Numéro 135, 2024 Femmes en correspondances. Épistolarité et agentivité (xviie‑xviiie siècles) Sous la direction de Nathalie Freidel, Emma Gauthier-Mamaril et Judith Sribnai
Sommaire (9 articles)
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Liminaire
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« C’était une fille de beaucoup de mérite, d’esprit et de vertu ». Femmes célibataires dans les réseaux épistolaires du xviie siècle
Juliette Eyméoud
p. 15–36
RésuméFR :
Cet article souhaite à la fois mettre en lumière l’histoire des « filles majeures » (femmes célibataires de plus de 25 ans) et réintégrer certaines d’entre elles dans l’histoire intellectuelle et littéraire du xviie siècle. Il se concentre sur les trajectoires de deux demoiselles, Catherine-Françoise de Bretagne (1617-1682) et Henriette de Conflans (1632-1712), chez qui l’activité épistolaire témoigne autant d’une condition sociale subordonnée que de véritables talents d’autrice. Les lettres permettent d’entendre les voix de deux femmes célibataires et d’obtenir des informations sur leur quotidien, leur entourage, leur façon de penser. Ces lettres sont aussi des sources pour étudier leurs engagements et leur inscription dans de prestigieux réseaux épistolaires. Une question émerge dès lors : quel lien peut-on tracer entre le célibat de ces femmes et leur geste d’écriture ?
EN :
This article proposes to shed light on the history of filles majeures (single women over 25 years of age) and reintegrate some of them into the intellectual and literary history of the seventeenth century. It focuses on the trajectories of two ladies, Catherine-Françoise de Bretagne (1617-1682) and Henriette de Conflans (1632-1712), whose epistolary activity testifies to both their subordinate social condition and genuine writing talent. The letters capture the voices of two single women and provide details about their daily life, their entourage, their way of thinking. They are also sources for studying their commitments and involvement in prestigious epistolary networks. Hence, a question arises: can a relationship be found between these women’s single status and their writing?
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De l’écriture en réseaux aux écrits de soi : les correspondances de Catherine d’Aspremont, Anne-Marie-Louise d’Orléans et Françoise de Motteville (mai-juin 1660)
Fanny Boutinet
p. 37–61
RésuméFR :
Cet article étudie les lettres que Françoise de Motteville, Anne-Marie-Louise d’Orléans et Catherine d’Aspremont rédigent au printemps 1660. Les épistolières assistent alors au mariage de Louis XIV. Elles adressent plusieurs lettres à un réseau de correspondantes désireuses d’être informées des dernières nouvelles de la cour. L’étude de la correspondance permet d’approcher un réseau aristocratique féminin, ses pratiques de publication et les actions que ses membres entreprennent par le biais de l’épistolaire. Cet article s’intéresse également à la correspondance que nouent les deux mémorialistes, Françoise de Motteville et Anne-Marie-Louise d’Orléans, qui reprend les codes des jeux d’écriture mondains. Nous analysons les liens qu’entretiennent chez elles l’écriture épistolaire et l’écriture mémorialiste, la lettre étant commentée ou reprise dans les mémoires. L’étude rend ainsi compte des gestes d’échange, de circulation, de conservation et de réemploi de la lettre par les autrices du xviie siècle. Pratique collégiale, écriture de l’immédiateté, la lettre participe à terme à la construction d’un récit de soi, l’écriture épistolaire trouvant in fine une continuation dans l’oeuvre mémorielle.
EN :
This article examines the letters written by Françoise de Motteville, Anne-Marie-Louise d’Orléans and Catherine d’Aspremont in spring 1660. The writers attended the marriage of Louis XIV and addressed several letters to a network of correspondents eager for the latest news of the court. The study of this correspondence sheds light on a network of aristocratic women, its publishing practices and the actions undertaken by its members via letters. The present article also discusses the correspondence between two memorialists, Françoise de Motteville and Anne-Marie-Louise d’Orléans, who employed high society’s codes of creative writing. We analyze the relationships they maintain between epistolary writing and memorialist writing, with letters commented or reprised in the memoirs. Our study thus reports on the exchange, circulation, conservation and reuse of letters by women authors in the seventeenth century. A collegial practice, a writing of immediacy, letters ultimately participate in the construction of a personal narrative, with epistolary writing eventually becoming the memoir.
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Marie de l’Incarnation ou la liberté entravée
Marie-Christine Pioffet
p. 63–79
RésuméFR :
Cette enquête montre à travers les lettres de Marie de l’Incarnation comment s’exprime l’idée même de liberté, une notion qui évolue au contact des femmes autochtones et de sa compagne laïque et rebelle Mme de la Peltrie. Autant dans sa correspondance que dans ses écrits spirituels, l’ursuline reste une figure éminemment paradoxale, déchirée entre son voeu d’obéissance et d’effacement, sa volonté de défendre sa communauté contre le pouvoir tyrannique des autorités ecclésiales et son désir d’affranchissement. La lettre, dialogue différé du domaine privé, devient le médium privilégié d’une agentivité féminine qui permet à la rédactrice d’échapper au joug clérical et de chercher à prendre sa place dans l’histoire coloniale.
EN :
This study discusses how the letters of Marie de l’Incarnation express the very idea of freedom, a notion that evolves along with her contact with Indigenous women and her rebellious lay companion Madame de la Peltrie. In both her correspondence and spiritual writings, the Ursuline sister remains an eminently paradoxical figure, torn between her vows of obedience and poverty, her wish to defend her community against the tyrannical power of the ecclesiastical authorities and her longing for emancipation. Letters, a personal, private conversation, become the privileged medium of a feminine agency that allows the writer to cast off the clerical yoke and take her place in colonial history.
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Le pouvoir de la faiblesse. L’éthos mystique de Jeanne Guyon à la lumière de sa correspondance
Bastian Felter Vaucanson
p. 81–113
RésuméFR :
Dans cet article j’interroge l’écriture épistolaire de la mystique Jeanne Guyon (1648-1717) à partir de la théorie du discours de Dominique Maingueneau, notamment les notions de « l’éthos incarné » et de « la scène d’énonciation ». Renvoyant aux travaux de Michel de Certeau sur le discours mystique et à ceux des women’s studies sur la rhétorique féminine de la spiritualité, l’article inscrit la théorie de Maingueneau dans le référentiel théologique du xviie siècle, permettant une analyse qui fait ressortir la performativité paradoxale de la présentation de soi de Mme Guyon. Je soutiens que Mme Guyon devrait être considérée comme l’une des grandes rhétoriciennes de son époque, à l’instar de Thérèse d’Avila, car elle se présente avec grande habileté comme une défenderesse de l’éthos mystique en activant le topos chrétien de la faiblesse – mais faiblesse qui, conformément au sens paulinien (1 co. 1 25-27), est en réalité un pouvoir d’agir. Admettant ouvertement que l’efficacité spirituelle de son énonciation repose entièrement sur le bon vouloir du lecteur, Mme Guyon institue une autorité foncièrement dépossédée, qui ne semble pouvoir exister qu’en désignant ce qu’elle n’est pas. Or, c’est cette concession qui fonde la force de persuasion du discours : énonciateur et co-énonciateur donnent un corps social à l’esprit de faiblesse présupposé par le discours. La prétendue ignorance de Mme Guyon est, en d’autres termes, un acte performatif par lequel elle gagne en agentivité.
EN :
This article examines the epistolary writing of the mystic Jeanne Guyon (1648-1717) based on the discourse theory of Dominique Maingueneau, notably the notions of “embodied ethos” and “scene of enunciation”. Recalling the work of Michel de Certeau on mystical discourse, the article registers Maingueneau within the theological referentiality of the seventeenth century, developing an analysis that highlights the paradoxical performativity of Madame Guyon’s self-presentation. Our study maintains that Madame Guyon presents herself as a guarantor of the mystical ethos while activating the Christian topos of weakness—but a weakness which, in the Paulinian sense (1 co. 1 25-27), is, in reality, a power to act. Openly admitting that the spiritual effectiveness of her enunciation depends entirely upon the reader’s good will, Madame Guyon establishes a fundamentally dispossessed authority that appears to exist only by indicating what it is not. It is this concession that explains the discourse’s persuasive power: enunciator and co-enunciator give a social body to the spirit of weakness presupposed by the discourse. Madame Guyon’s feigned ignorance is, in other words, a performative act that allows her to gain in agency.
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Le « rabutinage » : enjeux rhétoriques et genrés d’une écriture familiale
Julie Garel
p. 115–141
RésuméFR :
Comment Sévigné parvient-elle à faire sa place et à s’opposer au discours galant de son cousin Bussy-Rabutin, qui multiplie les incitations et sollicitations libertines ? Comment prend-elle place dans un agôn, substitut du point d’honneur – code aristocratique dont les femmes sont pourtant traditionnellement exclues – pour répondre au double défi masculin, politico-familial et rhétorique ? C’est d’abord en s’aménageant un éthos d’Amazone, figure d’un contre-pouvoir féminin, politique et familial. C’est aussi en s’appropriant des modèles héroïques par lesquels elle s’autorise à polémiquer avec son cousin, après l’affaire du portrait. Elle démontre ainsi sa valeur et ses compétences rhétoriques. Vers la fin de la correspondance, l’intrusion du féminin dans l’univers masculin du combat la conduit à s’interroger sur la faiblesse féminine dont elle feint de s’accuser : « Mais si j’avais été un homme, aurais-je fait cette honte à une maison où il semble que la valeur et la hardiesse soient héréditaires ? » (Lettre du 23 octobre 1683) Si ce jeu soulève la question de l’égalité des forces, il permet en réalité d’affirmer stratégiquement l’égalité des talents, le duel épistolaire ne pouvant se faire en effet qu’à armes égales.
EN :
How does Sévigné manage to take her place and oppose the gallant discourse of her cousin Bussy-Rabutin with its relentless libertine provocations and solicitations? How does she take part in an agôn, substitute for the point of honour—aristocratic code from which women are traditionally excluded—to respond to a double masculine challenge, at once politico-familial and rhetorical? She accomplishes this first by adapting the warrior ethos of the Amazon, figure of a feminine, political and familial counterforce. Next she self-appropriates heroic models offering her the authority to debate her cousin, in the wake of the portrait affair. In doing so, Sévigné demonstrates her value and rhetorical abilities. Towards the end of the correspondence, the intrusion of the feminine into the male world of combat leads her to examine her supposed feminine weakness: “But if I were a man, would I have brought such shame to that house where value and boldness appear to be hereditary?” (Letter of October 23, 1683) If this contest raises the question of a balance of power, it allows, in reality, for the strategic affirmation of a balance of talent, since the epistolary duel can only be fought with equal weapons.
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De l’écriture mondaine à l’écriture moraliste : regard critique et changement d’éthos chez Sévigné
Louise Gérard
p. 143–167
RésuméFR :
Dans cet article, nous entendons montrer la pluralité des postures critiques de Sévigné, pluralité que certaines lettres condensent à la manière d’un échafaudage. Le texte sévignéen accueille en effet, comme beaucoup de correspondances, la densité d’une existence : celle d’une actrice – négociant son pouvoir dans le monde réel ; et d’une autrice – élaborant un texte. Ce sont deux tendances d’une même écriture qui observe et juge le monde. Les deux premières parties de notre article sont consacrées à l’analyse de ces deux postures d’épistolière. L’une, mondaine et normative, arrime la lettre à l’action contemporaine ; l’autre, moraliste et philosophique, élargit le cercle des lecteurs possibles, et ainsi élargit le champ d’action de la lettre. Dans une troisième partie, nous analysons la manière dont s’articulent ces deux éthos critiques, à l’aune d’un extrait de la lettre du 5 janvier 1674. Il s’agit pour nous de mieux comprendre les points de passage entre persiflage, satire et réflexivité philosophique. En ce sens la lettre sévignéenne se révèle le genre adéquat pour penser la continuité de ces registres critiques.
EN :
This article proposes to show the plurality of Sévigné’s critical postures, a plurality condensed in certain letters in the manner of a scaffold. As with many correspondences, the Sévigné text encompasses the full range of an existence: that of an actress negotiating her power in the real world and that of an author developing a text. These are the two features of a writing that observes and judges the world. The first two parts of our article analyze the epistolarian’s two postures. One, mundane and normative, anchors the letter in contemporary action; the other, moralistic and philosophical, enlarges the circle of possible readers and thereby enlarges the letter’s field of action. A third part of our article analyzes the structure of these two critical ethea using an extract from a letter dated January 5, 1674. Our aim here is to better understand the passage points between mockery, satire and philosophical reflexivity. In this sense, the letters of Madame de Sévigné are revealed to be the appropriate genre for reflecting on the continuity of these critical registers.
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« Payer son contingent à la société » : la question de la traduction dans la correspondance de la présidente Durey de Meinières et d’Elizabeth Montagu
Kim Gladu
p. 169–195
RésuméFR :
Lorsqu’elle épouse Jean-Baptiste-François Durey de Meinières en 1765, Octavie Belot met un terme, du moins en apparence, à une courte carrière littéraire marquée par la traduction d’ouvrages anglais et la publication de quelques essais. Or, après son second mariage, la nouvelle présidente Durey de Meinières entretiendra une correspondance importante avec plusieurs hommes de lettres tels que Voltaire, Hume, Helvétius ou François Devaux, mais aussi avec la bluestocking Elizabeth Montagu, entre 1776 et 1792. Lorsque Montagu lui demande de traduire en français son Essay on Shakespear, Octavie Durey de Meinières trouve une occasion de renouveler ses idées sur la traduction, mais hésite à s’engager dans un projet qui signifierait une opposition publique à Voltaire, qui avait fortement critiqué le dramaturge anglais. Les lettres de la présidente Durey de Meinières adressées à Elizabeth Montagu offrent ainsi une occasion inédite d’observer les enjeux qui se cachent derrière la traduction et qui dépassent la sphère proprement littéraire. La traduction ne représentant plus le gagne-pain de Meinières, le souci de maintenir un réseau de contacts influent vaut plus que la gloire bien mitigée qu’aurait rapporté la traduction de l’essai de Montagu. Et encore une fois, c’est en mettant en évidence sa condition de femme qu’elle réussit à se sortir de cette situation socialement dangereuse, en faisant de ce qu’on pourrait considérer comme un handicap une arme rhétorique lui permettant de ménager les alliances formées par le biais de l’épistolaire.
EN :
When she married Jean-Baptiste-François Durey de Meinières in 1765, Octavie Belot ended, in appearance at least, a brief literary career marked by the translation of English works and the publication of a few essays. Now, after her second marriage, the new president Durey de Meinières would carry on an important correspondence, lasting from 1776 to 1793, with several men of letters including Voltaire, Hume, Helvetius and François Devaux as well as the bluestocking Elizabeth Montagu. When Montagu asked her to translate her Essay on Shakespear into French, Octavie Durey de Meinières saw an opportunity to renew her ideas about translation but was reluctant to commit to a project that would mean publicly opposing Voltaire, who had strongly criticized the English playwright. The letters president Durey de Meinières addressed to Elizabeth Montagu thus offer an unusual opportunity to observe the issues behind translation and beyond the purely literary. Since Meinières no longer depended on translation for her livelihood, the maintenance of a network of influential contacts was worth more to her than a highly doubtful glory from translating Montagu’s essay. And again, it was by emphasizing her condition as a woman that she managed to get out of a socially dangerous situation, making a rhetorical weapon of what could be considered a handicap to maintain the alliances formed through letters.
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Intercéder à la cour de France. À propos d’une étude de cas : la correspondance de la duchesse de Picquigny-Chaulnes, « maîtresse » de ministre en 1743-1744
Nicole Pellegrin
p. 197–227
RésuméFR :
À partir des 73 lettres inédites adressées en 1743-1744 au comte d’Argenson par la duchesse de Picquigny-Chaulnes, conservées dans le Fonds ancien de la Bibliothèque universitaire de Poitiers, l’article examine la pratique épistolaire méconnue qu’est l’intercession. Il s’agit de faire la lumière sur les liens d’intérêts et les rapports de force à l’oeuvre, sous l’Ancien Régime, au sein de toute alliance, dans et hors mariage. Alors que les protagonistes sont tous deux de très haut rang et fréquentent les mêmes cercles familiaux et amicaux, l’un est toutefois un homme d’État qui a « fait carrière » tandis que les prétentions intellectuelles de l’autre incitèrent ses contemporains à la placer parmi les « dames curieuses » et autres « endiablées de l’esprit ». Dans ces conditions, comment la partenaire épistolaire parvient-elle à déjouer le déséquilibre genré initial par un agir épistolaire qui mêle déclarations amoureuses, flatteries et requêtes intéressées ? Le corpus est révélateur d’une pratique massive qui suppose un entregent féminin mis au service d’intérêts personnels, familiaux et claniques.
EN :
On the basis of 73 unpublished letters addressed in 1743-1744 to the count of Argenson by the Duchess of Picquigny-Chaulnes and conserved in the Fonds ancien de la Bibliothèque universitaire de Poitiers, this article examines the misunderstood epistolary practice of intercession. The aim is to shed light on the interests and power relations at work under the Ancien Régime within every alliance, both in and outside of marriage. Whereas both protagonists were of very high rank and frequented the same circles of families and friends, one was nevertheless a statesman who had “pursued a career,” while the intellectual pretensions of the other prompted her contemporaries to place her in the category of “peculiar ladies” and other “troublesome personalities.” In such conditions, how does the epistolary partner manage to correct the initial gendered imbalance through an epistolary agency mixing declarations of love, flattery and self-serving requests? The epistolary corpus reveals a massive practice whereby feminine social skills were put, supposedly, in the service of personal, familial and clan-based interests.