la voie du renoncement en Inde. Au même titre, Shanti Mā ressentait le besoin d’aller en Inde dès l’âge de trois ans, bien qu’elle ignorât où était l’Inde, voire même ce que c’était :

But I had a sanskar. Sanskar means from past lives. So when I was about 3 or 4, people were always asking : « What do you want to do when you grow up ? ». And I always used to say : « I am going to India ». But then people would say : « Where is India ? ». And I didn’t know where India was ; I didn’t know what India was.

Cette croyance que leur chemin spirituel est déterminé par leurs vies antérieures traverse tous les récits de nos répondants. « Je suis venu ici parce qu’un appel m’a dit : “je suis Indien.” Tu vois ? Comme des vies antérieures. This is my home. Les sādhu c’est ma famille », affirme Sumeru Muni. Omkarashankar soutient également que les traces laissées par les vies antérieures influencent sa progression spirituelle : « Everybody have different sanskars, wich means from life, to life, to life, he is on different stage ». Or, ce n’est qu’a posteriori qu’ils définissent cette attirance pour l’Inde en termes de saṃskāra. Cette relecture de leur parcours révèle l’intériorisation des règles et des codes symboliques de la religion nouvellement intégrée, lesquels sont transmis par la culture ambiante, mais surtout, par leur guru.

La rencontre du guru comme point de non-retour

Le chemin de foi des répondants est fait de doutes, de pauses et de réflexions jusqu’au moment de la rencontre du guru. À l’exception de Shanti Mā, qui s’est engagée sur la voie de l’ascétisme après seulement 10 jours en Inde, la majorité s’est dirigée vers d’autres registres philosophiques ou spirituels dont le bahaïsme ou le bouddhisme avant de devenir ascètes hindous. La rencontre d’un guru met un terme à ces errances spirituelles, elle est le point transitoire de leur trajectoire et marque le point de non-retour avec les anciennes appartenances religieuses.

Rares sont les récits rapportant une orientation ascétique basée sur une préférence doctrinale, la majorité référant davantage à une révélation née d’une rencontre avec le guru ; à une connexion profonde et instantanée. « Il ne le dit pas exactement, mais par sa façon d’être, d’un coup tu te rends compte, mais c’est lui ! […] C’est lui que je cherchais. Inconsciemment, c’est lui […]. C’est-à-dire, j’ai vu ce mec et c’était un déclic. ». Ce témoignage de la rencontre de Sumeru Muni et son guru n’est pas un cas exceptionnel et illustre une constante de la démarche des répondants qu’est la rencontre spontanée et révélatrice d’un maître comme point crucial de leur parcours. Un second cas éloquent est celui de Swami Kriyananda qui a expérimenté cette connexion à la simple vision d’une image à la quatrième de couverture d’un livre spirituel. « So when I saw the photo of Swami Chitananda, I recognized him. I knew I had been with him before. ». Très rares sont ceux qui étaient explicitement à la recherche de leur guru au moment de leur rencontre. On remarque que dans leur discours, les ascètes insistent sur l’influence de leurs vies antérieures, insinuant ainsi que l’élément déclencheur des évènements significatifs de leur parcours est issu d’une force plus grande : leurs saṃskāra.

La relation entretenue avec le guru donne lieu à une relation dévotionnelle difficile à conceptualiser. En référence à son guru, Omkarashankar me disait : « […] and he was not fanatic, he was just pure love. ». Vikramādityan, quant à lui, le perçevait ainsi : « He is like my real father. He is Krişna’s consciousness. Freedom from birth and death. ». Pour Shanti Mā, il s’agissait d’une union parfaite : « It’s a perfect union, or communion. It’s the most pure part of one’s being that connects with something that is completely pure. So there’s nothing… anything that you put to describe will spoil it… any word that you want to use. No words. ». Shanti Mā, qui était pourtant une personne éduquée et très articulée, insiste sur l’impossibilité de décrire la relation qui l’unit à son guru, et cette impasse est d’autant plus contraignante avec un vocable et un paramètre de pensée anglais puisque la dévotion à un guru est parfois perçue comme une aliénation, ou une soumission à un être manipulateur et sans scrupule (Copeman et Ikegame 2014). Pourtant, la relation guru-śiṣya, ou maître-disciple, imprègne l’univers de sens et les pratiques en Inde contemporaine. Selon le penseur indien T.G. Vaidyanathan (1989) la relation guru-śiṣya est à l’Inde ce que l’amour romantique est aux sociétés du Nord.

Le guru étant perçu comme la manifestation même du divin, comme un être pur ayant atteint la réalisation spirituelle, il se positionne en tant que repère culturel et spirituel et aide les ascètes dans leur quête de libération. Pour des ascètes d’origine européenne ou nord-américaine, le guru est la référence absolue quant à la manière de vivre leur spiritualité. « It does not matter how crazy your guru is, your guru is your guru. You should follow the orders. », nous confie Kālī Das, qui était elle-même la guru de plusieurs disciples. Pour certains, les prescriptions consistent à faire la Narmada Parikramā, soit la circulation rituelle autour de la rivière Narmada pendant trois ans, trois mois et 13 jours. Pour d’autres, il s’agit de se reclure dans une grotte et faire voeu de silence pendant plusieurs années, ou bien d’enduire son corps de cendres tous les jours pendant trois ans, de porter les jaţā, qu’on appelle communément les « dreadlocks » et de mendier, ou finalement d’effectuer des rituels précis dédiés à la divinité associée à sa lignée. Les disciples se doivent d’obéir aux commandes de leur maître pour progresser spirituellement, mais également pour intérioriser un cadre normatif de comportement propre à la culture et à la tradition ascétique.

Bien qu’ils tentent le plus possible de se distancier de leur identité d’origine et de s’abandonner aux commandes de leur maître, les ascètes européens ou nord-américains sont socialisés dans une culture qui laisse inévitablement des traces indélébiles. Sans nier l’importante diversité des itinéraires individuels et spirituels, il apparaît que leur transformation identitaire ne peut être perçue en termes d’affranchissement de leurs repères initiaux, mais en termes d’altération et de formation d’une identité hybride qu’ils vont chercher à légitimer.

La formation d’une identité hybride : la variabilité des cas de figure

Dans leur recherche sur les convertis à l’islam, Le Pape, Laakili et Mossière (2017) démontrent que l’aspiration à entrer dans un « Nouveau Monde » est généralement accompagnée de l’impossibilité de sortir de l’« Ancien Monde ». En ce sens, le changement de cadre de référence spirituel ne peut être compris en faisant table rase des anciennes appartenances. Ce phénomène est perceptible, à des degrés variables, auprès des ascètes rencontrés puisqu’ils incarnent des identités apparemment polarisées et incompatibles, soit celle de Nord-Américains ou d’Européens et celle d’ascètes hindous. Les cas de Shanti Mā et de Swami Kriyananda sont deux exemples aux antipodes qui amplifient le caractère multidimensionnel et contradictoire de l’identité.

Shanti Mā se distingue par sa ferveur dévotionnelle et par sa discipline assidue et permanente orientée vers le rapprochement au divin et la réalisation spirituelle. Suite à la mort de son guru, elle passe huit ans à vivre dans une grotte isolée dans les montagnes Himalayennes, puis s’installe près du Gange pour se dévouer à sa pratique spirituelle. Au moment de notre rencontre, elle était à la tête d’un hospice pour les personnes atteintes d’un cancer et guidait spirituellement les dévots du village. Engagée dans la voie ascétique depuis plus de 45 ans, elle renvoie à la figure par excellence du sujet pieux qui désincorpore au maximum sa socialisation première afin d’y intégrer un habitus conforme aux valeurs et aux normes ascétiques hindoues. Swami Kriyananda, au contraire, adopte une « sociabilité cosmopolite » (Khandelwal 2012) qui contraste considérablement avec l’austérité de la pratique de Shanti Mā. À notre arrivée à son āśram, Swami Kriyananda pratiquait assidûment son yoga sur la musique du groupe américain renommé pour son influence au sein du mouvement hippie, the Grateful Dead. Son engagement actif sur les réseaux sociaux, sa chaîne YouTube, son site de financement GoFundMe et ses nombreuses visites à l’étranger révèlent une tension entre l’idéal ascétique de détachement, de modestie, de piété et son identité initiale de Nord-Américain. Selon Meena Khandelwal (2012), les guru cosmopolites, qu’ils soient d’origine indienne ou non, se distinguent notamment par le fait qu’ils adaptent la pratique monastique hindoue à la modernité des sociétés sécularisées et prônent une plus grande tolérance vis-à-vis son interprétation. La doctrine religieuse est vulgarisée de manière à être accessible à un plus grand nombre. Leur cosmopolitisme les amène à donner des conférences, des formations de yoga ou des retraites à l’international.

Au regard de ces deux profils d’ascètes, on peut conclure que si les saṃskāra et la soumission au guru sont des constituants essentiels de la spiritualité ascétique des répondants, la manière dont elle est vécue laisse place à une subjectivité profonde. Toutefois, rares sont les personnes qui se contentent de leur propre conviction quant à la légitimité de leur identité religieuse. La subjectivité s’ancre inévitablement dans des rapports sociaux, surtout dans un univers aussi structuré et hiérarchique que les communautés ascétiques. L’identité exprimée s’accompagne ainsi d’un souci de reconnaissance dans lequel l’autre est engagé. Cet autre se situe en position d’autorité dans le cas du guru, mais également en position d’égalité lorsqu’il s’agit des coreligionnaires.

La formation d’un cadre autoréférentiel de reconnaissance

La majorité des répondants de notre étude se connaissent, du moins de nom, et leurs logiques de reconnaissance passent par un cadre de légitimation spécifique à leur condition particulière d’ascètes d’origine européenne ou nord-américaine. Souhaitant se former un espace de légitimité qui leur est propre, ils établissent un cadre autoréférentiel de reconnaissance, c’est-à-dire qu’ils se réfèrent les uns aux autres pour définir l’archétype de l’ascète authentique. À la question : « Qu’est-ce qu’un vrai sādhu ? », les réponses sont considérablement variables, certaines se contredisant et dévalorisant la pratique de l’Autre. À titre d’exemple, Shanti Mā nous raconte : « A sādhu will not have any bad habits. He will not be smoking, he will not be taking drugs, he won’t be drinking, he won’t have any relationships with women. A true sādhu is unlikely to have any relationships with money or with such things. I am saying, this is a true sādhu. ». Cette affirmation remet en doute la pratique de Kālī Das qui s’inscrit dans la tradition tantrique Aghori. La spiritualité Aghori réfère à la voie de la main gauche, c’est-à-dire la voie subversive qui repose sur la pureté intérieure du pratiquant, laquelle le protège durant l’accomplissement de rituel pouvant inclure la nécromancie, la prise d’intoxicants (drogues, alcool), la sexualité ou autres pratiques interdites par l’orthodoxie (Svoboda 1986). Malgré la subjectivité inhérente à la définition d’un « vrai » sādhu, leurs visions convergent vers deux éléments cruciaux : 1) l’intensité de leur engagement religieux ; et 2) l’appartenance à une lignée ascétique.

La dévotion sincère et profonde

S’engager dans la voie de la délivrance par le renoncement impose un travail de transformation des tendances habituelles de conduite, dorénavant normées par la tradition ascétique hindoue et orientées vers le recueillement et la dévotion. Dans leur aspiration à reproduire l’idéal ascétique, la dévotion complète au Divin devient un motif de distinction religieuse. Bien qu’il soit difficile de mesurer le niveau de piété et de dévotion d’une personne, la méthode d’observation participante nous a permis d’attester que leur sādhanā, soit leur pratique religieuse, fait partie intégrante de leur quotidien et structure leur comportement. Pour Kālī Das, une action banale comme prendre le bus pour se déplacer s’inscrit dans sa pratique religieuse par le chant à mi-voix continu de mantra. Yāmunācārya considère, quant à lui, avoir reçu un pouvoir de la part de Rādhārāni, associée à Krişna, lui permettant de réciter entre 400 et 500 mālā par jour. Un mālā est un chapelet hindou composé de 108 grains utilisé pour la récitation de mantra, ce qui signifie que Yāmunācārya récite son mantra près de 50 000 fois par jour. Tout au long de leur parcours, les répondants retravaillent le soi à travers leur spiritualité tant par les multiples rituels qu’ils accomplissent, que par la pratique contemplative et par l’adoration des divinités et de leur guru. La rigueur dévotionnelle qu’ils expriment et performent est vue et reconnue par les pairs. À titre d’exemple, au décès de son guru, Kālī Das a été désignée comme mahant, soit comme autorité religieuse pour diriger l’āśram communautaire de sa lignée ascétique composée de plus de 200 ascètes. Elle a été choisie malgré la réticence de plusieurs vis-à-vis de son origine européenne et du fait qu’elle est une femme. « The sādhu, some were doubting. “A Westerner ? A woman ? What does she know ?” […] So from that point, it was also not easy to get my own recognition. […] So it took about two or three years. ». Selon elle, c’est sa rigueur spirituelle et la proximité avec son guru qui lui valurent le titre de mahant. En plus de leur dévotion profonde et intense qui engage un travail dirigé vers le soi, l’authenticité de leur identité religieuse convoque une dimension communautaire ; elle est cautionnée par l’appartenance à un groupe.

L’appartenance à une lignée ascétique

Le second critère qui cristallise l’authenticité ascétique selon une grille de reconnaissance émique est l’intégration à une lignée ascétique porteuse d’un système de croyances et de normes. Même si certains renonçants choisissent de poursuivre leur voie de manière solitaire, la majorité des sannyāsin se rattachent à de grandes lignées ascétiques (paramparā) ayant une autorité religieuse (mahant) à leur tête et étant centrées autour de lieux monastiques (āśram, maṭha) (Hausner 2007 ; Bouillier 2008). Un rituel d’initiation sacralise leur lien avec un guru puis introduit l’ascète à une famille ascétique, le plus souvent, d’allégeance shivaïte ou vishnouite. Différents marqueurs religieux sont mobilisés pour afficher leur affiliation à une secte particulière, soit la couleur de l’habit ascétique (ou même l’absence d’habit dans certains cas), la marque de couleur sur le front sous forme de V pour les vishnouites et sous forme de barres horizontales pour les shivaïtes, des colliers faits de billes de rudrākșa pour les shivaïtes ou de bois de basilic sacré pour les vishnouites. Ces traits distinctifs sont d’importants marqueurs d’appartenance qui servent également à délimiter les frontières internes d’un groupe. Les ascètes se livrent à un apprentissage continu des savoirs et savoir-faire propres à la branche ascétique intégrée et s’appliquent à adapter leur comportement à l’éthos du groupe. Découle de ce processus d’apprentissage l’élaboration d’un cadre autoréférentiel de reconnaissance, qui réifie les frontières symboliques du groupe.

But if anybody does want to take the ascetic path in India, I do feel that, for themselves, for their own realisation, their own goal, they will have to work hard of course, but for the acceptance of the society, they will have to work hard as well if they care about that. And the thing is that if they don’t care about that, they will not be accepted in a real sādhu circle.

Ce témoignage de Shanti Mā accentue l’aspect structurant de la reconnaissance de la part de l’Autre dans l’affirmation de leur spiritualité. Si les personnes rencontrées se définissent comme ascètes et affirment que c’est grâce à leur saṃskāra qu’elles suivent cette voie, c’est dans une dynamique d’inclusion et d’exclusion que se confirme l’authenticité de leur identité spirituelle. Dans tout contexte social, les individus tendent à catégoriser l’Autre ; à lui attribuer une identité qui ne correspond pas nécessairement avec l’identité que l’individu s’attribue lui-même (Goffman 1975). « Les sādhu, ils “check” comme ça. D’où tu viens, c’est quoi ta place, c’est quoi le nom de ton maître, etc. », disait Sumeru Muni. À partir de leur cadre autoréférentiel de reconnaissance, les ascètes rencontrés sont amenés à se définir soi-même et à définir les autres. Je propose de s’attarder sur le cas de Swami Premananda pour illustrer les processus d’authentification (de soi et des autres) auxquels ils se livrent.

Swami Premananda : l’ascète « Freelance »

Swami Premananda est né en Amérique du Nord et vit en Inde depuis plus de 15 ans quand nous le rencontrons en 2017. Après plusieurs voyages éphémères en tant qu’étudiant ou touriste, il franchit le point de non-retour au début des années 2000. Issu d’un milieu catholique, il n’avait à ce moment pas d’appartenance religieuse, mais souhaitait développer sa spiritualité pour se rapprocher du Divin. Swamiji portait la robe couleur safran, vouait un culte à Mā Ānandamayī et résidait dans l’āśram d’un autre ascète indien. Il construisait sa religiosité par rapport aux valeurs et aux pratiques religieuses hindoues, s’adonnant quotidiennement aux pratiques de yoga, aux pūjā[6] et aux cérémonies ārtī.[7] Swamiji vivait illégalement en Inde depuis quelques années en ayant fait le choix de ne pas renouveler son passeport et son visa, considérant que ces formalités sur papiers constituaient un attachement et donc un frein à l’atteinte de la mokşa. En apparence, tout portait à croire que Swami Premananda était devenu ascète hindou malgré son origine canadienne. Son nom, son habit, sa pratique et ses croyances renvoyaient à la pratique ascétique. Nous avons donc été étonnées lorsqu’il nous répondit, au moment où nous lui demandons une entrevue officielle, que son parcours étant différent des autres ascètes, il considérait qu’il ne pouvait pas être un de nos répondants et se voyait davantage comme un facilitateur dans notre projet de recherche en nous aidant à mieux comprendre l’univers ascétique et en nous présentant d’autres ascètes nord-américains ou européens.

La manière dont Swamiji s’identifiait semble être influencée par la perception que les autres avaient de l’authenticité de sa spiritualité. Lors de notre terrain de recherche, Swami Premananda nous a accompagnées pour rencontrer deux de ses amis ascètes originaires d’Europe. Lors d’une discussion informelle autour d’un thé, Sumeru Muni, ascète depuis plus de 35 ans, a présenté Swami Premananda comme un « freelance sādhu. » Par cette appellation, il insinuait que Swamiji n’était pas un « vrai » sādhu parce qu’il n’avait aucune allégeance à une famille ascétique. Son intégration à certains groupes se faisait de manière spontannée et temporaire, sa pratique religieuse demeurant indépendante de tout cadre monastique. Durgā Mayi poursuivit en affirmant que Swami Premandana avait toutes les qualités spirituelles pour être un sādhu, c’est-à-dire que sa pratique, ses croyances et ses aspirations religieuses étaient les mêmes, mais que l’allégeance à un guru et à une lignée était fondamentale dans le cheminement spirituel des ascètes hindous. Elle regrettait d’ailleurs que : « Beaucoup de gens New Age comme lui refusent cette relation guru/disciples ». Bien que la spiritualité de Swamiji se cristallisait autour des pratiques et des croyances hindoues, sa religiosité était ancrée dans la modernité de sa société d’origine par la valorisation des principes d’égalité et de mobilité centrés sur l’individu et il refusait de se soumettre à l’ordre structuré et hiérarchique des communautés ascétiques. Cette indépendance et l’individualisation de sa pratique religieuse suffisaient pour invalider son authenticité aux yeux des autres ascètes hindous. Il importe de préciser que, traditionnellement, l’ascétisme indépendant de toute lignée est une pratique valable et respectée en Inde. Bien que très rare, certaines figures ascétiques indiennes, dont Mā Ānandamayī, se voient attribuer le statut de saint sans intégrer de paramparā déjà établie. Or, selon les répondants de notre étude, être un ascète indépendant n’est pas envisageable pour un individu n’ayant pas été socialisé dans une culture hindoue. Sumeru Muni nous expliquait : « Je suis indépendant. Les Ūdāsin, c’est juste un uniforme. Mon guru disait ça : “Je vous donne ça, l’uniforme Ūdāsin, c’est comme un passeport.” ». Or, Swami Premananda n’avait pas son passeport.

Cette vignette ethnographique témoigne de l’appartenance à une lignée en tant qu’élément fondamental du cadre normatif des ascètes d’origine européenne ou nord-américaine. En dépit de la variabilité des cas de figure dans l’ascétisme, ceux-ci doivent répondre à certaines normes qui ne sont pas aussi rigides pour les ascètes indiens. Qu’il s’agisse de Shanti Mā, l’ascète pieuse et charitable, de Swami Kryananda, l’ascète cosmopolite ou de Kālī Das, l’ascète Aghori, la spiritualité des ascètes rencontrés est plurielle et hybride, mais elle se restreint à un double impératif : celui d’afficher une dévotion profonde et celui d’appartenir à une lignée ascétique. En refusant de se soumettre à ces normes délimitées par le cadre autoréférentiel de reconnaissance de ses confrères, Swami Premananda se voit identifié comme un « faux » sādhu et cette identification par les autres vient influencer la perception qu’il a de lui-même. Cette situation rend compte de la production du soi dans l’interaction et les relations avec les autres.

Conclusion

Cette étude empirique se penche sur le cas marginal d’individus pour qui l’éveil d’une spiritualité émerge de la modernité et de la sécularisation euro-américaine pour se cristalliser et se vivre dans un univers de sens hindou et ascétique. Placer l’accent sur le vécu de leur spiritualité permet d’observer les stratégies déployées pour articuler leur identité primaire européenne ou américaine et leur identité de sannyāsin en un tout cohérent. Tandis que la majorité des recherches en sciences sociales mettent l’accent sur le libre arbitre du sujet moderne dans le processus de construction de l’identité religieuse, accorder la priorité au vocabulaire émique des ascètes rencontrés insère la notion de saṃskāra au coeur de leur capacité décisionnelle. Leurs récits suggèrent que leur choix de l’ascétisme en Inde ne relève pas d’une décision autonome et réfléchie, mais bien de leur saṃskāra, ce qui nous invite à penser les traces héritées des vies antérieures comme des forces agissantes sur leur trajectoire spirituelle. L’intériorisation de cette notion hindoue permet de donner un sens à leur réalité et une légitimité symbolique à leurs pratiques et leurs croyances.

En choisissant la pratique du sannyās, ils s’orientent vers un changement de leur cadre de référence et leur constitution d’un soi spirituel est prise dans un processus incessant d’hybridation (Bhabha et Rutherford 2006). Ils portent en eux des appartenances en apparence incompatibles et l’authenticité de leur identité religieuse va au-delà de l’identification subjective revendiquée par soi ; elle révèle également un souci de reconnaissance qui fait apparaître de nouvelles dynamiques de régulation. Contrairement aux hindous de naissance dont la voie de l’ascétisme conforte la tradition, la voie qui s’offre aux Européens ou Nord-Américains qui portent l’habit ascétique est traversée par une dynamique de reconnaissance mutuelle avec le guru et avec les coreligionnaires. La discipline stricte de piété et l’appartenance à une lignée constituent des sources de légitimité spécifiques à leur identité hybride et cette vision exerce une forme de contrôle social qui délimite les frontières du « vrai » sādhu.