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Née dans le sillage de la « grande conversion numérique », la réflexion intermédiale traite de phénomènes qui remontent bien au-delà des années 1980. Mais si la réflexion intermédiale est relativement récente, les dynamiques intermédiales qu’elle met au jour sont, quant à elles, plus que millénaires. L’apport majeur de la réflexion intermédiale est donc d’ouvrir des perspectives radicalement nouvelles sur des problématiques qui occupent, parfois depuis très longtemps, la pensée occidentale. C’est à un aspect de ces dynamiques que nous consacrons le présent dossier en nous interrogeant sur les notions clés de reproduction et de présence dans ces conjonctures médiatrices singulières que sont les pratiques représentationnelles. Nous le faisons en tentant de sortir des cadres réflexifs habituels. D’où ce titre : « Authentique artifice ».

Associer « authentique » à « artifice » tient à la fois du paradoxe et de l’oxymore. Paradoxe en ce qu’il va à l’encontre d’idées reçues, du moins c’est ce que nous estimons, et oxymore par le voisinage improbable de ce substantif et de ce qualificatif spécifiques. Ce titre vise un but : remettre en question certains des a priori à partir desquels nous abordons encore souvent, et de façon spontanée, les phénomènes de médiation. Ces phénomènes, on le sait, sont omniprésents, ils touchent tous les aspects de nos vies. Aussi, cette association inusitée de termes banals, si limitée soit-elle dans son expression immédiate, fait écho à des problèmes beaucoup plus larges qui concernent autant notre façon d’organiser le monde que de communiquer l’expérience que nous en avons.

Il y a de prime abord quelque chose de contre-intuitif dans l’idée même qu’un artifice puisse être authentique mais, en même temps, on sent bien que l’expression « authentique artifice » est autre chose qu’un calembour. Elle s’apparente à la célèbre phrase de Noam Chomsky qui, jouant sur le paradoxe et l’antithèse, a, pour ainsi dire, précipité à son époque l’éclosion de la grammaire transformationnelle et la crise du structuralisme[1]. Quant à nous, plus modestement, nous nous contentons de rappeler, après bien d’autres, les limites de nos mots à dire le monde et leur capacité sidérante à l’organiser, voire à le (dé/re)construire. Posons-le d’entrée de jeu : dans la perspective intermédiale qui est la nôtre, affirmer l’authenticité de l’artifice, c’est non seulement énoncer une évidence, c’est aussi rappeler l’emprise qu’ont les systèmes de fixations et d’oppositions sur notre approche des pratiques médiatiques – ce qui inclut les pratiques artistiques, littéraires et communicationnelles.

Défendre l’authenticité de l’artifice, c’est simplement affirmer, à l’instar de Lucie Morisset, « de notre société, qu’elle pourrait être comprise (très largement) à l’aune d’une forme de crise de véracité » (Morisset 2009, 26). Nous en sommes effectivement là. Spécialiste du patrimoine, Lucie Morisset a été amenée, comme tous ses collègues, à distinguer ce qui est réputé authentique de ce qui ne l’est pas. Cela les a confrontés à une réalité brutale qu’on peut étendre au-delà du champ patrimonial : il n’y a pas de fixité dans l’authenticité, il n’y a pas non plus de critères définitoires absolus, ni même stables de celle-ci. Morisset propose donc le concept de régimes d’authenticité pour rendre compte de cette réalité déconcertante. L’authenticité n’est pas un état, c’est une dynamique. Ainsi, sera authentique ce qu’une autorité considère vrai dans une conjoncture donnée. Et c’est de cette authenticité décrétée et acceptée d’une masse suffisante d’individus que l’autorité tient notamment sa légitimité. Nous retenons de cela le caractère hautement conjoncturel de l’authenticité, aussi conjoncturel que les activités médiatrices dont nous traitons ici.

On rappellera aussi, et ce n’est pas anodin, que c’est à partir du XVIIe siècle que le mot artifice, qui désignait jusqu’alors – et au moins depuis le XIIIe siècle – de façon neutre, et même plutôt positive, une habileté, un art consommé, s’est chargé de cette connotation négative qu’on lui connaît encore aujourd’hui. Le Petit Robert est particulièrement généreux en synonymes dépréciatifs : leurre, subterfuge, feinte, mensonge, manège, piège, ruse, tour, tromperie. C’est aussi au XVIIe siècle qu’apparaît l’expression « arts trompeurs » sous laquelle se trouvaient regroupées ces pratiques artistiques capables de « dérégler » les sens. La pensée anti-machinique, qui s’affirme à l’encontre de la poussée industrielle du XIXe siècle, naît de ces mêmes racines, participe de cette même mouvance historique qu’elle contribue d’ailleurs à renforcer. Et les discours technophobes, qui résonnent à travers tout le Long siècle (de 1880 à aujourd’hui) montrent bien la vigueur de ce courant de pensée qu’on a pu qualifier d’essentialiste, avec toutes les prétentions d’immanence et de permanence qu’on lui connaît. Le naturel dure, l’artificiel passe.

Les technologies de reproduction du son et de l’image, qui naissent et se déploient au cours du XIXe siècle – photographie, phonographe, téléphone, microphone, cinématographe – ont été rapidement associées au camp du factice, du leurre. Tout s’est passé comme si la condamnation retentissante de la représentation par Platon avait été reconduite mais, par un curieux détournement rhétorique, elle se faisait dorénavant aux seuls dépens de la représentation technologiquement assistée et au bénéfice inattendu de la représentation prétendument a-technologique. On a ainsi vu apparaître des « vraies » et des « fausses » représentations, le tort des secondes étant de recourir, d’une façon ou d’une autre, à des technologies de reproduction.

Dans son imposant essai sur les origines culturelles de la reproduction sonore, Jonathan Sterne[2] rappelait que les premiers artistes de la scène, qui ont enregistré des chansons, des chants, des extraits de pièces de théâtre sur phonogrammes, ont été accusés de « trahison » envers la scène qui avait été, jusque-là, le seul lieu de consécration des « belles voix ». Giusy Pisano insiste d’ailleurs sur ce fait : jusqu’à l’avènement des technologies de reproduction du son, une « belle voix » était nécessairement une « forte voix ». L’industrie des technologies de reproduction, puis des médias qui se sont développés grâce à elles, a réagi en clamant haut et fort sa « fidélité » puis sa « haute-fidélité » à quelque chose (une source) qu’on présume être d’ordre naturel – par exemple, le chant sans micro. Mais ce faisant, l’industrie a plus alimenté qu’elle ne l’a combattu le préjugé anti-machinique. Elle a renforcé le statut ontologique supérieur, insurpassable et irremplaçable de la source « naturelle » et, au moins tacitement, appuyé le principe de la perte d’aura dans toute entreprise reproductrice. Elle a aussi, ce qui est plus grave, accrédité l’idée que le « direct » ou live et le médiatisé étaient bien deux choses différentes, irréductibles et, bien sûr, inégales.

C’est ce qu’illustre avec force cet extrait d’une entrevue parue en 1915 dans le New York Times. Producteur de théâtre très influent, Daniel Frohman était, au début du XXe siècle, l’une des personnalités les plus en vue de Broadway et ses opinions avaient d’autant plus de poids qu’il avait aussi été, pendant quelques années, directeur de la Famous Players Film. Il livre au journaliste qui l’interroge ses réflexions sur le cinéma.

Le cinéma est maintenant [en 1915] à son zénith. […] [L]e problème du cinéma n’est pas d’augmenter son public mais de le conserver. Il pourra y arriver en perfectionnant encore davantage son art déjà merveilleux. La synchronisation du son et du mouvement à l’écran, un procédé par lequel la matière explicative maintenant imprimée sur le film pourrait être dite, ce qui éviterait d’interrompre le film, la reproduction de la couleur et l’ajout d’un effet stéréoscopique aux images sont des améliorations sur lesquelles beaucoup de gens travaillent. Mais l’image animée, élevée au énième degré de perfection, ne pourra jamais complètement supplanter le drame parlé. En voici la raison : il se peut bien qu’on réussisse à synchroniser le son et le mouvement et que les visages à l’écran donnent l’impression qu’ils parlent vraiment, mais cette qualité humaine qu’on appelle la personnalité ne pourra jamais être traduite par une lentille et transmise aux spectateurs par le médium de l’écran. Seule la présence de l’acteur vivant peut communiquer le magnétisme de l’acteur au public[3].

Affirmer en 1915 que le cinéma est condamné à décliner dans la faveur populaire en dépit de ses prévisibles et inéluctables progrès technologiques, peut nous sembler aujourd’hui bien naïf. C’était pourtant là l’expression d’une opinion très répandue chez les penseurs des arts et des médias. Faites au mépris de la réalité, ces affirmations trahissent surtout des convictions idéologiques profondes qui ont pour résultat de déprécier tout ce qui relève de l’artificiel dans le cadre des pratiques médiatiques. Pendant les quelques quatre-vingts années qui ont suivi, cette pensée de la supériorité du naturel s’est enrichie d’un principe d’exclusion : il y aurait incompatibilité du live et du (technologiquement) médiatisé. Cette idée revient avec force sous la plume de Peggy Phelan. Dans son percutant essai Unmarked. The Politics of Performance, qu’elle publie en 1993, alors que les technologies médiatiques numériques entraient massivement dans la pratique théâtrale, elle affirme :

Seule la vie est au présent. La représentation [théâtrale] ne peut pas être sauvegardée, enregistrée, documentée ou entrer de quelque façon que ce soit dans la circulation de représentations de représentations ; si elle fait cela, elle devient autre chose. […] Plus une représentation [théâtrale] tente d’entrer dans l’économie de la reproduction, plus elle trahit et affaiblit les espoirs de sa propre ontologie.

(Phelan 1993, 146 (notre traduction))

Cet argument, qu’ont contredit la théorie de Jay Bolter et Richard Grusin sur la rémédiation, celle de Chiel Kattenbelt sur l’hypermédialité ou celle, encore, de Philip Auslander sur le concept de liveness (ou présence), a eu tellement de défenseurs (en 1993 !) qu’un vif débat, « The Phelan-Auslander Debate », a éclaté et déchiré le champ anglophone des études théâtrales pendant près de dix ans.

Rien n’indique qu’il soit tout à fait clos. Si l’on a cessé de se plaindre du recours aux projections vidéo sur les scènes contemporaines du théâtre, c’est sans doute parce qu’elles sont si nombreuses et fréquentes qu’on a fini par les banaliser. Mais la multiplication des micros individuels soulève son lot de protestations marquant bien les résistances profondes à tout ce qui pourrait être perçu comme un technologisation accrue d’une scène qui serait, pour reprendre la formulation ironique de Peter Boenisch, l’ultime refuge « de la culture pure et authentique dans un monde de vacuité mass-médiatique et télévisuelle. » (Boenisch 2006, 103 (notre traduction)) Suivant la démarche même des praticiens, qui n’ont pas hésité, tout au cours de l’histoire, à recourir aux technologies pour accroître l’efficacité de leur activité médiatrice, suivant aussi l’argument de Philip Auslander selon lequel le médiatisé n’est pas le contraire de la présence – du live –, nous défendons dans ce dossier l’idée de conjonctures médiatrices qui se fonde justement sur le rejet des principes d’opposition et d’exclusion qui caractérisent la pensée essentialiste. Pour l’affirmer plus clairement : l’authenticité, selon nous, n’est pas dans la nature des choses. Elle est plutôt une production et, en tant que telle, ne peut donc qu’être artificielle.

Marshall McLuhan avait une définition très large des médias, il les voyait néanmoins comme des « extensions de l’homme[4] », littéralement extérieurs à lui. On peut comprendre cette vision à une époque où la miniaturisation des technologies restait limitée et où la pensée s’appuyait sur de grandes catégories définitoires. Mais aujourd’hui, alors que les technologies numériques interviennent dans tous les aspects de la vie quotidienne, y compris dans nos pratiques artistiques, s’insinuant parfois à l’intérieur du corps humain, l’idée même d’extension, qui induit celles de limite ou de frontière n’a plus guère de réalité que discursive. C’est ce que nous proposons d’examiner dans ce dossier à travers les articles qui le composent.

Ce dossier a été réalisé avec le concours de l’équipe éditoriale de Sens public. Nous remercions en particulier : Margot Mellet, Karine Bissonnette, Beth Kearney, Eugénie Matthey-Jonais, Emin Youssef, Marie-Odile Paquin, Mathilde Curtaud, Emmanuelle Lescouet, Patrick Chartrand, Stéphanie Guité-Verret, Morgane Gordon, Geneviève Dupuis, Emma Lacroix.

Sommaire du dossier

Jean-Marc Larrue, Servanne Monjour, Marcello Vitali-Rosati, “Authentique artifice : Introduction”