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Dans son article « Leibniz’ “Discours on the Natural Theology of the Chinese” and the Leibniz-Clarke Controversy », Albert Ribas montre une série de coïncidences doctrinales entre l’interprétation leibnizienne de la philosophie chinoise et la critique de Leibniz contre le système newtonien, défendu par Samuel Clarke[1]. À l’instar de cet excellent travail d’histoire de la philosophie, nous allons essayer de mettre en évidence le rapport entre la lecture leibnizienne de la « théologie naturelle des Chinois » et la controverse Leibniz/Descartes sur la conception de la substance.

Le Discours sur la théologie naturelle des Chinois (1715-1716), un traité consacré à l’analyse des doctrines philosophiques chinoises, est une attestation de l’immense intérêt que la Chine, et plus particulièrement la philosophie chinoise, suscitaient en Europe, dans le sillage des missions catholiques établies dans ce pays depuis 1583. Il est à la fois la culmination de plus d’un siècle d’accumulation de connaissances sur la culture chinoise, grâce aux données de première main rapportées par les missionnaires, et un des derniers grands ouvrages « scientifiques » sur celle-ci avant que la Chine devienne un objet fantasmé de la « sinophilie » au siècle des Lumières. Ce texte, unique en son genre, car appuyé sur le singulier système de la philosophie leibnizienne, est donc un document précieux pour l’étude de l’histoire de la compréhension européenne de la pensée chinoise.

Or, bien que le Discours porte sur un objet lointain et non familier pour la plupart des lecteurs de son temps, à savoir la philosophie chinoise, et que, comme nous allons le montrer, il prenne en compte des données entièrement étrangères aux traditions européennes, ce texte reste une partie intégrante de la philosophie leibnizienne dans son ensemble et, par là, de l’histoire des idées de l’âge classique européen. Comme le démontre amplement l’article de Ribas, l’histoire de la pensée européenne peut éclaircir la lecture de ce texte d’une lumière nouvelle. C’est dans cette optique que nous voulons contribuer à la compréhension de ce monument de l’échange philosophique entre la Chine et l’Europe, par une mise en rapport entre le Discours et un des sujets clés de la controverse entre Leibniz et les cartésiens, à savoir la conception de la substance. Cette démarche permettrait également d’intégrer un sujet mineur et souvent oublié, à savoir la Chine, dans l’étude de l’histoire de la philosophie européenne à l’âge classique.

Quelques aspects du texte

Le Discours sur la théologie naturelle des Chinois, ou Lettre de M. Leibniz sur la philosophie chinoise à M. de Rémond[2] fut sans doute écrit entre novembre 1715 et janvier ou mars 1716, pour répondre à un courrier de Nicolas Rémond. Dans sa lettre à Leibniz, celui-ci inclut trois textes sur lesquels il demandait l’opinion du philosophe allemand. Ces trois textes sont : l’Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et la nature de Dieu (1708) de Malebranche[3], le Traité sur quelques points de la religion des Chinois (1627-28) par Niccolò Longobardo, missionnaire jésuite en Chine[4], et le Traité sur quelques points de la mission en Chine (1701) d’Antonio a Santa Maria Caballero (ou « Antoine de Sainte-Marie » chez Leibniz), missionnaire franciscain dans ce même pays[5].

De ces trois textes, celui de Malebranche est le seul qui n’apparaît pas dans le Discours. Son rapport avec celui-ci est donc plus obscur. Gregory M. Reihman parle de l’« influence » de Malebranche sur la rédaction du Discours, en soutenant la thèse, hypothétique, que c’est lui qui montra le premier à Leibniz le lien entre la philosophie chinoise et son propre système philosophique, car dans les écrits leibniziens antérieurs à sa lecture du texte de l’Oratorien sur la Chine, ce lien n’apparaît pas[6]. Cette hypothèse est, selon nous, possible, mais manque de soutien textuel. En plus, il est difficile de soutenir que Leibniz ait besoin d’un texte tel que l’Entretien, qui rapproche la philosophie chinoise du spinozisme plutôt que du système leibnizien, pour discerner l’affinité entre elle et sa propre pensée. Il est plus juste de dire que le Discours est une réaction critique à l’Entretien, et que, comme le montre Michel Dupuis, Leibniz et Malebranche ont chacun développé une vue de la philosophie chinoise selon des perspectives très différentes[7]. Pour Malebranche, l’enjeu d’écrire son Entretien réside surtout dans l’appréhension et la prévention du spinozisme et donc de l’athéisme dissimulé dans la philosophie chinoise, alors que, pour Leibniz, l’objectif est plutôt de soutenir, dans la fameuse Querelle des rites chinois, le « camp jésuite » en faveur de l’accommodation du christianisme à la culture locale : chacun son combat.

Les deux autres traités, écrits par des missionnaires en Chine, constituent en revanche les sources principales de l’instruction de Leibniz sur la philosophie chinoise dans le Discours, bien qu’il ait déjà acquis une connaissance de la culture chinoise par d’autres voies au moment où il l’écrivait[8]. Sur ces deux sources, Leibniz écrivit à Rémond :

Le père Longobardi, jésuite (…) a rapporté dans un petit ouvrage imprimé plusieurs passages des auteurs civiques chinois, mais dans le dessein de les réfuter (…) j’ai cru que ce que j’en tirerais pour donner un sens raisonnable aux dogmes autorisés de la Chine serait plus sûr et moins sujet à être soupçonné de flatterie. À quoi je joindrai par-ci par-là ce que le père Antoine de Sainte-Marie, attaché au sentiment du père Longobardi, a ajouté[9].

Le « petit ouvrage » de Longobardo, c’est-à-dire le Traité sur quelques points de la religion des Chinois, a pour objectif de donner une explication systématique de la philosophie chinoise, et plus particulièrement de la philosophie confucéenne et néoconfucéenne. Dans cet ouvrage, on voit un effort de la part du missionnaire jésuite d’intégrer dans le cadre de la métaphysique européenne certains concepts clés du néoconfucianisme[10], comme le li (理 : ordre, raison, principe), le qi (气, ou Ki chez Longobardo et Leibniz : air, souffle, énergie), et le taiji (太极, ou Taikie chez Longobardo et Leibniz : le faîte suprême), et du confucianisme ancien, notamment le shangdi (上帝, ou Xangti chez Longobardo et Leibniz : l’empereur d’en haut). Une des thèses principales que défend l’auteur consiste à affirmer que, d’une part, le « Li », premier principe du système chinois et première cause du monde, est l’équivalent de la « matière première » de la philosophie aristotélicienne, et d’autre part, de ce premier principe est sorti par émanation le « Taikie », ou « l’air »[11], c’est-à-dire la matière prochaine, dont toutes les choses matérielles sont composées[12], processus qui s’accomplit grâce au « Ki »[13], « cause instrumentale et formelle »[14]. En outre, Longobardo affirme que les néoconfucéens (les « interprètes ») identifient leur premier principe « Li » à la figure de « Xangti » (Empereur d’en haut) qu’on trouve dans les classiques chinois et qui, selon ces textes, « gouverne le monde, récompense les bons et punit les méchants »[15], et que, par conséquent, ni le « Li » ni le « Xangti » ne peuvent être l’équivalent du Dieu dans sa conception européenne[16].

Il faut remarquer que le Traité de Longobardo entend ces concepts dans des sens assez différents de ceux qu’ils reçoivent dans la tradition chinoise. Par exemple, étymologiquement, le li (理) désigne les veines à l’intérieur du jade, pierre très prisée en Chine, et par extension, il assume des sens différents tels que l’ordre, la règle ou la raison, etc. Et dans le néoconfucianisme, de manière générale, le li est une sorte de principe d’intelligibilité des choses. Comme Zhu Xi le dit, chaque chose a son li[17]. Mais dans son sens spécifique, il est le principe d’intelligibilité de l’univers dans son ensemble, en tant que principe du dynamisme qui anime l’alternance des deux énergies (yin et yang) et des cinq mouvements (五行 wu xing), processus qui engendre continuellement le monde. Comme Mungello l’a bien remarqué, non seulement les choses naturelles ont un li, mais également les phénomènes et les relations sociaux[18]. D’autre part, le qi (), littéralement « air » ou « souffle », signifie, dans un sens philosophique, une certaine énergie universelle, à mi-chemin entre le spirituel et le matériel, dont le dynamisme (régi par le li) est la source de l’activité de toutes choses dans l’univers. Il est aussi le « matériau » par lequel toutes choses, y compris l’homme, sont faites. Dans le néoconfucianisme, surtout depuis Zhu Xi, le li et le qi sont deux aspects inséparables à la fois de manière générale et dans chaque chose. Il est donc évident qu’il existe un décalage entre l’interprétation que Longobardo fait de ces concepts et leur sens originel. Mais le missionnaire jésuite a bien saisi d’autres éléments fondamentaux de la pensée néoconfucéenne sur le li et le qi, par exemple le fait qu’ils sont inséparables l’un de l’autre : le « [Li] ne peut subsister par elle-même, mais qu’elle a besoin de l’air primogène »[19]. C’est un point important pour l’interprétation de Leibniz, comme on le verra par la suite.

Le Traité sur quelques points de la mission en Chine de Caballero est un texte beaucoup plus tardif (1701). C’est à la fois une synthèse des expériences et des réflexions missionnaires sur les sujets centraux de la Querelle des rites, c’est-à-dire la signification des cultes chinois et des termes chinois pour Dieu, l’âme, les anges, etc., et une arme polémique contre la politique jésuite de l’accommodation du christianisme à la culture chinoise. En dehors d’une section importante sur les cultes chinois, ce texte de Caballero s’appuie sur le Traité de Longobardo pour donner une interprétation renouvelée des notions centrales de la philosophie chinoise, tout en intégrant des sources inédites, à la fois de la tradition chinoise et de la part des missionnaires européens, et des réflexions de l’auteur lui-même. Celui-ci présente le différend qui a eu lieu entre les deux groupes de missionnaires jésuites au début du 17e siècle, à savoir entre ceux qui, à l’instar de Matteo Ricci, admettaient une reconnaissance de Dieu et de l’immortalité de l’âme humaine chez les Chinois (plus particulièrement chez les confucéens), et ceux, comme Longobardo, qui s’y opposaient, et c’est à ce second groupe que Caballero se rallie de manière explicite. Les conclusions du missionnaire franciscain sur les concepts clés de la philosophie chinoise sont essentiellement les mêmes que celles de Longobardo. Par exemple, concernant le concept de Li, Caballero est de l’avis que « ce premier principe, dans l’esprit des Chinois, n’est autre chose que la matière première »[20] ; il le rapproche d’ailleurs du concept de « matière informe » dont parle Saint Augustin dans le Livre 12 des Confessions[21].

Le principe herméneutique de Leibniz

Nous allons maintenant examiner le travail interprétatif que Leibniz fait du concept de Li dans son Discours, non pas pour donner une synthèse de son interprétation[22], mais plutôt pour mettre en lumière son principe herméneutique.

Tout d’abord, il faut noter que, sur le Li et sur la philosophie chinoise en général, Leibniz ne fait pas une interprétation originale, mais il s’agit plus exactement d’une réinterprétation. Car le matériau sur lequel travaille Leibniz, ce sont des citations qu’il a trouvées dans les textes des Longobardo et de Caballero. Il n’y a aucune source chinoise de première main. Autrement dit, il travaille sur quelque chose qui est déjà le produit d’une interprétation. Il faut en outre noter que, chez ces missionnaires, et plus particulièrement chez Longobardo, il y a une critique, ou au moins une classification, des sources chinoises[23]. Mais, lorsque Leibniz invoque celles-ci, il le fait plutôt indistinctement. Du point de vue de l’herméneutique moderne, le travail de Leibniz se tient donc sur une base plutôt fragile. Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la justesse de cette interprétation en soi, mais plutôt la méthode que Leibniz utilise et le principe herméneutique qu’il y met en place.

Dans son Discours, le travail interprétatif de Leibniz consiste à réorganiser les citations des textes chinois rapportées par Longobardo et Caballero, en leur appliquant une nouvelle perspective. Il procède en deux temps. Dans un premier temps, il invoque les citations qui incitent à une identification entre le concept de Li et celui de Dieu. Par exemple, au ch. IV, Leibniz cite Longobardo : le Li est « raison ou fondement de toute la nature » (sect. 5, §1)[24] ; on dit qu’« il n’y a rien de plus grand, ni de meilleur que le Li » (sect. 11, §3), que « cette grande et universelle cause est pure, quiète, subtile, sans corps et sans figure, qui ne se peut connaître que par l’entendement » (sect. 5, §1). Il cite ensuite Caballero : le Li est « la loi qui dirige les choses, et une intelligence qui les conduit » (p. 62), « la loi et la règle universelle, selon laquelle le ciel et la terre ont été formés » (p. 65), « origine, source et principe de tout ce qui a été produit » (p. 72) ; et il est dit que le Li « prédomine sur tout, elle est dans tout, gouverne et produit tout en maître absolu du ciel et de la terre » (p. 73). À ces citations s’ajoutent encore, d’une part, les autres appellations que, selon Longobardo, les Chinois donnent au Li, notamment : « l’Être, la Substance, l’Entité », « Unité sommaire ou suprême », « l’Agrégée ou la plus parfaite multitude », « grand Vide ou Espace, la capacité immense », « souveraine plénitude », « Globe ou Rond », « Nature des choses », et « la Vérité et la Bonté »[25], et d’autre part, l’affirmation finale avec laquelle Leibniz clôt cette série de citations : selon Longobardo, « les Chinois attribuent au Li encore toutes sortes de perfections, de manière qu’il ne peut [y][26] avoir rien de plus parfait. Il est le souverain moyen, la souveraine droiture, la souveraine pureté. Il est souverainement spirituel, souverainement imperceptible ; enfin, si parfait qu’on n’y peut rien ajouter »[27].

Ce sont ces citations qui ont permis à Leibniz de conclure : « Après cela, ne dirait-on pas que le Li des Chinois est la souveraine substance que nous adorons sous le nom de Dieu ? »[28] C’est là que divergent les interprétations de Longobardo/Caballero et de Leibniz, car, en tenant compte des mêmes affirmations sur le Li, ces missionnaires, comme nous l’avons vu, concluent plutôt le contraire, à savoir que le Li « n’est autre chose que notre matière première »[29].

La raison pour laquelle Longobardo et Caballero soutiennent cette thèse négative sur l’identification du Li à Dieu, c’est qu’il existe aussi des expressions chinoises qui vont dans le sens contraire, rendant impossible ou improbable le rapprochement des deux concepts. Leibniz cite cinq objections de la part de ces missionnaires[30] afin de les réfuter. Deux de ces objections sont : d’une part, le Li n’a pas d’intelligence (synonyme de l’entendement), et d’autre part, il n’a pas de volonté. La manière dont Leibniz « détourne » ces deux objections est essentielle pour comprendre sa méthode herméneutique face à la philosophie chinoise.

La première objection (deuxième dans le texte) consiste à dire que le Li n’a pas d’intelligence. Leibniz cite divers passages du Traité de Longobardo : le Li « considéré en soi, est inanimée, sans vie, sans conseil et sans intelligence » (sect. 14, §19) ; que cette « grande et universelle cause, selon leur sentiment, n’a ni vie, ni savoir, ni aucune autorité » (sect. 5, §1) ; et également Caballero : « le père de Sainte-Marie cite Confucius dans son Lung-ïu, chap. 15, où expliquant le Li pour le Tao (règle), il dit qu’il est incapable de connaître l’homme, mais l’homme est capable de le connaître » (p. 81). Suivant la tradition scolastique[31], Leibniz tient pour un critère du vrai concept de Dieu que celui-ci possède l’intelligence. Et Longobardo et Caballero ne s’appuient pas sur d’autres critères pour exclure la possibilité que le Li des Chinois soit le Dieu des chrétiens, qui est intelligent par excellence. Ce qui est intéressant, c’est la manière dont Leibniz « détourne » le sens de ces citations. Le coeur de son argument consiste à distinguer deux sens différents du terme « intelligent » : d’une part, « à la manière humaine »[32], en tant que la faculté humaine de connaissance qui s’appuie sur le raisonnement et l’expérience[33], d’une part, et d’autre part, comme « plus qu’intelligent », c’est-à-dire « suréminemment » intelligent, en empruntant l’idée scolastique de la suréminence[34]. Pour Leibniz, « donnant au Li toutes les plus grandes perfections, ils lui donneront quelque chose de plus sublime que tout cela[35], dont la vie, le savoir et l’autorité des créatures ne sont que des ombres ou de faibles imitations »[36]. Pour le dire autrement, si ce que Longobardo et Caballero allèguent ailleurs reste valable, c’est-à-dire toutes les perfections attribuées au Li, à plus forte raison celui-ci est intelligent, et s’il ne l’est pas « à la manière humaine », alors il ne peut l’être que d’une manière « plus qu’humaine ». Pour Leibniz, ces missionnaires arrivent à la conclusion contraire, parce qu’ils privilégient certaines qualifications du Li au détriment d’autres, au lieu de chercher une explication qui « harmonise » le tout.

La deuxième objection des missionnaires, c’est le fait que le Li est dépourvu de la volonté, qui est, suivant la tradition scolastique[37], un autre attribut de Dieu. Citant Longobardo, Leibniz écrit : « Le (3)e argument est que le Li n’opère que par hasard, et non par volonté ou délibération du Li (sect. 5, §2), que l’air (protogène) est sorti naturellement et au hasard et (§3) que, naturellement et par hasard, l’air agité a produit la chaleur, et (§6) que la production du monde, du ciel, de la terre, s’est faite purement par hasard, d’une manière toute naturelle, comme le feu brûle, et comme la pierre tombe », etc.[38] De même que sur la question de l’intelligence du Li, Leibniz distingue deux sens du mot « volonté » : d’une part, la volonté dans le sens humain[39], qui, affirme Leibniz, « n’a aucun lieu en Dieu »[40], et d’autre part, il y a un autre sens, « suréminent » peut-on dire, du mot, que le philosophe allemand explique par son propre concept de « convenance »[41]. Pour Leibniz, sur la question de la volonté comme sur celle de l’intelligence, il faut chercher une manière de concilier ou d’harmoniser les différentes affirmations des Chinois sur le Li, plutôt que d’en choisir certaines en en rejetant d’autres.

L’examen de la réfutation de ces deux objections par Leibniz suffit pour dégager le principe herméneutique que celui-ci met en place dans sa réinterprétation du concept de Li, à savoir la présupposition et l’exigence d’une harmonie qui existe entre les différentes affirmations chinoises sur ce concept. Et c’est ce qu’il énonce et répète trois fois dans cette section de son Discours que nous venons d’examiner : « Il faudrait voir aussi s’ils ne donnent pas au Li plus d’attributs de Dieu, que d’attributs de la matière première ; et si le premier des deux dogmes n’a pas plus de liaison avec le reste de leur doctrine »[42] ; « il faut à l’égard d’une même secte[43], chercher une conciliation, et cela de la manière la plus uniforme »[44] ; et « pour parler distinctement de leurs dogmes, le plus sûr est de considérer plutôt la raison et l’harmonie des doctrines que l’écorce des paroles »[45]. L’harmonie interne au système de pensée chinois, cela est donc le principe herméneutique qui guide Leibniz dans sa réinterprétation du Li dans le Discours.

L’insuffisance du principe herméneutique : une « discrimination » contre Descartes ?

Dans une lettre à Molanus, en 1679, Leibniz écrit ceci à propos du concept de Dieu chez Descartes :

Le Dieu ou l’être parfait de Descartes n’est pas un Dieu comme on se l’imagine, et comme on le souhaite, c’est-à-dire juste et sage, faisant tout pour le bien des créatures autant qu’il est possible, mais plutôt c’est quelque chose d’approchant du Dieu de Spinoza, savoir le principe des choses et une certaine souveraine puissance ou nature primitive qui met tout en action et fait tout ce qui est faisable. Le Dieu de Descartes n’a pas de volonté ni d’entendement, puisque selon Descartes il n’a pas le bien pour objet de la volonté ni le vrai pour objet de l’entendement.[46]

En somme, le Dieu de Descartes n’est pas le vrai Dieu chrétien qui, selon Leibniz, devrait satisfaire à ces critères : être juste et sage, et posséder une volonté et un entendement qui ont pour objets respectivement le bien et le vrai.

Le concept cartésien de Dieu est sujet à des critiques de cette sorte durant tout l’âge classique. Leibniz n’est pas non plus le seul à les formuler contre Descartes. Mais ce qui rend l’affaire curieuse, c’est que c’est d’une manière extrêmement similaire que Longobardo et Caballero décrivent le concept de Li de la philosophie chinoise et, par là, le disqualifient comme un équivalent du concept de Dieu.

Par rapport au Li, concernant le critère de l’entendement, Longobardo écrit cette remarque dans son Traité : « le Li considéré en soi, selon les Chinois, est inanimé, sans vie, sans conseil et sans intelligence » (sect. 14, §19). Et Caballero, dans son Traité à lui, rapporte les propos de Confucius dans les Entretiens, à savoir que le Li est « incapable de connaître l’homme, mais l’homme est capable de le connaître » (p. 81). Le Li, que Leibniz identifie à la Divinité, est donc explicitement décrit comme étant dépourvu de l’entendement par ses sources. D’autre part, quant à la volonté, selon Longobardo, dans le processus par lequel l’univers matériel émane du premier principe Li, celui-ci opère par pur hasard : « [les Chinois] ont ainsi imaginé, que de cette matière première Li, est sorti l’air naturellement et au hasard » (sect. 5, §2). Le Li n’a donc pas plus de volonté que le « Dieu de Descartes ». Bien entendu, ces auteurs citent chacun une multitude de qualifications différentes du Li chez les Chinois, et celles que nous venons de citer ne sont pas les seules. Cependant, pour l’un et pour l’autre, être « sans entendement » et « sans volonté » font partie des caractéristiques dominantes du concept chinois de Li et donc le déterminent dans son essence[47].

Or, à partir de ces informations sur la philosophie chinoise, loin de conclure que « ce n’est pas un Dieu comme on le souhaite », comme il l’a fait pour le Dieu de Descartes, Leibniz dit tout le contraire :

Car le Li est éternel, et doué de toutes les perfections possibles ; en un mot, on peut le prendre pour notre Dieu, comme il a été démontré ci-dessus. Ainsi si le Xangti (上帝 shangdi : l’empereur d’en haut) et le Li sont la même chose, on a tout sujet de donner à Dieu le nom de Xangti. Et le père Matthieu Ricci n’a pas eu tort de soutenir que les anciens philosophes de la Chine ont reconnu et honoré un être suprême appelé Xangti, Roi d’en haut, et des esprits inférieurs, ses ministres, et qu’ainsi ils ont eu la connaissance du vrai Dieu[48].

Or, si le Dieu de Descartes n’est pas « un Dieu comme on le souhaite » pour la raison précise qu’il est dépourvu de volonté et d’entendement, comment comprendre le fait que le Li chinois, lui aussi présenté comme dépourvu de volonté et d’entendement, peut pourtant être identifié à « notre Dieu », à ce Dieu « juste et sage » ?

Comme nous l’avons vu, le principe herméneutique de Leibniz, par rapport à la philosophie chinoise, consiste à présupposer aussi longtemps que possible la cohérence ou l’« harmonie » interne, afin de « sauver » ses principes. Or n’existe-t-il pas aussi chez Descartes des éléments qui permettraient de « sauver » son concept de Dieu de la remarque de Leibniz : « ce n’est pas un Dieu comme on le souhaite » ? Descartes n’allègue-t-il pas ailleurs dans son oeuvre des attributs traditionnellement attribués à Dieu par les théologiens ? Dieu n’est-il pas aussi, selon le philosophe français, « souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout puissant »[49] ? Si c’est le cas, pourquoi Leibniz applique-t-il son principe d’harmonie à la philosophie chinoise et non à celle de Descartes ? Comment expliquer cette « discrimination » contre Descartes ? On ne peut pas trouver de réponse à ces questions dans les pages du Discours, ce qui veut dire que le principe herméneutique qui y est déployé de manière explicite ne suffit pas pour expliquer la démarche « discriminatoire » de Leibniz face à la philosophie chinoise et en regard de Descartes. C’est cette insuffisance du principe herméneutique de Leibniz dans le Discours qui exige de convoquer d’autres sources.

La controverse Leibniz/Descartes autour de la substance

Dans la fameuse controverse sur la vis viva (la force vive), Leibniz reproche à Descartes d’avoir établi la mauvaise loi de la conservation : la conservation de la quantité du mouvement (| mv |) au lieu de celle de la vis viva, c’est-à-dire du produit de la masse et du carré de la vitesse (mv²). Dans sa lettre à Rémond du 10 janvier 1714, Leibniz se prononce sur cette erreur de Descartes :

Si Descartes s’était aperçu que la nature ne conserve pas seulement la même force, mais encore la même direction totale dans les lois du mouvement, il n’aurait point cru que l’âme peut changer plus aisément la direction que la force des corps, et il serait allé tout droit au système de l’harmonie préétablie, qui est une suite nécessaire de la conservation de la force et de la direction tout ensemble[50].

Pour Descartes, la substance même du corps n’est pas intelligible en soi, mais sa nature est connue par ce que l’esprit y perçoit clairement et distinctement, c’est-à-dire, d’une part, par son attribut principal, l’étendue, et d’autre part, par les modes de celle-ci, à savoir la figure, la grandeur, le mouvement et la situation. De plus, la connaissance claire et distincte du corps et de l’esprit permet à Descartes d’établir le principe de leur distinction en tant que substances, car, selon Descartes, « la marque par laquelle nous pouvons connaître que l’esprit est différent du corps » réside dans le fait que « toute l’essence ou toute la nature de l’esprit consiste seulement à penser, là où toute la nature du corps consiste seulement en ce point, que le corps est une chose étendue, et aussi qu’il n’y a rien du tout de commun entre la pensée et l’extension »[51]. Le corps est donc réellement, c’est-à-dire substantiellement, distinct de l’esprit, et sa nature consiste seulement à être étendu, sans aucun mélange possible avec la substance pensante.

Cette conception de la substance corporelle chez Descartes constitue une des cibles les plus fréquentes de la critique leibnizienne. Selon Leibniz, « au-delà de ce qui est déduit de la seule extension et de ses variations ou modifications, il faut ajouter et reconnaître dans les corps certaines notions ou formes qui sont immatérielles, pour ainsi dire, ou indépendantes de l’extension »[52]. Le corps, en tant que substance, ne peut pas être pure étendue, mais des phénomènes empiriques, par exemple l’inertie, signalent que l’étendue toute seule ne peut pas désigner la substance, comme le pense Descartes, mais que celle-ci requiert encore un « sujet », c’est-à-dire « ce qui est étendu ». Il faut donc reconnaître, dans tout corps, un principe formel et immatériel qui lui est inséparablement uni et qui remplit la fonction de sa forme. Telle est la notion de force (vis) chez Leibniz, y compris, d’une part, la force active qui, elle-même, est double, car elle comprend, d’abord, la force primitive (vis primitiva), c’est-à-dire l’« entéléchie première » ou la « forme substantielle », concept aristotélicien rénové par Leibniz, et puis la force dérivée (vis derivativa), appelée aussi l’impetus, ou le conatus[53] ; et d’autre part, la force passive, c’est-à-dire la force « inertielle » qui résiste au mouvement.

Voyons maintenant ce que disent les Chinois sur cette question, selon la présentation de Longobardo et de Caballero. Dans son Traité, comme nous l’avons vu, Longobardo rapporte que les Chinois pensent que le Li « ne peut subsister par elle-même, mais qu’elle a besoin de l’air primogène »[54]. Chez Longobardo, le lien nécessaire entre le Li et l’air primogène est compris comme celui entre la « matière première » et ce qu’il appelle la « matière prochaine » :

[Les Chinois] ont tâché de découvrir comment de la matière première, ou de la Li, est sortie la matière prochaine, dont toutes les choses sont composées (…) Ils ont ainsi imaginé, que de cette matière première Li, est sorti l’air naturellement et au hasard, par cinq émanations et changements qu’ils marquent, qui se sont succédé, jusqu’à ce qu’il se soit fait matériel comme il l’est présentement, demeurant au milieu de ce chaos infini[55].

Présupposant que le Li est un principe matériel, et qu’il s’approche du concept de la matière première aristotélicienne, Longobardo le conçoit comme étant nécessairement lié à l’air primogène, c’est-à-dire à la matière prochaine ; matière première et matière prochaine sont inséparables l’une de l’autre dans le processus de l’engendrement du monde matériel. Cependant, le fait que le Li est le principe de la production des choses matérielles conduit Leibniz à une conclusion diamétralement opposée, car, selon lui, « cela prouve plutôt que le Li n’est point la matière première »[56]. Ce qu’il est important de noter, c’est que, par opposition à la conception de Longobardo, chez Leibniz, le Li est compris non pas comme la « matière première », mais plutôt comme un principe immatériel qui opère dans la matière.

Cet aspect de la compréhension leibnizienne du Li, selon nous, a une importance particulière, parce que, compris de cette manière, ce concept permet de séparer la philosophie chinoise de celle de Descartes. Car le lien inséparable entre le Li, principe immatériel selon Leibniz, et l’air primogène distingue nettement cette théorie « chinoise » de la théorie cartésienne de la substance corporelle, selon laquelle celle-ci n’est qu’étendue. Ce trait de la conception de la substance matérielle des « Chinois » la rend donc immanquablement anticartésienne et pro-leibnizienne.

C’est ce que A. Ribas a aussi remarqué en comparant le Discours sur la théologie naturelle des Chinois et la correspondance Leibniz-Clarke. Pour lui, l’inséparabilité entre le Li et son corrélat, que cela s’appelle « air primogène » ou « matière prochaine »[57], constitue une des « corrélations doctrinales » entre ce texte sur la philosophie chinoise et le Leibniz de la correspondance avec Clarke, représentant de la philosophie newtonienne. Ribas écrit :

What has to be emphasised is Leibniz’ attachment to the schema of the interweaving between matter and its active principle, that is, his attachment to his dynamicist model. This model is formulated with different terminology depending on the context : in the controversy with Clarke he inclines toward a discussion on the vis viva ; in the Discours the argument takes place in terms of Li and Qi. But the intention is the same : to rebut the traditional concept of matter as something inert and Cartesian dualism, both present in the Newtonian conception[58].

Un des apports essentiels de sa lecture sur la philosophie chinoise, ou plus précisément la philosophie néo-confucéenne, est donc pour Leibniz la découverte d’une théorie extra-européenne du dynamisme de la substance corporelle similaire à la sienne, ce qui lui sert d’argument à la fois contre les newtoniens et contre Descartes.

Dans la seule perspective de l’harmonie interne au sein d’une même école de pensée, que Leibniz évoque dans le Discours, il serait difficile de trouver une différence fondamentale entre le système cartésien et celui de la philosophie chinoise : les deux ont leur propre cohérence interne. Mais, d’après ce que nous avons vu, il y a un facteur qui distingue radicalement Descartes et la philosophie chinoise. Car ce avec quoi la conception chinoise du Li et du qi s’accorde, c’est le concept de la substance de Leibniz lui-même, alors que celle de Descartes le contredit. C’est donc la concordance avec sa propre conception de la substance qui commande, chez Leibniz, l’usage du principe d’harmonie interne sur le système chinois et non pas sur celui de Descartes. Autrement dit, il y a une « harmonie externe », celle avec la conception dynamique (une forme/force réside dans la substance corporelle) de la substance, qui est condition de l’usage de l’harmonie interne comme principe d’interprétation.

La substance et la théologie

En suivant notre raisonnement, il serait peut-être tentant de conclure que, si le critère fondamental pour l’application du principe herméneutique de Leibniz, c’est la conformité avec sa propre conception de la substance, le vrai sujet du Discours serait dans ce cas la philosophie de la substance et non la « théologie naturelle », comme l’indique le titre du texte.

Cependant, si l’on pense cela, ce serait oublier le contexte dans lequel le Discours est écrit, à savoir la Querelle des rites chinois, dont l’enjeu est l’évangélisation effective de la Chine. Nous rappelons que le but de Leibniz, en écrivant ce texte, est de soutenir l’approche jésuite par une « accommodation » du christianisme à la culture chinoise, contrairement aux missionnaires d’autres ordres religieux qui prônaient une imposition de la vision catholique « par le haut », sans tenir compte de la particularité de la culture locale. Et ce serait aussi ignorer les passages du Discours où la teneur proprement religieuse est indéniable, par exemple :

Ce que nous appelons dans l’homme lumière de la raison, eux, ils l’appellent commandement et loi du Ciel. Ce que nous appelons satisfaction naturelle d’obéir à la justice, et crainte d’agir contre elle, tout cela chez eux (et j’ajouterai encore chez nous) s’appelle inspirations envoyées par le Xangti, c’est-à-dire par le vrai Dieu. Offenser le Ciel, c’est agir contre la raison ; demander pardon au Ciel, c’est se corriger, et faire un retour sincère de paroles et d’oeuvres, à la soumission qu’on doit à cette même loi de la raison. Pour moi, je trouve tout cela excellent, et tout à fait conforme à la théologie naturelle, bien loin d’y entendre malice : et je crois que ce n’est que par des interprétations forcées, et par des interpolations, qu’on peut trouver à redire. C’est le christianisme tout pur, en tant qu’il renouvelle la loi naturelle gravée dans nos coeurs, sauf tout ce que la révélation et la grâce y ajoutent, pour mieux redresser la nature[59].

Aux yeux de Leibniz, la philosophie du Li des Chinois n’est donc pas simplement une théorie de la substance qui est en accord avec la sienne. Ce n’est pas une doctrine « toute humaine », comme le dirait Descartes. Mais, pour Leibniz, elle est « conforme » à la « théologie naturelle », et celle-ci s’entend chez lui comme ce qui « renouvelle la loi naturelle gravée dans nos coeurs », c’est-à-dire dans les coeurs de tous les hommes, quelle que soit leur culture. Notons qu’il parle ici de la « loi naturelle », une croyance qui apparaît déjà dans le christianisme primitif[60] et est véhiculée par la scolastique[61].

Dans le Discours, la « métaphysique » de la substance et la pensée théologico-religieuse co-existent. Loin de s’exclure l’une l’autre, elles sont profondément solidaires dans la pensée de Leibniz, et, comme nous allons le montrer, l’accord que le philosophe allemand cherche à établir entre son propre système et celui des Chinois repose précisément, en dernière analyse, sur la solidarité ou la continuité, qu’il conçoit entre le domaine de la pensée rationnelle, notamment la physique, et la théologie.

D’abord, que signifie la « théologie naturelle » pour Leibniz ? Quel est son contenu ? Et qu’est-ce qui distingue le vrai d’avec le faux en matière de théologie naturelle ? On connaît déjà le jugement de Leibniz sur Descartes : le Dieu de Descartes n’est pas un Dieu comme on le souhaite, ou autrement dit, ce n’est pas une conception conforme à la véritable théologie naturelle, selon ses critères. En revanche, les Chinois, eux, ont une vraie théologie naturelle, et Leibniz va jusqu’à dire que c’est « le christianisme tout pur ». Alors, qu’est-ce qui aurait fait de la philosophie des Chinois une véritable théologie naturelle, et non pas celle de Descartes ?

Si ce qui aurait distingué la philosophie des Chinois de celle de Descartes est, comme nous l’avons montré, la thèse selon laquelle le Li ne subsiste pas tout seul sans l’air primogène, c’est-à-dire que la matière et son principe formel sont inséparables l’un de l’autre, nous allons maintenant voir que cette thèse ne peut pas se concevoir isolément, mais qu’elle est reliée à un autre élément central dans le système leibnizien. Pour comprendre le fond de l’affirmation théologique de Leibniz sur la philosophie chinoise, il faut maintenant mettre en lumière la dépendance mutuelle entre la théorie dynamique de la substance et la théologie naturelle, d’une manière qui est caractéristique de la philosophie leibnizienne.

Dans son texte de 1702 déjà cité, Leibniz dit que « puisque les cartésiens ne reconnaissaient aucun principe actif, substantiel et modifiable dans le corps, ils étaient obligés d’en exclure toute activité (actio) et de la transférer à Dieu seul, sommé ex machina »[62]. Une comparaison entre les lois de la physique de Descartes et celles de Leibniz mérite d’être faite, mais il nous suffit de souligner ici que, pour Leibniz, ce qui est concomitant de l’erreur des cartésiens, c’est précisément l’évacuation d’un principe « actif, substantiel et modifiable » du corps, ce qui fait qu’en voulant éliminer la forme substantielle aristotélico-scolastique, les cartésiens ont exclu toute activité, et par conséquent toute véritable substantialité du corps, car pour Leibniz, l’une implique nécessairement l’autre. Et cela a pour résultat de se mettre dans l’obligation d’introduire un Dieu « ex machina », c’est-à-dire un Dieu ad hoc, artificiellement conçu pour garantir la cohérence du système mécanique. Nous voyons donc que la question de la substance, pour Leibniz, mène directement à celle de la conception de Dieu.

Le Dieu de Descartes est solidaire avec sa physique, comme chez Leibniz ; mais pour celui-ci, il ne l’est pas dans le bon sens, car c’est un Dieu inventé a posteriori, alors que, selon lui-même, c’est plutôt la conception de Dieu, c’est-à-dire la théologie, qui devrait constituer le fondement de la physique :

Bien que nous disions que toute chose dans la nature est à expliquer de manière mécanique, il nous faut excepter l’explication des lois du mouvement elles-mêmes, ou les principes du mécanisme, qui ne devraient pas être déduits de choses simplement mathématiques et sujettes à l’imagination, mais d’une source métaphysique, c’est-à-dire de l’égalité entre cause et effet et d’autres lois de ce genre qui sont essentielles à l’égard des entéléchies. En effet, comme je l’ai déjà dit, la physique est subordonnée à l’arithmétique par la géométrie, et à la métaphysique par la dynamique[63].

Pour Leibniz, les lois du mouvement, c’est-à-dire les principes de la physique mécanique, ont une autre source que les propriétés géométriques du corps, à savoir ce qu’il appelle proprement la « métaphysique », et seules les lois déduites de la métaphysique sont, selon lui, bien fondées. Or que signifie la « métaphysique » pour Leibniz ? Selon Takuya Hayashi, à partir de la fin des années 1670, une nouvelle conception de la « théologie naturelle » émerge qui « s’approprie le nom de métaphysique », et « cette métaphysique que l’on pourrait appeler métaphysique de la sagesse divine, liée à la réhabilitation des formes substantielles, constituera désormais ce que Leibniz désigne en premier sens par le terme de métaphysique, même si les dispositifs conceptuels évolueront ultérieurement »[64]. C’est ce que Leibniz confirme dans une lettre de 1678, où il dit que « la métaphysique est la théologie naturelle, et le même Dieu qui est la source de tous les biens est aussi le principe de toutes les connaissances »[65]. Chez Leibniz (après la fin des années 1670), la théologie naturelle joue donc le rôle du fondement de la physique. Et ce rapport du fondement au fondé tient précisément à la décision leibnizienne d’assigner une « entéléchie », c’est-à-dire un principe formel et immatériel, à la substance corporelle. Car l’entéléchie, c’est l’assise des principes physiques qui sont dérivés de la « fin » ultime, c’est-à-dire de Dieu, et par conséquent, elle représente la « trace » que Dieu imprime en celles-ci en les créant :

Si, en effet, la loi établie par Dieu a laissé quelque trace d’elle-même imprimée dans les choses, si par son commandement les choses ont été formées d’une telle manière qu’elles soient rendues appropriées pour accomplir la volonté de ce commandement, il faut déjà admettre qu’une certaine efficacité a été mise dans les choses, une forme ou une force, quelque chose comme ce que nous appelons ordinairement par le nom de « nature », quelque chose dont dérivent les séries de phénomènes conformément au précepte du premier commandement[66].

La « métaphysique » ou la « théologie naturelle » de Leibniz ne peuvent donc pas se penser sans sa théorie de la substance, car c’est précisément dans le principe formel de la substance — l’« entéléchie » ou la « force » (vis) — que résident les lois imprimées par Dieu dès sa création de la substance, et que c’est de ces lois « métaphysiques » que sont déduites les lois du mouvement.

Ainsi, de la reconnaissance du fait que, dans la philosophie chinoise, le principe formel de l’être, le Li, et le principe matériel, le qi, sont indissociables, au jugement de l’identité entre le Li et « notre Dieu », il n’y a pas un saut. Au contraire, pour Leibniz, une véritable théologie naturelle ne peut pas se passer d’une conception « dynamique » de la substance, de même que celle-ci est un signe de perspicacité en matière de théologie naturelle.

Notons enfin que ces deux côtés du Discours, la théorie de la substance et la pensée théologico-religieuse, qui y sont toutes les deux présentes, comme nous l’avons montré, n’ont aucune rupture entre elles. Bien au contraire, chez Leibniz, la connaissance rationnelle et la pensée théologique qui, comme nous l’avons vu, ne sont pas toujours strictement rationnelles, mais impliquent parfois des éléments de la croyance, ces deux niveaux de la pensée sont non seulement inséparables, mais c’est précisément la continuité entre eux qui joue un rôle axiomatique dans la pensée leibnizienne.

Conclusion

Ce que nous avons trouvé en comparant le Discours sur la théologie naturelle des Chinois de Leibniz avec sa critique de la philosophie cartésienne fait écho aux résultats de l’article de Ribas à plus d’une reprise. Nous avons rencontré plusieurs des thèmes qui surgissent dans la correspondance Leibniz-Clarke, par exemple le dynamisme et le rapport entre Dieu et le monde physique. Or, selon nous, dans ce texte, il y a quelque chose à comprendre au-delà des coïncidences doctrinales, à savoir le prisme herméneutique de Leibniz.

Contrairement à la conclusion de David Mungello, pour qui la démarche interprétative de Leibniz consiste essentiellement à « projeter » sa propre pensée dans sa lecture de la philosophie chinoise, et que, ce que Leibniz cherche chez les Chinois, c’est après tout la « confirmation » de ses propres théories philosophiques[67], nous avons vu que le Discours possède un principe herméneutique original, à savoir la présupposition et l’exigence d’une harmonie interne au système philosophique chinois. Autrement dit, le Discours témoigne d’un effort de véritable interprétation de la philosophie chinoise et ne sert pas seulement de miroir à la philosophie leibnizienne.

Or, comme nous l’avons montré, ce principe n’est pas suffisant comme conducteur du travail d’interprétation, mais il est conditionné par une donnée essentielle de la pensée leibnizienne, à savoir sa conception dynamique de la substance, c’est-à-dire la position dans le corps d’un principe formel — qu’il s’appelle « force », « entéléchie » ou autrement. Cette théorie se révèle, comme le montrent notre propre travail et celui de Ribas, un des points centraux de la controverse de Leibniz avec les newtoniens, comme avec les cartésiens. Nous pensons que ce serait réducteur de considérer son apparition dans le Discours comme la simple « projection » d’un aspect de la pensée leibnizienne, car cela empêcherait d’apprécier sa double valeur théorique et historique.

D’un point de vue théorique, nous voyons que la conception leibnizienne de la substance n’est pas simplement « projetée » sur la philosophie chinoise, mais elle remplit une fonction plus complexe dans l’économie du texte. Car, d’un côté, elle est un facteur déterminant de l’application sur un système philosophique du principe herméneutique qu’est l’harmonie interne. En tant que telle, elle est un « archi-principe » herméneutique. De l’autre côté, dans la mesure où cette théorie de la substance assure la continuité entre la physique et la théologie, c’est sur sa base que Leibniz a pu passer d’une appréciation de la « philosophie chinoise » à une affirmation théologique, à savoir que le Li, c’est Dieu. La théorie de la substance joue donc un double rôle : elle est à la fois un principe herméneutique sous-jacent et le moyen terme qui rend possible le passage entre le niveau philosophique et le niveau théologique de la pensée.

Ces faits théoriques sont aussi d’un intérêt historique. D’une part, à travers le Discours, le sujet de la philosophie chinoise intervient dans un des débats philosophiques les plus virulents de l’âge classique, à savoir la conception de la substance. La pertinence philosophique de la pensée chinoise et plus particulièrement néo-confucéenne n’était donc perçue par Leibniz qu’à travers le trou béant qui existait entre les différentes théories de la substance. Le rôle que joue la conception leibnizienne de la substance dans le Discours, tel que nous l’avons montré, met donc en exergue non seulement sa centralité, mais encore les modalités de son usage au sein du système leibnizien. D’autre part, l’objectif de ce texte, qui est de défendre une approche d’évangélisation, nous révèle la très grande porosité et le manque absolu de séparation entre la philosophie, la religion et la politique chez Leibniz, ce qui ne peut se concevoir que difficilement dans le cadre de la pensée, de nos jours. Ce texte montre avec évidence que non seulement on peut dériver des vérités philosophiques (par exemple les lois du mouvement) de la théologie, mais encore, on peut passer de la philosophie (interprétation de la théorie du Li des Chinois) à la théologie (l’identification de la Divinité), sans transgresser les limites de chacune de ces disciplines. Enfin, la portée religieuse du Discours doit sans doute se mettre sous l’horizon du grand projet de Leibniz qu’est la construction d’une civilisation universelle chrétienne. L’établissement d’un lien avec la culture chinoise représente un des points extrêmes de ce projet, et le Discours nous montre une des manières dont, chez Leibniz, la philosophie oeuvre dans la direction de cette finalité pratique.