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Le 13 novembre 2015 représente une journée de terreur pour la France, alors que la salle de spectacle du Bataclan, le Stade de France, ainsi que plusieurs cafés et restaurants des 10e et 11e arrondissements de Paris sont la cible de fusillades, de prises d’otages et d’attaques-suicides revendiquées par le groupe armé État islamique (EI). À la suite d’un voyage, en été 2016, dans la capitale du pays, que l’on pourrait qualifier de pèlerinage, Robert Desjarlais propose un essai anthropologique, dont la forme et l’essence s’inspirent grandement du courant de la phénoménologie, pour faire sens de ce qu’il reste comme vestiges visuels, émotionnels et physiques, après le passage de la violence et du chaos dans la vie des Parisiens. S’il ne dépeint pas les évènements en tant que tels, l’auteur se réclame d’une anthropologie spectrale, alors qu’il observe les lieux et les mémoriaux collectifs, et tente de rendre compte de ce qu’il reste d’un évènement qui a affecté l’humanité. Ses écrits offrent une place de choix à la mémoire et à l’oubli pour rendre compte de la résilience des victimes, toujours prises entre ce passé et le temps présent. Son ouvrage, concis, sensible et nuancé, entraîne le lecteur au sein d’une réflexion presque poétique sur la vie qui passe, qui se fracture, mais qui continue malgré tout.

À travers douze chapitres, l’ouvrage de Desjarlais raconte la violence à la fois comme un moment particulier, mais aussi comme une substance qui nourrit et informe la routine, les perceptions et les imaginaires, à la fois atemporelle et intemporelle, individuelle et collective, elle traverse les corps, les années et les lieux. Le début de la réflexion de l’auteur s’amorce alors qu’il s’arrête sur la terrasse de l’hôtel Le Carillon, un des établissements visés par les attentats, comme pour s’imprégner et témoigner des dégâts, visibles et invisibles, de l’endroit. Au fil des pages, il parcourt les rues, visite les mémoriaux et se projette dans la soirée du 13 novembre 2015, parfois comme victime, souvent comme agresseur, retraçant le fil sordide du train de pensée qui aurait ultimement pu mener à l’orchestration et la perpétration du carnage. Son habileté à extraire l’ordinaire du quotidien et à mettre en récit les scènes éphémères qui le compose n’a d’égale sa capacité à implanter le doute, la crainte et la méfiance au sein d’une banale promenade dans les rues de la capitale de jour ou de nuit, où « chaque escalier qui conduit à une station de métro conduit peut-être à une tombe potentielle » (p. 53). Ainsi, par le biais de ce que l’anthropologue nomme comme la « terreurgraphie », la violence des assaillants a marqué l’histoire de la ville, ses lieux et ses vies, de blessures qui impactent l’univers des possibles et transforment la signification même des choses qui forment le quotidien.

Dans son cinquième chapitre, « La trace et l’effacement », l’anthropologue fait état de la réflexion impossible à laquelle est confrontée la collectivité plusieurs semaines après le drame : « il a fallu trouver un équilibre délicat entre le désir de préserver une trace, de ne pas oublier et de ne pas laisser partir les défunts, et la nécessité d’oublier la douleur, de se débarrasser de ce qui l’évoque, d’effacer les traces » (p. 63). Parce que la violence est également présente dans les choix qui sont à faire (Derrida 2004, 60), Desjarlais relève les contradictions multiples qui subsistent dans le processus de guérison des personnes affectées par les attentats. Ainsi, un des chapitres suivants, « Ne pas archiver », se concentre sur les artéfacts de la violence du 13 novembre 2015 qui se présentent à la fois comme des témoignages importants des proches des victimes à conserver mais aussi, comme de véritables ancrages retenant tout mouvement vers la vie, vers le renouveau. Sa position rappelle celle de l’anthropologue Michel Naepels, à propos des archives, qui ne constituent (et ne reconstituent) pas matériellement l’évènement en soi, mais s’avèrent plutôt être des conséquences informées de celui-ci, qui doivent être comprises comme telles dans le processus de réparation des corps, des lieux et des imaginaires :

Ce que disent les archives ne peut être séparé de ce qu’elles sont : non pas des sources d’information qui attendraient d’être saisies par le regard objectivant d’un chercheur, mais plutôt des productions destinées à certains usages, qui sont ensuite relues avec un autre but, détournées et recontextualisées en vue de produire du savoir. L’archive est d’abord la preuve de sa propre existence, c’est-à-dire de sa propre production (par qui ? Et dans quel contexte ?) et de son propre transit jusqu’à nous. Elle n’est pas la preuve de ce qui s’est passé – même s’il est parfois possible de faire l’hypothèse qu’elle atteste, de biais, que quelque chose s’est passé

Naepels 2011, 53

En ce sens, le traitement de la mémoire et de l’oubli de Desjarlais est empreint d’une empathie délicate pour l’humain au coeur et en périphérie des évènements analysés, sans pour autant compromettre la justesse et la rigueur de son observation : la violence se révèle en des termes contradictoires et il est ardu d’en obtenir une explication claire. L’analyse des vestiges, témoignages et réflexions en lien avec les attentats complexifie la question (et la réponse) du chercheur en ce sens, ce qui démontre l’apport incontestable de sa démarche phénoménologique pour aborder les faits.

Le sixième et le septième chapitres, « En terrasse » et « Opération vigilance », se veulent plus théoriques, plus engagés, et contrastent légèrement avec le reste du livre davantage centré sur l’expérience de la violence et de ses résidus. Ces chapitres contribuent à conceptualiser certaines actions a priori normales et même banales, comme une forme de résistance tangible. En effet, Desjarlais souligne la réappropriation par les Parisiens des plaisirs du quotidien, tels que manger, boire et fumer sur une terrasse, activités devenues de véritables actes moraux et politiques pour les consommateurs qui tentent de dépasser la terreur déclenchée par l’EI. Même l’action de voir et étudier l’armée déambuler dans les rues se présente comme ce que l’auteur qualifie comme étant un « théâtre politique du regard » (p. 79), où les soldats performent publiquement leur capacité à repérer le danger. Dans une volonté de se mettre dans la peau du soldat, l’auteur emprunte l’instant d’une balade dans les rues de la capitale le regard militaire et y découvre que plus on pense et cherche la violence dans la banalité du quotidien, plus elle s’impose à celui qui regarde. Ainsi, concède Desjarlais, les groupes armés comme l’EI ont la capacité d’agir et d’influencer les pensées et comportements des communautés longtemps après leur passage.

En somme, l’ouvrage de Robert Desjarlais s’avère être une contribution originale sur les mécanismes de la violence et ses traces indélébiles sur les esprits, les corps et les espaces. Ses réflexions sur la politique de la mémoire et de l’oubli sont à la fois profondes et accessibles à un grand public, pour qui ce livre a sans doute été écrit avec beaucoup de compassion.