Résumés
Résumé
Pedro Pérez-Guillon (Santiago du Chili, 1983), professeur d’art et d’architecture à l’Université Catholique de Temuco (Araucanie), s’est entretenu avec Peter Brook à propos du processus toujours mystérieux de la création artistique. Dans cet échange, où il est largement question de la pensée occidentale sur l’art et la création artistique, mais aussi sur la pensée orientale millénaire et sur la présence de la spiritualité chez l’artiste, Peter Brook fait référence à ses voyages en Orient, où il suivit à peu près le même itinéraire que celui de Georges Gurdjieff, dont il s’inspira pour son film Rencontres avec des hommes remarquables. Les expériences et les connaissances acquises au cours de ces différents voyages et séjours, autant que sa démarche d’homme de théâtre et de cinéma, nourrissent cet entretien réalisé dans le cadre de l’Academy of Arts of New York (2016) et publié aujourd’hui pour la première fois grâce à Sens Public. La mise au point du texte original en anglais et sa traduction en français et en espagnol a été réalisée par Chantal Waszilewska et Roberto Gac, en collaboration avec Pedro Pérez-Guillon.
Mots-clés :
- créativité,
- spiritualité,
- Tai chi,
- Summi-e,
- Peter Brook,
- Picasso,
- Klee,
- Moore,
- Asia Society,
- Georges Gurdjieff
Abstract
Pedro Pérez-Guillon (Santiago, Chile, 1983), professor of art and architecture at the Catholic University of Temuco (Araucania), interviewed Peter Brook about the mysterious process of artistic creation. In this exchange, which is focused on Western thought on art and artistic creation, but also on millenary Eastern thought and the presence of spirituality in the artist, Peter Brook refers to his travels in the East, where he followed almost the same itinerary as that of Georges Gurdjieff, who inspired his film Encounters with remarkable men. The experiences and knowledge acquired during these different trips and stays in the East, as well as his own work on theater and cinema, feed this interview conducted in the framework of the Academy of Arts of New York (2016) and published today for the first time thanks to Sens Public. The adjustment of the original text in English and its translation into French and Spanish was provided by Chantal Waszilewska and Roberto Gac, in collaboration with Pedro Pérez-Guillon.
Keywords:
- creativity,
- spirituality,
- Tai chi,
- Summi-e,
- Peter Brook,
- Picasso,
- Morandi,
- Moore,
- Asia Society,
- Georges Gurdjieff
Corps de l’article
Au début de l’année 2016, je suis allé avec un groupe d’amis voir « Kamakura, Realism and Spirituality », une exposition de sculptures médiévales japonaises à la Asia Society of New York. D’emblée, le travail exposé nous imposa le silence. Nous partagions tous l’impression qu’une qualité particulière, quelque chose au-delà de la forme et de l’artisanat se transmettait à travers la plupart des pièces, une sorte de connaissance silencieuse, de clarté discrète et d’ouverture.
Une qualité très particulière, très fine et très vivante avait été incorporée et transmise à travers ces antiques figures en bois sculptées par des moines bouddhistes zen, il y a plus de mille ans. Il nous semblait que la qualité de la « présence » et la dévotion des moines vis-à-vis de leur métier avaient peut-être rendu cela possible. Après cette expérience, j’ai voulu comprendre cette qualité particulière et tenter de saisir comment un artiste peut, dans une œuvre d’art, incorporer cette sensation de « présence ».
Dernièrement, j’ai eu le privilège de connaître le directeur de théâtre Peter Brook[1] et de converser avec lui à propos de la relation entre « présence » et « créativité ».
Voici quelques notes (l’entretien original était beaucoup plus long que celui présenté ici) des idées échangées en octobre 2016, dans le nord de l’État de New York, conversations que Peter Brook m’a généreusement permis d’enregistrer.
New York, le 22 octobre
Pedro
J’aimerais parler avec vous de l’acte de création et de la présence. Présence, comme cette qualité de vie que l’on peut expérimenter à la fois en tant que spectateur lors de la contemplation d’une œuvre d’art et en tant qu’artiste percevant cette qualité d’être à travers laquelle le processus de création se produit.
Peter
Oui. D’abord, ce qui est clair, c’est que dans notre façon de parler la présence n’est qu’un simple mot. En réalité, la présence c’est quelque chose d’invisible. Nous ne pouvons en parler qu’après en avoir fait l’expérience. Nous ne pouvons pas lever le doigt et dire : « Ah ! Ça y est, la présence est là ! »
C’est comme le silence. Nous ne pouvons pas vraiment parler du silence. Nous ne pouvons pas le décrire. Mais lorsque tous les bruits ont été supprimés, le silence apparaît de lui-même.
Si votre esprit est encombré de déchets, vous serez incapable de reconnaître l’inspiration si elle vient. Donc, vous devez chercher un esprit calme et vide. J’ai abandonné l’intellect entièrement. Agnès Martin
(Lance 2003)
Je ne fais pas vraiment confiance aux idées, surtout aux « bonnes ». Par contre, j’ai confiance dans les matériaux auxquels je suis confronté, car ils me mettent en contact avec l’inconnu. Robert Rauschenberg
Or, pour ce que vous cherchez, il est important de savoir qu’aucun « bon » artiste ne commence son travail avec ce qu’on appelle « un concept », c’est à dire, un schéma dans la tête ou une image de ce qu’il voudrait apporter au monde. Ce n’est pas valable. Les concepts sont le résultat final. Quand quelque chose apparaît, cela devient le concept. Par exemple, un sculpteur observe un morceau de bois. Si nous passions par là, nous ne verrions qu’un morceau de bois. Mais lui, il prend son couteau, son burin, et il se met au travail. Il sait, il sent que ce qu’il cherche est déjà là. Et c’est en retirant ce qui est de trop, que la forme émerge.
J’essaie de peindre ce que je trouve et non ce que je recherche. Dans l’art, les intentions ont peu d’importance. Picasso
En Inde, en Ajanta et Ellora[2] il y a un temple qui ne fut pas édifié en partant du bas vers le haut, comme n’importe quel autre temple dans le monde. Les bâtisseurs de ce temple commencèrent par le haut, excavant, remuant, découvrant graduellement ce qui couvrait le temple. Non pas un temple construit dans le passé, mais un temple qui attendait d’être révélé par eux et pour eux. Ainsi, moyennant des années de travail, le processus de creusement permit à la totalité de la structure du grand temple d’être révélée.
Pour savoir ce que vous allez dessiner, vous devez commencer à dessiner. Picasso
Le peintre dévoile ce qui n’a pas été vu. Paul Cézanne
L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. Paul Klee
Maintenant, si quelqu’un prétend que ce sont les dieux qui ont parlé, et que cette affaire sent la religion, etc., toutes ces élucubrations ne sont que du baratin philosophique inutile. Ce qui nous intéresse, c’est de confirmer que nous sommes en train de parler d’un processus qui est le même chez le sculpteur et chez les bâtisseurs du temple.
Selon Heidegger, la manière dont la vérité se présente est un état de dévoilement, non une action, mais une passion. Jaime Labastida
(1997)
Pedro
Ce processus de révélation dans ces exemples de travail « soustractif » est très clair. Mais, comment pensez-vous que cette révélation puisse avoir lieu à travers un processus « additif », comme c’est le cas de la peinture, du théâtre, de la musique et de beaucoup d’autres formes d’art ?
L’idée de révélation pourrait se rapporter au concept heideggérien « d’ouvertude » (Erschlossenheit), lequel renvoie autant à la révélation de nouveaux horizons, qu’à la révélation de dimensions du sens jusqu’alors cachées ou non thématisées. Nikolas Kompridis
(2011)
Peter
Il y a un film français sur Picasso (Clouzot 1956) [3]. Le cinéaste a placé une caméra d’un côté de la toile, tandis que Picasso se trouvait de l’autre côté. Dans la prise on peut voir tous les mouvements de son pinceau. On voit comment il trace d’abord une ligne, puis comment cette ligne l’incite à ajouter une autre ligne. Et après cette ligne, une troisième est nécessaire. Puis, ayant tracé les trois, il comprend qu’il ne faut plus d’autres lignes, mais seulement un petit demi cercle. Alors, en observant tout ceci, il s’aperçoit que l’ensemble demande une certaine couleur, puis encore une autre. Il est donc possible d’assister au « développement », à la « croissance » de l’œuvre. C’est le même principe que celui de la gestation du bébé dans le ventre de la mère, où le bébé se développe graduellement. La mère ne peut découvrir son bébé que lorsque celui-ci apparaît dans le monde extérieur. Avant cela, le bébé n’est pour elle que rayons X, petits coups dans le ventre, etc.
Je pense que l’inspiration est liée à la création. La création du monde, création de la vie en tout cas. Agnès Martin
(Lance 2003)
Lorsqu’il peignait, il disparaissait, pour ne devenir qu’une main, un pinceau, au service d’un regard bien au-delà de l’œil normal. Peter Brook
(Segal 2003)
Ceci signifie que tout dépend finalement de quelque chose, ce qui nous amène à parler de la « qualité » de l’artiste.
Ma main est tout entière l’instrument d’une volonté lointaine. Ce n’est pas ma tête qui fonctionne, mais quelque chose d’autre, quelque chose de plus haut, quelque chose qui vient de loin. Paul Klee
L’artiste ne sert ni ne domine, il transmet. Sa position est humble et la beauté qui couronne son œuvre n’est pas la sienne. Il n’est qu’un canal. Paul Klee
Un artiste « mauvais » n’a que des idées, des règles, des techniques. Un « bon » artiste se trouve dans un état d’ouverture-disponibilité. Les gens accordent leur crédit aux créateurs, ils croient en eux. Mais la création n’émerge pas de la personne du « créateur », la création passe à travers sa personne… si elle trouve en elle la préparation et l’espace nécessaires.
Nous parlons d’espace, d’espace intérieur. Par exemple, en ce moment vous êtes en train de prendre des notes, vous écrivez, vous écoutez. Qu’est-ce qu’écouter ? Vous écoutez avec quelque chose en vous qui fait un petit espace. Si vous êtes tout le temps en train de penser aux questions que vous voulez me poser, vous ne m’écoutez pas. J’ai observé ceci lors de mes entretiens pour la télévision. Je perçois quand l’intervieweur ne m’écoute pas. Il pense à la question suivante, il pense « je m’attarde trop…aurons-nous assez de temps ? » etc. Mais un bon intervieweur est pure écoute. Et « pure écoute » est ce que nous pouvons appeler aussi la présence d’une personne. Et cette présence peut aussi circuler en moi au moment où l’intervieweur me pose une question.
Personne ne peut avoir une idée une fois qu’il commence à vraiment écouter. John Cage
(Sontag 1969)
Pour Heidegger la poésie est un moyen « d’écouter », d’entendre le silence, de s’ouvrir à être… Pas à celui de moi-même, mais à celle du logos… Du fond de l’être vient le silence. Entendre le silence signifie donc comprendre le sens du logos, de l’être. Jaime Labastida
(1997)
Si vous allez dans la solitude avec un cœur silencieux, le silence de la création parlera plus fort que les langues des hommes ou des anges. Thomas Merton
(1955)
Ce processus est identique en musique ou s’agissant du théâtre, etc. L’acteur, par exemple, a son espace intérieur plein d’ambitions, de peurs, d’enthousiasme, tout ce genre de choses. Mais son espace n’est pas vide, il n’est pas disponible. Tout ce que nous devons faire, c’est dépouiller, déblayer le chemin, créer un espace vide, plein d’un vide vivant, vibrant. (Brook 1968)
Nous nous préoccupons plus des trivialités. Laisser un espace vide ajoute une autre dimension. Donc, vous laissez un espace. Et cet espace vide laisse place à la relation entre soi et cette autre vibration. Sinon, il est impossible de parvenir à quelque chose de réel. William Segal
(2003)
Pedro
Nous avons parlé de silence et de vide. Mais il semblerait qu’il y ait besoin d’autre chose pour que cette fine réceptivité puisse avoir lieu, pour que cette vie vibrante puisse apparaître. Parce que ce silence dont nous parlons n’est pas n’importe quel silence. Je veux dire qu’il existe aussi un silence aveugle, sourd, un vide stérile.
Comme John Cage l’a suggéré, il y a silence et silence. C’est-à-dire que tous les silences ne sont pas égaux. Ou, pour le dire autrement, le silence n’est pas simplement l’absence de son, pas simplement la reconnaissance ou la qualité d’un manque. En fait, le silence change et il change qualitativement en fonction de notre ouverture et de notre sensibilité à le recevoir. Anthony W. Lee
(2009)
Peter
Oui. J’ai écrit un livre appelé There are two silences (Il y a deux silences) (1999). Je signale dans ce livre qu’il y a un silence inerte, le silence de la poussière, de la pierre, des os des morts ensevelis dans un cimetière. C’est un silence mort. Et, il y a un silence vivant, celui que nous trouvons, par exemple, dans une cathédrale. Lorsque vous êtes à l’intérieur d’une cathédrale, vous êtes en présence d’un silence vivant. Vous pouvez l’appeler Dieu, Allah, Saint Esprit, comme vous voudrez. C’est cela que vous cherchiez. Ce que vous découvrez, c’est que la présence peut prendre beaucoup de formes… puisqu’elle n’en a aucune. La présence existe dans beaucoup de formes différentes. Ici, par exemple, le centre de cette habitation est vide. Si vous le regardez, il n’y a rien de vivant en lui. C’est un vide inerte. Mais si autour de cette table il y avait un groupe réellement vibrant de personnes, cet espace aurait une présence vivante.
Il ne suffit pas de sceller nos lèvres,
nous devons écouter le silence
le laisser nous dire
ce que nous sommes nous-mêmes. Hugo Mujica
(2015)
Le silence ne cesse jamais d’impliquer son contraire et d’exiger sa présence. Tout comme il ne peut y avoir de « haut » sans « bas », de « gauche » sans « droite », il faut reconnaître un environnement sonore ou linguistique pour reconnaître le silence. Susan Sontag
(1969)
Le vrai vide ne diffère pas de la forme. Wolkentor Berg
(App 1994)
Pedro
Nous disions que la présence n’a pas de forme, mais qu’elle peut être transmise ou incorporée à travers beaucoup de formes. La problématique de tous les arts, c’est qu’en dépit du fait que nous sommes appelés à la présence, le seul outil que nous ayons pour répondre à cet appel, c’est la forme : figures, mots, mouvements, sons, idées, etc. Comment cette relation est-elle possible ? Comment la forme peut-elle se vider d’elle même pour faire place à la présence ?
Pour Bill, toute expérience était une : le son signifiait le silence, le mouvement faisait partie de l’immobilité. Il n’y avait pas de divisions : la division n’était qu’une façon de penser. Peter Brook
(Segal 2003)
Peter
Toutes les formes et les objets sont utiles et pratiques. Mais ils ne sont qu’un point de départ. J’ai besoin d’une tasse vide pour verser le thé. Le thé ne demande pas une tasse et la tasse non plus ne demande pas de thé, néanmoins nous savons que le thé et la tasse, sont nécessaires tous les deux. Dès que le thé sera dans la tasse, je pourrai le goûter et dire s’il a de la qualité ou pas. Cela devient une expérience vivante !
Nous sommes conscients que le chef d’orchestre ne fait pas vraiment la musique, c’est la musique qui le fait. S’il est détendu, ouvert et à l’écoute, alors l’invisible prendra possession de lui ; à travers lui, il nous atteindra. Peter
Brook (1968)
Nous pouvons dire la même chose du théâtre. Nous avons, mettons, une scène totalement vide : un homme entre sur scène, puis un autre fait de même. Ensuite, une belle femme entre par un autre coin. L’un des hommes se tourne vers elle et dit : « Eh ! Écoutez… » À cet instant quelque chose peut commencer à se développer, à se créer. Ça peut commencer à fleurir ou bien, être bloqué par mille choses. C’est aussi valable pour un peintre, un danseur ou un musicien.
Rappelez-vous le concert pour piano de l’autre soir.[4] Le pianiste ne se dit pas à lui-même qu’il doit être présent, mais c’est grâce à ses années de travail, d’étude, de compréhension, ses années de travail avec son corps, que peut apparaître, à travers ses doigts, le son. Le pianiste ne l’appelle pas. D’une certaine façon, il est en train d’observer, d’écouter. Son écoute devient de plus en plus fine, plus sensible. Alors, à l’intérieur de lui-même, et aussi à l’intérieur de nous-mêmes (car nous amenons notre présence à saprésence) une nouvelle présence apparaît entre nous tous, une présence naît. Aucun d’entre nous n’a rien fait, puisque la présence ne peut pas être fabriquée, et pourtant la présence naît continuellement.
L’inspiration est là tout le temps pour ceux dont l’esprit n’est pas plein de pensées et de soucis… Bien sûr, nous savons qu’un état d’esprit calme ne peut pas durer, alors nous disons que l’inspiration va et vient, mais elle est là tout le temps à attendre que nous soyons à nouveau sereins. Agnès
Martin (2012)
Je suis convaincu que chacun d’entre nous est un vaisseau qui contient une très grande énergie qui reste ignorée… il y a quelque chose en nous qui attend d’être appelé. Et si nous la reconnaissons, nous serons alors en contact avec une force qui peut illuminer… Quand on est au calme et qu’on écoute, on commence à être en contact avec cet élément mystérieux qui est en chacun de nous.
Segal (2003)
New York, le 23 octobre
Pedro
Ce matin, j’aimerais que nous parlions sur trois sujets : les têtes sculptées de Buddha, Giacometti et Henri Moore.
Peter
D’accord. C’est une affaire compliquée cette chose si invisible et indéfinissable et pourtant si réelle que nous appelons présence. En regardant des anciennes sculptures du bouddhisme, en contemplant quelques belles têtes de Bouddha ou les merveilleux Bouddhas assis en position parfaite, nous pouvons – au-delà de toute explication philosophique ou scientifique - sentir, à travers la pierre, Bouddha respirant. C’est une expérience simple et directe à la portée de chacun.
Or, lorsque nous regardons les imitations commerciales des Bouddhas, nous pouvons voir les mêmes lignes, les mêmes éléments qui peuvent paraître identiques dans les photographies des imitations et du modèle… mais les imitations ne respirent pas. La présence n’est pas là. C’est aussi simple que ça. Il y a maintes reproductions de Bouddha dans le monde, mais nous ne pouvons sentir une présence, un esprit, une respiration que dans quelques Bouddhas authentiques. Bouddha comme sculpture est un matériau inerte qui est devenu un matériau vivant car il y a quelque chose qui d’une certaine manière est en train de l’animer.[5]
Seul le silence peut atteindre cette dimension de la réalité trop profonde pour les mots. Thomas Merton
(Shannon 2000)
L’œuvre d’art efficace laisse le silence dans son sillage. Susan
Sontag (1969)
Le silence de l’éternité prépare pour une pensée au-delà de pensée qui apparaît du point de vue de la pensée traditionnelle et usages familiers de l’esprit comme une absence totale de pensée. Susan
Sontag (1969)
Maintenant, il faut revenir au fait que la présence est un sujet extraordinaire, car cela nous met en face du grand inconnu. Cet Inconnu est la chose la plus active, la plus positive et merveilleuse qui soit. C’est quelque chose qui ne peut pas être saisi par le langage ordinaire, ou par les scientifiques ou les philosophes et pourtant, chacun d’entre nous peut très simplement en faire l’expérience.
Je crois que la connaissance universelle est partout autour de nous… il suffit d’éliminer tout le bruit autour de vous. Pour ce faire, vous devez épuiser votre propre système de pensée et votre propre énergie… Quand votre cerveau est tellement fatigué de travailler qu’il ne peut plus penser - c’est le moment où la « connaissance fluide » peut entrer. Marina Abramović
(Levy 2016)
Pedro
Je me souviens d’avoir eu exactement la même expérience dont vous parlez, lors d’une visite à une exposition d’antiques sculptures bouddhistes il y a quelques mois à l’Asia Society of New York (« Kamakura : réalisme et spiritualité dans la sculpture japonaise »). C’est l’exposition la plus bouleversante que j’aie jamais vue. J’ai eu le sentiment que si je les observais en silence, dans un état de tranquillité et de réceptivité, je pouvais sentir la transmission d’une certaine qualité de vie, une sorte de connaissance silencieuse, une connaissance sans concepts ni mots. J’ai vu de nombreuses sculptures dans ma vie, et beaucoup de Bouddhas, mais jamais je n’avais ressenti cette qualité si extraordinaire qui semble être en relation avec la qualité de présence des moines qui sculptèrent ces statues, avec leur capacité de participer de cette connaissance vivante, de cette présence de vie.
Toute expression de qualité est le résultat de cette relation entre deux mondes opposés, entre deux niveaux de réalité. Paul
Reynard (2000)
Peter
Cela n’a pas d’explication. Et pourtant, il y a quelque chose en nous qui correspond à ce mot qualité qu’aucun dictionnaire ne peut expliquer, mais dont nous savons ce qu’il signifie. Quelque chose qui a plus de cette qualité et quelque chose qui a moins de cette qualité. Et cela, seule l’expérience peut nous le montrer. Il n’y a aucune utilité à parler d’art, de musique, de n’importe quelle forme de théâtre si nous ne reconnaissons pas les différents degrés de cette qualité. Ceci est essentiel.
L’inspiration est absolument insaisissable dans la mesure où elle ne peut pas être enseignée, gérée ou contrôlée . Agnès
Martin (2012)
Pedro
Nous savons que cette « qualité de présence » ne peut pas être fabriquée ou contrôlée, il n’existe pas de formule ou de chemin qui puisse nous assurer de l’atteindre. Mais, comment pouvons-nous nous préparer à cette possibilité ?
Peter
On se prépare comme lorsque l’on cuisine. On doit préparer les ingrédients, ensuite les porter à la bonne température et alors ça se transforme. Nous sommes des artistes, des peintres, des musiciens, des acteurs, ou des danseurs, peu importe, nous suivons un processus comparable à celui de l’art culinaire. Pour revenir à l’art qui nous intéresse, une première étape est nécessaire : les jeunes qui veulent être danseurs, ou cinéastes, etc., vont à l’école pour recevoir des informations et apprendre des techniques. Ils doivent apprendre également à s’intéresser aux détails.
Tout le monde discute de mon art et fait semblant de comprendre, comme s’il fallait comprendre, quand il faut simplement aimer. Claude Monet
L’essentiel est de travailler dans un état d’esprit qui s’approche de la prière. Matisse
Rien ne peut être accompli sans amour. Matisse
Si vous étudiez l’art du XIXe siècle, vous découvrirez des choses très belles, comme les tableaux de Van Gogh, d’où, à travers ses intenses coups de pinceau, jaillit son amour pour la lumière du soleil, les montagnes, bref, la nature. Ou bien les œuvres des artistes italiens du Haut Moyen Âge et de la Renaissance, en commençant par les œuvres de Giotto et de ses disciples où nous pouvons observer un soin pur, tendre et sensible, qui imprègne chaque détail, à l’instar de beaucoup de tapis et de peintures d’Orient. Pour moi, l’un des mots-clefs est le mot « détail ».
La manifestation se déroule venant de l’esprit. Cela ne vient pas de la forme, du monde physique. Picasso
J’ai vu de grands connaisseurs d’art examinant des peintures de la Renaissance hollandaise. Ils affirment qu’on peut voir effectivement la qualité du coup de pinceau. Il faut être un amateur d’art très sensible pour voir une peinture de Rembrandt, sentir cela et reconnaître, en la regardant de très près, que cet amour et ce soin ne sont pas dans la surface du tableau.
Toutes les écoles d’art mènent leurs élèves dans les musées pour qu’ils fassent des copies, ce qui est très utile, très important. Mais la copie du détail superficiel n’aura jamais la signification du détail qu’il y a dans le coup de pinceau original, qui exige quelque chose qui est très au-delà des capacités d’un étudiant. Cet amour pour chaque petit détail de l’œuvre, cet amour qui se trouve dans la personne qui donne à la peinture cette présence dont nous parlons, attire des gens du monde entier pour voir ces œuvres et sentir cette présence que vous avez éprouvée en visitant l’exposition des sculptures bouddhistes.
Comme nous le disions, la présence est un sujet merveilleux… car nous ne pouvons pas beaucoup parler d’elle : elle est invisible et personne ne peut la définir. Mais nous pouvons la sentir, spécialement lorsqu’elle n’est pas là. Si nous la sentons une seule fois, à partir de ce moment nous saurons toujours quand elle est absente.
À une période de ma jeunesse, je fus profondément influencé par un livre de Matila Ghyka, un écrivain roumain amateur d’art qui écrivit un texte sur la proportion, sur ce que nous connaissons comme la « section dorée »(Ghyka 1978). Il est possible de voir dans les tableaux de Leonardo où de n’importe quel autre grand peintre de la Renaissance, leur manière de préparer leurs toiles en traçant certaines lignes pour donner une proportion à ce qu’ils allaient faire. Puis, ils peignaient librement sur elles.
En fait, je vois le tableau dans mon esprit. Mais il faut passer de cette petite peinture jusqu’à 5 pieds sur 5, à l’échelle. Parce que si vous faites une erreur dans l’échelle, ça ne marche pas… La largeur de quatre bandes bleues sera fonction de l’inspiration. Et combien reste-t-il pour les bandes blanches ? C’est dur. Agnès Martin
(Lance 2003)
Il est possible de percevoir un certain degré de présence dans les nombres et dans les proportions. Certaines relations entre certains nombres nous touchent profondément. Tout comme dans l’harmonie musicale, nous pouvons sentir, par exemple, une relation entre 2 et 3, 6 et 9, etc., dans tout ce qui façonne la forme et le rythme. C’est ça la proportion, et la proportion mène à la présence.
Pedro
D’une part, nous avons une recherche de la proportion, comme en mathématiques, qui s’élabore à partir d’une fonction de l’intellect qui calcule, planifie et projette et, d’autre part, nous avons cette image de Picasso, lequel sent et répond dans l’instant, à partir de la liberté du mouvement. Cette même recherche de la liberté du mouvement, sans calcul, qui cherche à participer à un flux naturel, plus vaste, on peut la voir, non seulement chez Picasso mais aussi dans la peinture Sumi-e, dans le Tai-Chi et, en général, dans la danse et le théâtre. Ce que l’on sent est la quête à l’intérieur du mouvement, libre de la grille de la structure et du calcul, sensible à l’harmonie à l’intérieur du mouvement. Comment pensez-vous que cette recherche de la liberté du geste, libre de structures et de calculs cartésiens et pourtant ouverte et sensible à l’émergence de l’harmonie dans le mouvement, peut-elle être abordée ?
Peter
Oui, bien sûr, tout ce dont nous parlons, et cette analyse que nous faisons, ne concerne que la préparation. C’est le travail de l’étudiant. C’est très important, mais il s’agit seulement de la préparation.
Même dans l’action, le calme est toujours là. Le fait est que nous ne l’écoutons pas. Le type d’action n’a pas d’importance. Cela ne fait aucune différence. En arrière-plan, à l’intérieur de soi, il y a toujours cette vibration, cette énergie qui peut changer les choses en fin de compte et les transformer dans une direction ascendante. William
Segal (2003)
N’importe quel danseur pourrait vous dire que s’il pense en dansant à ce qu’on lui a dit pendant les classes (« fais-ceci, fais pas ça »), tout s’effondre. Le moment est perdu. On danse avec la joie de la liberté. Mais quelqu’un qui regarde, peut être touché profondément s’il y a de la proportion. Il ne faut même pas penser à cela. Si la proportion est en vous grâce à votre préparation, alors elle va vous guider. Si elle n’est pas en vous, vous ne serez pas guidé.
Plus vous avez de technique, moins vous devez en tenir compte. Plus il y a de technique, moins il y en a. Picasso
Je ne calcule jamais. C’est pourquoi ceux qui le font, calculent beaucoup moins précisément que moi… Le meilleur calcul est l’absence de calcul. Picasso
Vous avez parlé aussi de sensibilité. Nous avons vu des œuvres d’artistes hautement appréciés, de peintres très cotés et pourtant ils ne nous touchent pas. Nous pouvons dire : « Oui, c’est bon. » Ils essaient de faire de leur mieux, mais à l’intérieur - de l’intérieur qui guide la main, à l’intérieur de leur regard - cette sensibilité prudente et aimante n’est pas là. Car, c’est à partir de l’amour que ce que nous cherchons émerge. Nous ne voyons donc que de belles formes extérieures. Seule la présence, la « forme pure », peut nous toucher vraiment, mais il ne faut pas essayer de « faire ceci ou cela ». Il faut comprendre, savoir, apprendre et travailler. Mais lorsqu’il s’agit de créer, il faut être absolument libre.
Les gens me demandent « N’es-tu jamais à court d’idées ? » En premier lieu, je n’utilise pas les idées. Chaque fois que j’ai une idée, c’est trop limitatif et se révèle généralement être une déception. Mais je ne manque pas pour autant de curiosité. Robert Rauschenberg
Quand la pensée est épuisée, alors arrive le temps de l’inspiration. Agnès
Martin (2012)
Revenons maintenant aux deux autres artistes dont nous parlions ce matin, Giacometti et Henry Moore.
Si je pense, tout est perdu. Paul Cézanne
Giacometti est un grand artiste, très respecté. Dans le musée de Bâle il y a deux salles consacrées à ses sculptures qui sont, comme vous le savez, sculptées à partir de figures humaines finement observées, généralement en mouvement. Il y a une telle qualité dans ces statuettes que, lorsque nous regardons celle qui lève une main ou celle qui avance un pied, nous pouvons sentir la vie de cette main qui se lève ou de ce pied qui s’avance, même si la statuette est parfaitement immobile.
L’une des salles du musée est absolument exceptionnelle. C’est une petite salle où il y a une dizaine de figures en mouvement, mais immobiles, comme si elles avaient été fixées par un appareil photographique. La personne qui les plaça dans cet ordre dans le musée les disposa de façon à ce qu’il soit possible de sentir une relation invisible entre elles. Et, si dans un coin l’une des statuettes lève la main dans une direction, dans un autre coin une autre statuette fait un pas dans la même direction. La distance entre elles a été calculée avec exactitude et en circulant parmi cette dizaine de sculptures on peut sentir un flux vivant, pas seulement dans chaque statuette, mais aussi entre elles. Je n’ai jamais vu nulle part une exposition de cette qualité. On peut sentir clairement la présence non seulement de l’objet, mais aussi de quelque chose qui emplit la salle et qui peut être défini avec un seul mot : présence.
Les moments d’inspiration rassemblés constituent ce que nous appelons la sensibilité, définie dans le dictionnaire comme « réponse à des sentiments plus élevés ». Le développement de la sensibilité est la chose la plus importante. Agnès
Martin (2012)
Apprenez les règles comme un professionnel, afin de pouvoir les briser comme un artiste. Picasso
Pedro
Parlant de la possibilité d’une présence dans la proportion, il semble y avoir quelque chose, une sorte de vibration qui permet d’affiner l’espace entre les objets de façon à créer ou syntoniser une certaine note ou résonance dans l’espace.[6] Pour moi, en tant qu’architecte, cela est très évident : on peut créer une vibration de l’espace et des différentes notes en modifiant légèrement une distance, une dimension ou un angle. Toute la qualité de l’espace est transformée et son effet sur nos corps est totalement différent.
Peter
Exact, exact. C’est une syntonisation entre la forme et l’espace. C’est pour cela que la proportion peut aider. À Bologne se trouve l’atelier de Morandi, où est exposé le travail de ses sept ou huit dernières années.
Dans cette dernière période de sa vie il était trop faible et malade pour peindre, mais il avait sur sa table une série de petits objets soigneusement choisis. Il passait des heures et des heures en faisant ce qui pour lui était un énorme plaisir : les positionner pour découvrir quelle serait la relation la plus vivante possible entre eux. Uniquement pour lui, sans laisser aucune trace. Et ce processus ne finissait jamais, n’avait pas de conclusion. Il continuait à explorer.
Pedro
Morandi est un bon exemple de « syntonie fine » en peinture. Tout son travail porte sur ces petites relations d’espaces pleins et vides, de subtiles différences de texture, de petits changements de ton, de teinte ou de valeur.
Peter
Exact. Même lorsqu’il ne pouvait plus peindre, il pouvait encore continuer à explorer infiniment avec seulement quelques objets qu’il aimait, disposés sur sa table. Et en déplaçant seulement l’un d’entre eux, il ouvrait une nouvelle série de possibilités… comme ce que nous avons mentionné à propos de Picasso. Donc, jour après jour, ce n’était jamais pareil, rien n’était fixé, mais quand il trouvait la disposition qu’il cherchait, alors la présence était là.
La pensée européenne n’attend rien de moins que le bonheur et la vérité de la présence, de la pénétrer intimement ou de la dévoiler à distanc ; faire coïncider le règne de la présence avec la plénitude. Si cela ne faisait que nous frapper en un éclair, la présence nous illuminerait et remplirait. François
Jullien (2009)
Pedro
Jusqu’à maintenant, nous avons parlé de cette vibration vivante de la présence à travers le détail, à travers cet accord fin, ce soin subtil, comme chez Giacometti et chez d’autres grands artistes comme les expressionnistes abstraits qui étaient également à la recherche de cette présence, mais d’une façon plus expressive, non seulement à partir des énergies les plus fines qu’il y a en nous, mais aussi à partir des plus grossières, qui doivent aussi avoir une place car elles font partie de nous et font partie de la nature.
Comment pensez-vous que ces deux forces puissent faire partie de l’expérience créative ? Quelle est la place pour ces énergies plus grossières et leur besoin d’expression ?
Peter
Bien sûr, si vous ne recherchez que la « finesse », cela devient « faiblard ».
Pedro
Et prétentieux.
Peter
Oui. Prétentieux et purement « esthétique ». Le but, c’est la Vie.
Rappelons-nous l’une des merveilleuses peintures de Hopper, « Nighthawks ». Hopper applique sa sensibilité la plus grande à une simple salle de bar avec une baie vitrée. À la recherche de ce spectre complet entre le grossier (le grossier est la texture de chaque jour) et (de l’intérieur de cette grossièreté) la lumière qui traverse le tissu épais de l’ordinaire, il nous apporte une nouvelle luminosité. Car la présence et cette luminosité sont inséparables. Et cette luminosité vient de la proportion de lumière et d’obscurité, d’un soin aimant. Si l’artiste est trop pressé ou s’il a trop de prétentions et d’ambitions (certes, ce sont des qualités naturelles chez l’homme et nous ne sommes pas ici pour les critiquer), on peut voir que la qualité du résultat n’est pas la même.
L’art est tellement l’expression du subconscient qu’il me semble que ses qualités les plus importantes sont issues de l’inconscient et celles de moindre importance, de l’intellect conscient. Edward Hopper
La luminosité est le reflet d’un monde supérieur, qui entre parfois dans votre monde et dans mon monde à travers un visage, une pomme, un tableau. Elle est toujours là, cette luminosité, mais elle est cachée. La luminosité est tout autour de nous. Le peintre, s’il a une certaine qualité en lui-même, peut l’évoquer sur la toile. William
Segal (2003)
La deuxième grande surprise que Bill m’a donnée provient de ses dessins, qui s’appellent à juste titre « transparences »… La clarté, c’est juste la transparence… c’est une lumière qui ne tombe pas sur les objets, mais vient de l’intérieur d’eux, sans laisser d’ombres… C’est une conscience et une présence en soi non duelles. Robert Thurman
(Segal 2003)
Parlons maintenant de Henry Moore. J’ai visité avec lui son atelier à Londres. À cette époque, il était en train de travailler sur des statues féminines, très, très grandes. Il venait d’achever le dos de l’une d’entre elles. Il me dit, avec des mots très simples et intimes : « Tu sais, lorsque je travaille sur ces sculptures, je pense tout le temps à ma mère, que j’aimais profondément. Elle souffrait d’une arthrite très sévère et avait de terribles douleurs de dos. Au cours de ses dernières années, quand j’allais la voir, maman me demandait de lui masser le dos avec des crèmes spéciales qu’on avait préparées pour elle. Je la massais avec une immense tendresse. Alors, quand je travaille le dos de ces sculptures, je me souviens toujours de la sensation de toucher avec amour le dos de ma mère ». Moore m’avait parlé avec son cœur. Or, quand on regardait la sculpture, on pouvait constater que vue de face elle était une chose, et vue de côté, c’en était une autre. Mais, quand on la voyait de dos, on pouvait sentir que ce dos était comme la face du Bouddha dont nous avons parlé. Elle était vivante.
Je pense que mon art va aussi loin et aussi profondément que mon amour. Andrew Wyeth
Pedro
En parlant de Henry Moore, si l’on compare sa façon de travailler les formes avec celle, par exemple, de Michelangelo ou de Rodin ou celle d’Anish Kapoor, on peut observer une sorte d’évolution des formes à travers l’histoire. Parlant des mêmes choses – mêmes questions, expériences semblables – nous l’avons fait à travers des langages formels radicalement différents. Comment voyez-vous cette relation entre le temps et la forme, cette « historicité de la forme* » ?
Peter
La forme vient en deuxième place. C’est aussi simple que cela. Et ce qui est terrible dans les universités et les écoles d’art, c’est qu’elles commencent toujours par la forme.
Je crois que le but de l’art est de révéler l’existence d’un niveau différent de réalité, une réalité qui est au-delà de la forme. Paul
Reynard (2000)
Ce que nous cherchons (toujours avec l’aide de la forme), c’est trouver ce qui peut illuminer la forme. Et c’est ce qui peut illuminer la forme qui est vraiment valable. Si nous sommes attentifs à la vie, nous pouvons sentir que la vie est en mouvement permanent et, par conséquent, ses formes changent aussi tout le temps. Tous les grands artistes de toutes les époques sont conscients que la vie et ses formes changent constamment. Et c’est pour cette raison que pour un compositeur de notre temps écrire de la musique à la façon de Stravinsky ou de Bach, n’a aucun sens. Ces formes-là étaient très justes à leur époque. Plus tard, on les reconnaît, on les enregistre et on les inclut dans ce qu’on appelle « Histoire de l’art ». Plus tard, il arrivera un moment où l’artiste sentira le besoin d’un changement et il dira : « Non, nous ne pouvons pas continuer à faire les choses de la même façon qu’il y a 50 ans, nous ne pouvons pas continuer à faire des peintures naturalistes parfaites, il y a quelque chose de nouveau qui doit être révélé et il faut essayer de chercher quelle est la forme adéquate pour cela ». Picasso en est le meilleur exemple. Il passa toute sa vie à chercher. Dans son travail, la forme change tout le temps. Non qu’il voulût « changer les formes », mais parce que la vie changeait autour de lui.
Les différents styles que j’ai utilisés dans mon art ne doivent pas être considérés comme une évolution ou comme des étapes vers un idéal de peinture inconnu. Tout ce que j’ai fait a été fait pour le présent et avec l’espoir qu’il restera toujours dans le présent. Picasso
N’essayez pas d’être original. Soyez simple… et s’il y a quelque chose en vous, ça va sortir. Matisse
La variation ne signifie pas évolution. Si un artiste modifie son mode d’expression, cela signifie seulement qu’il a changé sa manière de penser. Picasso
Pedro
Si, comme vous l’avez fait dans le théâtre, vous aviez un groupe de gens our chercher un chemin nouveau, une nouvelle forme en attente d’être évélée non pas sur la scène mais, par exemple, en peinture, comment aborderiez-vous ce défi face à une toile vierge ?
Peter
Très, très simple : « essai et erreur », ce que nous appelons processus d’essai. Je m’oppose, avant tout, à ce que j’appelle le « théâtre mort », ce genre de théâtre où le directeur arrive en ayant tout préparé minutieusement et qui dit à ses acteurs : « OK, maintenant tu avances sur cette ligne, tu vas dans cette direction, puis tu t’assieds à table et alors la lumière entre par la fenêtre… » Pour moi, le directeur et les acteurs doivent se préparer, ils doivent préparer l’instrument qui est le corps, ils doivent s’exercer. Et, ce qui est le plus important, le directeur doit pouvoir dire : « J’ai essayé et ça ne marche pas, nous devons continuer à chercher ». Rien ne se perd, c’est un processus « essai-erreur ».
Les peintures ne sont que des recherches et des expériences. Je ne fais jamais de peinture comme œuvre d’art. Tout est recherche. Je recherche constamment et il y a une séquence logique dans toutes ces recherches. Picasso
Les gens ont vu dans mon travail ce qu’ils appellent « simplicité ». Mais je préviens toujours les jeunes : Si tu commences par la simplicité, tu n’arriveras nulle part ; il faut passer par ce processus d’essai, erreur et élimination. L’important c’est ce qui reste de ce processus. C’est comme cuisiner : on se défait des ingrédients inutiles et on garde ceux qui ont la meilleure saveur.
L’art est l’élimination du superflu. Picasso
Cela dit, voici ce qui est le plus important pour votre travail : la présence est une conséquence. La présence est toujours un potentiel, mais elle n’apparaîtra que si toutes les conditions sont requises. Si vous commencez en disant « nous avons besoin de trouver la présence », alors vous n’avez aucune chance.
Pedro
Il n’est pas possible de contrôler ou de fabriquer l’apparition de cette présence dans notre travail. Nous sommes seuls, sans outils devant notre manque d’ouverture, de sensibilité, devant notre nullité totale ; sans les ressources nécessaires pour répondre à cet appel pour participer à quelque chose de plus haut que nos limitations personnelles et notre propre subjectivité…
Quand je cherchais la vérité, j’ai découvert que le meilleur moyen était de regarder autour de soi et de constater qu’on ne voit rien… Il faut rester dans cet état d’attente de la vérité. C’est un état d’esprit heureux, un très petit bonheur. Vous restez vigilant et vous ne voyez toujours rien. Alors, vous restez encore vigilant. Et puis d’un seul coup ça vient à l’esprit. Agnès Martin
(Lance 2003)
Peter (interrompant)
Oui, mais attendez. Parce que tout est relié à quelque chose d’autre (autrement votre autocritique n’aurait aucune valeur). Ce que nous devons tenter encore et encore, c’est une perception de la qualité : vous faites un geste, que vous soyez acteur ou peintre, puis vous l’observez et vous dites : « Oui, c’est l’idée, mais la qualité n’est pas là ». Et vous recommencez.
En continuant à peindre, il y aura un moment où une ouverture pourra montrer ce dont je ne peux pas parler. Comme si on savait soudain quelque chose – peut-être pas beaucoup – mais tu sais quelque chose que tu ne savais pas avant. William
Segal (2003)
Le pianiste doit s’exercer. Le pianiste n’est pas en quête de quelque chose de magique ou de mystérieux lorsqu’il joue et tandis qu’il écoute, il cherche uniquement à reconnaître quelque chose d’une qualité pure, d’une qualité meilleure, d’une qualité plus fine. Parce qu’en nous existe le sens très profond qu’il y a toujours une qualité encore plus fine.
Parties annexes
Notes
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[1]
Peter Brook est un réalisateur anglais de théâtre et de cinéma. Il habite en France depuis le début des années 1970. Il a remporté de nombreux Tony et Emmy Awards, un Laurence Olivier Award, le Praemium Imperiale et le Prix Italia. Connu pour des films comme « Lord of the Flies » (1964), « Marat / Sade » (1967) et « Rencontres avec des hommes remarquables » (1979), ainsi que de nombreuses pièces de théâtre, comme « Mahabharata », 1985 et « Battlefield », sa dernière pièce a été présenté à New York il y a quelques mois.
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[2]
Ajanta et Ellora font partie des plus grands complexes au monde de temples et de monastères sculptés dans la roche. Les sites abritent des monuments et des œuvres d’art du bouddhisme, de l’hindouisme et du jaïnisme (du IIe siècle avant JC à environ 480 ou 650 après JC et des périodes 600-1000 après JC, respectivement).
-
[3]
Picasso a été filmé dans un autre documentaire, sept ans plus tôt, en peignant sur une vitre : « Bezoek aan Picasso » (1949). Film du réalisateur belge, Paul Haessaerts.
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[4]
Concert de piano joué par Laurence Rosenthal.
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[5]
Ce fut une expérience comparable à celle que j’éprouvai lorsque je constatai l’absence de présence dans le corps de mon grand père décédé, expérience qui impulsa mes recherches.
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[6]
Les différentes « vibrations » qu’Agnès Martin peut créer avec des arrangements de distances très subtiles entre des lignes parallèles en sont un excellent exemple. Cette répétition de lignes sur des distances différentes devient un instrument visuel, générant différentes notes sur l’espace que l’on peut ressentir en regardant ses peintures.
Bibliographie
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- Brook, Peter. 1964. « Lord of the Flies ».
- Brook, Peter. 1967. « Marat/Sade ».
- Brook, Peter. 1979. « Meetings with Remarkable Men ». Drama. Remar.
- Brook, Peter. 1968. The Empty Space: A Book About the Theatre: Deadly, Holy, Rough, Immediate. London: MacGibbon; Kee.
- Brook, Peter. 1999. Between Two Silences: Talking with Peter Brook. Édité par Dale Moffitt. London: Methuen Publishing.
- Clouzot, Henri-Georges. 1956. « Le Mystère Picasso ». Documentary. Filmsonor.
- Ghyka, Matila. 1978. The Geometry of Art and Life. Revised edition. New York: Dover Publications Inc.
- Haesaerts, Paul. 1949. « Bezoek aan Picasso ». Documentary.
- Jullien, François. 2009. The Great Image Has No Form, Or, On the Nonobject through Painting. University of Chicago Press.
- Kompridis, Nikolas. 2011. Critique and Disclosure (Studies in Contemporary German Social Thought): Critical Theory between Past and Future. Reprint edition. Cambridge ; London: MIT Press.
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- Lance, Mary. 2003. « Agnes Martin: With My Back to the World ».
- Lee, Anthony W. 2009. « Silence ». American Art 23 (1):13‑14. https://doi.org/10.1086/599053.
- Levy, Deborah. 2016. « Walk Through Walls: A Memoir by Marina Abramović – Five Decades of Groundbreaking Performance Art ». The Guardian. https://www.theguardian.com/books/2016/nov/19/walk-through-walls-memoir-marina-abramovic-review-deborah-levy.
- Martin, Agnes. 2012. Paintings, Writings, Remembrances. Phaidon Press.
- Merton, Thomas. 1955. No Man Is an Island. First Edition. New York: Harcourt Brace & Co.
- Mujica, Hugo. 2015. Paradise Empty: Poems 1983-2013. Arc Publications.
- Reynard, Paul. 2000. « Beyond Beauty ». Far West Editions - Material For Thought, nᵒ 15. http://www.farwesteditions.com/mft/mft_15.htm#reynard.
- Segal, William. 2003. A Voice at the Borders of Silence. The Overlook Press.
- Shannon, William. 2000. Thomas Merton: An Introduction. St Anthony Messenger Press;
- Sontag, Susan. 1969. Styles of Radical Will. New York: Farrar, Straus; Giroux.