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La cause est entendue depuis belle lurette : le personnage, quand bien même il relèverait d’une ambition mimétique, est un être de papier, sans autre épaisseur que celle des signes qui le désignent ou le font advenir. Comment, dès lors, en faire malgré tout le support d’une histoire, le vecteur d’une anecdote ou l’enjeu d’une quête ? En marge des romans qui l’ont carrément dissous dans un entrelacs intertextuel, qui en font un maëlstrom de passions sémiotisées ou, à l’inverse, le figent dans une posture hiératique à la façon de l’écriture minimaliste, des romanciers persistent à croire au personnage. Héritiers métissés du soupçon et de la captatio illusionis, ils tentent d’en contourner les apories en le saisissant autrement : trois fictions au JE mais qui font la part belle au personnage, un roman anthropologique, un polar ludique et un récit de voyage, illustrent ici des façons plus ou moins inédites de cerner le personnage, insistant sur ses costumes, sur sa peau, sur son appartenance culturelle.
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Port-Alfred Plaza [1], le cinquième roman d’André Girard, donne à ressentir, à travers un dispositif narratif fort bien maîtrisé, l’ouverture sur le monde d’une petite ville portuaire du Saguenay. Ce Port-Alfred, successivement avalé par Bagotville, puis par ville de La Baie, puis par l’agglomération de Saguenay, subsiste dans le nom de cet hôtel où loge le narrateur, doctorant de son état mais détourné un temps de la rédaction de sa thèse sur la muséologie russe et soviétique pour écrire un roman rapportant les conversations entre « quatre personnages attachants qui racontaient d’une certaine façon l’histoire de leur ville » (17). Ces conversations enregistrées sur cassettes à leur insu par Barham Riza Naïf, un Iranien membre de l’équipe internationale de recherche à laquelle appartient le narrateur Étienne, ont été conservées sur un fichier intitulé « MDF-verbatim » (14) et forment le substrat du roman en train de s’écrire sous nos yeux, jour après jour, du mardi 21 septembre au lundi 18 octobre. En parallèle, se déploie une liaison entre le romancier et Johanna, une femme de chambre par ailleurs « étudiante en sciences de la gestion qui importe des uniformes et des costumes de Londres et de Tokyo dans le but d’opérer un site érotique » (74). Ce schéma et ses protagonistes délibérément convenus — Fernand le barbier chauve à la retraite, Jean-Claude le chauffeur de taxi à la grande gueule, Simon le jeune manoeuvre silencieux, Lili la prostituée alcoolique sur le déclin, encadrés par Étienne l’écrivain et Johanna sa femme de chambre — vont néanmoins systématiquement brouiller, de manière fort subtile et sans perturber l’anecdote, plusieurs contours du personnage romanesque.
La structure agonique du quatuor où chacun des personnages occupe le pôle inverse de l’autre, le vieux et le jeune, le beau et le laid, le silencieux et le beau parleur, le sédentaire et le nomade, le bon mari et la marginale, loin de servir une logique oppositionnelle, permet plutôt la complémentarité des points de vue. « Ç’aurait pu être cacophonique ! C’était polyphonique » prévenait déjà l’exergue, extraite de Villes pour un sociologue d’Alain Méda [2]. S’élabore ainsi une image renforcée de Port-Alfred comme lieu d’échanges cosmopolites, où transitent les macalous qui font rêver d’ailleurs, qu’ils viennent d’Europe, d’Asie ou d’Amérique, tel cet inoubliable amant Brésilien, Miguel, qui hante toujours les rêves de la Lili de Port-Alfred, connue de tous les marins. Cette image se voit réfractée et renforcée par les propos du narrateur, qui superpose les espaces au gré de ses réminiscences, se mettant en scène dans une chambre similaire « à Moscou au sixième étage d’une tour de RGGU » (99), dans « un quartier populaire et périphérique d’Érévan en Arménie » (16) ou à « la terrasse d’un bar branché de la Tverskaïa » (149). À la fois ici et ailleurs, dans le passé et le présent, les personnages de Port-Alfred Plaza affichent en outre bien haut leur statut de prolétaire qui accentue, selon le parti-pris anthropologique du narrateur, la valeur de leur témoignage. La hiérarchie des personnages ainsi instaurée permet de jouer de la frontière entre réalité et fiction, comme si le quatuor avait en quelque sorte un surplus de réalité attesté par les transcriptions, l’oralité s’opposant alors à l’écriture comme gage d’authenticité. D’autres clins d’oeil viennent confirmer cette déconstruction du personnage, telles ces pseudo-métalepses qui font que le narrateur rencontre ses personnages pour leur demander l’autorisation de les faire figurer dans son roman, que la femme de chambre Johanna devient à la fois un personnage du roman, l’interlocutrice du narrateur tout autant que sa lectrice ou que le narrateur lui-même deviendra acteur d’un scénario tourné avec ladite Johanna. Ces jeux de miroir se doublent d’allusions fines, qui font se diluer les personnages, l’écrivain ressemblant à chacun d’eux par l’un ou l’autre aspect.
Mais c’est sans conteste dans le motif réitéré du vêtement déchiré que se lit le mieux cette sémiologie du personnage mise à mal. Ce fantasme s’illustre de mille manières, dans le détail de l’uniforme de Johanna (23), dans les souvenirs érotiques de Jean-Claude (115), dans les vêtements de la poupée qu’on brûle (161), dans la chemise devenue doudou de la grande soeur et que la mère découpe (75), dans les uniformes de collégiennes qu’on fait venir d’Angleterre ou du Japon pour mieux les déchirer à l’écran, etc. Cette destruction systématique du costume, racontée, filmée, imaginée, se fait toujours sur le mode de la lenteur, de la montée du désir, dans une sorte d’esthétique du dévoilement qui incite à voir au-delà du convenu des apparences :
En glissant la main sous l’ourlet de ta jupe, je t’ai dit à l’oreille qu’il fleurait bon la manufacture, ton nippon de costume. Plutôt que dire n’importe quoi, je me suis pris à te chanter à l’oreille Cigareti [ballade de la chanteuse russe Zemphira]. Mes lèvres sur le col tout neuf de ta blouse d’écolière, tu n’étais déjà plus là. La mer du Japon était d’un calme, Johanna, fallait prendre garde à ton beau costume, je chantais en russe et tu décodais en japonais.
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Plus radical encore sera le traitement réservé à la victime dans Épidermes [3] de Diane Vincent, qui revisite quelques-unes des conventions du polar en racontant « l’histoire d’un pénis, coupé de son homme et trouvé dans la poche de manteau d’une étrange clocharde » (10). Découpé en 21 parties numérotées, le texte (et non le pénis) met en place un casse-tête rigolo, narré par Josette Marchand, une amie du lieutenant-détective Vincent Bastianello qui a mené l’enquête :
Mais je ne sais pas tout, dira-t-elle dans un “Prologue”. Même en emboîtant les pièces du puzzle, il y a encore des trous. Je devrai donc inventer des morceaux et laisser la parole à certains acteurs pour donner une impression de cohérence, mais personne n’en saura rien, sauf les protagonistes, et je doute fort qu’ils viennent demander une rectification.
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Des encarts au JE, respectivement intitulés « Reiko » (37-40), « Vincent » (81-85) et « Pierre » (105-107), fixent les personnages dans leur rôle stéréotypé, de la célébrissime artiste nippo-américaine à la carrière internationale qui transgresse tous les tabous jusqu’à la victime elle-même, ce Pierre Jobin culturiste, « Apollon athlétique, riche, fourbe et vulgaire » (205), en passant par l’enquêteur, fils d’immigrant italien né à Montréal et qui ne présente aucune « ressemblance avec Sam Spade, mais plutôt avec un Hubert Reeves doté d’un détecteur de mensonge dans les yeux. » (82) Un coup de théâtre final, lui aussi titré d’un prénom, laissera la clé de l’énigme entre les mains d’un personnage jusque-là passé quasiment inaperçu.
Autour du quatuor gravitent des silhouettes plus ou moins attendues, engagées dans des scripts convenus, systématiquement exploitées en une série de clins d’oeil génériques et qui feront sourire les amateurs : une madame Jones de New York qui gère une agence d’escortes mâles noirs tous nommés Nemmi, son mari Nelson Defoe, l’agent d’artistes Paul Cosby, une galériste du Vieux-Montréal nommée Olivia Mathis, un Descoteaux qui traficote dans les stéroïdes, le tandem policier Gauthier-Beaudoin, tout ce beau monde tissant l’intrigue de manière serrée, chacun d’eux évoluant dans les « milieux » crapuleux par excellence, entre New York et Bucarest, dans des gymnases haut de gamme, des galeries d’art, dans des laboratoires ou des hôtels quatre-étoiles. Ce polar loufoque, amorcé par « un si petit cadavre » (11), se résoudra (peut-être) avec le personnage de Jack Black (!), de son vrai nom « Malcom Guthry, un Afro-Américain originaire de l’Alabama qui travaillait comme DJ et était permanent chez madame Jones » (176), facile à identifier par ailleurs puisqu’il est un noir… albinos.
On le voit, Épidermes prête une attention soutenue au grain des personnages, par le biais de descriptions physiques détaillées qui les montrent sous toutes leurs facettes, multipliant les effets de surface au détriment de leur intériorité, comme l’exprime la narratrice elle-même, masseuse professionnelle qui traque une artiste fascinée par les pores de la peau, les pustules et les cicatrices : « Je peux m’afficher de presque tous les “pathes” et de tous les “peuthes”, mais c’est à partir de leur peau et non de leurs paroles que je saisis les gens. Et me voici confrontée à quelqu’un qui place l’épiderme au centre de sa pratique, de sa vie. » (21) Séances de massage, instituts d’esthétique, vêtements de marque, berlines de luxe forment la trame de cette histoire policière qui s’ingénie à en décaler malicieusement tous les clichés, les subordonnant à une logique loufoque qui part d’un énigmatique bout de peau sans propriétaire pour aboutir à un cadavre d’hémophile mort au bout de son sang après avoir été poignardé (par qui ?) puis émasculé (par qui ?)
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India, India [4] joue aussi du cliché, à grands renforts d’exotisme. Ce dixième roman de Yolande Villemaire, à la façon d’un récit de voyage, relate le périple d’une artiste à moitié amérindienne, Miliana Matarewicz Tremblay de Sept-Îles, venue en Inde présenter sa « démarche de création d’un livre d’artiste à partir des poèmes de La marche à l’amour de Gaston Miron » (96) à la JNU (l’Université Jawaharlal Nehru) et exposer ses sanguines à l’Alliance française de Chandigarh à Delhi. Elle amorce son séjour en assistant au Kalachakra, l’initiation de Sa Sainteté le dalaï-lama, de Amavarathi, puis sillonne le pays (en train, en avion, en Ambassador blanche ou noire avec chauffeur, en rickshaw) de Hyderabad à Delhi, ensuite à Jaipur, à Ajmer, à Pushkar, retourne à Majnu Katila, le village tibétain de Delhi, et s’offre une escapade à Agra pour voir le Taj Mahal.
On aurait pu croire à un pèlerinage sacré, pénétré des volutes d’encens et des effluves de sainteté. Rien de tel. On ira plutôt d’hôtel en hôtel, de restaurants en cybercafés, de guichets automatiques en librairies, d’un poste téléphonique STD (acronyme de la Standard Trunk Dialing qui gère toutes les communications en Inde) à l’autre au gré des frayeurs de la narratrice qui, soudain, s’inquiète de sa fille restée à Sept-Îles sous la garde de ses parents adoptifs, de sa mère biologique en cure de désintoxication, de son amoureux québécois Bob Vautour ou alors tente de joindre son agence de voyages indienne pour changer un itinéraire ou se faire rembourser. Entre ces pulsions d’inquiétude viennent se glisser de réels envoûtements, où la narratrice découvre et nous fait découvrir des paysages somptueux, des monuments, des moeurs culinaires, des quartiers contrastés, toujours fascinée par ce qu’elle voit et entend en même temps que réticente à y adhérer entièrement, même si elle se drape dans des salwar kameez de soie, des choli et autres saris achetés dans des échoppes du cru ou dans des boutiques haut de gamme. De ce constant mélange, de ce va-et-vient entre le capitalisme occidental et un pays aux relents de Tiers-monde, dira le texte, émerge une lecture vivante et sensible de cette Inde fascinante, imprégnée de spiritualité et de sensualité.
Un pareil métissage se retrouve chez les personnages, saturant tous les plans du texte : tels ces centaures sacrés dessinés par la narratrice, tous se voient saisis dans leur essentielle hybridation, du géant sikh en turban violet qui vient la chercher à l’aéroport en Hummer (155) à ce compatriote québécois, Raymond Tremblay, qui vit depuis vingt ans à Pushkar et porte « un lungi, sorte de jupe de coton bleu ciel, une kurta lilas et un immense turban blanc » (127). L’art de la description est synthétique, iconique irait-on jusqu’à dire, montrant d’un trait la singularité du personnage, telle cette Eden Bloom, poétesse israélienne dont la narratrice fera le portrait à l’aquarelle :
Eden portait un t-shirt bleu Klein, un collier d’améthyste, sa jupe de voile de soie indigo, ses bottes de mouton et son ceinturon de cuir. Il y avait chez elle quelque chose de sauvage et d’urbain à la fois, un goût très sûr dans le rapprochement et le contraste des matières, des textures et des nuances qui m’avait frappée dès que je l’avais vue.
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Tout le propos d’India, India tient dans cette attention au mélange, de langues (marwari, télougou, néerlandais, ourdou, anglais, hindi, etc.), de cultures, de couleurs et de signes, qui fonde la démarche d’écriture.
Mais c’est sans doute dans le personnage de Khayaal Khan que se découvre le mieux l’enjeu du roman. Énigmatique tout autant que les quatrains de Nagarjuna donnés à méditer par le dalaï-lama — Whatever is dependently arisen/That is explained to be emptiness [5] — ce protagoniste cristallise à lui seul toutes les fascinations et toutes les réticences. Élégant, raffiné, propriétaire de l’agence Dervish India Tours qui aplanit depuis une banlieue chic de Delhi les aléas du voyage de la narratrice, Khayaal Khan, précisément par son absence en quelque sorte omniprésente, devient littéralement cette Inde qu’elle cherche à saisir : elle l’appelle constamment sur son portable, tombe vaguement amoureuse de lui pour ensuite le repousser en l’imaginant à la tête d’une famille de criminels, le voit tantôt en golden boy, tantôt en grand khan, faisant de lui un véritable derviche tourneur insaisissable, objet de tous les désirs et de toutes les méfiances :
Mais est-ce bien ce que tu es ? Mon agent de voyages ? Ou bien le guide des égarés d’un poème soufi ? […] Nous roulons dans ce brouillard palimpseste en pali, portés par le son de ta voix qui se déploie, douce, tellement douce qu’elle me fait terriblement peur, India, India, puissance nucléaire, puissance d’un Tiers-Monde qui contient sa rage tandis que se déroule la trame de notre périple dans les profondeurs bouddhiques du silence.
207-208, Yolande Villemaire souligne
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En dépit d’un ancrage structurel qui les apparente à des calques stéréotypés, les personnages des trois romans présentés réussissent par leurs paroles, leurs gestes ou leur allure à soutenir une écriture consciente de leur fragilité mais désireuse d’en déplacer la portée. À l’écart de toute polarisation idéologique, sans profondeur psychologique, nullement porteurs d’actions significatives, ces personnages semblent délaisser leur statut d’actant pour devenir des personnae dont on examine minutieusement les facettes pour les refaçonner. Dans Port-Alfred Plaza, l’écrivain se fond dans ses personnages-témoins en une série démultipliée de dévoilements aux accents érotiques qui, au final, font ressortir une dimension inattendue de Port-Alfred devenue en quelque sorte personnage ; la victime castrée d’Épidermes supporte un ensemble d’inversions génériques montées autour du corps et qui renvoient aux oubliettes toute motivation psychologique au profit d’une lecture rapprochée des épidermes ; avec India India, l’évanescence du protagoniste masculin, présent sans l’être vraiment, se superpose à la dimension insaisissable de l’Inde et en devient le symbole. L’uniforme impeccable que l’on déchire chez Girard, le corps amoureusement sculpté qu’on mutile chez Vincent ou l’icône culturelle qu’on épaissit de métissages chez Villemaire traduisent autant de manières de repenser le personnage, moins comme un mannequin inerte qu’il s’agit de réanimer que comme le signe ambivalent et délibérément affiché d’un être de fiction porteur de virtualité.
Parties annexes
Notes
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[1]
André Girard, Port-Alfred Plaza, Montréal, Québec Amérique, coll. « Littérature d’Amérique », 2007, 206 p.
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[2]
Alain Médam, Villes pour un sociologue, Montréal/Paris, L’Harmattan, coll. « Villes et entreprises », 1998, 255 p.
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[3]
Diane Vincent, Épidermes, Montréal, Triptyque, coll. « L’épaulard », 2007, 223 p.
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[4]
Yolande Villemaire, India, India, Montréal, XYZ éditeur, 2007, 277 p.
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[5]
Le poème entier est ainsi retranscrit :
65Whatever is dependently arisen
That is explained to be emptiness.
That, being a dependent designation,
Is iteself the middle way.
Someting that is not dependently arisen,
Such a thing doesn’t exist.
Therefore, a nonempty thing
Does not exist.