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En 1965, le sociologue américain Robert Bellah a publié Religion and Progress in Modern Asia (Bellah 1965), un recueil d’essais examinant la manière dont les autorités religieuses d’Asie réagissent aux défis de la modernité. Dans le dernier essai se penchant sur les résultats de cette recherche, Bellah observe que les chefs religieux réagissent de deux manières à l’expansion de la modernité occidentale : soit ils résistent au défi culturel, en se posant comme des défenseurs rigides de pratiques héritées — ce que Bellah qualifie de néo-traditionalisme —, ou alors ils se montrent prêts à relever le défi, en réinterprétant les sources classiques de leur tradition, et, ainsi inspirés, réagissent avec créativité à la nouvelle donne. Le sociologue américain fait référence brièvement à l’aggiornamento du catholicisme romain, lors du concile Vatican II. Depuis 1965, l’analyse de Bellah des diverses réactions des religions face à la modernité a pu se vérifier à maintes reprises.

La réponse créative de l’islam à la modernité a commencé à la fin du xixe siècle, à travers le mouvement de renouveau (al-nahda) initié par Jamal Al-Afghani [ob. 1897] (Ramadan 1998, 50-93). Ce religieux intellectuel soutenait que la stagnation des cultures musulmanes dominantes explique en partie la colonisation rapide du monde musulman par les puissances occidentales. Al-Afghani insistait sur la pratique du prophète Mahomet et son enseignement éthique afin de contrer le ritualisme culturel dénué de spiritualité qui avait largement cours. Bien que fermement opposé au colonialisme occidental, Al-Afghani n’était pas anti-occidental par principe. Au contraire, il encourageait les musulmans à se monter ouverts aux sciences modernes d’origine occidentale. Il désirait voir les sociétés musulmanes éduquer la population et encourager l’étude des sciences. Il critiquait les princes et les chefs de gouvernement pour leur inaction dans l’aide aux pauvres — majoritaires — à surmonter leur dénuement matériel et culturel.

Le mouvement de renouveau (al-nahda) ou réformisme islamique a reçu l’appui de personnalités et de penseurs musulmans, dans de nombreux pays. Parmi les plus connus, mentionnons l’Égyptien Muhammad Abduh [ob. 1905], les Syriens Abd Al-Rahman [ob. 1903] et Rashid Rida [ob. 1935], et le sage turc Saïd Nursi [ob. 1960]. Parmi les représentants contemporains de l’al-nahda, le sage turc Fethullah Gülen, né 1941, a su répondre à la modernité occidentale de manière critique et créative, dans le contexte de son propre pays au laïcisme institutionnalisé, la République de Turquie.

Gülen est un penseur religieux, un mystique, un héritier de la tradition soufie (qui a toujours été importante en Anatolie). En même temps, c’est un éducateur qui a fait la promotion d’un vaste réseau d’écoles et a fondé un mouvement éducatif devenu mondial. J’ai rencontré à Montréal de jeunes Turcs qui, inspirés par leur foi et par la sagesse de Gülen, ont créé la FondationDialogue dans le but de promouvoir le respect, l’ouverture et la fraternité, dans un Québec devenu terre d’accueil, depuis peu, pour des gens de partout au monde. Impressionné par leur engagement, j’ai décidé d’étudier la pensée religieuse de Gülen et sa vision de la tradition islamique. Comme je ne comprends pas le turc, je me suis tourné vers les traductions en anglais des livres, articles et conférences de Gülen (Gülen 1996 ; 1997 ; 1998 ; 2000 ; 2002 ; 2004) ainsi que vers la littérature de langue anglaise touchant ses enseignements (Ünal 2000 ; Yuvaz 2003 ; Yilmaz 2005). En m’appuyant sur ces sources, je désire ici présenter la réponse créative de Gülen à la modernité occidentale.

Afin de clarifier la réaction de Gülen, disons quelques mots sur la République turque (Zarcone 2004, 111-131). À la chute de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, le puissant leader politique Mustafa Kemal, connu par la suite sous le nom d’Atatürk (père des Turcs), a fondé une nouvelle société turque en Anatolie, inspirée des sociétés laïques de l’Europe moderne. La nouvelle constitution turque excluait la religion des sphères de la vie publique. La Turquie adopta comme idéologie officielle un laïcisme radical, appuyé avec force par l’armée et une partie importante des élites politiques, commerciales et intellectuelles. Puisque la grande majorité de la population est demeurée d’obédience musulmane, le gouvernement a décidé de contrôler sa religion, la limitant à la sphère privée et en interdisant toute manifestation publique. Les femmes durent enlever leurs voiles et les hommes remplacer leurs couvre-chefs (fez) par des chapeaux à l’européenne. Afin de s’assurer de la conformité de cet islam captif, le gouvernement payait le salaire des imams et leur imposait le contenu de leurs prêches du vendredi. Dans les années 1980, pour lutter contre l’influence communiste, le gouvernement a assoupli les restrictions religieuses et a permis la formation d’un parti politique fondé sur les valeurs islamiques. Cependant, l’armée et certaines personnalités politiques, ardents défenseurs du kémalisme et de la laïcité radicale, sont demeurées hostiles au fait religieux et soupçonnaient d’importants leaders musulmans de fomenter un coup d’État afin d’établir un État islamique.

Fethullah Gülen a choisi de se dissocier complètement du parti politique de mouvance islamique, bien que celui-ci s’engageât à respecter le pluralisme démocratique. Les partis politiques naissent et meurent, disait-il, mais l’islam demeure. Pour Gülen, nous le verrons, l’islam est avant tout une religion qui s’adresse à l’esprit et au coeur des gens, les conviant à une vie de vertu et favorisant la paix et la justice au sein de la communauté. L’impact de l’islam sur la société, insiste-t-il, doit venir d’en bas et non d’en haut — cela doit venir des idées et des valeurs de la base. Gülen s’oppose à l’idée d’un État musulman (Yilmaz 2005, 394-399 ; Bulac 2006, 85-97). Le Coran, précise-t-il, ne mentionne nullement un État musulman. D’après Gülen, l’islam est une culture religieuse qui rend la société plus juste et plus compatissante, tout en préparant le fidèle pour le monde à venir.

En réponse à des questions posées en entrevue, Gülen parle de « l’islam politique » comme d’un malentendu sur la tradition musulmane authentique. Il dirige sa critique tout particulièrement vers le wahhabisme, défendu par l’Arabie saoudite qui en fait la promotion partout dans le monde, de même que vers l’islamisme d’État pratiqué en Iran, qui contrôle l’opinion publique et par le fait même est incompatible avec le pluralisme et le dialogue (Sevindi 2008, 75, 106 et 117).

Malgré la limpidité des enseignements de Gülen, il a été soupçonné d’activités subversives par des milieux proches du gouvernement. En 1971, il a été arrêté et incarcéré pendant trois ans. Quand, en l’an 2000, on l’a à nouveau accusé de comploter pour déstabiliser l’État, il a choisi de s’exiler aux États-Unis, où il vit toujours. En 2006, la Cour suprême turque l’a acquitté de tout crime ou méfait.

L’incompréhension du gouvernement révèle le caractère novateur de la vision de l’islam de Gülen, qui se heurte à de nombreux malentendus. Sa défense de la liberté de religion et du pluralisme démocratique le fait qualifier de « libéral », une épithète défavorable pour les musulmans conformistes, mais favorable pour les observateurs européens. Par ailleurs, sa volonté de demeurer fidèle à la tradition islamique et sa défense du droit des musulmans à se vêtir comme ils le désirent le font qualifier de dangereux conservateur par l’armée et de nombreux intellectuels turcs. Les champions de la laïcité radicale turque croient que l’islam permet le « légitime mensonge », c.-à-d. l’usage du mensonge dans le but d’étendre l’influence islamique, et ils soupçonnent la conception qu’a Gülen de l’islam d’être un mensonge stratégique (Sevindi 2008, 127).

Ce manque de compréhension est le lot d’autres représentants de la mouvance réformiste islamique. En étudiant la pensée religieuse de Tariq Ramadan, qui se considère comme faisant partie du mouvement de renouveau musulman (al-nahda), j’ai découvert que son interprétation de l’islam est souvent incomprise en France. Il est taxé de libéralisme par les musulmans conservateurs, louangé comme un démocrate par des observateurs laïques en Grande-Bretagne et dénoncé comme un dangereux fanatique par des intellectuels en France (Baum 2009, 14-15).

Afin de mieux saisir l’originalité de la pensée de Gülen, j’aimerais rappeler les remarques intéressantes de l’historien britannique Arnold Toynbee, en 1948, sur la réaction des cultures traditionnelles face au défi de la modernité occidentale (Weiler 2006, 73-77). À cette époque, il n’avait pas été témoin des réponses créatives observées par Robert Bellah en 1965. Puisant dans l’imagerie du Nouveau Testament, Toynbee faisait la distinction entre deux réactions : celle des zélotes qui, accrochés au passé, s’opposent vigoureusement à la culture impériale des envahisseurs, et celle des hérodiens qui, préférant le compromis, s’adaptent à la culture de l’Empire, espérant ainsi préserver leur identité. Selon Toynbee, ces deux réponses avaient des conséquences tragiques. Les zélotes s’attachent à une civilisation éteinte ne générant plus la vie, alors que les hérodiens deviennent des imitateurs, singeant en quelque sorte une civilisation à laquelle ils sont incapables de contribuer de manière créative. Toynbee a présenté la République turque établie par Mustafa Kemal comme un exemple de l’option hérodienne, dont l’effort politique d’imiter les pays européens est coupé des sources vives que renferme la culture de la population. En 1948, Toynbee ne voyait pas émerger en Turquie une voie médiane entre ces deux options stériles.

La pensée religieuse de Fethullah Gülen offre une telle voie entre la modernité occidentale et une tradition islamique figée dans le passé (Kuru 2003). Pour Gülen, la « voie médiane » est une attitude spirituelle que l’islam même propose. Il suit en cela le message de Saïd Nursi, le sage soufi turc mort en 1960, célèbre pour avoir présenté l’islam comme une « voie médiane » favorisant la paix, l’équilibre, la justice et la modération, incompatible avec toute sorte de fanatisme (Kuru 2003, 118). Lui-même héritier de la tradition soufie, Gülen a développé plus encore l’idée de Saïd Nursi. L’éthos islamique, soutient-il, prescrit un soigneux équilibre entre deux dimensions : les sentiments et la pensée rationnelle, la justice et la compassion, la santé physique et la croissance spirituelle, l’importance de la personne et le souci de la communauté, l’engagement social et l’attente du monde à venir.

Le présent article vise à rendre compte de la réponse créative de Gülen à la modernité, en présentant les idées et les valeurs islamiques auxquelles il attache une grande importance.

1. La connaissance

Gülen souligne l’importance de l’étude des sciences, même si elles sont en bonne partie d’origine occidentale (Baker 2006). Comme Al-Afghani avant lui, Gülen réprouve les cultures islamiques qui n’encouragent pas la connaissance et le raisonnement critique. Il maintient que l’« ignorance » et la « stupidité » — des mentalités souvent dénoncées par la tradition islamique — sont en grande partie responsables des conflits, des hostilités et des guerres entre les peuples. L’inimitié entre les cultures n’est pas le fait de la religion, mais vient plutôt du refus d’apprendre et d’arriver à une entente mutuelle. Comme tous les penseurs de l’al-nahda, Gülen insiste sur l’importance de la connaissance et ne perçoit aucune contradiction entre foi et raison (Baum 2008).

Guidé par cette conviction, Gülen encourage l’étude des sciences. Il exhorte les musulmans à devenir des scientifiques, à enseigner les sciences dans les écoles et à s’engager dans la recherche scientifique. Gülen est en désaccord avec Seyyed Hossein Nasr, le philosophe iranien actuellement professeur aux États-Unis, qui soutient ardemment que les sciences occidentales ont un impact culturel destructeur, qu’elles morcèlent à outrance la réalité, ne tiennent pas compte de son unité intrinsèque et qu’ainsi, elles mènent à une sécularisation de la société (Nasr 1968). Nasr s’est montré critique envers les réformistes islamiques en raison de la confiance qu’ils manifestent envers la science occidentale. Il appelle les musulmans à développer une approche alternative des sciences qui soit conforme à la foi islamique.

Gülen n’est pas convaincu par une telle interprétation négative des sciences occidentales. Pour lui, l’étude scientifique de la nature n’est pas une démarche exclusivement laïque. Il considère qu’en explorant et en déchiffrant les lois de la nature, le chercheur découvre les merveilles de la sagesse et de la puissance de Dieu. Le scientifique rend gloire à Dieu d’une manière toute particulière, différente de celle du profane. La perception spirituelle de Gülen est confirmée par les enseignants des sciences dans les écoles Gülen, qui trouvent un sens religieux à leur travail et apprennent à s’émerveiller de la sagesse de Dieu (Özdalga 2003).

D’après Gülen, l’antagonisme entre foi et science est une expérience occidentale. Il est né à la fin du Moyen Âge de l’opposition de l’Église aux sciences expérimentales et des réactions anticléricales puis antireligieuses qui ont suivi de la part de nombreux scientifiques. L’Occident, selon Gülen, a tenté de surmonter ce conflit en confinant religion et sciences à deux sphères d’études distinctes qui s’ignorent et n’interagissent pas. En Occident, les sciences se perçoivent comme entièrement laïques et non comme une porte d’entrée à la connaissance de la création divine. Dans une culture islamique, soutient Gülen, les sciences ne seront pas les agents de la sécularisation.

2. L’éthique sociale

L’importance qu’il accorde à l’éthique sociale constitue un autre élément de réponse de Gülen à la modernité. Alors qu’il avait amorcé ses réflexions sur la science avec une critique des cultures islamiques, il commence ses réflexions sur l’éthique sociale par une critique de la civilisation occidentale moderne. Cette civilisation est dépourvue d’orientation morale. L’égoïsme, tant personnel que collectif, est le déclencheur des conflits politiques, économiques et sociaux, produisant des gagnants et des perdants et suscitant l’hostilité entre les peuples. Gülen soutient que chaque civilisation a besoin d’orientation morale, un ensemble d’idées et de valeurs issues de ses propres racines culturelles. D’après Gülen, les valeurs civilisatrices de l’islam sont la tolérance, le dialogue et la compréhension mutuelle, elles se résument dans le mot « compassion ».

La compassion est le commencement de l’être ; sans elle, tout n’est que chaos. Tout a vu le jour grâce à la compassion, et c’est par la compassion que tout continue à exister dans l’harmonie [...] Tout renvoie à la compassion et promet la compassion. À cause de cela, l’univers peut être vu comme une symphonie de compassion. Toutes sortes de voix proclament la compassion. Impossible, donc, de ne pas en être conscient. [...] Quel dommage pour les âmes qui ne perçoivent pas cela [...] Les êtres humains ont la responsabilité de faire preuve de compassion envers tout être vivant [...] Plus une personne démontre de la compassion, plus elle s’élève ; alors que plus elle s’adonne à la malfaisance, à l’oppression et à la cruauté, plus elle tombe en disgrâce et s’abaisse, devenant la honte de l’humanité.

Saritoprak 2005, 333

L’éthique sociale de Gülen met l’accent sur la tolérance, le dialogue et la compréhension mutuelle, rassemblés dans la compassion. Mais en même temps, son éthique sociale respecte la charia et la tradition juridique islamique. Héritier de la tradition soufie, il lit le Coran en portant une attention toute particulière à ses préceptes éthiques, conscient qu’une petite portion du livre saint est consacrée à des règles et des lois. Gülen insiste sur le fait que l’islam est une religion s’adressant à l’esprit et au coeur, qui incite les gens à mener une vie de vertu et de dévotion et à édifier une communauté de justice et de compréhension mutuelle. D’après lui, si le Coran et la sunna offrent effectivement des principes de vie personnelle et sociale, ayant valeur de pérennité, les appliquer dans des circonstances particulières requiert une interprétation qui soit sensible au contexte culturel. C’était là d’ailleurs le travail des écoles juridiques islamiques dans le passé, qui s’effectuait dans le contexte de leur propre culture. Aujourd’hui, la parole de Dieu doit être interprétée selon le contexte actuel. Avec d’autres penseurs réformistes, Gülen évoque le Coran et l’exemple du Prophète afin de progresser au-delà des écoles juridiques et, répondant aux exigences du présent, délivre le message divin aux croyants de sa propre société. Et comme son interprétation des textes révélés adhère à des principes herméneutiques reconnus par les écoles juridiques, les enseignements de Gülen respectent entièrement l’orthodoxie islamique.

Je voudrais insister sur ce point. Les représentants de l’al-nahda, dont Fethullah Gülen, sont profondément attachés à la continuité de la tradition islamique et se considèrent eux-mêmes comme des penseurs religieux orthodoxes. Ils se distinguent des intellectuels religieux musulmans contemporains qui maintiennent qu’une réponse à la modernité requiert une certaine rupture avec la tradition, où le croyant se soustrairait à l’orthodoxie. Les plus connus parmi ceux-ci sont l’Algérien Mohammed Arkoun, le Tunisien Abdelmajid Charfi, l’Indien Ebrahim Moosa, le Malaysien Farish Noor, l’Iranien Abdulkarim Soroush et l’Égyptien Abu Zayd. Les intellectuels musulmans, dont la pensée est de cet ordre-là, sont parfois qualifiés de modernistes ou de libéraux.

L’éthique sociale de Fethullah Gülen s’adresse aux individus. Il est convaincu que des individus au comportement moralement droit sont capables d’améliorer la société et de la rendre plus agréable à Dieu. Il ne croit pas que la société puisse changer de haut en bas, n’attachant pas beaucoup d’importance à la politique partisane ; la société ne peut devenir plus morale que de bas en haut. Seule la personne peut agir moralement, montrer de la compassion, s’éduquer, respecter l’autre, agir de manière responsable et coopérer en vue du bien commun.

Nous remarquons que Gülen n’est pas un radical. Alors que Saïd Nursi avait en mémoire la société ottomane empreinte de religion et trouvait ainsi difficile d’adhérer au projet kémaliste d’une Turquie laïque, Gülen pour sa part est né dans cette société sécularisée. Il la tient pour acquise et lui montre du respect. Il croit que la Turquie contemporaine peut devenir plus morale et plus agréable à Dieu par la pratique de l’islam par les citoyens en tant qu’individus. Cet individu étant pour Gülen le coeur de sa pensée, il ne prête pas attention à l’interprétation marxiste des inégalités sociales. Gülen ne propose aucune analyse structurelle qui expliquerait les injustices subies par le peuple et le fossé flagrant entre la minorité riche et la majorité pauvre. Ce sage turc n’est pas un égalitariste : il veut simplement que les gens aient une chance égale de développer leurs talents. Le lecteur occidental des écrits de Gülen a donc l’impression qu’il est un libéral, dans l’acception qu’a ce terme en science politique. Un libéral estime que la société peut être réformée par l’éducation, l’engagement moral et la coopération.

3. L’éducation

Gülen croit fermement à l’éducation (Agi 2003). Il se considère lui-même comme un éducateur. Il soutient que les conflits, les hostilités et la guerre sont en grande partie dus à l’ignorance. Bien que le prophète Mahomet ait voulu que les gens soient instruits et usent de pensée rationnelle, les cultures islamiques ont souvent négligé cet appel à accéder à la connaissance. Les adeptes de l’al-nahda n’ont pas manqué de critiquer cette omission et ont insisté sur l’importance de l’éducation. Parmi ceux-ci, Gülen est allé plus loin en encourageant ses propres adeptes à devenir des éducateurs et en fondant des écoles pour enfants et jeunes gens, en Turquie ainsi que dans les républiques asiatiques de langue turque de l’ancienne Union soviétique. Aujourd’hui, des écoles inspirées par Gülen existent dans de nombreux pays du monde. Gülen demande à ses adeptes d’engager un dialogue avec des intellectuels laïques afin de favoriser les débats rationnels et la tolérance. Il a créé la Fondation des journalistes et écrivains, en Turquie, et demande à ses adeptes d’autres pays de mettre en place des Fondations Dialogue pour encourager l’harmonie dans une société pluraliste.

C’est ce réseau mondial d’écoles et d’autres institutions visant l’amélioration de l’éducation en société qui constitue le mouvement Gülen, une extraordinaire réalisation culturelle inspirée par la foi islamique, qui promeut l’éthique sociale islamique faite de tolérance, de dialogue et de compréhension mutuelle, et qui traduit la vision de Gülen d’une modernité islamique. Alors que des sociologues ont commencé à étudier le Mouvement Gülen (Yavuz 2003, Hunt 2006), mon but n’est pas d’en rendre compte ici. Je mentionnerai simplement dans ce contexte que des musulmans turcs de Montréal, guidés par la spiritualité de Gülen, y ont établi une Fondation Dialogue et ouvert une école pour l’éducation de leurs enfants.

4. Le travail

L’éthique sociale de Gülen met l’emphase sur le dévouement au travail, en plus d’encourager l’entrepreneuriat. Dans les sociétés plus traditionnelles, les gens travaillent pour nourrir leur famille et conserver le respect dont ils font l’objet dans leur communauté. On décourage toute initiative qui pourrait améliorer leur sort, toute contribution exceptionnelle à la société. Dans plusieurs sociétés catholiques d’Europe, c’était la situation culturelle qui prévalait jusqu’à l’évolution sociale de l’après-Grande Guerre. Gülen se remémore la culture turque de son enfance : « J’ai été élevé à une époque où notre confiance en soi avait était balayée comme de la poussière au vent : jamais un Turc ne pourrait réussir dans la vie » (Sevindi 2008, 96).

Gülen veut maintenant moderniser la Turquie en persuadant les gens qu’il y a des raisons religieuses, enracinées dans la foi, pour avoir confiance en eux-mêmes, pour se montrer âpres au travail, audacieux et entreprenants. Gülen présente un éthos islamique encourageant le développement scientifique et économique. Son enseignement spirituel interpelle cette portion de la classe moyenne qui est restée fidèle à l’islam ; il attire également les musulmans d’un rang social inférieur qui souhaitent une meilleure éducation et aspirent au mode de vie de la classe moyenne. D’après Gülen, le succès professionnel et commercial, dans un contexte islamique, suscite l’action de grâce et répond aux exigences de la justice. Dans un pareil contexte, la compétition, plutôt que de produire une société de gagnants et de perdants, sera domptée par un engagement — inspiré par la foi — pour la réciprocité et la coopération.

Le lecteur occidental du message de Gülen se remémorera l’étude de Max Weber sur l’éthique protestante (Weber 2002). D’après Weber, le calvinisme a engendré une interprétation des évangiles qui incita les croyants à travailler avec ardeur et à orienter le meilleur de leurs énergies à l’édification de la société. Weber nomme cet éthos « l’ascétisme de ce monde », l’opposant à l’éthos catholique médiéval qui englobait des préoccupations mystiques et détachées de ce monde. Le calvinisme voulait bien que les chrétiens adorent Dieu, mais il voyait d’un mauvais oeil la tradition mystique qui leur enseignait de se perdre silencieusement en Dieu. L’éthos de Gülen partage avec l’éthique protestante cet attachement religieux au travail et à l’entrepreneuriat, mais il en diffère dans la mesure où Gülen, fidèle à la tradition soufie, conserve la dimension mystique de l’islam.

Encore une fois, dans la terminologie des sciences politiques, Gülen apparaît comme un libéral. Il reconnaît que le capitalisme à l’occidentale est mû par l’appât du gain et du pouvoir, et a un impact destructeur sur le monde globalisé, mais il maintient tout de même que la part infâme du capitalisme peut être vaincue par un éthos inspiré par la foi, qui incite les gens à agir avec justice, réciprocité et compassion. Par contre, rien dans l’éthique sociale de Gülen ne correspond aux préoccupations d’émancipation de la théologie de la libération.

Je trouve intéressant que Tariq Ramadan, vivant comme il le fait en Europe de l’Ouest, ait adopté une perspective sociale-démocrate et libérationniste (Ramadan 2003, 332). Il est profondément perturbé par le fossé funeste qui existe entre la richesse des élites du Nord et la pauvreté des pays du Sud. Il pense que l’ensemble du monde doit trouver une solution de rechange éthiquement acceptable à l’actuel système de marché non réglementé, soutenu par les puissances politiques et militaires. Quant à la théologie de la libération islamique d’Ari Shariati, elle diffère grandement de la position de Gülen. Cet intellectuel religieux iranien s’est concentré sur certaines personnes proches du Prophète — comme Ali et Abu Zarr, des hommes qui au nom de Dieu défendaient la justice sociale et s’opposaient à l’oppression — dans le but de formuler une théologie islamique de la révolution promettant un affranchissement de la domination politique et de l’asservissement économique (Rahnema 2000). Comme pour le christianisme, l’islam a été interprété de manière à appuyer des causes conservatrices, libérales autant que radicales.

5. Le pluralisme

L’éthique sociale de Gülen favorise le pluralisme. Lorsqu’une religion est liée à une culture nationale, elle a tendance à défendre son hégémonie et à résister au pluralisme. C’était vrai pour le catholicisme, qui n’a accepté la liberté religieuse que depuis le concile Vatican II, et c’est vrai pour l’islam dans de nombreux pays musulmans où il est la religion officielle et résiste à toute forme de liberté religieuse. Même si Gülen considère les Turcs comme un peuple musulman, il est pour le pluralisme religieux, en accord avec les valeurs islamiques de tolérance, de dialogue et de compréhension mutuelle.

Avant d’examiner sa promotion du pluralisme religieux, j’aimerais mentionner l’appui de Gülen au pluralisme culturel et ethnique en Turquie. Gülen est un patriote ; il aime son pays, il chérit la tradition islamique de la Turquie et croit que son pays est appelé à devenir une société juste et un promoteur de paix dans le monde. Mais en même temps, il n’est pas d’accord avec les soi-disant patriotes ou nationalistes turcs qui prétendent haut et fort défendre le kémalisme, en rejetant le pluralisme culturel et ethnique. Gülen défend les droits des minorités, tels les membres de sectes islamiques méprisées, les chrétiens grecs et arméniens et les Kurdes turcs avec leur langue et leur culture distinctes. Il respecte ces hommes et ces femmes comme des citoyens turcs aux droits égaux. S’il ne se joint pas à des campagnes organisées, critiques du gouvernement — ce n’est pas son style —, il prêche une éthique sociale qui exige le respect des minorités.

Pour Gülen, le pluralisme implique également la liberté de pensée et d’expression. Il reconnaît que les citoyens d’une société nombreuse ne partagent sans doute pas une même vision politique. Ce qui importe donc pour le bien-être d’une société, ce sont les discussions rationnelles entre citoyens, la liberté pour tous d’exprimer leurs idées et la recherche concertée de compromis qui puissent satisfaire la grande majorité. La vision qu’a Gülen du pluralisme ne concorde pas avec les critères du débat qui a cours en Turquie sur la question. Les puissantes élites qui se perçoivent comme des patriotes ou des nationalistes restreignent la liberté d’expression et renvoient les minorités en marge de la société, et ces gens se méfient de Gülen. D’autre part, pourtant, des intellectuels de gauche, qui défendent la liberté de conscience et s’opposent à la constitution de l’État kémaliste, dénoncent le patriote Gülen comme un « étatiste », puisqu’il refuse de rejeter l’ordre établi (Sevindi 2008, 128). Inspiré par sa foi musulmane, Gülen offre une vision originale de la société turque, une vision qui englobe toute la population et respecte les différences, tout en se proclamant fièrement turque.

La lecture de Gülen m’a convaincu qu’il serait en accord avec l’éthique des évêques du Québec en ce qui concerne le nationalisme (Baum 2001, 9-10). Un mouvement nationaliste est éthique, écrivent-ils, si les quatre conditions suivantes sont remplies : 1) s’il vise à rendre la société plus juste et ouverte ; 2) s’il respecte les droits de la personne des minorités ; 3) s’il compte entretenir des liens pacifiques avec les nations voisines ; 4) si la nation ne devient pas la valeur suprême, ce qui serait de l’idolâtrie. Il me semble que ces réflexions éthiques concordent parfaitement avec la pensée sociale de Gülen.

L’enseignement de Gülen sur la place de la femme en société, selon son interprétation du Coran, tente de surmonter la domination dont sont victimes les femmes dans les pays musulmans, depuis de nombreuses générations. Il respecte les femmes en tant qu’êtres autonomes en quête d’une éducation, accédant à une profession, travaillant dans le monde des affaires et se conduisant comme des citoyennes responsables. Par contre, il ne partage pas l’idéal occidental de l’égalité des sexes ; il préfère parler de la complémentarité des hommes et des femmes (Andrea 2006).

Gülen prône le pluralisme religieux au nom de l’islam. Il se plaît souvent à citer ces célèbres passages du Coran : « Et si Allah voulait, Il pourrait les mettre tous [les êtres humains] sur le chemin droit. Ne sois pas du nombre des ignorants » (6, 35). « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les gens à devenir croyants ? » (10, 99). « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entreconnaissiez » (49,13). « Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez-vous donc dans les bonnes oeuvres » (5,48). Le lecteur chrétien de ces versets reconnaîtra qu’il est bien plus difficile de trouver des passages du Nouveau Testament qui offrent des indices d’une justification théologique de la diversité religieuse.

Gülen encourage le dialogue interreligieux (Ünal 2000, 193-304). Il rappelle que le Prophète témoignait d’un grand respect pour la foi des juifs et des chrétiens ; il les appelait « gens du Livre ». Mahomet se voyait comme un héritier de leur tradition religieuse. Ce n’est qu’en certaines occasions conflictuelles qu’il signalait des égarements dans le judaïsme et le christianisme. Gülen mentionne d’autres penseurs et chefs religieux du passé qui honoraient les gens du Livre. Il rappelle également à ses lecteurs que l’Empire ottoman faisait preuve de tolérance à l’égard des minorités religieuses. Lors d’allocutions prononcées à des soupers du ramadan (Iftar), Gülen a encouragé le dialogue interreligieux ainsi que le dialogue entre croyants et non-croyants. Dans le but de favoriser la réconciliation entre les trois religions abrahamiques, Gülen a rendu visite au patriarche orthodoxe d’Istanbul, au grand rabbin sépharade d’Israël et — le 10 février 1998 — au pape Jean-Paul II, à Rome. Cette dernière visite a été sévèrement critiquée par des cercles proches du gouvernement turc qui refusaient qu’un chef religieux puisse représenter la Turquie sur la scène internationale. La visite a aussi été la cible de critiques d’un groupe de jeunes musulmans qui prétendaient qu’en se rendant à Rome, Gülen s’était humilié personnellement en plus d’humilier la tradition de l’islam. Gülen a répliqué que l’humilité était l’un des attributs essentiels des musulmans. Le dialogue avec les tenants d’autres religions, affirme-t-il, est une partie intégrante de l’éthique islamique qui a trop longtemps été occultée.

Conclusion

Nous avons vu que la vision de Gülen de la modernité comprend le pluralisme démocratique, le développement économique, la promotion de l’éducation, l’étude des sciences et la liberté d’expression. Nous avons montré que pour Gülen, cette modernité se fonde sur les valeurs islamiques de la tolérance, du dialogue et de la compréhension mutuelle. Gülen reconnaît que la modernité occidentale se fonde sur des valeurs laïques. Les sociétés occidentales respectent la liberté de religion. Elles peuvent même être composées d’une majorité de chrétiens. Mais les valeurs qui façonnent ces sociétés, et qui se traduisent dans le discours public, sont foncièrement laïques. Elles sont le produit culturel de la contestation de l’ancien régime, qui comprend aussi l’Église. En Turquie, nous dit Gülen, la modernité se fondera sur la foi de la grande majorité et sur des valeurs islamiques qui n’assurent aucun privilège aux musulmans et qui sont acceptables vues de l’extérieur. Pour le lecteur occidental, c’est une proposition audacieuse. Nous avons tendance à voir la modernité comme une unique réalité sociale et culturelle, un produit de l’Occident qui a été exporté au reste du monde. Pourtant, des recherches sur des développements récents dans plusieurs régions d’Asie ont conduit bon nombre de sociologues à admettre la pluralité des modernités (Eisenstadt 2002). Ils découvrent des preuves empiriques que dans certaines sociétés, surtout en Asie, l’innovation technique, le développement économique et l’éducation universelle ne viennent pas miner les traditions culturelles et religieuses et débouchent sur une modernité qui est marquée par ces héritages. Une question demeure : dans quelle mesure l’ouverture des grandes religions à l’autocritique, au pluralisme et au respect des étrangers est-il une réponse créative à la singulière expérience historique occidentale qu’a été l’avènement des Lumières ?