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Un comédien qui se lève est un homme qui se réveille. Une marionnette qui accomplit ce geste est une naissance ou le matin d’un monde.

Jeanne Heuclin

Gestes éminemment quotidiens, sortes de « point zéro » de la posture et de la figure humaine, se lever et se tenir debout font partie des exercices fondamentaux de la pratique théâtrale (pensons, par exemple, à Étienne Decroux, pour qui l’homme debout est l’une des bases du mime corporel). Par ces mouvements, qui sont ceux de l’émergence de la présence, l’acteur accède à la théâtralité humaine la plus essentielle. Dans l’ouvrage collectif Histoires de gestes (Glon et Launay, 2012), qui croise danse et anthropologie, et, plus précisément, dans le chapitre que Christine Roquet consacre à « Être debout », il est souligné que cette posture relève à la fois d’une lutte contre la gravité (ce qui tient debout, c’est ce qui ne tombe pas), d’un geste préparatoire au mouvement, notamment à la marche, et d’un éveil.

Le geste dansé est au coeur de la démarche des compagnies Mossoux-Bonté et Theater Meschugge[1]. Les deux compagnies ont pour particularité d’instaurer dans leurs créations un trouble lié à la présence d’effigies, de mannequins ou d’objets dont la présence inquiète, concurrence l’humain et en révèle tour à tour la densité de présence comme la fragilité. Cette recherche au croisement de la danse et des arts de la marionnette irrigue un certain nombre de démarches contemporaines, notamment celles de Hoïchi Okamoto et du Dondoro Theatre, de Gisèle Vienne, de Philippe Genty ou encore de Duda Paiva. L’enjeu d’un tel dialogue se situe du côté du questionnement des possibles du geste dansé, des configurations étendues du corps en mouvement (danser avec un objet, une matière, un mannequin...), mais aussi du potentiel d’altération du vivant par la présence de l’artefact (corps mouvants[2], instables, dont on peine à percevoir le poids sensible).

La démarche d’Ilka Schönbein est marquée par un engagement total de son corps dans l’acte de manipulation, qui associe la relation interprète-figure à une forme de possession. Sa formation de danseuse la conduit à expérimenter des techniques d’animation qui ne transitent plus uniquement par la main : elle affirme d’ailleurs mettre « [s]on corps à [l]a disposition [de la marionnette] » (Schönbein, citée dans Hahn, 2007 : 49). Poussant dans son processus de création le corps-à-corps avec les artefacts jusqu’à un point de basculement, elle confie travailler « jusqu’à ce qu’[elle] arrive au point où [elle a] l’impression que quelque chose d’extérieur prend possession [d’elle] » (idem). La notion d’animation se renverse et c’est de ce trouble, remis en jeu lors des représentations, qu’émerge la création.

Chez les Mossoux-Bonté, c’est également le trouble qui prévaut, par l’idée d’un corps hanté de présences. Cette inquiétante étrangeté se manifeste autant dans l’extension du domaine de la danse[3] que dans le rapport au spectateur : l’écriture que les artistes élaborent trouve sa formulation dans le mouvement et vise à instaurer « un trouble dans lequel le spectateur puisse se sentir personnellement impliqué » (Agence publique de soutien à l’exportation du secteur des arts de la scène, 2003). Ils mènent des recherches sur la relation complexe entre le corps, le conscient et l’inconscient. Twin Houses (figures 1 et 2), créé en 1994, est un de leurs spectacles fondateurs dans le champ des arts de la marionnette. Suivront deux autres solos de Nicole Mossoux : Kefar Nahum (2008) et Whispers (2015), qui montrent l’interprète en proie à des apparitions, créatures, fantômes qui la visitent et la hantent.

Dans ces solos où les artistes explorent l’animation de créatures au plus près du corps de l’interprète, comme des émanations de lui-même (démarches qui relèvent d’un « théâtre hors de soi », pour reprendre les termes de François Lazaro [cité dans Association nationale des Théâtres de Marionnettes et Arts associés, s.d.]), la présence de la marionnette souligne et met à jour les tensions inhérentes à la posture debout. Si la station verticale est le signe de l’humanité, qu’arrive-t-il lorsque ce qui se met debout sur scène est un corps matériel, un objet ou une créature? En quoi la marionnette permet-elle de voir et de penser autrement la verticalité? Comment se lever et se tenir debout sont-ils réinventés, relus au prisme de la marionnette?

Dans cet article, il s’agira d’abord d’envisager comment l’instabilité de la marionnette amène à penser la posture debout comme lutte contre la chute, et comment cette « levée des marionnettes » donne à lire différemment un certain nombre de présupposés de la relation théâtrale. Puis, il sera question du couple interprète / marionnette, de la manière dont se tenir debout passe par l’interdépendance de ce duo chez Schönbein et dans la démarche des Mossoux-Bonté, et des façons dont le corps de l’interprète se réinvente – notamment dans une perte de verticalité – face à l’élan vertical de la figure.

Des êtres instables

La marionnette se construit dans la verticalité. Effigie de l’humain, elle instaure son effet de présence dès lors qu’elle se dresse face au spectateur et tourne vers lui son visage. Cette présence, fulgurante dans son apparition, est sans cesse menacée, toujours précaire. La chute en marionnette est conséquemment toujours un évènement tragique.

Exemple emblématique de cette question, « Le Pierrot » de Philippe Genty, célèbre numéro du spectacle de music-hall Facéties joué entre 1974 et 1979, dramatise la chute et la décompose en un effondrement progressif du vivant. Il donne à voir à la fois la naissance du personnage dans sa verticalité et le drame de la perte de la vie :

Sur scène, le faisceau de lumière s’ouvre sur son corps agenouillé en position foetale, il se relève progressivement, il savoure ces premiers instants de vie, esquisse quelques pas de danse. Puis me découvre à ses côtés. Ses fils l’intriguent, il en saisit un puis deux, constate qu’ils contrôlent ses membres. Son regard se fixe au lointain, il réalise sa dépendance, se détourne de moi… Un par un il arrache ses fils pour s’effondrer au sol

(Genty, 2013 : 94-97).

Le suicide passe par des atteintes progressives à la verticalité, chaque fil arraché rompant peu à peu la tenue du corps. Si la question du suicide ou de la mise à mort est régulièrement traitée dans le champ des arts de la marionnette – suicides par dissolution (d’un cachet d’aspirine dans un verre d’eau dans Piccoli Suicidi de Gyula Molnár[4]), par découpage et combustion (La tragédie de papier d’Yves Joly[5]), par écrasement (ainsi des soldats de glaise dans Tranchées de la compagnie Zapoï[6]), etc. –, les drames de la matière opèrent d’une manière générale en faisant basculer la figure de la forme à l’informe.

Chez Gisèle Vienne, les interprètes eux-mêmes sont guettés par le péril de l’informe. Dans Showroomdummies[7], le spectateur se trouve face à des danseuses dont les corps semblent perdre brutalement leur consistance et s’effondrent : la chute provoque le doute, le soupçon quant à la qualité de présence des corps en scène. Mêlant chorégraphie et animation de mannequins, Vienne joue du trouble et de la confusion entre interprètes vivants et effigies. Fichées dans le sol, puis déplacées à la manière de poupées, les danseuses oscillent entre mouvements naturels et gestuelle désincarnée, selon une partition de chutes, désarticulations et désaxements du corps. Les corps y sont inquiétants « par défaut » (Sermon, 2015 : 85) parce qu’il leur manque « certains des traits constitutifs de l’humain – l’expressivité, l’intentionnalité, la fluidité » (idem). Ici, cette disjonction produit une angoisse d’autant plus forte pour le spectateur qu’elle s’applique au corps vivant, à l’humain.

Sur les scènes contemporaines, la marionnette est présente non pour évacuer l’humain de la scène, mais pour en souligner les fragilités et les efforts, pour les accentuer et les exemplifier. Le recours à la marionnette met au jour l’instabilité du vivant, sa précarité. Se détachant des utopies de l’éradication de l’humain en scène (Edward Gordon Craig, Maurice Maeterlinck et leur filiation respective), elle est fondamentalement anthropomorphique dans le geste infime, ténu, de l’élan vers la verticalité.

L’appel à l’Autre

Cette instabilité et cette précarité ouvrent vers un appel à l’Autre. En effet, une première caractéristique essentielle de la marionnette est qu’elle ne tient pas debout toute seule. Une conséquence de cette condition d’interdépendance est d’ordre technique : dans les musées et lors d’expositions, il y a nécessité de trouver des systèmes d’accrochage pour maintenir les figures à la verticale en l’absence de l’interprète qui les anime. En scène, la présence d’un personnage observateur ou témoin devient complexe : une marionnette non animée dont on souhaite la présence verticale autonome – donc une présence notable indépendante du manipulateur – doit être pensée en conséquence dès sa construction. Cette particularité induit parfois des enjeux dramaturgiques forts. C’est le cas, par exemple, de la mise en scène collective des élèves de l’École supérieure nationale des arts de la marionnette (ESNAM) du texte de Philippe Minyana C’est l’anniversaire de Michèle mais elle a disparu[8], dans laquelle les marionnettes sont régulièrement ramenées au rang d’objets ou d’artefacts par la négligence ou la destruction volontaire de leur posture debout. L’attention des spectateurs se déplace du premier niveau d’énonciation des marionnettes vers celui des interprètes, qui quittent alors la posture technique d’animation pour endosser directement le rôle des personnages.

Une deuxième caractéristique essentielle concernant la verticalité réside dans l’incomplétude ou le manque : la marionnette est un corps troué, elle n’a – en général – pas de jambes. Elle est, au XIXe siècle en France, issue de la caricature et pensée pour le face-à-face avec le spectateur; au moment de sa conception, l’attention se porte davantage sur son visage que sur son corps. Ainsi, les marionnettes traditionnelles flottent généralement sans appui au sol, leur station verticale étant assurée par le haut, depuis les cintres quand elles sont manoeuvrées à l’aide de tringles métalliques ou de fils, ou par le bas, depuis les dessous pour la marionnette à gaine, la main du manipulateur assurant une « colonne vertébrale » au personnage. Cette instabilité des corps recouvre des enjeux dramaturgiques sur les scènes contemporaines : dans la mise en scène de Violet (2012) par Bérangère Vantusso, les adolescents sont représentés comme des figures effondrées, les personnages étant incarnés par des pantins de plus de deux mètres de haut, très malaisés à animer et à tenir debout. La marionnette apparaît comme l’art qui permet le mieux cette recherche sur la tenue du corps.

En définitive, la marionnette suppose toujours l’Autre, le manipulateur, même caché, pour se tenir debout : l’espace marionnettique est fondamentalement un espace relationnel, fondé sur le couple interprète / objet. Ainsi, son apparition formule un appel à l’Autre de deux manières : d’abord par cette nécessité d’un corps double sur le plateau, ensuite par la présence du regardeur, avec qui se fonde le dispositif instaurateur de sa présence.

Éveils

Si la verticalité fonde l’existence de la marionnette, du personnage (« une naissance », pour reprendre les termes de Jeanne Heuclin [2003 : 61]), elle est aussi éveil de la relation théâtrale. De quel ordre est cette naissance (qui dépasse le simple éveil matinal)? Il semblerait que la marionnette se dressant face au public rejoint ce que Tadeusz Kantor pose comme geste fondateur de la relation scène-salle : « un homme [qui] se lève » (Kantor, cité dans Bablet, 1977 : 28).

Voici, dit Kantor, que du cercle commun des coutumes et des rites religieux, des cérémonies et des activités ludiques QUELQU’UN est sorti qui venait de prendre la décision téméraire de se détacher de la communauté culturelle. […] EN FACE de ceux qui étaient demeurés de ce côté-ci, un HOMME s’est dressé EXACTEMENT semblable à chacun d’eux et cependant […] infiniment LOINTAIN, terriblement ÉTRANGER, comme habité par la mort, coupé d’eux par une BARRIÈRE qui pour être invisible n’en semblait pas moins effrayante et inconcevable […]. Nous devons rendre à la relation SPECTATEUR / ACTEUR sa signification essentielle. Nous devons faire renaître cet impact originel de l’instant où un homme (acteur) est apparu pour la première fois en face d’autres hommes (spectateurs), exactement semblable à chacun d’entre nous et cependant infiniment étranger, au-delà de cette barrière qui ne peut être franchie

(idem; je souligne).

On peut ainsi noter d’une part le poids d’étrangeté que confère ce geste (l’acte de se lever) à celui qui l’accomplit et qui n’est pas sans faire écho à la marionnette (« infiniment LOINTAIN, terriblement ÉTRANGER, comme habité par la mort, […] exactement semblable à chacun d’entre nous et cependant infiniment étranger »), on peut d’autre part s’interroger sur ce geste fondateur de la relation scène-salle, mais lorsque déplacé du côté de la marionnette et du « théâtre hors de soi ».

Cette verticalité fondatrice permet d’instaurer un face-à-face considéré, par la théoricienne du théâtre et spécialiste de la relation scène-salle Marie-Madeleine Mervant-Roux, comme condition d’apparition du spectacle vivant. Elle envisage le théâtre comme l’art qui serait « le seul dont les oeuvres prennent leur forme définitive à l’intérieur d’un dispositif effectivement interfacial » (Mervant-Roux, 2008 : 27). Le face-à-face fondateur de l’échange théâtral est perturbé et remis en question par l’aporie du visage de la marionnette, visage porteur de la fixité du masque autant que signe d’une présence vacillante et incertaine. Par sa verticalité, la marionnette fait émerger un dispositif scénique marqué par une plasticité accrue et élaboré sur le mode de la mise en abîme de la relation scène-salle, faisant jouer la duplicité des corps et sollicitant du public une capacité à interroger de manière continue le poids de présence des instances qu’il perçoit. Cet éveil de la figure est concomitant d’un éveil du regard chez le spectateur : si le marionnettique est une qualité de corps, il est aussi une qualité d’écoute et d’attention du spectateur, portées sur l’infime et sensible à l’étrangeté.

Parasitage et perte de verticalité de l’humain

Qu’advient-il de l’interprète une fois la marionnette dressée face au spectateur? Le vivant tient-il encore réellement debout dans les démarches de Schönbein et de la compagnie Mossoux-Bonté? Chez Schönbein, le geste d’animation passe par un renversement de la verticalité de l’interprète. Les espaces scéniques qu’elle instaure sont minimalistes, circonscrits autour de son corps, et fortement liés à la matière-terre. La terre est d’abord utilisée en tant que matériau : l’interprète-manipulatrice, couvrant son corps de glaise et d’argile, met en place une strate entre sa chair et le visible. Sur ce corps transfiguré vont s’ajouter masques, moulages, prothèses d’aspect terreux modelés sur son propre corps, à son effigie. Ce sont ces appositions successives de couches qui donneront vie au personnage, le feront apparaître.

La terre est aussi envisagée comme appui pour le surgissement de la présence marionnettique. À l’origine, les mises en scène du Theater Meschugge ont d’abord eu lieu dans la rue, à même le sol (Métamorphoses, 1994). Schönbein fait souvent naître ses créatures à partir de son propre corps exécutant des postures au sol – la majorité de ses spectacles comporte d’ailleurs au moins une scène d’accouchement (figure 3). Issus de la terre, constitués de terre, les personnages de son univers étrange sont pris constamment dans un entre-deux, entre émergence et ensevelissement. Les figures sont ainsi greffées à son buste (Le voyage d’hiver, 2003), apparaissent entre ses jambes (Chair de ma chair, 2006) ou jaillissent de celles-ci (La vieille et la bête, 2009), renversant l’interprète au sol. En cela, la pratique de Schönbein est proche de la technique du corps-castelet[9], où le corps tout entier du manipulateur peut servir d’espace scénique à la marionnette (laquelle surgit au creux d’un coude plié, derrière l’épaule, entre les jambes…). Les artistes mettent en place des mécanismes de voilement de l’identité du manipulateur : dissimulation du visage, corps faisant dos au public, exposition des membres inférieurs alors que la tête demeure en retrait, dans l’ombre… Ces pratiques visent à faire advenir la marionnette et, surtout, « l’épiphanie de son visage » (Levinas, 2000 : 44).

Dans le travail des Mossoux-Bonté, le corps-à-corps avec la marionnette est le lieu d’une lutte de pouvoir, voire d’un renversement de l’humain. Dans Twin Houses, et plus particulièrement dans le solo où s’engage entre Mossoux et cinq pantins une véritable lutte pour la verticalité mettant en péril l’humain, la relation s’apparente à une forme de parasitage. Plusieurs figures occupent tour à tour l’une ou l’autre épaule de l’interprète, et chacune d’elles se trouve engagée avec l’épaule dans un rapport souvent conflictuel; marionnette et interprète sont contraintes de partager, comme des soeurs siamoises, une même entité corporelle.

On retrouve dans le travail de la compagnie un goût pour la mise en jeu de la verticalité. Ainsi des objets et figures surplombent l’interprète et font preuve d’une mobilité supérieure à lui : dans Twin Houses, le premier tableau présente Mossoux assise à une table, un pantin dressé au-dessus de son épaule, pris dans une activité frénétique d’écriture, tandis qu’elle assiste, presque impassible, aux actions de la marionnette. Dans Whispers, ce sont les pièces de vêtement qui ont la mainmise sur l’humain et le costume qui paraît plus animé que l’interprète – comme les tableaux où Mossoux disparaît derrière une robe dressée devant elle ou qu’elle est allongée au sol, son bras gauche habillé de dentelle explorant son corps. Un autre élément récurrent est le fait que son propre corps la dépasse : dans Kefar Nahum, sa propre jambe devient autonome et grimpe sur la table (ses mains semblent également lui échapper), tandis que dans Whispers, assise et stoïque, ses pieds et mains se dissocient de son corps qui s’anime. À ces exemples s’ajoutent des gestes de contrainte que les objets ou marionnettes imposent à son corps, telle la pression qu’exerce soudainement un pantin de Twin Houses sur la tête de l’interprète avant de sortir un couteau pour lui trancher le cou.

Enfin, on peut noter que lorsque la marionnette s’élève face au spectateur, ce geste conduit à la disparition de l’interprète. Dans Whispers, les manches du chandail de Mossoux, qui entrent en dialogue l’une avec l’autre au-dessus de sa tête, recouvrent tout à coup son visage, l’engloutissant et ne laissant plus que les deux bras dialoguer entre eux. Dans Twin Houses, après une scène de viol par un imposant pantin qui a contraint l’artiste à s’allonger au sol, elle cherche à se relever pour s’enfuir, freinée dans son élan par le pantin qui se redresse, puis qui se retourne face au public en ayant comme « absorbé » l’interprète à l’intérieur de son manteau.

La manipulation ou l’animation d’ordinaire appréhendées comme un décentrement de l’acteur-manipulateur et par une mise à distance physique du personnage se complexifient : c’est à un recentrement de la marionnette sur, dans et à partir du corps qu’on assiste. Dans ces spectacles qui mettent en scène des formes de « gémellités angoissantes » (Plassard, 2010 : 39), le corps marionnettique semble engager une lutte avec son manipulateur pour contrôler le mouvement, les déplacements. L’humain se plie alors au pantin.

Altérité et altération de soi

Si, dans la démarche de la compagnie Mossoux-Bonté, les corps artificiels prennent le pas sur le vivant – que l’on pense à la lutte pour la verticalité dans Twin Houses ou à la dévoration dans Kefar Nahum –, en leur absence, c’est le vivant même qui semble déstabilisé, comme les interprètes de Noli me tangere, dont le corps oscille entre la chair et la pierre.

L’intrusion de la marionnette dans ces formes scéniques donne à penser l’Autre et la relation qui se noue avec lui. Chez les Mossoux-Bonté, cette altérité se joue à l’intérieur même de l’individu et fait écho pour les deux artistes à « une obsession liée au double et aux atmosphères schizophréniques » (Bonté, cité dans Dupray, 2008). L’altération du corps, sa division, est lisible dans la qualité du mouvement et dans son tiraillement « entre deux intentions antagonistes, entre deux rythmes différents… » (idem), bref, dans « [u]n sentiment d’impossible unité » (idem). Ainsi, l’inquiétude qui se dégage des solos de Mossoux, avec objets, tient autant à son corps parasité dans ses mouvements et dans son intégrité qu’aux figures énigmatiques qui prennent possession d’elle.

Pour penser cette altération du corps par l’intrusion d’autrui, la notion de parasite, telle que définie par Florence Fix et Isabelle Barbéris dans leur ouvrage consacré à la question, semble particulièrement opérante pour saisir le travail de la compagnie : interrogeant « le maniement de notions connexes comme la contamination, l’intrusion, la colonisation, l’accueil, mais aussi la nourriture ou la dévoration », le parasite peut signer un « échec de l’hospitalité », mais peut aussi fonctionner comme un « vivace rappel d’une altérité nécessaire à tout système vivant » (Fix et Barbéris, 2014 : 10). Cette dernière idée rejoint la démarche de la compagnie, que Bonté considère comme un moyen d’expérimenter « l’altérité comme approfondissement de soi » (Bonté, cité dans Le Blay : 2015).

Ainsi, l’intérêt des démarches de Schönbein et de la compagnie Mossoux-Bonté est de travailler des figures d’un « tenir debout à deux » et l’interrelation qui caractérise ces postures, s’inscrivant dès lors dans les explorations propres à certaines compagnies de cirque et de danse autour du porter comme art relationnel. Dans le travail de la compagnie de portés acrobatiques Un Loup pour l’homme[10], ou du côté de la scène chorégraphique flamande, chez Kabinet K[11] ou Lies Pauwels[12], le « tenir debout à deux » vise à développer une éthique du care fondée sur l’interdépendance et la vulnérabilité. Il donne aussi à l’interprète la possibilité de se laisser informer par le corps de l’Autre. Ce dialogue sensoriel avec la marionnette lui ouvre de nouveaux territoires perceptifs[13] et se trouve, notamment, au coeur du processus de création de Philippe Genty. Ce dernier propose à ses interprètes un travail exploratoire de la matière qui passe par un corps-à-corps, les yeux bandés, avec différentes matières (tissu, papier kraft, haricots, terre glaise…). Il s’agit, pour eux, de se mettre à l’écoute de ces matériaux pour se laisser envahir et contrôler par eux, puis pour laisser émerger une certaine qualité de mouvement (Genty, 2013 : 296). Ce dialogue aboutit à une extension des possibles du mouvement qui ne passe pas tant par la virtuosité du geste que par une poétique de la relation qui tend vers le minimal et exalte la densité du corps.

Lévitation : le corps en état d’extase

Chez Mossoux-Bonté comme chez Theater Meschugge, la marionnette est aussi envisagée dans son potentiel d’illusion et dans sa capacité à modéliser de nouvelles configurations du corps, par son rapport à la pesanteur notamment. Dans les deux démarches, les postures au sol et la pesanteur marquée par le corps de l’interprète trouvent leur opposé dans les phénomènes de lévitation induits par l’animation de la marionnette. Mossoux, dans Twin Houses, comme Schönbein dans la plupart de ses spectacles, fait naître des illusions de lévitation par la démultiplication des appuis : les jambes de l’interprète sont dissimulées, tandis que des prothèses figurant les jambes de la marionnette s’élèvent et s’activent sans toucher le sol. Dans Chair de ma chair, La vieille et la bête ou Le voyage d’hiver, Schönbein instaure également des corps qui produisent l’illusion de ne plus toucher le sol et d’évoluer librement dans les airs.

On retrouve ici l’idéal d’apesanteur incarné par la marionnette, la figure du pantin ou de l’automate qui a traversé le XIXe siècle, influençant de façon considérable le domaine de la danse. À titre d’exemple, évoquons la récurrente figure du fantôme animé par une passion amoureuse dans le ballet romantique du XIXe siècle, ou, encore, la marionnette à fils érigée par Heinrich von Kleist en modèle pour le danseur (dans son célèbre essai de 1810 Sur le théâtre de marionnettes), marionnette qui se joue de la pesanteur et est dotée d’une grâce vers laquelle le danseur se doit de tendre. La marionnette est un modèle kinesthésique, sensoriel, porté par la figure de l’envol, ce qui conduit à l’apparition du chausson de pointe ou au recours à des appareillages du corps dansant pour atteindre cet idéal d’élévation (Dumont, 2015 : 18).

Ce travail sur la lévitation donne lieu à une série de corporéités fantastiques, accentuées par une impression de malléabilité du corps entier, lequel est formé par les masques et prothèses tenus à distance de lui. Le corps est flottant, d’une densité aérienne. Par ces illusions de lévitation, l’acte ordinaire de se tenir debout prend des proportions extraordinaires. La marionnette permet de démultiplier cette question de la verticalité, instaurant, sur scène, un espace de suspension des corps, un théâtre en état d’extase (la racine grecque extasis signifiant d’ailleurs « être hors de soi »).

Vertige et oscillation

Si l’art de la marionnette remet en jeu la verticalité, c’est en définitive par sa capacité à nous faire appréhender le tenir debout à travers les notions d’oscillation et de vertige. Les arts de la marionnette sont marqués par une circulation de la présence, une rapidité du surgissement de la vie et de son départ. Les figures, les pantins ou les interprètes eux-mêmes, sont dans une perpétuelle oscillation entre la présence et l’effacement, entre l’inerte et le vivant. La compagnie Mossoux-Bonté affirme d’ailleurs que, chez elle, « la scène est un lieu d’évanouissement » (Bonté, 2003).

Ni totalement immobile ni totalement sauvée de la chute ou du vertige, la marionnette est régie par des mécanismes d’apparition et de disparition. La posture oscillatoire permet de saisir plus finement ces derniers ainsi que, de manière plus générale, la station verticale qui, dans sa suite de rééquilibrages permanents, n’est autre qu’une « petite danse[14] », comme le rappelle Steve Paxton (1978 : 11).

Figures 1 et 2

Photographie de Maurice Melliet, SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste)
Photographie de Maurice Melliet, SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste)

Twin Houses, avec Nicole Mossoux. Festival Mimos, Périgueux (France), 1997.

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Figure 3

Chair de ma chair, avec Ilka Schönbein. Théâtre Sorano, Toulouse (France), 4 avril 2008.

Photographie de Katty Castellat / Maurice Melliet, SO MIM (Centre ressource des Arts du Mime et du Geste).

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