Numéro 9, printemps 2007 Jouer Playing Sous la direction de Bernard Perron
Sommaire (11 articles)
Jouer / Playing
-
Présentation. L’entre-jeux : médiations ludiques
-
Jeux narratifs, fictions ludiques
Marie-Laure Ryan
p. 15–34
RésuméFR :
Partant de la définition du jeu de Johan Huizinga et de la taxinomie de Roger Caillois, cet article examine les relations entre le jeu, la fiction et le récit. La dimension ludique de la fiction tient dans le fait qu’elle repose sur un acte de faire semblant. Inversement, un jeu possède une dimension fictionnelle quand son terrain représente un monde et quand les actions du joueur, au lieu de suivre des règles abstraites et conventionnelles, imitent des actions concrètes dont le but répond à des intérêts authentiquement humains. Caillois pensait que la fiction est incompatible avec les jeux de type ludus, basés sur les règles et la compétition, mais les jeux vidéo, ainsi que les diverses tentatives, dès le XVIIe siècle, d’associer le jeu de l’oie à des thèmes narratifs démentissent son opinion. La réconciliation du jeu et de l’histoire ne se réalisera toutefois pleinement que lorsque deux conditions seront remplies : 1. le joueur sera motivé par l’intérêt pris à l’histoire; 2. le joueur construira l’histoire par ses actions, et chaque fois qu’il jouera, il produira une nouvelle histoire.
EN :
Taking its point of departure from Johan Huizinga's definition and Roger Caillois' taxonomy of games, this article examines the relationship between games, fiction and narrative. The ludic dimension of fiction lies in its reliance on make-believe. Conversely, games involve a fictional dimension when the playfield represents a world, and when the actions of the player, instead of being regulated by abstract and conventional rules, mimic concrete actions leading to goals of genuine human interest. Caillois believed that fiction is incompatible with rules and competition, but his pronouncement is challenged by video games, as well as by the multiple narrativized versions of the “jeu de l’oie,” a standard board game. A true reconciliation of game and fictional story will however only take place when two conditions are fulfilled: 1. players are primarily motivated by the interest taken in the story; and 2. players construct the story through their actions, and every playing of the game produces a new story.
-
Doors and Perception: Fiction vs. Simulation in Games
Espen Aarseth
p. 35–44
RésuméEN :
In this paper, the author outlines a theory of the relationship of fictional, virtual and real elements in games. Not much critical attention has been paid to the concept of fiction when applied to games and game worlds, despite many books, articles and papers using the term, often in the title. Here, it is argued that game worlds and their objects are ontologically different from fictional worlds; they are empirically upheld by the game engine, rather than by our mind stimulated by verbal information. Game phenomena such as labyrinths, moreover, are evidence that games contain elements that are just as real as their equivalents outside the game, and far from equal to the fictional counterparts.
FR :
Dans cet article, l’auteur esquisse une théorie du rapport entre les éléments fictifs, virtuels et vrais dans les jeux vidéo. Peu d’attention critique a été accordée au concept de fiction lorsque celui-ci est appliqué aux jeux vidéo ainsi qu’aux mondes vidéoludiques et ce, en dépit des nombreux ouvrages et articles qui utilisent le terme, souvent même dans leur titre. Il s’agit de montrer que ces mondes vidéoludiques et leurs objets sont ontologiquement différents des mondes fictifs; ils sont empiriquement soutenus par le moteur du jeu, et non par notre esprit stimulé par de l’information verbale. De plus, des phénomènes vidéoludiques tels que les labyrinthes confirment que les jeux peuvent contenir des éléments qui sont aussi vrais que leurs équivalents à l’extérieur du jeu, bien que fort différents de leurs homologues fictifs.
-
Les jeux narratifs des remakes de Pierre Huyghe
Marie Fraser
p. 45–58
RésuméFR :
Les liens entre jeu et narrativité ont fait l’objet de plusieurs analyses au cours des dernières décennies, surtout lorsqu’il s’agit de resituer le rôle et l’engagement du lecteur (du spectateur) en fonction de la libre activité du jeu. L’idée d’un registre ludique développée par Jacques Rancière dans Malaise dans l’esthétique (2004) diffère considérablement des conceptions structuraliste et herméneutique. Ouvrant plutôt le débat sur l’esthétique et la position critique de l’art, Jacques Rancière définit le jeu comme un « processus de délégitimation ». Les remakes de films que Pierre Huyghe a réalisés au cours des années 1990 représentent un beau cas d’intermédialité où la notion de jeu intervient pour déjouer des structures narratives déjà existantes, pour les détourner et les prolonger au-delà d’elles-mêmes. Le remake offre par la reduplication une critique des systèmes narratifs dont il se veut pourtant la reprise, de même que de l’industrie cinématographique. Cet article analyse ces jeux narratifs dans la perspective d’un renouvellement du récit et de la narrativité qui a cours aujourd’hui dans l’art contemporain.
EN :
The connections between the notion of play and narrativity have been the object of many analyses over the last few decades, especially where it has been a question of repositioning the role of the reader (the spectator) with regards to the free operation of play. The idea of a ludic register (registre ludique) developed by Jacques Rancière in Malaise dans l’esthétique (2004) differs considerably from the structuralist and hermeneutic conceptions. Opening instead the debate to aesthetics and to the critical function of art, Jacques Rancière defines play as a “process of delegitimation.” The film remakes produced by Pierre Huyghe during the 1990s are an interesting case of intermediality where the notion of play comes into effect eluding the narrative structures already in place in order to divert them, to extend them beyond themselves. The remake, through reduplication, proposes a critique of the narrative systems, of which it is at the same time a repetition, and of the film industry. This article analyses these narrative plays from the perspective of the renewal of storytelling and narrativity which can be witnessed today in contemporary art.
-
Déjouer : imaginaires de la fiction romanesque dans Les failles de l’Amérique et L’acquittement
Nicolas Xanthos
p. 59–78
RésuméFR :
Cet article s’intéresse à deux romans (Les failles de l’Amérique de Bertrand Gervais et L’acquittement de Gaétan Soucy) qui cherchent à déjouer l’activité lecturale en mettant sur pied des univers fictionnels qui ne semblent se déployer que pour mieux se désagréger. Par l’analyse de ces étranges dispositifs, on veut montrer que ces pratiques littéraires, qui donnent de prime abord l’impression de refuser le jeu fictionnel, finissent en bout de ligne par le réaffirmer en proposant de la fiction romanesque une conception qui met l’accent sur un principe de prolifération des univers et des individus, hors de toute nécessité de cohérence. Ces romans font ainsi une règle normative du jeu fictionnel; cependant, ils posent le principe de prolifération comme règle constitutive. Si ces romans « déjouent », ce n’est donc pas sans enjeu.
EN :
This article deals with two novels (Les failles de l’Amérique by Bertrand Gervais and L’acquittement by Gaétan Soucy) which seek to foil the reading activity by creating fictional universes which seem to unfold only to better disintegrate. By analysing these strange devices, the author wants to show that these literary practices, which first give the impression to refuse the fictional game, finally end up reaffirming it by proposing a conception of fiction based on a principle of proliferation of universes and individuals, outside of all necessity of coherence. These novels turn the fictional game into a normative rule, while making the principle of proliferation its constitutive rule. If these novels dis-play ( déjouent ), it is certainly not without stakes (enjeux).
-
Le spectateur hors jeu : investigation ludique du réseau interférentiel
Sébastien Babeux
p. 79–98
RésuméFR :
Afin de considérer le fait de « jouer » un texte ou un film, le lecteur-spectateur doit en reconstituer l’aire de jeu. Cette reconstitution est nécessairement imparfaite, généralement étroite, mais elle peut également, au contraire, sous l’action de certains croisements intertextuels, se voir élargie. Nous étudions ce type de croisements, suivant les réflexions de Michel Serres, comme interférences. Asignifiante, l’interférence n’appelle pas à une interprétation juste : tout effort interprétatif se trouve à dépasser ses cadres, à surinterpréter. Elle place le spectateur dans une position qui lui permet de remanier le système signifiant qui lui est proposé. Autant au sens ludique qu’au sens mécanique, il y a jeu dans la brèche qu’opère l’interférence et qu’investit le spectateur, par pur plaisir encyclopédique ou par investigation herméneutique honnête.
EN :
To consider playing a text or a film, one must approach its volume as a space. This space presents itself as closed and is progressively reconstructed by the reader/spectator. This reconstruction is inevitably imperfect, generally narrow, but it can also, via intertextual junctions, become expanded. This article analyses these types of junctions considered as interferences, following the reflections of Michel Serres. A significant, interferences do not call for an accurate interpretation: any interpretive effort in fact exceeds its frame, and gives way to overinterpretation. It places the spectator in a position which allows him to reshape the proposed system of signification. On a ludic as well as on a mechanical level, there is a possibility for play in the breach opened by interference and which the spectator invests, for pure encyclopedic fun, or for honest hermeneutic investigation.
-
Plays of Destruction
David Myers
p. 99–112
RésuméEN :
Here the author considers the possibility that aesthetic objects — stories, narratives, and other similar cognitive structures — verlay and disguise human experience in a manner that is only revealed during the peculiar distortions of play. Working from the notion of human play as an anti-aesthetic form, the author examines playful destructions in film — Groundhog Day (1993), Lola rennt (1998), and Memento (2000)—and other media forms that serve to undermine conventional time and space, and, during that process, reveal the fundamental mechanics of human experience and creation of self.
FR :
L’auteur considère ici la possibilité que les objets esthétiques — histoires, narrations, et autres structures cognitives semblables — recouvrent et déguisent l’expérience humaine de telle sorte qu’elle ne peut se révéler qu’à la faveur de certaines distorsions particulières du jeu. Travaillant à partir de la notion du jeu humain comme forme anti-esthétique, l’auteur examine des destructions ludiques au cinéma — Groundhog Day (1993), Lola rennt (1998), et Memento (2000) —, ainsi que dans d’autres formes médiatiques qui servent à ébranler le temps et l’espace conventionnels et qui, pendant ce processus, révèlent les mécanismes fondamentaux de l’expérience humaine et de la formation du moi.
-
Digital Games for Education: When Meanings Play
Suzanne de Castell et Jennifer Jenson
p. 113–132
RésuméEN :
This paper documents the development of an educationally focused webbased game, Contagion, detailing how such a practical development project has led us to retheorize questions about what is “educational,” and how and in what ways that relates to the ludic. With reference to and within the framework of design-based research, we detail here the challenges we encountered designing this “alternative” game, and how we came to see content, not simply as “what the game is about” but as essentially tied to and enacted through all aspects of the game. We argue that content, i.e. educationally valuable knowledge, is infused through all relational aspects of the game as the player's activities accomplishments: character selection, art, narrative, programming, goals, game structures and play.
FR :
Cet article porte sur le développement d’un jeu éducatif en ligne, Contagion. Il tente de montrer comment ce projet nous a menées à une redéfinition théorique de ce que l’on doit considérer comme « éducatif », et de quelle façon ces questions entretiennent des rapports avec le ludique. À partir du cadre de références fourni par les recherches en éducation fondées sur le design, nous détaillons les différents défis que nous avons rencontrés dans le processus de création de ce jeu alternatif, et comment nous en sommes venues à la conclusion que le contenu du jeu ne se limite pas à son sujet, mais qu’il est lié à et mis en jeu à travers toutes les facettes du jeu. Notre hypothèse est que le contenu, c’est-à-dire sa dimension proprement éducative, traverse tous les aspects relationnels du jeu que le joueur est appelé à rencontrer : choix des personnages, conception visuelle, narration, programmation, objectifs, structure du jeu.
Hors dossier / Miscellaneous
-
L’accès à la musique et la condition d’auditeur chez Schoenberg
Nicolas Donin
p. 135–153
RésuméFR :
« Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre? », demande Alban Berg en 1924. On pourrait traduire aussi: « Pourquoi est-elle si peu accessible? », et sentir que la réponse n’est alors plus seulement celle que Berg fournit (à savoir, de façon internaliste : parce que ses partitions ont su faire l’économie des répétitions thématiques qui, dans la musique « ordinaire », permettaient la stabilisation mnésique de l’écoute), mais bien aussi une affaire d’accès à la musique, et de conditions de possibilité de l’écoute. Schoenberg lui-même a tenté une réponse en inventant et animant un dispositif d’écoute singulier, la Société d’exécutions musicales privées (1918-1921), qui bouleverse de façon volontariste toutes les conventions du concert viennois de l’époque : pas d’applaudissements, pas de compte rendus de presse, pas d’annonce des programmes à l’avance, et une économie nouvelle de la répétition du concert. À partir de là, se dessine une pensée schoenbergienne de l’accès à la musique, tout juste antérieure à l’industrialisation phonographique de la musique, et qui entretient avec elle une relation bénéfiquement conflictuelle. Expliciter cette dernière implique une analyse, ici esquissée, en mettant un accent particulier sur la question de l’interprétation, des divers projets de dispositifs de diffusion imaginés par Schoenberg et son entourage.
EN :
“Why is Schoenberg's music so hard to understand?,” asks Alban Berg in 1924. We could translate his statement by: “Why is it so little accessible?” The answer one is tempted to offer goes beyond the one that Berg provides ( i.e. Schoenberg's music avoids thematic repetitions that, in “ordinary music,” allows mnemonic stabilisation of the listening practice) since, more essentially, it is a question that has to do with access to music, and to the conditions of possibility of listening per se. Schoenberg himself tried to respond to this issue by inventing a particular listening framework, the Society for Musical Private Performances (1918-1921), that completely overturned the Viennese conventions of concert hall practices: applauses were forbidden, no press review were allowed, the programme was not announced in advance, the practice of rehearsals was renewed. From there, it is possible to outline a Schoenbergian philosophy of musical access, which predates by a few years only the phonographic industrialisation of music, and which entertains with this industry a fruitfully conflictual relation. Understanding this relationship implies an analysis, sketched in this article, which takes into account the question of musical interpretation and also the different projects Schoenberg and his entourage imagined, from various apparatuses to new modes of diffusion.