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À la fin des années 1980, Jean-Pierre Ronfard avait pour objectif, au sein du Nouveau Théâtre Expérimental, de développer une recherche constante d’une esthétique barbare qui privilégiait l’environnement plutôt que le décor, le déguisement plutôt que le costume, l’événement plutôt que l’oeuvre (Ronfard, 1989 : 113-115). Il se risquait à la création pure, parfois à l’échec, car ce qui était réellement important dans ses spectacles, comme il le précisait, était l’expérimentation. C’est ce dont nous témoignait Catherine Gadouas, conceptrice sonore pour Ronfard dans La voix d’Orphée (1990) : « Chaque tableau mettait en jeu un questionnement, une étude sur ce que représentait la voix, son utilisation au théâtre » (Gadouas, citée dans Quéinnec, 2016 : 235). Ronfard et ses collaborateurs s’inscrivaient de plein fouet dans la déconstruction moderne puis postmoderne de la scène, qui n’est pas seulement un désir de mettre à mort toute forme de représentation, mais qui consiste à se nourrir aussi – surtout – de la pérennisation d’une crise, crise de foi dans les lois du spectacle et ses limites dramaturgiques, esthétiques et symboliques (Quéinnec, 2014a : 29).

Aujourd’hui, on pourrait dire que la scène contemporaine, pour maintenir ce goût barbare de l’expérimental et de l’événementiel, se renouvelle à travers l’expérience de son débordement. D’abord – et en écho aux futuristes et aux avant-gardistes – le langage scénique actuel ouvre sa pratique à l’ensemble des arts ou à des domaines hors du champ artistique, non pas dans une volonté fusionnelle et monologique, mais bien dans une approche différentielle, permettant aux spécificités de chaque territoire de se côtoyer. Ensuite, en partie sous l’influence de cette déterritorialisation, c’est l’espace physique, matériel même de la scène qui dépasse ses limites. L’attrait des nouvelles technologies et l’approche transmédiatique favorisent cette instabilité spatiale où, comme le suggérait déjà Richard Schechner avec son théâtre environnemental, la construction et l’exploration de l’espace consistent en un tissu complexe (Schechner, 2008 : 150). Aujourd’hui, sous l’effet de la réalité virtuelle et augmentée, la dimension physique de la scène se déploie au-delà d’une opposition binaire entre intérieur et extérieur, processus et finalité, naturel et technique, fictionnel et factuel… pour disséminer, dans une perspective de désorganisation, matériaux et structures, perceptions et interprétations. Ce théâtre défait et indécidable (St-Gelais, 2008), dans lequel s’insinue et s’incorpore un champ de relations qui ne révoque pas le théâtre mais l’envahit, représente – encore aujourd’hui – une longue période de divergences, de multiplicités, mais aussi d’innovations permanentes qui évitent toutes certitudes et idées préconçues.

C’est à travers ces nouvelles capacités d’expérimentation que nous voudrions ainsi aborder la question de l’informe au théâtre, en montrant qu’au-delà d’un temps d’exploration, le concept de l’informe pourrait représenter une possibilité dramaturgique pour concevoir une forme qui assume sa faillibilité et sa valeur critique. La question nous semble suffisamment vaste pour la resserrer au champ sonore, qui nous apparaît caractériser cette extension comme cette dispersion scénique. Ainsi, après avoir repéré le concept depuis Georges Bataille, nous nous appuierons sur la réflexion de Georges Didi-Huberman[1], qui s’empare de la dialectique ouverte de l’informe pour y rattacher la notion d’esthétique symptomale. De là, nous nous intéresserons à la dynamique du montage quand elle s’éloigne de tout effet de synthèse pour, au contraire, exposer les points critiques, les failles, les apories, les désordres entre deux formes antithétiques. Cette opération nous ramènera aux études sur l’intermédialité et à sa valeur performative, que nous illustrerons avec la pièce Les oiseaux mécaniques du Bureau de l’APA. À la suite de cette référence artistique, la voie sonore de la dramaturgie de l’informe est assez évidente à relever. Nous verrons donc comment le son participe à l’informe pour défaire certains principes de subordination à l’action dramatique et de hiérarchisation de la perspective visuelle du théâtre. Nous finirons ce cheminement en partageant quelques éléments d’une des dernières recherches-créations de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre, Liaisons sonores, qui déplace la notion de dispositif vers celle de dispersif sonore.

L’informe en art

Bataille écrit, en décembre 1929, dans sa nouvelle revue Documents :

Ainsi, informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens, mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. […] Par contre, affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat

(Bataille, 1929; souligné dans le texte).

La quête de l’informe chez Bataille part d’un besoin critique et ethnographique envers l’iconographie. C’est à travers la mise en place de sa revue d’art que le philosophe va procéder, dans un même mouvement, à une mise en jeu (pratique) et une mise en question (théorique) de la notion de ressemblance, c’est-à-dire du rapport visuel le plus évident que nous puissions connaître dans la vie quotidienne (Didi-Huberman, 1995 : 13). Cette revue sera l’occasion de faire subir à la notion de ressemblance une épreuve bataillienne – c’est-à-dire une expérience, un travail, une métamorphose – d’altération et de redéfinition radicale. L’expérimentation touchera les formes textuelles à travers un démontage théorique et les formes visuelles à l’aide d’un remontage figuratif, « créant un stupéfiant réseau de mise en rapports, contacts implicites et explosifs, vraies et fausses ressemblances, fausses et vraies dissemblances, […] qui se voudra une déchirure à la ressemblance idéaliste à la notion de forme en art » (ibid. : 18). En ce sens, comme le précise Didi-Huberman, le pluriel du titre Documents indique que l’enjeu et l’utilisation des images concernent moins les termes que les relations (ibid. :13). Voilà pourquoi, dans la revue, « les oeuvres d’art les plus irritantes » (ibid. : 14) côtoient « les faits les plus inquiétants, ceux dont les conséquences ne sont pas encore définies » (idem); voilà pourquoi l’usage critique dans Documents tente constamment de se tenir à la hauteur de ce que Bataille devait nommer « l’insubordination des faits réels » (idem). Plus qu’un « disparate fondamental » (Michel Leiris, cité dans Didi-Huberman, 1995 : 19), Didi-Huberman défend que cette insubordination et cette transgression des formes ne vont pas sans une construction, sans un authentique travail sur les formes. Il s’appuie sur Michel Foucault[2] pour proposer alors que « la forme et la transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être » (Didi-Huberman, 1995 : 20). Il n’y aurait donc pas de transgression qui vaille sans forme où situer, où faire agir la transgression.

L’informe chez Bataille ne consiste pas seulement à renverser la forme et à tendre vers le rien, vers la non forme, mais vers l’informe qui induit un mouvement, un déplacement des limites de la forme. Ce que Didi-Huberman énonce dès le début de son ouvrage :

Revendiquer l’informe ne veut pas dire revendiquer des non formes, mais plutôt s’engager dans un travail dialectique des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, de cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour, fût-il le jour d’une cruauté au travail dans les formes et dans les rapports entre formes (une cruauté dans les ressemblances). Les formes travaillent alors à leur propre transgression […]. Et ce qui aura fait l’enjeu d’un tel « travail », d’un tel conflit fécond, n’était rien d’autre qu’une nouvelle façon de penser les formes, processus contre résultats, relations labiles contre termes fixes, ouvertures concrètes contre clôture abstraites, insubordinations matérielles contre subordination à l’idée

(ibid. : 21-22).

Nous voudrions mettre l’accent particulièrement sur cette force dialectique qui caractérise l’informe, ce va-et-vient qui deviendra une méthode chez Bataille dans son ouvrage L’expérience intérieure (1943), orientée vers une dramatisation elle-même pensée en termes de contagion bouleversante (Didi-Huberman, 1995 : 30) entre des formes antithétiques. Cette mise en contact inconciliable et inséparable répond à trois exigences :

  • Les déterminations contradictoires ou les divergences des formes qui servent à déclasser l’harmonie et le progrès dont la tradition se prévaut;

  • La mise en marche de ces déterminations contradictoires qui assure un mouvement oscillatoire et conditionne l’antistatisme de Bataille;

  • La conséquence décisive de la mise en mouvement de ces déterminations contradictoires, c’est-à-dire la question non plus de ce que sont les formes mais ce qu’elles font en termes de processus percussif. Ce troisième point consiste à relever la capacité de décomposition et d’altération des rapports entre les formes

(ibid. : 201-202).

La dialectique de l’informe, loin d’une forme-synthèse, ne se contente pas d’unifier le divers et de réunir dans une ressemblance du même toutes les différences chez des sujets singuliers pour obtenir une commune mesure. En superposant plusieurs clichés d’une même classe de sujets (en général des malades ou des criminels), Francis Galton, avec cet effet composite, pensait rendre visible la forme typique, la loi formelle de cette catégorie, de cette classe d’individus (ibid. : 281-282). La dialectique de l’informe, elle, cherche au contraire à ouvrir, à rendre irréductible les différences ou les écarts. Pour rendre compte des heurts et des conflits, l’informe va produire des agencements dynamiques qui ne tentent pas de résoudre les contradictions, mais bien « de les maintenir vivaces dans leur propre mise en mouvement obtenant des formes proliférantes, protéiformes et créatrices » (ibid. : 215-216).

La dialectique de l’informe par le montage

Bataille a placé le paradigme du montage au centre de tout son questionnement sur ce qui devait être compris dans l’expression « dialectique des formes » (ibid. : 280). Il a trouvé concrètement ou visiblement la mise en oeuvre ou l’ancrage d’une telle dialectique à travers le cinéma de Sergueï Eisenstein, dans la particularité de sa mise en mouvement des formes. Tous les deux voyaient dans le montage et dans le régime dialectique (contrastes et contacts mêlés, ressemblances et dissemblances mêlées, pathétique et morphologie mêlés) la voie royale pour faire en sorte que les formes nous regardent, c’est-à-dire qu’elles correspondent à cet « état des choses essentiel et violent » que Bataille devait nommer transgressif, quand Eisenstein, lui, le nommait révolutionnaire (ibid. : 294).

Chez Eisenstein, le montage consiste, contrairement à chez Galton, en un acte concret de formes visibles qui affichent la mise en contradiction formelle d’images à travers la découpe et la disproportion – tel le gros plan – qui portent toute séduction à la limite de l’horreur (ibid. : 292). L’informe rencontre le difforme (nous y reviendrons plus bas) quand la ressemblance se fait cruelle, comme celle, par exemple, entre l’animal et la figure humaine. À l’instar de Bataille avec sa revue, le cinéaste cherchait une esthétique de l’informe qui rend visibles le choc éblouissant, la ligne de fracture (Didi-Huberman, 2000 : 114) et la tension maximale des formes (Didi-Huberman, 1995 : 294).

De même, en 2009, dans son ouvrage Quand les images prennent position (premier volume de L’oeil de l’histoire), Didi-Huberman, tout en s’intéressant surtout au journal de Bertolt Brecht durant la Seconde Guerre mondiale, met en valeur une pensée dramaturgique qui, par sa dimension critique et transgressive, rejoint le concept bataillien de l’informe. À travers son journal, Brecht expose sa volonté d’« une médiation très complexe » (Brecht, cité dans Didi-Huberman, 2009 : 42) entre les images et les commentaires. Le montage apparaît alors comme un élément fondamental de sa poétique, dans le sens où la technique du (dé)montage des images (décrit comme dialectique entre transgression et prise de position) est la condition de « tout remontage non pas pour rendre le réel, c’est-à-dire à en exposer la vérité, mais pour rendre le réel problématique, c’est-à-dire à en exposer les points critiques, les failles, les apories, les désordres » (Didi-Huberman, 2009 : 108-109).

La dimension symptomale de l’informe

Ainsi le montage brechtien participe-t-il au concept de l’informe quand il laisse à vif, dans une tension jamais résolue, jamais apaisée, le mouvement de ce que Didi-Huberman nomme les formes-symptômes :

Il y aurait deux modèles de la dialectique des formes. Il y aurait la dialectique du bon élève ou du policier – bien-pensant, trivial parce que appliqué, tout à son désir de contrôle –, qui s’énonce, comme il se doit : thèse-antithèse-synthèse. Et puis il y aurait une dialectique du chenapan, de la canaille qui joue à briser […]. Cette dialectique à la fois inquiète et enjouée, portée par le gai savoir et tout autant une conscience déchirée – bref, par un certain sens de la cruauté des choses –, cette dialectique s’énonce désormais : thèse-antithèse-symptôme

(Didi-Huberman, 1995 : 296).

Si la forme-synthèse produit une forme apaisée, tout à la fois fixe et floue (et donc faible), la forme symptomale produit des formes mouvementées, terriblement concrètes, précises, comme découpées au couteau. Les agencements chez Brecht ne cherchent pas à dépasser les imperfections, mais donnent accès à la démesure du symptôme qui agite une époque, lui inspirant dans son journal la création de formes visuelles qui s’altèrent et se décomposent. Cette composition sera, pour Didi-Huberman, « l’image-symptôme » (Didi-Huberman, 2000 : 345) qui, loin de se réduire au désoeuvrement et à l’arrêt de processus que supposent en général les dysfonctionnements, se donne comme un « faire-oeuvre » (idem) à travers lequel il est possible de déceler la fonction altérante – et toujours transformante – que la création met en jeu. L’image-symptôme consiste en un double paradoxe : paradoxe visuel de l’apparition qui interrompt le cours normal de la représentation et paradoxe temporel de l’anachronisme, tel un contretemps qui surgit pour importuner notre présent (ibid. : 40). Chercher le symptôme visuel consisterait à laisser paraître ce qui échappe, l’ignorance comme la maladie, à montrer la rupture de son équilibre, le retour du singulier dans le régulier (ibid. : 195). Un processus de figurabilité qui s’interprète sans fin parce que la volonté de ne rien fixer de ce singulier maintient « la fragilité et l’inachèvement vivace des symptômes [...] qui sont défaillances, glissements vers le bas, crises, mises en mouvement déclassantes de l’être » (Didi-Huberman, 1995 : 349). La recherche d’une esthétique symptomale reposerait alors sur le risque de non-savoir comme accident du savoir, du savoir de l’accident, du savoir qui fait l’accident (Didi-Huberman, 2000 : 350). Un tel mouvement ne serait toutefois pas grand-chose s’il ne se répercutait pas, s’il ne se communiquait pas.

Didi-Huberman montre que si le symptôme est le signe de la chute, il est aussi le signe de l’accompagnement de cette chute (littéralement « symptôme » signifie « ce qui choit avec »). Le symptôme, c’est aussi tomber avec. Il n’y a pas de mal, pas de symptôme sans désir inavouable envers l’autre (ibid. : 359). Le goût de la défaillance provoque l’élan qui produit une intensité (une énergie) parce qu’il suscite un constant déséquilibre qui, tôt ou tard, entraîne dans un mouvement de chute. Si le symptôme dans la forme aspire à être une notion intersubjective, l’image-symptôme met en forme cette perte (d’un savoir comme de soi). Non seulement l’impuissance est revendiquée, mais elle est écrite, composée, construite (ibid. : 360). Ne pas construire sa chute ne reviendrait qu’à évoquer l’aspect clinique de la maladie dans l’oeuvre. La perte de la chute est mise en forme, elle est forme d’un montage de l’informe. Le symptôme est un signe équivoque qui s’incarne, qui se réceptionne. Rappelons qu’une ressemblance informe ne va pas sans « une construction, sans un authentique travail sur les formes » (ibid. : 14).

La matérialité de l’informe : vers une dramaturgie performative et intermédiale

Si l’informe-symptomal est un concept opératoire évident pour les arts visuels, reste à voir s’il peut s’appliquer dans les arts vivants, notamment au théâtre. Yannick Butel publie, en 2010, un ouvrage sur l’informe, le difforme et le conforme à partir du tumulte du Festival d’Avignon en 2005. Il s’intéresse alors à

un théâtre dit désoeuvré, comme vidé de ses agencements apaisants, de ses dialogues attendus, de ses fictions reconduites, de ses jeux mesurés… soit un théâtre qui avant d’être rangé dans quelque catégorie postmoderne ou contemporaine, provoquait in fine une entaille, une béance, un trou : une esthétique du trou, laquelle nous conduit au théâtre et son trouble

(Butel, 2010a : XIII).

Sans s’appuyer clairement sur l’esthétique symptomale de Bataille, Butel rejoint néanmoins Didi-Huberman quand il évoque Brecht, qui aura déconstruit la poétique aristotélicienne en valorisant l’essai ou l’expérience pour aller au-delà des formes conventionnelles. Il a raison dans son rapprochement entre une esthétique de l’informe et une poétique du difforme (Butel, 2010b : 96), car l’informe appelle à une approche à la fois équivoque et incarnée, faite d’une dialectique de l’excès et de la structure (du cri et de l’écrit batailliens). Ce paradoxe rejoint certes le travail de l’acteur, mais aussi la matérialité inhérente au processus théâtral. Or, il nous semble qu’aujourd’hui, cette recherche du soupçon caractérise un certain théâtre dont la dynamique performative prend source dans une dimension matérielle. Ce matérialisme apparaît comme une force, non plus discrète mais concrète, en puissance dans la composition de l’oeuvre théâtrale et caractérise non pas forcément une idée, mais un processus de formes, une attention faite aux formes, en répondant avant tout au refus des solutions classiques, des solutions essentialistes. Didi-Huberman rappelle que :

« Matière », cela ne veut pas dire « éléments stables » d’un univers physique ou « principe explicatif » des phénomènes sensibles. Cela ne veut pas dire « matière morte ». Cela veut dire mouvement voyou […], élément non stable, accident, symptôme à vif de tout ce qui cloche dans l’idée à se faire de notre monde alentour et de nous-mêmes. Cela veut dire matière « basse », et non matière « base » : matière où le savoir se précipite, et non matière où le savoir trouverait son fondement. Cela ne veut pas dire unité dans la nature […] mais plutôt symptôme ou écart dans la forme

(Didi-Huberman, 1995 : 271-272).

Cette considération sur la matière nous ramènerait à la fonction même du matériel, de nos appareillages technologiques, quand leur usage touche à une approche performative. La relation scénique du matériel, qui peut se renverser en une relation matérielle de la scène, éprouve activement la technique, non plus seulement pour ce qu’elle possède de fiable, mais bien aussi de dysfonctionnel. Il s’agirait davantage de trouver une approche technologique qui affirme sa singularité à la matière pour contredire les formes idéales et autoritaires qui voudraient rendre toute chose intelligible (ibid. : 272). Si les nouvelles technologies ont débarrassé la production scénique de son appareillage lourd et pompeux, elles ont surtout autorisé des projets plus ouverts aux imprévus, aux stratégies de l’inopiné, aux gestes plus malléables; elles ont aussi interrogé leur propre mise à vue. Si de nombreux philosophes avaient déjà relevé les rapports de l’art et de la technique (Henri Bergson en 1938, Walter Benjamin en 1935, Martin Heidegger en 1953), certains artistes de la scène contemporaine, à l’instar des dadaïstes, se désengagent de l’utilité et de l’efficacité strictement technicienne. Ils donnent à percevoir et à penser la technique en exposant la qualité expressive et esthétique de son matériel à travers une pratique ambivalente et processuelle « où la forme s’ouvre, se dément et se révèle tout à la fois » (ibid. : 135). Effectivement, à la mise en jeu de l’outil de fabrication peut ainsi correspondre une mise à l’épreuve de son maniement, de sa technicité, de son accessibilité et, surtout, de sa capacité de mise en lien. Une matérialité « ne serait rien d’autre que le lieu, toujours labile (d’)infectieuses mises en contact » (ibid. : 276). Ce lieu d’une matérialité contagieuse pourrait se rapprocher de la scène transmédiatique actuelle, « interconnectée et en mutation constante », comme Schechner le désigne pour un théâtre performatif et événementiel (Schechner, 2008 : 184). Il s’agit d’une scène dont la dramaturgie tente d’associer l’immédiateté de l’expérience (ou du phénomène) et une certaine composition ouverte (comme on le dirait pour la musique improvisée) qui privilégie surtout les interactions entre les performeurs. Cette approche dramaturgique informe s’inscrit alors dans ce que Peter Stamer a défini comme une « dramaturgie performative » (« performative dramaturgy »; cité dans Pavis, 2014 : 70) qui appelle non plus un programme extérieur qu’il faut appliquer, mais une intervention créative qui participe à la réalisation de l’oeuvre depuis l’intérieur (Stamer, 2011).

Ces rapports labiles qu’entretient la matérialité – et qui pourraient aider à déterminer la dramaturgie de l’informe au théâtre – rejoignent aussi la notion d’intermédialité qui met l’accent, comme le désigne Jean-Marc Larrue, sur un objet qui concerne les relations complexes, foisonnantes, instables et polymorphes entre les médias, mais aussi sur une dynamique qui permet l’évolution, la création et le repositionnement continuel des médias (Larrue, 2015 : 28), d’autant que la souplesse, l’efficacité et les qualités transmédiatiques de ces nouvelles technologies brouillent les catégories sur lesquelles se fondait le discours essentialiste (Larrue, 2014 : 11). Larrue rappelle que, depuis toujours, le théâtre est non seulement un média et qu’il peut se définir, pour reprendre le concept de Chiel Kattenbelt, comme un « hypermédia » en ce qu’il fédère divers médias, techniques et technologies médiatiques (Larrue, 2015 : 41). Selon Kattenbelt, le théâtre est particulier par son aptitude à mettre en scène d’autres médias, à les incorporer sans les transformer et sans abandonner la spécificité de ce qui le constitue, un art « live » de l’ici et du maintenant (Kattenbelt, cité dans Larrue, 2015 : 41); un lien entre hypermédialité et hypermédiateté qui construirait le terrain propice pour développer, à travers une matérialité instable, des rapports hétérogènes et complexes, des pratiques théâtrales performatives fondées sur l’expérientiel (Larrue, 2015 : 42). De même, Robin Nelson[3] défend que la performance intermédiale, à travers la capacité des technologies numériques à intégrer le son, les visuels, les mots et la dynamique temporelle, a peut-être radicalement étendu la multimodalité du théâtre, rendant possible des transformations du physique au virtuel dans des dimensions supplémentaires de l’espace et du temps (Nelson, 2010 : 14).

Ainsi, ce qui nous intéresse dans le théâtre intermédial n’est pas seulement le croisement des disciplines artistiques et de la technologie, pas seulement une esthétique de l’hybridation et du processus, pas seulement la constitution du contexte d’un environnement de médiation entre l’organique et le technologique, ainsi qu’entre la présence et l’absence, qui coexistent et ne s’excluent pas (Pluta, 2013 : 13). Nous nous rangeons plutôt du côté de Nelson qui, dans son élaboration d’un modèle théâtral intermédial, confirme que l’intermédialité offre une perspective de désorganisation et de résistance permettant ce que Kattenbelt énonce comme une « remobilisation des sens » (Kattenbelt, traduit dans Nelson, 2015 : 152). Généralement, le théâtral intermédial brouille les points de repère, en particulier quand toutes les dimensions de la perception sensorielle sont sollicitées pour attirer l’attention sur de multiples signifiants qui offrent eux-mêmes simultanément plusieurs points de vue (Nelson, 2015 : 154). Cette valorisation de la performativité du spectacle intermédial nous rapproche davantage du concept de dramaturgie de l’informe dont nous voudrions rendre compte.

Pour l’illustrer, nous nous appuierons sur le spectacle Les oiseaux mécaniques de Simon Drouin et Laurence Brunelle-Côté du Bureau de l’APA. La compagnie dit agir comme « un atelier de bricolage indiscipliné d’arts vivants permettant la rencontre de créateurs de tous horizons autour de projets artistiques atypiques » (Bureau de l’APA, 2016) En tout, dix personnes issues de différentes disciplines interviennent sur le plateau : performeurs, musiciens, comédiens, critiques, etc. Évitant de leur passer une commande trop précise, Drouin et Brunelle-Côté visent à ce que chaque intervenant soit autonome dans le travail. Ensuite, ils créent ce qu’ils appellent des résonances entre les individus, les actions et les situations. Depuis ce collage, ils tentent de produire une structure qui ne serait pas trop rigide :

Cette façon de faire nous fascine et est à l’image de nos idées sur la démonstration et l’échantillonnage. Le défi pour nous consiste donc, entre autres, à transposer cette théorie en oeuvre intelligible, mais sans tomber dans le piège de la narration ou du collage conventionnel. Nous ne voulons surtout pas reformater la force du brut pour le rendre digeste et disciplinaire

(Bureau de l’APA, 2014 : 5).

La scène est disposée à l’italienne et le décor rappelle l’orchestre : à cour, des violons mécaniques; à jardin, une table de DJ, un écran, une machine à coudre reliée à un parapluie; sur le plateau, des lutrins et des micros disposés un peu partout, des fils avec des haut-parleurs, etc. L’espace de jeu s’avère chaotique et décentré : il est lui-même en résonance avec la salle, où un critique interpelle régulièrement le spectateur; à l’aide de projections vidéo sur scène, on perçoit l’activité ayant lieu derrière les gradins et, enfin, les spectateurs sont invités à communiquer au critique leurs impressions – en direct – dans un espace d’écriture, via Twitter. Dès le début du spectacle, le pacte nous est présenté :

Nous procéderons ce soir au détournement de la neuvième symphonie de Beethoven. Le détournement parce qu’on a assez interprété les passions; il s’agit maintenant d’en trouver d’autres. Parce que tous les éléments du passé culturel doivent être réinvestis. Parce que la culture n’a pas pour but de traduire ou d’expliquer la vie, mais de l’élargir. Parce que pour dépasser l’ancien ordre établi, on ne peut pas seulement […] s’attacher au désordre présent. Il faut lutter pour l’apparition concrète du mouvement de l’avenir[4].

Si la position semble ferme, ce programme si vaste n’évacue pas le doute. Oui, les performeurs sont convaincus, cependant la démarche va nous montrer que la réponse à de telles convictions entraîne un cheminement précaire à l’image des chansonnettes, des mécaniques bricolées, des matériaux pauvres à la Kantor ou encore du souffle de Brunelle-Côté[5]. La réponse à de telles convictions entraîne aussi une position expérimentale alambiquée toujours interrompue par des « essayons voir », de faux entractes d’un personnage de plus en plus saoul qui vient nous vanter les mérites du scotch Johnnie Walker, des interstices vidéo, des coups de sifflet, des interpellations du critique, des ventes de CD, des leitmotivs de tous genres (les acteurs tentant tous de devenir « Caroline » jusqu’à se faire abattre, par exemple). Ces failles constitutives, à la manière des ruptures musicales, plastiques, dramatiques, mélodiques ou injonctives, nourrissent la dynamique de détournement et imprègnent l’ensemble de la dramaturgie à la manière d’une dispersion générale (phénomène sur lequel nous reviendrons) qui bouleverse toutes certitudes. Dans sa critique du spectacle intitulée « Mouvance post-dramatique et kitsch », Gilbert David montre que 

[p]ar [un] double jeu constant, l’ironie est forcément de la partie, car il n’y a plus de cadres stables pour guider la réception du public, toute forme d’affirmation se voyant opposer son contraire : il revient à chacun, dès lors, de construire vaille que vaille une « histoire » tout en sachant que celle-ci n’a par avance aucune chance d’avoir un statut d’autorité

(David, 2014 : 86).

Nous sommes face à une dramaturgie performative dont la capacité intermédiale touche à l’informe, c’est-à-dire à une scène qui ne se limite plus au dialogue artistique entre ces médias, mais qui prend le risque de perdre le contrôle de ce même dialogue, de bouleverser les places assignées, d’expérimenter les savoirs de chacun, de jouer de l’errance pour l’acteur qui cherche sa place au sein d’une scène sans bord. Il s’agit d’une dramaturgie performative – en raison aussi d’un processus de création en continuelle reconfiguration – qui mène plutôt vers des collisions de pratiques que vers des résultats et une finalité. En ce sens, notre recherche d’une dramaturgie de l’informe impliquerait que la fonction de dramaturge prenne le dessus sur celle du metteur en scène. Si l’oeuvre théâtrale n’est plus une représentation mais bien une présentation[6], elle appelle le dramaturge à réajuster constamment, du processus à la présentation publique, ses intentions. Le Bureau de l’APA s’est particulièrement appuyé sur cet acte créateur pour jouer, comme le font les enfants, d’une dramaturgie de l’informe : un informe agité, offensif, concret, critique et fragile, où la dislocation des formes entraîne celle de la pensée et fait proliférer les événements et leurs répercussions, et ce de façon un peu ivre et très joyeuse.

De même, comme le suggère Patrice Pavis, le spectateur, devant cet événement dramaturgique, tend à devenir lui-même un dramaturge de la réception (Pavis, 2014 : 70). À cet égard, Nelson rappelle que Kattenbelt parle de la performativité de l’intermédialité pour la définir surtout sur le plan perceptif du spectateur, à travers une « remobilisation des sens » (Kattenbelt, traduit dans Nelson, 2015 : 152). En se référant au tournant performatif en art tel qu’évoqué par Erika Fischer-Lichte dans Ästhetik des Performativen (2004), Kattenbelt remarque que le théâtre n’est pas constitué par la performativité de la situation, mais par l’orientation esthétique du spectateur. Or, l’orientation dans un champ de relations toujours en mouvement, comme c’est le cas chez le Bureau de l’APA, est devenue tellement équivoque que le spectateur, performatif lui-même, accepte de poursuivre son chemin en modifiant régulièrement ses horizons d’attente.

Vers la dramaturgie sonore de l’informe : Liaisons sonores (performance radiophonique)

Cette première illustration nous permet de faire une transition vers notre propre recherche-création, de manière à resserrer notre propos vers une dramaturgie de l’informe qui ne craint pas la matérialité et la faillibilité de l’écriture sonore. Depuis 2005, au sein de la Chaire de recherche du Canada pour une dramaturgie sonore au théâtre, nous cherchons à donner au son d’autres modes de processus qui ne considèrent plus seulement la scène comme lieu de construction d’image, à la manière d’une peinture, d’un visage, d’un paysage, où toutes les composantes doivent servir à la perception optique et à la hiérarchisation par le drame. Cette conception du son se détache de la fonction décorative et explicative, et, grâce à la technique, gagne en autonomie et se réinvente. Ainsi, le premier objectif de la Chaire consiste à mettre en relation la scène avec l’art sonore, où le son comme média premier est interdisciplinaire dans sa nature (acoustique, électronique, environnemental, etc.) et hybride dans ses formes (musique, poésie, radio, vidéo). En plus de nous engager dans cette ouverture interdisciplinaire, esthétique mais aussi technologique, notre rapprochement avec l’art sonore nous permet d’expérimenter une connexion sensorielle entre la vue et l’ouïe qui joue de l’écart et motive davantage de connivence et d’incidence. La pratique dramaturgique qui en émerge nous rapproche de la notion de dispositif.

Dans la continuité de Foucault, qui définit le dispositif comme « un ensemble résolument hétérogène » (Foucault, 1994a : 299) et comme « réseau qu’on peut établir entre ces éléments » (idem), Anne-Marie Duguet (2002) valorise la capacité d’articulation stratégique entre ces éléments hétérogènes, instituant des manières d’être, de faire, de se comporter. Nous explorons alors un dispositif théâtral qui prolonge le mouvement d’intermédiation de l’art sonore en menant une recherche qui se bâtit à partir du monde qui nous environne, comme François-Bernard Mâche l’évoque à propos de la musique concrète (Mâche, 1998 : 21). Il s’agit d’un programme où le Sound Art, qui s’attache à l’espace réel et concret (Hellerman et Goddard, 1983), rejoint l’approche de l’espace théâtral chez Schechner. Celui-ci détermine le théâtre environnemental à travers la circulation de deux tendances : 1) l’espace transformé, où il y a « création d’un environnement par transformation de l’espace » (Schechner, 2008 : 132) et où l’acteur contrôle la situation et la place des spectateurs; 2) l’environnement négocié ou l’espace trouvé, qui consiste en « une mise en place d’un dialogue scénique avec l’espace » (idem) à travers lequel acteurs et créateurs consentent à ce que, parfois, les spectateurs prennent contrôle sur la performance.

Ainsi, pour élargir notre écoute à des aspects extérieurs au champ dramatique, nous tentons d’affranchir le son du cadre de la scène enfermée dans une boîte noire et de nous délocaliser[7] vers des environnements plus imprévisibles. La technologie mobile apporte une perspective géographique à la recherche d’un son pour la scène en facilitant l’enregistrement de paysages, de lieux, de personnes. À présent, nos appareils audionumériques plus légers et autonomes en énergie ainsi que l’essor des réseaux interactifs transforment les modes de processus permettant de capter, composer et diffuser en temps réel à travers « une société en réseau » que le sociologue Manuel Castells a particulièrement détaillée depuis la fin du XXe siècle (Castells, 2001 et 2002). Cette démarche mobile et in situ du son produit certes un élargissement de notre « audiosphère » (Joy, 2012 : 99)[8], mais se confronte aussi à une écoute qui intègre un temps d’errance et de perte – peut-être plus importants, comme le suggère Daniel Deshays, que l’acquisition d’un son « capturé » (Deshays, 2001) –; un engagement sensible, physique et matériel pour saisir les sons qui imprègnent la création de l’oeuvre scénique, d’une part, en considérant l’espace non plus seulement comme le cadre de présentation, mais aussi comme une instance capable de générer l’oeuvre elle-même (Lelong, 2007 : 13) – comme c’est le cas pour les musiques dites « situées » – et, d’autre part, en rendant l’auditeur en quelque sorte témoin du processus, faisant l’expérience dramaturgique du trajet sonore (Joy, 2010 : 109). Il s’avère que notre errance aura capté non seulement ce qui a été choisi de faire entendre, mais ce qui s’est passé réellement.

Dans une perspective intermédiale, on pourrait qualifier cette conception sonore d’informe puisqu’elle s’attache bien moins à la question de son objet (repérable, acquis et reproductible) qu’à celle des relations parfois fortuites dans l’en-cours de l’évènement d’une écoute qui divague, pour rappeler Peter Szendy (2001 : 146)[9]. L’expérience de cette captation sonore pour la scène théâtrale confirmerait alors son lien avec l’art sonore qui est davantage une question d’approche, de façon de voir les choses, que de création d’oeuvres acoustiques en tant que telles (Chapman, 2012 : 64). Il s’agit d’une recherche désirante désirante du son qui répond, comme Owen Chapman le décrit dans sa recherche sur la mobilité sonore, à la spontanéité du voyage et de la rencontre :

À travers des réseaux, des souvenirs, entre les gens et les lieux, des performeurs aux auditeurs, dans le temps autant que dans l’espace, en direct et à travers les enregistrements mécaniques et électroniques, les fichiers numériques et instruments de musique. Le son est constamment en mouvement, en même temps qu’il résonne dans les moments sonores singuliers où il est entendu[10]

(Chapman, 2013).

Cette investigation pour une dramaturgie sonore de l’informe, nous l’éprouvons plusieurs fois[11], et particulièrement lors de notre recherche-création Liaisons sonores (performance radiophonique)[12]. Il s’agit d’un long processus qui se développe en quatre périodes, de 2012 à 2016, entre le Québec et la France. À la première étape, ce sont d’abord quatre artistes[13] qui s’immergent dans le village de Mashteuiatsh, laissant venir à eux les indices, les rencontres et autres événements[14] en accumulant des ressources dont la diversité n’indique aucune anticipation narrative ou dramaturgique. En effet, à côtés des sons captés (train du village, eau du lac, vol des oies sauvages, ateliers avec des enfants, voix du conteur et du guide, etc.), nous récoltons des sons d’archives (chant ancestral), nous explorons des sons électroniques et synthétiques auxquels nous juxtaposons divers objets traditionnels (tegwan, cornemuse, flûte) avec des objets détournés (scie à bois, différentes roches, grosse branche, réfrigérateur, lampe de bureau, hydrophone…) (figures 1 et 2). Au bout d’une semaine de déambulation en écoute active, nous constatons qu’à cette juxtaposition de sources sonores s’ajoute un échange interculturel concernant la condition des Ilnus au Québec comme des Bretons en France. Le son se révèle ici foncièrement un champ de relations prolifiques et inattendues. Pour maintenir cet état d’écoute événementiel, la dramaturgie informe qui se dégage nous pousse à mettre en place deux formes simultanées : une performance donnée en direct dans un lieu fermé (le Pavillon des arts du site Uashassihtsh à Mashteuiatsh et la galerie d’art Centre Bang à Saguenay) et une diffusion radiophonique (sur la radio communautaire CHUK FM 107,3 de Mashteuiatsh) qui nous permet de ne pas confiner les limites scéniques à celle du plateau. Le champ d’interactions qui se construit rend compte certes de la mobilité géographique, sociale et culturelle de l’expérience sonore et, en même temps, suggère à Michaël La Chance (qui assiste à notre performance) de préférer au terme « dispositif » celui de « dispersif sonore ». Il montre que la part relationnelle du dispositif, de mise en réseau, ne garantit pas la construction d’un espace d’écoute pour une attention critique, une rencontre ou un partage. Devant un dispositif sonore et théâtral où, dans un même lieu, à un même moment, acteurs et spectateurs sont immergés au coeur d’une proposition indéterminée et hétérogène multipliant les relations – dépassant ainsi le périmètre du face-à-face –, les espaces, les temps et les points de perception, La Chance parle plutôt d’un dispersif sonore dans lequel nous sommes invités à redécouvrir la polyvocité de la conscience, à éprouver celle-ci comme multitude extérieure (La Chance, 2015 : 85). Que ce soit à travers la composition elle-même ou la manière de l’écouter, la spatialisation dans la salle ou la diffusion radiophonique, l’auditeur produit lui-même son parcours sonore.

À la deuxième étape, en 2014, de retour à Mashteuiatsh, nous voulons amplifier cette polyvocité en élargissant nos collaborations avec un poète, une vidéaste et un spécialiste de la radiophonie[15] qui entretiennent le « trouble » des frontières établies entre le théâtre, la création sonore et la performance vidéo. Il nous semble important que notre approche dramaturgique du son génère du texte (au préalable et en direct) et un travail de voix amplifiée, de l’image et une expérimentation de sa captation à sa projection et, surtout, une considération plus approfondie de ce qui distingue l’espace scénique de l’espace radiophonique. La stratification de ces éléments trouve sa forme dans une écriture circulaire qui repose sur une spatialisation à huit haut-parleurs, contribuant à la mobilité du son et à la mise en valeur de l’aspect dispersif de notre composition et participant à l’intégration des spectateurs tant dans le son que dans l’image. À l’aide du texte, le rapport aux langues devient également un « geste d’incitation à la rencontre avec la musicalité des sons du monde » (Ripault, 2007 : 22). Encore une fois, il ne s’agit pas de documenter la langue ilnu, mais de saisir qu’un texte n’est pas seulement désiré pour le message qu’il véhicule, pour le drame de l’action qu’il organise, mais pour l’extension physique de son verbe. À cet égard, il est admis que les nouvelles écritures dramatiques tournées vers l’exploration sonore du verbe génèrent de nouvelles formes de jeu et de présence chez l’acteur. En retour, au-delà des effets de micro, on commence à s’intéresser au travail de la voix[16] qui tend à conquérir des espaces d’énonciation qui, sans exclure la profération du texte, s’abandonnent à d’autres manifestations vocales. Le micro implique, au-delà de la voix, bien d’autres moyens buccaux. Par exemple, le texte Mashk[17] d’Édouard Germain aux allures de chant « hétérophonique », dans la lignée des expériences d’Henri Chopin, Brion Gysin, François Dufrêne ou Bernard Heidsieck, appelle une performance vocale qui rend perceptible l’élaboration et la perception du mot comme une chose sonnante et tactile, et non comme un signe (figure 3). Dans la mouvance de Fluxus, ce travail de corps sur la voix est avant tout une relation d’écoute d’un matériau pauvre, une écriture immédiate des sons et des corps, parfois irreprésentable en d’autres temps et lieux, qui favorise encore ce passage de l’oeil à l’oreille, faisant en sorte que le son signe le sens.

C’est donc d’une relation étroite, d’un corps à corps entre l’oreille et la bouche, dont il est question entre le poète ilnu, l’acteur français et les interventions sonores qui nous traversent. Aussi, en s’intéressant à la voix, on s’intéresse à la composante qui stimule et inscrit cette mutation du texte postdramatique comme un matériau sonore et qui, à l’inverse, rejoint l’idée schafferienne que « le son est un verbe » (Schaffer, 2009 : 32). Cette valeur sonore de la voix trouvera véritablement son espace radiophonique en 2016, lors de la quatrième étape[18]. Dans une volonté de réciprocité sonore entre les cultures ilnu et bretonne, nous organisons une dernière résidence à Saint-Cadou, dans le centre du Finistère en Bretagne, où, à nouveau, nous participons à des rencontres et des événements au sein d’une école primaire, auprès d’artisans, de musiciens, de conteurs et en collaboration avec deux danseuses[19] (figure 4). C’est aussi à ce moment que nous explorons davantage le médium radiophonique à partir d’une webradio[20]. S’il nous est important de faire entendre et de sonifier les corps en mouvement, il faut accepter que l’espace scénique se distingue de l’espace radiophonique, cette « bouche d’ombre » d’où sortent des bruits, comme le nommait Jean Cocteau[21] (cité dans Richard, 2007 : 106). D’autant que, rappelons-le, le spectateur « en présence » est invité à intégrer notre cercle, où sont assis les performeurs, et, en quelque sorte, à participer à un certain échange collectif (pas forcément dialogique mais plutôt polyphonique). Chez l’auditeur, certes, il peut y avoir « l’impression que sa solitude est rompue, qu’il entre en relation avec les autres, tous les autres de n’importe où. Mais le résultat de ce processus de communication qu’implique la radio dans son utilisation la plus courante, c’est une mise en condition plutôt qu’un dialogue » (ibid. : 107). Aussi Pierre Tremblay-Thériault, en complicité avec André Éric Létourneau, produit-il un montage en direct des actions mises en jeu dans la performance pour créer une image sonore originale où « l’ouïe, seule sollicitée, est amenée à suppléer aux autres sens » (ibid. : 108). À travers cette extension radiophonique, l’absence d’une perception visuelle nous permet de nourrir la complexité, la multimodalité et l’ambiguïté de notre dramaturgie sonore.

Or, en cours de création, nous décidons de mettre en jeu cette résonance radiophonique pour rendre possible une stratification de l’écoute. Dès le départ, nous faisons circuler une paire d’écouteurs pour que, tout le long de la présentation, le spectateur puisse vivre plusieurs sollicitations sonores réparties inégalement sur différents plans de l’espace scénique. Son attention est distraite par l’effet de décentrement causé par la juxtaposition de plusieurs actions sonores : si cette composition multiphonique implique une pluralité spatiale, ce n’est pas pour assurer une corrélation entre les zones sonores, mais plutôt pour assumer leur autonomie et l’instabilité des liaisons qui en émerge. Pour le spectateur, cet éclatement fait de la présentation une expérimentation de son écoute qu’il lui faut conduire et moduler, acceptant qu’elle reste partielle et cheminante. Sa perception faillible de notre scène sonore n’évacue pas son interprétation : elle la dynamise par l’échange incessant qui est proposé. Espérons également que ce parcours entre le réel dispersé et l’imaginaire qu’il suscite élargisse son ressenti non seulement dans une dimension extensive mais, comme le précise Manola Antonioli à propos du concept de carte chez Gilles Deleuze et Félix Guattari, aussi dans une dimension intensive (Antonioli, 2010 : 10). Ce spectateur dramaturge assis dans le cercle participe à l’informe de notre performance en s’engageant dans un travail des formes, des perceptions des formes. L’expérience sonore de la scène devient, pour les artistes comme pour les spectateurs, celle d’une superposition de trajets réels, de montage fictionnels et virtuels qui les poussent à devenir arpenteurs ou cartographes toujours en processus, toujours en voyage.

Figure 1

Liaisons sonores, avec Alain Mahé. Festival Longueurs d’onde, Galerie Passerelle de Brest (France), 2015.

Photographie de Sylvain Aubry

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Figure 2

Liaisons sonores, avec Alain Mahé. Appartement de Cécile Borne et Thierry Salvert, Douarnenez (France), 2016.

Photographie de Cécile Borne

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Figure 3

Liaisons sonores, avec Andrée-Anne Giguère, Édouard Germain et Emanuela Nelli. Festival du Lac, gîte de l’école de Saint-Cadou (France), 2016.

Photographie de Jean-Paul Quéinnec

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Figure 4

Liaisons sonores, avec Édouard Germain, Andrée-Anne Giguère, André-Éric Létourneau, Alain Mahé, Emanuela Nelli, Sonia Robertson, Thomas Sinou et Pierre Tremblay-Thériault. Festival du Lac, gîte de l’école de Saint-Cadou (France), 2016.

Photographie de Jean-Paul Quéinnec

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Dans cette volonté de circulation, entre notre pratique d’une écriture sonore et un état d’esprit performatif, Liaisons sonores laisse émerger un espace d’interactions – constitué parfois de réseaux complexes et de présences indéterminées et inapaisées – avec le spectateur, repensant les notions de pouvoir, d’authenticité, d’échanges non autoritaires, de participation collective et de convivialité, que l’on peut rencontrer chez des artistes comme Jacob Wren ou le Bureau de l’APA. On pourrait alors dire que la dramaturgie informe du son invite activement au doute, à l’errance, mais aussi à l’étendue d’un imaginaire et du désir enjoué d’être à l’écoute chez un spectateur performatif.

***

À travers cette question de la dramaturgie sonore au théâtre, nous voulions montrer que la notion d’informe défendue par Bataille au début du XXe siècle et revisitée par Didi-Huberman dans une perspective anthropologique de l’iconographie s’inscrit parfaitement dans le paysage de la scène actuelle, au Québec comme ailleurs. Elle trouve un arrimage certes chez Brecht, mais particulièrement dans un mouvement esthétique de l’essai des années 1970 et 1980 et se reconnaît parfaitement quand la scène se décide à ouvrir son langage aux nouvelles technologies; une approche matérielle qui, pour certains créateurs, aura permis d’appuyer des effets dramatiques spectaculaires et soi-disant à la mode, et qui aura, pour d’autres, contribué à déclasser et à décloisonner un territoire scénique replié sur ses ressemblances, qu’il fallait absolument réinventer. Cette réinvention ou cette recherche-création, on pourrait la qualifier de symptomale puisque, si elle est enjouée, excitée et prolifique à travers ses outils, elle n’en assume pas moins un désir de faillibilité, d’inachèvement, de doute critique et d’imprévisibilité qui dépasse l’opposition entre théâtre et performance, entre savoirs et non-savoirs, entre réel et virtuel, entre professionnel et amateur. Il en émerge une oeuvre scénique toujours en débat, toujours en formation (ou en processus), toujours en extension temporelle, narrative ou conceptuelle et débordant dans l’espace public. Une transformation de la scène en une plateforme intermédiatique qui illustre, peut-être bien plus que l’enjeu interdisciplinaire, que les différents médias mis en contact ne cherchent plus forcément de cohérence entre eux, ne cherchent plus à créer d’interaction entre chacun d’eux.

De même, à travers Liaisons sonores, nous voulions montrer que les notions de dispositif et de mobilité prolongent cette recherche intermédiale d’une dramaturgie de l’informe en affirmant la primauté de la relation (Méchoulan, 2003 : 12), mais de manière dispersive. Cette performance radiophonique tente d’expérimenter le concept d’intermédialité comme celui d’informe, à la lumière d’une poétique des dispositifs qui « fait ressortir le caractère composite de tout processus de création, [étant] autant capable d’organiser que de défaire […] les configurations de l’ordre établi » (Ortel, 2008 : 18). Il s’agit d’une performance qui s’affiche comme forme inachevée et précaire, un objet en transformation, une sorte de carte en mouvement conçue comme un agencement discontinu de sons, d’images et de danse où s’emboîtent – mais ne se répondent pas forcément – une multiplicité de résonances. Ce que nous désirions obtenir ressemblait à un palimpseste à l’intérieur duquel se dessinent et se chevauchent des cheminements et des narrations possibles, une cartographie informe capable d’accepter que son indécidabilité se constitue à l’aide d’une matérialité plus mobile et d’une convivialité créative. En ce sens, Liaisons sonores confirme que la dramaturgie informe du son repose sur ce besoin d’un contact processuel entre l’artiste et le spectateur, contact en action dont le trouble inquiétant et joyeux fait là aussi déborder la fonction du spectateur qui n’interprète plus seulement l’oeuvre, mais s’y inscrit résolument.