ChroniquesPoésie

Je m’ennuie de Virginia Woolf[Notice]

  • Nelson Charest

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  • Nelson Charest
    Université d’Ottawa

En cette période de confinement, on expérimente plus cruellement le manque d’un type de contact humain, imprécis, évanescent et distancié, que Virginia Woolf, plus que toute autre, savait si bien décrire. Ce contact advient, par exemple, lorsque nous sommes soumis à ce phénomène que la psychologie connaît bien, qui nous fait tous regarder dans la même direction lorsqu’une personne ou un groupe fixe son regard sur un point précis. On le sent dans une infinité de gestes civiques, comme laisser passer son voisin qui traverse le pas de la porte en même temps que soi, comme rester sur place dans le flot d’une foule en mouvement ou porter attention à la personne qui entre dans l’autobus et qui aura peut-être besoin de notre place assise. Il y a chez Virginia Woolf une fine tendresse pour l’anonyme qu’on croise, parfois même sans regarder, comme une prescience du corps (et de l’âme) de la masse informe qui compose la matière des villes, ou des corps plus particuliers qui traversent en solitaire les lieux déserts. Sous sa plume, le Big Ben et l’avion se sont tout à coup humanisés ; du simple fait qu’ils sont vus par plusieurs en même temps, ils ont libéré dans l’air leurs ondes électriques, leurs vibrations, qui ont traversé la peau de chair pour devenir une chose à penser tout autant qu’à sentir. Comme les écrivains modernistes, on peut considérer ce phénomène sous son angle scientifique, s’étonner de la concordance des lieux pourtant éloignés, s’émerveiller de la synchronicité, mesurer l’impact d’un battement d’ailes de papillon à des milliers de kilomètres plus loin. Mais si on est Virginia Woolf, on va surtout en développer une éthique de l’empathie : ceci, qui m’advient en même temps qu’à l’autre, crée entre nous un lien invisible, un fil aussi impalpable que bien tangible. Dans un contexte d’individualisme forcené, où chacun mise sur sa différence, la chose commune se range du côté de la nostalgie, pour ceux du moins qui l’ont connue ; ou pour ceux qui voudront la connaître par les récits, par les poèmes. Il y a, par exemple, ce « poème-jeu », ou récit, ou roman qu’est Les vagues de Virginia Woolf, où on peut voir six voix individuelles qui défendent leur point de vue ou, au contraire, la rencontre dans un même point focal de différentes consciences. Et au centre, ce personnage absent, qui ne dit mot mais qui écoute, Percival l’absent/présent. Puis il y a, chez Baudelaire, le « Comme » magistral du « Cygne », qui dit la simultanéité dans l’analogie, où le poète pense à tous les exilés, d’Andromaque à Victor Hugo, comme il traversait le nouveau Carrousel. Ainsi, Ce sont bien des individualités saisies dans leur tessiture profonde, identités irréductibles qui sont affirmées dans leur intégrité la plus nette. Mais en même temps, un courant les traverse et il ne reste plus, à l’inverse de Baudelaire, qu’à dire leur simultanéité pour révéler leur analogie : et la chute devient semblable à une berceuse, ici ; à la maternité réparatrice, là. Et insensiblement, celui qu’on désigne à la troisième personne, dont on parle même s’il ne s’exprime jamais, devient celui à qui l’on s’adresse, méritant la considération offerte à un proche. Et insensiblement, en ce xxie siècle, le grand silencieux à qui il faudrait parfois parler, aussi, est l’animal, pas seulement celui des forêts de nos mythes, mais aussi celui, perdu, au coeur de nos villes. Et c’est encore « Le Cygne », mais encore retourné : non plus l’oiseau qui devrait retourner aux cieux profonds, mais la sordide « louve » qu’on …

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