Résumés
Résumé
La compréhension des transformations du monde scientifique nécessite un cadre analytique particulier prenant acte du processus de différenciation du monde social, susceptible de permettre l’analyse conjointe de la connaissance scientifique et des conditions sociales, économiques et politiques de sa production. La contribution de Pierre Bourdieu à la sociologie des sciences propose des outils d’analyse pertinents, mais elle aurait beaucoup à gagner à être articulée avec la sociologie processuelle d’Elias, afin de mener l’analyse conjointe de l’institutionnalité de la science et de ses dynamiques épistémiques et saisir pleinement les facteurs qui pèsent sur le degré d’autonomie de ces champs sociaux spécifiques. L’enjeu de cet article est de procéder à cette articulation et d’en montrer l’heuristicité.
Mots-clés :
- sociologie des sciences,
- Bourdieu,
- Elias,
- champ,
- configuration,
- processus
Abstract
Understanding the transformations of the academic world requires a specific analytical framework that considers the processes of differentiation at play in the social world, allowing for a joint analysis of academic knowledge and the social, economic and political conditions under which it was produced. Pierre Bourdieu’s contributions to the sociology of science provides us with some useful analytical tools, which are greatly enriched by the addition of Elias’ process sociology, allowing for a joint analysis of the institutionality of academia and its epistemic dynamics that clearly identifies the factors that influence the degree of autonomy within these specific social fields. This article seeks to outline this articulation and show its heuristic nature.
Keywords:
- Sociology of science,
- Bourdieu,
- Elias,
- field,
- configuration,
- process
Resumen
Comprender las transformaciones del mundo científico requiere un marco analítico específico que tenga en cuenta el proceso de diferenciación del mundo social, susceptible de permitir el análisis conjunto del conocimiento científico y las condiciones sociales, económicas y políticas de su producción. La contribución de Pierre Bourdieu a la sociología de la ciencia brinda herramientas analíticas relevantes, pero podría beneficiarse enormemente si se articulara con la sociología procesual de Elias a fin de realizar un análisis conjunto de la institucionalidad de la ciencia y de sus dinámicas epistémicas, y de captar plenamente los factores que inciden sobre el grado de autonomía de estos campos sociales específicos. El objetivo del presente artículo es establecer dicha articulación y demostrar su aptitud heurística.
Palabras clave:
- sociología de la ciencia,
- Bourdieu,
- Elias,
- campo,
- configuración,
- proceso
Corps de l’article
Nous avions évoqué dans un ouvrage publié avec T. Shinn (Shinn et Ragouet, 2005) trois constats empiriques concernant l’évolution des sciences. D’abord, l’existence d’une autonomie relative du champ scientifique, « renvoyant à ses mécanismes de régulation et aux rapports d’interdépendance qu’il noue avec les autres microcosmes ». Ensuite, « l’existence de flux migratoires transversaux aux espaces disciplinaires concernant tant les praticiens que les concepts ou les instruments (…) ». Enfin, « la persistance de mouvements de convergence intellectuelle et de capitalisation cognitive transcendant les démarcations disciplinaires ainsi que la stabilisation de sous-champs de recherche » (Shinn et Ragouet, 2005, p. 145). Aujourd’hui, ces tendances se sont exacerbées : la circulation des acteurs, des concepts et des instruments d’une discipline à l’autre, voire d’un champ social (la science) à l’autre (la médecine, l’industrie) s’est intensifiée sous l’effet de politiques publiques de l’innovation qui ont pour mantras le décloisonnement (appel à l’interdisciplinarité, injonction aux collaborations transsectorielles avec, entre autres, une incitation au rapprochement entre recherche scientifique et entrepreneuriat, etc.) et la valorisation de la recherche (qui, dans le domaine biomédical, renvoie à la « recherche translationnelle »[1]) ; l’autonomie du et des champs scientifiques apparaît de plus en plus relative et menacée du fait de logiques sociales, politiques et économiques qui viennent désorganiser le scepticisme — pour faire écho à l’une des normes de l’ethos mertonien (Merton, 1973), dont l’invocation aujourd’hui pourrait bien être considérée comme un acte de résistance plutôt que comme une profession de foi idéaliste.
La compréhension de ces transformations nécessite un cadre analytique particulier prenant acte du processus de différenciation du monde social, susceptible de permettre l’analyse conjointe de la connaissance scientifique et des conditions sociales, économiques et politiques de sa production, sans réduire celle-là au reflet de celles-ci. Nous souhaitons défendre la thèse selon laquelle la sociologie de la connaissance scientifique aurait beaucoup à gagner à articuler les perspectives théoriques de Bourdieu et Elias, pour mener conjointement l’analyse de l’institutionnalité de la science et celle de ses dynamiques épistémiques, et saisir pleinement les facteurs qui pèsent sur le degré d’autonomie de ces champs sociaux spécifiques.
La démonstration se fera en cinq temps. Nous restituerons en premier lieu le cadre d’analyse de la science proposé par Bourdieu. Puis nous montrerons dans un deuxième mouvement, à partir de la relecture d’un classique de la sociologie des sciences — l’article de N. C. Mullins sur le groupe du Phage (Mullins, 1972) —, que le parti pris structuraliste de Bourdieu le conduit à négliger le fait qu’un champ est aussi un processus figurationnel, que cette réalité n’est jamais aussi visible que lorsqu’on s’intéresse à la phase critique de transformation d’un jeu social en champ. Fort de ce constat, nous confronterons dans un troisième temps les sociologies des sciences proposées par Bourdieu et Elias, afin de proposer, dans une quatrième partie, une définition plus figurationnelle du champ scientifique. Dans un dernier temps, nous détaillerons ce qui nous semble constituer les apports heuristiques de ce travail de redéfinition.
1. la réalité multiface des champs scientifiques[2]
Dans l’article consacré au « champ scientifique » qui paraît en 1975 dans la revue Sociologie et sociétés — et qui sera réédité en 1976 dans les Actes de la recherche en sciences sociales —, Bourdieu rompt ostentatoirement avec la conception pacifiée de la science proposée par Merton en proposant de le considérer « comme un champ social comme un autre avec ses rapports de forces et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits, mais où tous ces invariants revêtent des formes spécifiques » (Bourdieu, 1976, p. 89).
Un espace de compétition
De façon homologue aux autres champs sociaux, le fonctionnement d’un champ scientifique produit et suppose une forme d’intérêt spécifique. La concurrence entre savants a pour enjeu l’imposition d’une conception particulière de ce qu’est la science, des critères de sa définition légitime grâce à la mobilisation de ressources que Bourdieu englobe sous la notion de « capital scientifique ». Dans l’article de 1976, il s’en tient à une conception monolithique du capital scientifique. Ce n’est que plus tard qu’il proposera d’en distinguer deux formes (Bourdieu, 1991, 2018) : une espèce de « capital d’autorité proprement scientifique » (attribué par les pairs dans une logique de reconnaissance) et une espèce de « capital d’autorité sociale » (dit encore « capital temporel » [Bourdieu, 1997b]) qui renvoie à un pouvoir institutionnel sur les moyens de production et de reproduction des producteurs. Pour Bourdieu, ces deux formes de capitaux connaissent des lois d’accumulation différentes : le capital scientifique s’acquiert par la production de contributions reconnues au progrès de la science alors que le capital temporel s’obtient par la stratégie politique et institutionnelle. Par ailleurs, si le premier est difficilement transmissible, le second l’est plus facilement. Enfin, les possibilités de conversion d’un capital en un autre sont asymétriques : le capital scientifique peut à la longue permettre l’obtention de crédits économiques et politiques, mais il est plus fréquent de voir des agents dotés d’un capital temporel élevé obtenir du capital scientifique sans s’investir fortement dans la production scientifique. Ce constat d’asymétrie n’est cependant pas vraiment étayé empiriquement dans les travaux de Bourdieu et demanderait donc de plus amples explorations[3].
Ainsi, la science constitue un champ au sein duquel la compétition met aux prises des agents sociaux inégalement dotés en capitaux matériel et symbolique. La structure du champ est déterminée « par l’état des rapports de forces entre les protagonistes de la lutte, agents ou institutions (…) résultat de luttes antérieures qui se trouve objectivé dans des institutions et des dispositions et qui commande les stratégies et les chances objectives des différents agents ou institutions dans les luttes présentes » (Bourdieu, 1976, p. 94). Dans ses différents écrits — mais sans doute de façon moins nuancée dans l’article de 1976 —, Bourdieu propose un modèle explicatif des lignes d’action mises en oeuvre par les savants. Un scientifique fait des choix et investit en fonction de sa dotation actuelle en capitaux et de ses aspirations et, par voie de conséquence, en fonction de la position actuelle qu’il occupe dans le champ scientifique et de celle à laquelle il prétend. Autrement dit, la nature des investissements et leur importance dépendent de la dotation en capital des savants qui définit leurs chances objectives de profit ou encore le niveau raisonnable d’aspiration. On comprend alors que les propriétés structurales et morphologiques du champ influencent fortement la configuration de la compétition scientifique.
Bourdieu oppose deux types de stratégies correspondant à deux catégories de chercheurs. Les dominants, qui occupent des positions élevées dans la structure de la distribution du capital scientifique, déploient des « stratégies de conservation » visant à la pérennisation de l’ordre scientifique. Face aux dominants, Bourdieu place les « nouveaux entrants » qui, démunis ou très faiblement dotés en capitaux temporel et scientifique, mettent en place soit des « stratégies de succession » consistant en des « placements sûrs », soit des « stratégies de subversion » consistant en des choix risqués susceptibles d’aboutir à une « redéfinition des principes de légitimation et de domination ». Alors que les stratégies de conservation viennent renforcer la science officielle, dans son fonctionnement, dans sa structure épistémique, les stratégies de subversion visent à la fondation d’un ordre scientifique hérétique, tout en amorçant un processus d’accumulation par un coup de force.
Un espace d’intégration
Dans la sociologie des sciences proposée par Merton, les normes occupent une place centrale dans l’explication des activités scientifiques sous la forme d’un ethos scientifique (Merton, 1973). En dépit des divergences entre leurs deux cadres analytiques, Bourdieu partage avec Merton l’idée selon laquelle les sciences constituent des espaces normés. Cependant, le pouvoir contraignant des normes est, chez Bourdieu, étroitement lié au fait que les savants sont « disposés » par un travail d’apprentissage à y répondre de façon adéquate. Les pratiques des savants sont rendues possibles par l’existence de compétences, d’intérêts spécifiques, mais aussi d’un « habitus ».
Si Bourdieu admet l’existence de normes internes au champ scientifique, il fait dépendre leur efficacité coercitive et incitative de la capacité des agents à les percevoir, les apprécier et les mettre en oeuvre, étant entendu que cette activité de perception est inséparablement de l’ordre de la connaissance et de la reconnaissance pratique. Autrement dit, l’explication de la pratique par les normes est, dans sa sociologie, très étroitement articulée à une explication par les dispositions. C’est aussi parce qu’ils sont disposés qu’ils adhèrent à la nécessité du champ scientifique, qu’ils ont un intérêt inconditionnel pour le jeu de la science, qu’ils considèrent que la recherche de la vérité et les problèmes qu’ils traitent constituent des enjeux fondamentaux.
Un champ scientifique n’est donc pas qu’un espace de concurrence, mais aussi un espace d’intégration au sein duquel, par le biais d’un processus de socialisation, les savants adhèrent à sa nécessité et intériorise des normes épistémiques et des règles de bienséance. Ce substrat normatif définit les « conditions indiscutées de la discussion », autrement dit, celles de la compétition scientifique. Les luttes qui contribuent à la structuration du champ scientifique se développent par conséquent dans le respect de normes qui échappent aux conflits de définition : « jouer le jeu de la discussion, du dialogue (…) », « soumettre ses expériences et ses calculs à l’examen critique », « s’engager à répondre de sa pensée devant les autres, et de manière responsable, c’est-à-dire dans la constance à soi-même, sans contradiction, bref en se pliant aux principes pratiques d’un ethos de l’argumentation » (Bourdieu, 2001, p. 143).
Champ et champs scientifiques
Bourdieu parle systématiquement, dans ses écrits sur la science, « du » champ et « des » champs scientifiques. Dans Science de la science et réflexivité, il précise que « la notion de champ scientifique est importante parce qu’elle rappelle d’une part qu’il y a un minimum d’unité de la science, et d’autre part que les différentes disciplines occupent une position dans l’espace (hiérarchisé) des disciplines et que ce qui s’y passe dépend pour une part de cette position. [...] le champ scientifique peut être décrit comme un ensemble de champs locaux (disciplines) qui ont en commun des intérêts (par exemple l’intérêt de rationalité, contre l’irrationalisme, l’anti-science, etc.) et des principes minimaux » (Bourdieu, 2001, p. 130). Autrement dit, « le » champ scientifique serait un espace social englobant « des » champs disciplinaires dotés des mêmes propriétés structurales que « le » champ. Cette façon d’appréhender la science dans son institutionnalité pose une série de questions.
Vient en premier lieu celle de savoir en quoi les disciplines constitueraient de facto des champs. Le deuxième problème réside dans le fait qu’en identifiant le champ de la science à un microcosme englobant des champs disciplinaires, Bourdieu focalise l’attention sur une seule logique de différenciation interne de la science alors que de nombreuses études montrent que plusieurs sont à l’oeuvre. Il serait possible ici d’évoquer les travaux de Shinn sur la diversité des régimes de production et de diffusion de la science (Shinn, 2000a, 2000b ; Shinn et Marcovich, 2012 ; Shinn et Marcovich, 2020), les contributions de D. Pontille sur les régimes de signature liés à l’organisation des collectifs de recherche (Pontille, 2016) ou de S. Louvel et C. Granjou sur les « engagements épistémiques » dans un contexte de « régime de promesses scientifiques » (Granjou, Louvel et Arpin, 2015), les travaux de J. V. Pickstone ou I. Hacking qui révèlent la pluralité des voies de la connaissance scientifique (Hacking, 1994 ; Pickstone, 2000).
Malgré tout, en parlant « du » champ scientifique, Bourdieu énonce une hypothèse qui mérite d’être prise en considération : l’hétérogénéité du champ scientifique serait contrebalancée par des mécanismes d’intégration. Bourdieu évoque par exemple ce que T. Shinn appelle les « instruments souches » (ultracentrifugeuse, spectroscopie par transformée de Fourier, oscilloscope, laser) (Shinn, 2000a, 2000b), cette connaissance théorique « coagulée », encapsulée dans les instruments, dans laquelle Bourdieu intègre pour sa part « toutes les formes rationalisées, formalisées, standardisées de pensée comme les mathématiques, susceptibles de fonctionner comme instrument de découverte, et les règles de la méthode expérimentale ». Il y voit des « principes unificateurs de la science », auxquels il ajoute « l’effet de démonstration qu’exerce la science dominante à chaque moment et qui est au principe d’emprunts entre sciences » (Bourdieu, 2001, p. 130-131).
Les développements qui précèdent décrivent la façon dont Bourdieu conceptualise la science, ils montrent comment sa manière de la concevoir s’appuie sur une vision topologique du monde social, constitué de champs, structurés autour de jeux sociaux, qui sont à la base de la différenciation du monde social. Bien qu’il permette de saisir la nature sociale des pratiques scientifiques, tout en soulignant la spécificité du champ dans lequel elles sont développées, la définition que Bourdieu donne du concept de champ laisse de côté une dimension importante, celle des interdépendances, précisément au centre de la sociologie processuelle d’Elias.
Selon Bourdieu, la structure d’un champ correspond à celle de la distribution du capital spécifique ; les positions de chaque agent se définissent les unes par rapport aux autres. L’espace des prises de position est alors en rapport d’homologie structurale avec celui des positions :
Il n’est pas de choix scientifique — choix du domaine de recherche, choix des méthodes employées, choix du lieu de publication, choix, bien décrit par Hagstrom, de la publication rapide de résultats partiellement vérifiés ou de la publication tardive de résultats pleinement contrôlés — qui ne soit aussi, par un de ses aspects, une stratégie sociale de placement orientée vers la maximisation du profit spécifique, indissociablement politique et scientifique, procuré par le champ et qui ne puisse être compris comme le produit de la relation entre une position dans le champ et les dispositions (habitus) de son occupant.
Bourdieu, 2018, p. 288
Ce parti pris structuraliste permet de saisir tout ce que les stratégies et les pratiques des agents sociaux doivent aux rapports de forces et de domination dans lesquels ils sont objectivement inscrits au sein d’un champ donné et ouvre la possibilité de penser les pratiques autrement qu’en termes subjectivistes ou comme simples hypostases de la structure. Cependant, ce parti pris occulte une autre réalité des champs, celle d’une structure des interdépendances tout à fait centrale pour les penser en termes plus processuels.
Nous commencerons par évoquer dans la partie suivante le travail de N. C. Mullins sur le groupe du Phage (Mullins, 1972)[4], dans la mesure où il permet de poser la question de la transformation d’un jeu social en champ et pointe en filigrane les difficultés rencontrées alors quand on en reste à un simple parti pris structuraliste. Cette mise en perspective permettra d’évoluer, dans les trois derniers mouvements du texte, vers une redéfinition du champ scientifique dans le cadre d’une sociologie à la fois plus « figurationnelle » et processuelle, en insistant sur les questions que celle-ci permet de traiter de façon plus efficace.
2. les enseignements sociologiques d’une étude classique sur la naissance de la biologie moléculaire
Lorsque C. Lemieux distingue entre jeu social et champ, il propose de voir le champ comme « une manifestation particulière (…) d’un phénomène anthropologique général : le jeu social, entendu comme modalité organisatrice de toute existence humaine » (Lemieux, 2011, p. 77). Cela signifie qu’il est tout à fait possible qu’un jeu social ne se transforme pas en champ ; en revanche, l’existence d’un champ implique toujours l’émergence préalable d’un jeu social spécifique. La question qui se pose est alors de cerner les logiques de sociogenèse d’un champ : qu’est-ce qui explique la transformation d’un jeu social donné en champ ? Il s’agit là d’un problème compliqué qui ne peut être abordé en profondeur dans l’espace de cet article, c’est pourquoi ne seront suggérées ici que quelques pistes en rapport avec l’objet qui nous occupe, à savoir le champ scientifique, à partir d’un article de Mullins sur le développement d’une spécialité scientifique, la biologie moléculaire (Mullins, 1972).
En s’appuyant sur le travail de Kuhn (1962), Mullins se propose de rendre compte de la naissance de la biologie moléculaire en soutenant l’hypothèse selon laquelle il existe un rapport étroit entre des processus intellectuels de questionnement et de conjecture et l’émergence de configurations sociales dans lesquelles s’inscrivent des savants. Ainsi, dans la phase du « groupe paradigmatique » (paradigm group), alors même que les savants n’ont pas de relations préexistantes, ils forment sans en avoir conscience un espace de contacts potentiels du fait qu’ils s’attaquent au même problème de recherche en développant une approche analogue de la reproduction cellulaire. Autrement dit, à ce stade, le groupe n’a de réalité que du point de vue de cette communauté d’intérêts cognitifs.
Puis, alors que le paradigme continue à se structurer du fait de succès intellectuels, une organisation sociale diffuse apparaît qui prend la forme de réseaux de communication (communication network). Les contacts deviennent effectifs à la suite de l’organisation de séminaires, de rencontres. La collégialité se renforce :
Nous devons noter que la structure du réseau de communication montre deux changements par rapport à la structure du groupe paradigmatique : (1) une augmentation des liens entre les scientifiques qui travaillent dans le domaine, et (2) une diminution correspondante des personnes déconnectées ou indépendantes » (traduction).
Mullins, 1972, p. 59[5]
L’émergence de ces réseaux, qui prennent des formes variées de groupes de travail, de couples ou de triades comportant enseignant et étudiants, de réseaux de communication et d’échanges de résultats non publiés, est importante dans la mesure où ce sont eux qui permettent le recrutement de nouveaux membres.
Ces réseaux communicationnels se transforment ensuite en « cluster » (cluster) quand les savants prennent conscience de leurs convergences communicationnelles liées au partage d’un système de croyances (belief-system) : « Le système de croyances d’un groupe scientifique comprend la vision qu’il a de sa propre histoire et l’ensemble des croyances, théories, etc., que partagent ses membres » (traduction) (Mullins, 1972, p. 70)[6]. C’est aussi au cours de cette phase d’institutionnalisation, que les acteurs commencent à poser les linéaments d’une frontière. Mullins précise en outre que même si la composition centrale du cluster varie, d’autres facteurs travaillent au maintien d’une solidarité, d’une cohésion : « Il s’agit de la reconnaissance par les autres (…), du système de croyances du cluster, d’un style de vie commun et d’un niveau élevé d’interaction entre ses membres » (traduction) (Mullins, 1972, p. 74)[7]. Mullins distingue le style vie du style recherche. Dans le cas étudié, ce dernier se caractérise par une forme de laisser-aller limité (limited sloppiness) dans la démarche expérimentale parce que cela peut favoriser la production de résultats intéressants[8], par une aversion pour la chimie, par une préférence en matière de stratégie de publication — privilégier la qualité à la quantité — et par l’importance de la théorie.
La dernière phase dégagée par Mullins est celle du passage du cluster à la « spécialité » (specialty) sous l’effet de processus d’institutionnalisation plus intenses qui favorisent l’émergence de rôle — au sens des fonctionnalistes, c’est-à-dire un ensemble d’attentes de comportement en rapport avec le statut des individus. La structuration de filières de formation, la création de diplômes, de départements de biologie moléculaire — qui se substituent à l’ancien modèle de l’institut de recherche — viennent donner un ancrage social fort à la spécialité. Mullins note que lors de cette phase de transformation, l’hétérogénéisation des profils est possible et que la compétition gagne en intensité.
Cette contribution importante de Mullins à la sociologie des disciplines peut aider à saisir les logiques sociales qui sont au principe de l’apparition de jeux sociaux spécifiquement scientifiques et à analyser la façon dont ces jeux se cristallisent sous la forme de champs. L’un des premiers apports de Mullins est de montrer que l’émergence d’une spécialité scientifique — un champ « local » dans la terminologie de Bourdieu — résulte de la mobilisation d’individus autour d’un enjeu intellectuel — ici comprendre la reproduction cellulaire. Des savants se posent la même énigme intellectuelle et se prennent au jeu de sa résolution, commençant ainsi à tisser des liens. Mullins montre aussi que cette configuration naissante peut être fortement influencée par des figures centrales — comme Max Delbrück ou Salvador Luria dans le cas présent — et que son évolution est liée à des négociations sociales. Il souligne également toute l’importance de la communication dans l’émergence et la transformation des arrangements sociaux sous-jacents à la naissance de la spécialité. La communication est donc une matrice importante de l’institutionnalisation. Par ailleurs, l’un des facteurs cruciaux dans l’amorce d’une institutionnalisation est la prise de conscience par les individus pris au jeu du fait qu’ils partagent un système de croyances, voire un mode de vie, un ensemble d’appétences et d’aversions, des façons spécifiques de faire de la science. C’est au cours de ce moment où, constatant ce qui les rassemble, ils réalisent aussi ce qui les distingue des autres et mettent en place ce que Andrew Abbott appelle des « protofrontières » (protoboudaries) (Abbott, 1995) : ils tissent ensemble, articulent, connectent des distinctions préexistantes et indépendantes les unes des autres.
Les phases du « cluster » et de la « spécialité » sont marquées par des transformations morphologiques profondes : le recrutement continu de nouveaux entrants, un processus d’institutionnalisation qui passe par la formalisation de la formation, par l’introduction d’une certification et la création dans les universités de départements dédiés à la biologie moléculaire. Lors de ces séquences, les chaînes d’interdépendances — pour reprendre la terminologie d’Elias — au sein desquelles s’inscrivent les savants concernés s’allongent et se complexifient, le milieu devient plus hétérogène, se polarise et la compétition s’accroît. En même temps, ces phases d’institutionnalisation sont cruciales car elles permettent l’objectivation de divisions symboliques dont la pérennisation ne nécessite plus, de ce fait, la mise en oeuvre récurrente de stratégies de réassurance ; elles contribuent à naturaliser un découpage arbitraire, à le faire reconnaître comme légitime et nécessaire. Cependant, dans la mesure où l’institutionnalisation procède aussi d’une volonté de contrôle émanant de l’État sur les systèmes de production symbolique, elle constitue pour celui-ci un dispositif d’emprise sur le champ ainsi constitué.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Bourdieu exige des sociologues une « conversion » du regard, leur demande de ne plus s’attacher « aux seules choses visibles » : à l’individu, au groupe ou aux interactions plus ou moins cristallisées (Bourdieu, 1982). Or, dans la phase critique de constitution d’un champ scientifique comme celui de la biologie moléculaire, il paraît difficile de s’en tenir à une stricte analyse structuraliste et de faire l’impasse sur l’importance de l’interaction ou celle de « figures » centrales susceptibles de jouer un rôle décisif de « nomothète »[9]. Certes, l’analyse de Mullins converge avec ce que dit Bourdieu à propos des facteurs de différenciation sociale sous-jacente à l’émergence d’un champ : l’existence d’un nomos[10], l’importance de « la constitution d’institutions spécifiques » et « d’une compétence spécifique, nécessaire à la reproduction de ces institutions » et permettant la délimitation d’un univers de laïcs ou de profanes par la fixation de droits d’entrée au moyen de la certification universitaire et de la socialisation aux pratiques de recherche. Mullins montre également qu’au fil de sa structuration, la spécialité devient le lieu d’une compétition plus forte et gagne en hétérogénéité.
Cependant, Mullins donne de la consistance à une intuition qui pourrait se formuler ainsi : s’il est difficile de se déprendre — ainsi que Bourdieu l’exige — d’une vision naïve en termes d’interaction, de groupes et d’individus lorsqu’un jeu social commence à émerger, c’est sans doute parce que le champ n’est pas pleinement structuré, que les chaînes d’interdépendance ne connaissent pas encore le processus de complexification et de densification en prélude à l’institutionnalisation. Bref, d’une part, ces chaînes d’interdépendance ne se traduisent pas encore par la constitution d’une structure positionnelle et, d’autre part, dans la mesure où il s’agit d’une configuration en émergence, l’autoréférencialité ou l’autotélisme, c’est-à-dire la possibilité de se référer à une histoire spécifique (Sapiro, 2020), restent des propriétés embryonnaires. En d’autres termes, dans le processus de construction d’un champ — ici scientifique —, c’est la structure des interdépendances qui émerge à l’origine pour se doubler ensuite d’une structure positionnelle à partir du moment où les chaînes d’interdépendances se densifient et se cristallisent sous la forme d’institutions[11]. Ce constat amène logiquement à la nécessité de voir dans quelle mesure il ne serait pas profitable d’articuler les sociologies d’Elias et Bourdieu qui présentent, nous allons le voir, de grandes convergences en dépit de quelques divergences.
3. elias, bourdieu et la science : des orientations fondamentales plutôt proches[12]
L’articulation des sociologies de Bourdieu et d’Elias n’a rien d’une hybridation incohérente tant ces dernières présentent de convergences, à un niveau général comme lorsque les deux sociologues se penchent sur l’activité scientifique.
Elias comme Bourdieu ont souvent pointé toute l’inanité du dualisme persistant entre individu et société — ainsi que celle de ses déclinaisons. Pour le sociologue allemand, nous sommes victimes d’un conditionnement social « responsable de l’éclatement et de la polarisation mentale de l’image de l’homme et qui nous force sans cesse d’en établir deux images parallèles : celle des hommes en tant qu’individus et celle des hommes en tant que sociétés » (Elias, 1991b, p. 156). Quant à Bourdieu, il argumente à plusieurs reprises contre l’opposition entre subjectivisme et objectivisme en décrivant ce que les deux postures abandonnent dans les analyses qu’elles proposent : « D’un côté, [la science sociale] peut “traiter les faits sociaux comme des choses”, selon la vieille maxime durkheimienne, et laisser ainsi de côté tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de connaissance — ou de méconnaissance — dans l’existence sociale. De l’autre, elle peut réduire le monde social aux représentations que s’en font les agents, la tâche de la science consistant alors à produire un “compte rendu des comptes rendus” (…) produits par les sujets sociaux » (Bourdieu, 1987, p. 148).
Chacun des deux sociologues propose, afin de dépasser ce dualisme, des concepts spécifiques. Ainsi, Elias propose celui de « configuration » — un « outil conceptuel maniable, à l’aide duquel on peut desserrer la contrainte sociale qui nous oblige à penser et à parler comme si “l’individu” et “la société” étaient deux figures différentes et de surcroît antagonistes » (Elias, 1991b, p. 156-157) — défini comme la « figure globale toujours changeante » que forment des individus ou des groupes et qui « inclut non seulement leur intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques » (Elias, 1991b, p. 157). Bourdieu estime pour sa part que l’articulation d’un moment objectiviste et d’une attention aux « représentations subjectives » est au principe d’une sociologie pertinente :
(…) d’un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais d’un autre côté, ces représentations doivent être retenues si l’on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles ou collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures.
Bourdieu, 1987, p. 150
Afin de conjurer le risque de céder à cette opposition artificielle, il faut penser « relationnellement » et non en rester au mode de pensée « substantialiste » qui nous semble plus « naturel ». Le concept de « champ » constitue l’outil de cette pensée relationnelle. Tout comme Bourdieu, Elias suggère de penser relationnellement, mais dans une tout autre logique : celle de l’interdépendance fonctionnelle, non celle qui relierait les positions, mais celle qui lie les individus les uns aux autres (Elias, 1991a).
Les convergences entre Elias et Bourdieu ne se situent pas seulement sur le terrain de leur sociologie générale, il en existe d’autres qui rapprochent leurs analyses de la connaissance scientifique et nous intéressent donc tout particulièrement ici. Mais avant d’aborder ces proximités, notons que dans leurs façons respectives de traiter l’analyse des sciences, les deux sociologues s’opposent à des adversaires qui ne sont pas les mêmes. Contrairement à Bourdieu qui, dans ses premiers écrits sur la science, se positionne résolument et explicitement contre Merton (Bourdieu, 1975, 1976), Elias prend pour cible l’histoire et la philosophie des sciences (Elias, 2016), reprochant à l’une de ne jamais parvenir à se déprendre du mythe du génie créateur et à l’autre d’être prisonnière des « apriorismes kantiens du sujet autonome et de la raison innée » (Frances et Giry, 2017, p. 177). Quant à la sociologie de Merton, il n’y fait jamais référence et s’en prend plutôt aux sociologues qui s’appuient sur la thèse marxiste « d’une prééminence des rapports de production économique dans l’explication du développement des connaissances » (Frances et Giry, 2017, p. 176). C’est précisément contre ces thèses externalistes, que la philosophie aurait développé dans une réaction de défense, comme un antidote, des lectures « internalistes » de la science toutes aussi critiquables (Elias, 2016, p. 129).
Face à ces descriptions de la connaissance scientifique qui en occultent la nature de production collective et lui accordent trop ou pas assez d’autonomie, Elias oppose une sociologie processuelle des sciences :
Envisager le savoir — scientifique ou non — sous la forme d’un processus intergénérationnel, voir dans les agents dont le but est d’apporter une solution à des problèmes en suspens non pas des individus flottant dans une sorte de vide, mais des savants se tenant sur les épaules de leurs prédécesseurs et de leurs pairs, cela revient à ouvrir sans se compliquer la vie la porte de la pièce où vivent reclus les philosophes.
Elias, 2016, p. 150
Selon Elias, la science se développe au sein des « établissements scientifiques », qu’il définit comme « des groupes d’individus collectivement en mesure d’exercer un contrôle monopolistique sur des ressources utiles en dehors » (Elias, 2016, p. 177) ; les savants inscrits dans un établissement donné « maîtrisent et s’engagent dans la production d’un type particulier de connaissance » (Elias, 2016).
La description que donne Elias des établissements scientifiques est profondément marquée par sa conception processuelle de la science et le caractère transgénérationnel de ce processus. Les établissements sont ainsi
des groupes de spécialistes dont la fonction sociale est d’administrer un fonds spécifique de représentations symboliques propres à servir de moyens d’orientation pour les membres d’une société. Ce fonds leur a été transmis par des générations plus anciennes et ils s’attachent à le faire progresser selon une grande variété de procédés — par exemple en élargissant l’éventail du savoir au sein de leur propre champ, en développant des notions (des représentations symboliques) applicables à un nexus de phénomènes perceptibles, en découvrant et en conceptualisant des liaisons entre événements qui n’avaient pas encore pu être connectés, en élaborant des concepts mieux adaptés aux faits observables, etc..
Elias, 2016, p. 181
Cette insistance sur le rôle décisif des savants dans l’enrichissement et la transmission des connaissances scientifiques ne conduit cependant pas Elias à une conception irénique de la « communauté scientifique » : l’univers des « établissements scientifiques » est le théâtre d’une compétition qu’à l’instar de Bourdieu, Elias considère comme soumise à des règles :
(…) [I]l est un autre aspect du développement de la connaissance scientifique qui doit beaucoup à la structure des universités : il s’agit de la compétition entre scientifiques, en tant qu’individus et en tant que groupes. À chaque moment et à différentes échelles (locale, celle de l’université, nationale, parfois internationale), tout département et tout laboratoire occupe une place déterminée au sein de la hiérarchie académique statutaire intégrant les différents représentants de son domaine et des domaines voisins. La configuration est animée dans son ensemble par une lutte concurrentielle continue dont la finalité est de préserver, de ne pas perdre ou d’augmenter les chances de pouvoir et de statut dont on dispose. Il y va d’une forme contrôlée de compétition régie par certaines règles, pour la plupart non écrites, et qui le plus souvent n’est pas incompatible (…) avec quelque degré de coopération.
Elias, 2016, p. 176
Par ailleurs, là encore de façon analogue à Bourdieu, Elias relève les tensions qui existent entre « la nature antiautoritaire du travail scientifique »[13] et les tentations dogmatiques inhérentes à la compétition pour l’imposition d’une doxa. Il cite notamment Kuhn qui, selon lui, « a saisi quelque chose de cette structure singulière des processus scientifiques au cours desquels une poussée intrinsèquement antiautoritaire marquant le développement d’une science, une “révolution scientifique”, finit par se transformer, et se raidir, dans une orthodoxie scientifique autoritaire. L’interaction entre ces deux tendances au sein d’un processus scientifique, entre les mouvements de dégel et les tendances à la glaciation, entre la rébellion porteuse d’innovations et l’orthodoxie autoritaire — cette interaction a tout sauf une structure simple » (Elias, 2016). Tout comme Bourdieu, Elias s’interroge sur les retombées que l’engagement des scientifiques dans les luttes internes aux établissements scientifiques et dans celles qui les opposent les uns aux autres peuvent avoir sur les connaissances produites :
(…) dans quelle mesure le savoir produit par les scientifiques souffre-t-il d’une déformation professionnelle dès lors qu’il sert aussi de moyen de préservation et de rehaussement de leur coefficient de pouvoir et de leur statut que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur — dès lors, pour le dire autrement, qu’il sert également d’arme défensive contre l’ingérence d’autrui dans leur sphère de travail, ou, à l’inverse, d’arme offensive pour tenter d’imposer aux autres champs l’autorité de leur modèle de travail scientifique ?
Elias, 2016, p. 191
Par-delà ces convergences, il reste néanmoins que l’utilisation du concept de champ scientifique dans le sens que lui donne Bourdieu, comme un espace positionnel dont la structure correspond à celle de la distribution du capital spécifique, incite à céder du terrain à une pensée statique et formaliste. La réalité de cette tentation devient plus évidente lorsque l’on prend en considération les outils méthodologiques mobilisés pour l’objectivation d’un champ : l’analyse géométrique des données — par exemple l’analyse de correspondances multiples (ACM) dont l’apport en sociologie et, tout particulièrement, lorsqu’il s’agit d’objectiver un champ, est indubitable (Duval, 2013) — permet de restituer avec rigueur les distances sociales entre individus à un moment donné, dans un champ donné. Elle met en évidence la structure de distribution des pouvoirs et celle des intérêts à laquelle rapporter, afin de les rendre intelligibles, les prises de position des agents (Lebaron et Le Roux, 2013). Bien qu’elles permettent « d’embrasser du regard des structures qui ne se livrent jamais totalement dans l’expérience ordinaire du monde social » (Duval, 2013, p. 122), les ACM n’en procèdent pas moins à des « sortes de coupes transversales » (Duval, 2013) à partir de la prise en compte, à une date donnée, des propriétés des individus empiriques fournissant alors « des figurations très imparfaites des champs qui sont, non pas des structures statiques, mais des produits historiques, des “espaces-temps” » (Duval, 2013 ).
S’il est avéré que Bourdieu lui-même rappelle le fait que tout champ résulte d’un processus historique, les analyses qui en sont faites, notamment par l’usage des techniques d’analyse factorielle, semblent produire des interprétations statiques du concept, à moins qu’elles n’en procèdent car certaines des formulations mêmes de Bourdieu, dès qu’il s’agit de définir ce qu’est un champ, invitent à ce type de lecture. Elias lui-même avait bien repéré cette « propension de son collègue français à se laisser glisser, parfois, sur la pente scolaire de la pensée “statique” et classificatoire [...] » (Joly, 2017, p. 107). Mais il avait aussi parfaitement saisi que l’utilisation du concept de configuration n’amenait pas nécessairement à la pratique de la sociologie processuelle qu’il appelait de ses voeux. Elias s’en était offusqué d’ailleurs dans une lettre datant d’avril 1987, reproduite dans l’article que M. Joly consacre au dialogue entre Bourdieu et le sociologue allemand (Joly, 2017). Face à certains de ses élèves soucieux de s’affirmer dans le champ de la sociologie en brandissant le concept de figuration (traduit en français par « configuration »), Elias se désolait du fait qu’il était « compris en accord avec l’inclination dominante des gens pour les voies de réduction des processus » et en envisageait simplement l’abandon :
« Plus il est utilisé, et plus je constate qu’il empêche de comprendre mon travail plutôt qu’il y aide » (lettre du 21 avril 1987) ; « on peut dire des centaines de fois que les figurations sont toujours dans une condition de flux, toujours un aspect des processus — ils en reviendront toujours à une interprétation statique du concept de figuration » (lettre du 20 avril 1987).
Joly, 2017, p. 108
Si les « orientations fondamentales » de Bourdieu et Elias « sont très proches », elles n’en sont pas moins différentes et témoignent pour V. Collard et M. Joly d’un « léger désaccord épistémologique [...] relativement à la scientificité de leur discipline et au rapport à la tradition (notamment philosophique) qui en découle » (Collard et Joly, 2021, p. 416). Ils proposent alors l’alternative suivante : « vaut-il mieux, pour rendre raison de cette scientificité, privilégier le mode de pensée relationnel mis en exergue par Cassirer ou Lewin, ou faire primer le mode de pensée processuel en tant que rupture avec les traditions établies ? » (Collard et Joly, 2021, p. 416). Ici, le propos n’est pas épistémologique, mais théorique, et ce, dans le domaine de la sociologie des sciences. Et plutôt qu’une alternative, il s’agit de proposer une articulation ou encore une hybridation dans la mesure où il est question d’assembler deux modes de pensée complémentaires afin d’obtenir un cadre d’analyse au potentiel heuristique plus conséquent.
4. condensation et cristallisation des interdépendances : le champ scientifique comme processus configurationnel
À propos d’un tout autre objet que celui des sciences, un politiste, M. Dobry, développe en 2011 au cours d’un séminaire une proposition dans laquelle il rapproche lui aussi les concepts de secteur — parfait équivalent conceptuel du champ (Dobry, 1986, p. 97) — et d’interdépendance :
Nos systèmes sociaux modernes [...] doivent une grande partie de ce que nous croyons être leur modernité [...] précisément à leurs formes de différenciation, mais plus précisément encore [...] à des interdépendances sectorielles, locales, propres à ces secteurs, circonscrites aux secteurs. [...]. Les secteurs, les cercles sociaux différenciés, les champs [...] peuvent être conçus comme des zones de condensation de l’interdépendance ou [...] comme des zones d’interdépendance forte entre les acteurs et les positions occupées par les acteurs. Et, entre les secteurs, on peut avoir une interdépendance faible. Les secteurs ne sont pas des isolats sociaux ; évidemment, il y a des tas d’échanges[14].
En reprenant cette thèse et fort de la relecture du travail de N. C. Mullins, nous proposons de mettre l’accent sur la dimension configurationnelle des champs scientifiques. Cela signifie qu’un champ scientifique résulte d’un processus de condensation des rapports d’interdépendance entre des savants, lié à l’émergence d’un jeu social spécifique consistant à proposer des solutions à des problèmes scientifiques particuliers, considérés comme essentiels, et à faire valoir la vérité des solutions proposées. Le processus d’émergence d’un champ scientifique consisterait alors en un allongement progressif des chaînes d’interdépendance entre savants à partir d’un réseau originel — dans lesquels peuvent se trouver les nomothètes — qui, progressivement, s’accroît du fait de succès intellectuels. Les savants se rassemblent autour d’un faisceau de questions et c’est en élaborant des solutions résistantes aux remises en cause que, progressivement, le jeu se structure. Les dynamiques cognitives se doublent d’une cristallisation des chaînes d’interdépendance dont l’extension est étroitement liée à des processus de communication et d’institutionnalisation qui se traduisent entre autres par la fixation des droits d’entrée dans le champ — consistant en des critères d’évaluation des producteurs de savoir et des savoirs produits —, par des processus d’intégration normative — du fait d’un partage de normes épistémiques[15] et comportementales — et cognitive — liée à la circulation des connaissances quelle que soit leur forme — concepts, théories ou instruments. Dès lors, le microcosme en émergence peut être appréhendé à la fois comme une structure figurationnelle et une structure positionnelle.
Avec l’allongement des chaînes d’interdépendances se produit une hétérogénéisation sociale de la configuration, notamment du fait de nouveaux entrants qui impliquent de facto une diversification des profils sociaux et générationnels, une transformation des dynamiques cognitives, une complexification des questionnements et une intensification de l’activité critique. En adoptant le répertoire conceptuel de R. D. Whitley, il serait possible d’évoquer cette hypothèse en parlant d’intensification de l’incertitude technique et de l’incertitude stratégique de la tâche scientifique (Whitley, 1984). Cela signifie que des désaccords apparaissent non seulement sur le terrain des questionnements à formuler et des méthodes à adopter pour résoudre les problèmes, mais également sur l’existence d’une hiérarchie plus ou moins officielle de priorités en matière de choix de problèmes à traiter. En formulant cette hypothèse de recherche, vient une question : pourrait-on aller jusqu’à formuler une loi d’évolution interne des configurations scientifiques vers toujours plus d’hétérogénéité socio-intellectuelle liée à un renouvellement de la population des savants, dans un contexte de compétition pour l’accès à la reconnaissance ? Dans l’affirmative, deux conséquences s’ensuivraient. D’une part, toute configuration scientifique serait condamnée à l’éclatement sous forme de multiples configurations nouvelles et, sans doute aussi, plus intégrées, parce que structurées autour d’enjeux intellectuels plus homogènes. D’autre part, il faudrait s’attendre à une fragmentation plus importante « du » champ scientifique puisque les configurations auraient alors tendance à se multiplier.
Répondre par l’affirmative à la question précédente reviendrait cependant à doter de facto les dynamiques cognitives d’une forte autonomie. Or Elias comme Bourdieu montrent qu’elles peuvent être infléchies par des logiques de pouvoir. Les tendances à la rébellion sont contrecarrées par les défenseurs de l’orthodoxie ; ce type de conflit, nous dit Elias, a souvent « à voir avec les rapports entre générations » (Elias, 2016, p. 189) et Bourdieu soutient également cette position (Bourdieu, 1976, 2018). En outre, dans la mesure où il s’agit de prises de position, la compréhension de ces conflits nécessite un détour par la prise en compte de la structure objective des positions occupées par les agents.
5. les apports heuristiques de la sociologie figurationnelle à l’analyse de la structure des champs scientifiques
Tout champ scientifique peut ainsi être appréhendé comme une structure de positions dans laquelle les savants, hommes et femmes, sont distribués en fonction de leur dotation en capitaux et une structure figurationnelle au sein de laquelle ils sont en relation d’interdépendance avec des concurrents « amicalement hostiles » — pour reprendre le bel oxymore de K. R. Popper. Ces deux structures, analytiquement distinctes, sont en situation d’interdépendance relative et leur prise en compte permet d’être mieux équipé pour appréhender quatre réalités.
Elle permet, en premier lieu, de ne pas systématiquement considérer que les champs locaux (qui correspondraient à des phénomènes de condensation locale des interdépendances autour d’enjeux spécifiques de connaissance) renvoient forcément à des disciplines. Ainsi, il est tout à fait possible de considérer que les régimes de production et de diffusion mis en évidence par T. Shinn et A. Marcovich ont été repérés à partir de la prise en compte de logiques favorisant la condensation des interdépendances : le partage d’un marché de diffusion, la définition de finalités de la recherche analogues ou encore le partage d’un même espace de mobilité (Shinn, 2000a, 2000b). Les régimes constituent ainsi des configurations dont Shinn et Marcovich montrent qu’elles sont par ailleurs évolutives (Marcovich et Shinn, 2011 ; Shinn et Marcovich, 2012).
En outre, elle permet de mieux appréhender la réalité de ce que l’on appelle des frontières et que Bourdieu considère à juste titre comme des enjeux de lutte. La prise en compte des relations d’interdépendance amène à réaliser que ce que l’on appelle frontières correspond à des régions des champs dans lesquels se nouent des relations de dépendance mutuelle plus ou moins pérennes entre des agents d’un champ scientifique et des agents d’autres champs scientifiques ou d’autres champs sociaux.
Le troisième apport de la prise en compte de la réalité figurationnelle d’un champ scientifique est qu’elle permet de saisir, par-delà la relative stabilité de sa structure positionnelle, les processus sociaux qui viennent peser sur les interdépendances et expliquer la plasticité des structures du champ. Là encore, l’apport de Dobry est précieux. Dans sa Sociologie des crises politiques, le politiste se propose d’analyser les conjonctures de crise politique en identifiant les logiques explicatives de leur « fluidité » (Dobry, 1986, p. 40). Dans les conjonctures routinières, le monde social est composé de « secteurs sociaux » animés par des logiques sociales spécifiques et qui ont acquis un certain degré d’autonomie relative. Les individus inscrits au sein de ces secteurs voient le cours de leurs pratiques contraint du fait que ces secteurs sociaux exercent une emprise sur leurs « calculs » ou encore sur leurs « stratégies » ; Dobry assimile ainsi les secteurs à des « zones limitées d’interdépendance tactique des acteurs » (Dobry, 1986, p. 101, souligné par l’auteur)[16]. Des évolutions structurelles s’enclenchent lors des conjonctures de crise générale traversant plusieurs de ces secteurs sociaux, un processus de désectorisation tendancielle se met en place qui se traduit par un affaissement des frontières et un décloisonnement des arènes de confrontation propres à chaque champ ; il y a alors perte d’emprise des logiques sectorielles sur les calculs des acteurs et leurs interprétations des événements auxquels ils sont confrontés. Cette désectorisation aboutit à deux phénomènes : l’émergence d’une incertitude structurelle et celle d’une interdépendance tactique élargie. La notion de « fluidification » des conjonctures subsume l’ensemble de ces évolutions.
Les propositions de Dobry constituent une contribution importante à l’analyse de la plasticité des structures sociales. Si, dans ses analyses, il lie leur fluidification à des conjonctures de crise, il semble tout à fait pertinent de poser la question à savoir si la mise en oeuvre des politiques publiques de la recherche et de l’innovation depuis les années 1980 visant le décloisonnement des champs d’activité ne travaille pas de façon comparable en faveur d’une désectorisation du monde social et d’une transformation concomitante des rapports d’interdépendance au sein des champs scientifiques, mais aussi entre eux et les autres champs sociaux.
Ainsi, et c’est là le quatrième apport que peut avoir une lecture plus figurationnelle du concept de champ scientifique, si les stratégies et choix des agents doivent être rapportés à leur position dans le champ, il paraît difficile de ne pas s’interroger sur les effets que peuvent avoir sur eux les éventuelles logiques de désectorisation liées aux politiques publiques de la recherche. Comme l’indique Dobry, une logique de désectorisation ou de « désenclavement » implique en premier lieu un « relâchement du lien qui, dans les conjonctures routinières, s’établit entre certaines arènes sectorielles et des enjeux qui sont propres aux confrontations s’y déroulant » (Dobry, 1986, p. 143). Il s’ensuit alors une « déspécification des enjeux » (Dobry, 1986). En second lieu, ce mouvement de dédifférenciation provoque ce que Dobry appelle une « évasion des calculs » : les agents ont alors tendance
à faire prévaloir dans leurs calculs pertinents — c’est-à-dire, il faut le rappeler, ceux qui concernent l’activité spécifique du secteur — un univers de référence, des indices et repères pour l’évaluation de la situation largement externe à la logique sociale spécifique de ce secteur [...].
Dobry, 1986
Les transformations des stratégies scientifiques consubstantielles des modifications de la structure des interdépendances pourraient être un indice de ce que Bourdieu appelle la capacité des champs à « réfracter » les influences extérieures, terme qu’il trouve imparfait, mais qu’il utilise afin de « chasser des esprits le modèle, plus impropre encore, du reflet » (Bourdieu, 1992, p. 306).
Il faudrait en toute rigueur aller plus loin dans la démonstration de l’heuristicité de l’approche, mais certaines pistes peuvent être avancées ici en prenant comme exemples les quelques injonctions cardinales repérables dans les politiques publiques de la recherche, notamment en France, et en illustrant comment elles sont susceptibles d’exercer une forte influence sur les stratégies et les configurations scientifiques. Ainsi, le fait de soumettre les chercheurs à l’impératif de valorisation de la recherche qui débouche sur ce que l’on pourrait nommer l’actionnabilisme — c’est-à-dire le fait de ne plus se satisfaire d’une prétention à la vérité, mais de chercher aussi et surtout à produire des connaissances débouchant sur la mise au point de technologies créatrices de valeur économique — les porte à diversifier leur capital relationnel et à nouer des relations hors du champ scientifique, voire à se transformer en entrepreneurs (Grossetti, 2008 ; Lamy, 2005 ; Lamy et Shinn, 2006). Elle incite également les chercheurs à ne plus se contenter, dans leurs stratégies communicationnelles, d’exposer leurs résultats, mais de les inscrire dans un discours de la promesse (Audétat, 2015 ; Joly, 2013, 2015).
Il serait également intéressant de pousser plus avant l’analyse sur les dispositifs mis en place par les États afin de stimuler toujours plus la concurrence scientifique et contribuer à une déspécification des enjeux ainsi qu’à une transformation des stratégies individuelles. La modification globale des hiérarchies en matière de publications et de demandes de brevet — avec les progressions fulgurantes, depuis les années 2000, des pays émergents comme la Chine, l’Inde et la Corée du Sud (OST, 2019) — n’est pas sans impact sur les politiques de l’enseignement supérieur et de la recherche menées en France. Dans un contexte de mondialisation croissante et de compétition internationale, des rapports viennent régulièrement souligner la détérioration de la situation française[17]. Les injonctions à la publication, soutenues par des dispositifs comme le système SIGAPS (Gingras et Khelfaoui, 2021) et les procédures d’évaluation dont Y. Gingras a bien montré les dérives (Gingras, 2014), jointes à la généralisation du financement sur projet, plongent les chercheurs dans une compétition féroce, transformant ainsi leurs stratégies dans un contexte de crise du système de communication de la science. Gingras montre ainsi que les usages de la publication connaissent une forte altération : ces unités de connaissance sont aujourd’hui devenues des unités comptables mobilisées dans la course à l’impact.
Sous l’influence des nouveaux modes d’évaluation fondés sur des mesures quantitatives, le document scientifique devient en effet un outil servant à classer les chercheurs et leurs institutions. Et c’est au moment où l’article acquiert cette dualité d’usage — gagner en capital symbolique et obtenir de bonnes évaluations bureaucratiques — que vont émerger des comportements déviants visant à manipuler l’évaluation par les pairs.
Gingras, 2018, p. 141
Les encouragements à la publication d’excellence dans les meilleures revues passent, dans de nombreux pays, par des mesures d’incitations financières (Franzoni, Scellato et Stephan, 2011). Corrélativement, les inconduites — fraudes, pratiques du salami slicing, plagiats, autoplagiats, rétractations[18] — se multiplient (Van Noorden, 2011). Quant aux inconséquences méthodologiques, elles conduisent, tout particulièrement dans le domaine des sciences de la vie, à la non-reproductibilité des résultats, phénomène de plus en plus prégnant dont l’impact socioéconomique est loin d’être négligeable (Freedman, Cockburn et Simcoe, 2015)[19]. Enfin, il faudrait également analyser plus avant les transformations des stratégies communicationnelles des savants (hommes et femmes) avec, d’une part, une tendance récurrente au contournement des pratiques de peer reviewing classique, système au demeurant dépassé par le volume croissant de publications à expertiser et, d’autre part, l’inclination croissante qu’ont les scientifiques à communiquer sur leurs activités de communication[20], à prendre, comme le disent D. et S. Geman, des « selfies professionnels » (Geman et Geman, 2016), à passer du temps à gérer et rendre visible leur impact ou, dans la terminologie de Bourdieu, leur capital scientifique.
Ces évolutions résultent des pratiques des chercheurs, elles traduisent non seulement une modification des stratégies scientifiques, mais aussi celle des relations d’interdépendance qu’ils nouent dans le cadre de leurs activités. De la même façon que lors des conjonctures de crise analysées par Dobry, les politiques publiques peuvent être à l’origine d’un processus de « déspécification » des enjeux propres aux champs scientifiques et donc d’un affaissement de leur autonomie relative. Cela se traduit par une transformation des rapports d’interdépendance et une évolution de la polarisation de l’espace des prises de position des chercheurs. Face à des comportements de résistance à la transformation des enjeux, certains scientifiques vont au contraire investir dans le renforcement de ces mutations et jouer contre l’autonomie relative du champ scientifique. En travaillant son hypothèse de transformation de certains champs de production culturelle en « espaces de services », Lemieux développe la thèse selon laquelle « c’est à l’intérieur même de chaque champ que se rencontrent les agents les plus intéressés à accélérer cette mutation, à savoir ceux que leur position dans le champ et leur pratique de l’activité inclinent à relativiser, au profit de modes de reconnaissance externes, le prestige symbolique dont jouissent les principes de hiérarchisation internes » (Lemieux, 2011, p. 93). Les agents qui développent ce type de stratégie perçoivent ces transformations comme des opportunités qui pourront permettre de « diminuer, sinon inverser le rapport de force symbolique qui les subordonne actuellement à ceux de leurs pairs les mieux dotés en capital spécifique » (Lemieux, 2011, p. 93). Mais, dit Lemieux, cette stratégie qui présente tous les tours du cynisme et du petit calcul peut aussi s’arc-bouter sur la conviction que la fermeture du champ sur lui-même n’est pas acceptable pour certains agents, persuadés de la nécessité de rendre des comptes aux commanditaires.
L’ensemble des évolutions qui viennent d’être esquissées et qui mériteraient d’être mieux objectivées et mesurées sont en quelque sorte les retraductions des influences externes que subissent les champs scientifiques.
conclusion
Que permet l’articulation des éléments conceptuels proposés par Bourdieu et Elias ? C’est en nous interrogeant sur la transformation d’un jeu social en champ que l’idée de distinguer structure positionnelle et structure figurationnelle nous est apparue comme pertinente. Ces deux structures en relation d’interdépendance doivent être prises en compte pour analyser la transformation morphologique du et des champs scientifiques, les mécanismes qui commandent leur plasticité structurelle et leur degré d’autonomie. Les stratégies et les choix des agents inscrits au sein d’un champ donné et constituant un espace de prises de position sont, selon Bourdieu, liés aux positions qu’ils occupent et qui sont définies par leur dotation en capitaux et notamment en capital spécifique — sous les deux formes évoquées plus haut.
Cette relation n’est cependant pas aussi mécanique que cela car, Bourdieu y insiste, des désajustements peuvent s’opérer entre la structure des positions et l’espace des prises de position du fait des dispositions constitutives de l’habitus dont la structuration progressive est liée plus globalement à la trajectoire des individus et non simplement aux liens privilégiés qu’ils entretiennent avec un champ scientifique en particulier. Nous estimons ici que d’autres désajustements peuvent se produire, possiblement en rapport avec des modifications de la structure des interdépendances du fait d’une redéfinition des enjeux propres au champ auquel l’État participe par la mise en place de politiques publiques visant la mercantilisation de la science. Cette expression, négativement connotée, nécessite d’être retravaillée pour être utilisée dans un objectif analytique. Il s’agit de le mobiliser ici dans un sens proche de celui que Jacques Lagroye donne au concept de « politisation » (Lagroye, 2003) : la mercantilisation résulte d’une opération de « requalification » des activités scientifiques ayant pour objectif d’inciter les savants (hommes et femmes) à développer une offre de connaissance actionnable ouvrant sur une offre technologique. Tout comme pour la politisation, cette requalification « résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités » (Lagroye, 2003, p. 360-361). Le processus de mercantilisation induit non seulement une transformation des rapports d’interdépendance, mais vient, en sus, inscrire les champs locaux dans une hiérarchie en fonction de leurs capacités à produire des connaissances technologiquement actionnables.
Notre ambition en proposant cette articulation entre les sociologies de Bourdieu et Elias est certes de suggérer un cadre d’analyse de l’activité scientifique plus performant et d’inspiration « transversaliste » (Shinn et Ragouet, 2005), mais elle est aussi d’insister sur la nécessité de substituer à la pratique du « what I call » — consistant à mimer l’innovation conceptuelle de rupture tout en s’adonnant au dégriffage (Gingras, 2016) — celle de l’analyse des structures théoriques existantes afin de les articuler dans une logique de cumulativité des connaissances. Dans sa conférence d’ouverture au 6e Congrès de l’Association française de sociologie, Gingras résume bien l’esprit dans lequel nous nous situons ici :
Il est souvent possible de montrer, par une analyse serrée de la structure conceptuelle d’une théorie, qu’elle est en fait — par-delà son vocabulaire — équivalente à une autre par son objet, sa référence. Car l’idée que deux théories portant sur le même objet analysé sous les mêmes rapports soient incompatibles et contradictoires semble difficile à admettre sur le plan logique. Elles peuvent être complémentaires si elles portent sur des échelles ou des aspects différents du même objet, ce qui est autre chose.
Gingras, 2016, p. 255
Parties annexes
Notes
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[1]
Sur la définition de la recherche translationnelle, voir notamment Zehrouni (2011) et Vezian (2015).
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[2]
La contribution de Bourdieu à la sociologie des sciences tient essentiellement en quatre publications : un premier article publié dans la revue Sociologie et sociétés en 1975, repris dans un numéro des Actes de la recherche en sciences sociales en 1976, un article paru dans Sociological Forum en 1991 (dont une version plus longue en français est publiée dans la revue Zilsel en 2018 et reprise dans un ouvrage intitulé Microcosmes. Théorie des champs publié aux éditions Raisons d’agir en 2021), une conférence publiée en 1997 aux éditions de l’INRA et l’ouvrage Science de la science et réflexivité, publié en 2001 (Bourdieu, 1975, 1976, 1997b, 2018, 2021)
-
[3]
Notons cependant que dans la version française et plus longue de l’article paru en 1991 dans Sociological Forum (Bourdieu, 2018), Bourdieu est plus nuancé dans la distinction de ces deux espèces de capitaux en admettant leur interdépendance partielle (Bourdieu, 2018, p. 286).
-
[4]
Ce n’est pas la première fois que le travail de Mullins fait l’objet d’une relecture afin de réfléchir à la question de l’émergence de sphères d’activité, notamment dans la logique des « mondes sociaux » (Becker, 1988). Voir notamment Grossetti (2016, 2020).
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[5]
« We should note that the communication network structure shows two changes from the paradigm group structure : (1) increased connection among scientists who are working in the area, and (2) a corresponding decrease in disconnected or independent persons ».
-
[6]
« The belief-system of a scientific group includes its view of its own history and the set of beliefs, theories, etc., which its members share ».
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[7]
« These were : recognition by others (…), the cluster’s belief-system, a common life-style and a high rate of interaction among its members ».
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[8]
« The principle of ’limited sloppiness’ is never defined precisely, but it suggested that some lack of precision in doing an experiment increased the]ikelihood of more interesting results » (Mullins, 1972, p. 72) (« Le principe de « négligence limitée » n’est jamais défini avec précision, mais il suggère qu’un certain manque de précision dans la réalisation d’une expérience accroît la probabilité d’obtenir des résultats plus intéressants » (traduction).
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[9]
Bourdieu lui-même en conviendrait sans doute. Lorsqu’il aborde la question de la conquête de l’autonomie du champ littéraire, « cette entreprise collective, sans dessein explicitement assigné ni meneur expressément désigné », il admet tout de même que s’« il fallait nommer une sorte de héros fondateur, un nomothète, et un acte initial de fondation, on ne pourrait évidemment penser qu’à Baudelaire et, entre autres transgressions créatrices, à sa candidature à l’Académie française, parfaitement sérieuse et parodique à la fois » (Bourdieu, 1992, p. 95).
-
[10]
Dans le cas de la biologie moléculaire, il s’agit du dogme consistant à affirmer que la transmission de l’information génétique se fait à partir des acides nucléiques vers les protéines, l’ADN étant le support moléculaire d’une information qui s’exprime à travers des protéines, telles que les enzymes.
-
[11]
Lorsque Bourdieu distingue « les champs où les positions sont faites » de « ceux où elles sont à faire », il suggère bien que les champs sociaux peuvent se donner à voir sous des jours différents du fait qu’ils se situent à des niveaux différents de structuration (Sapiro, 2020, p. 128). Citons également ce passage des Règles de l’art (1992) : « le processus qui conduit à la constitution d’un champ est un processus d’institutionnalisation de l’anomie au terme duquel nul ne peut se poser en maître et possesseur absolu du nomos, du principe de vision et de division légitime » (Bourdieu, 1992, p. 191).
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[12]
Cet intitulé s’inspire de celui que V. Collard et M. Joly ont donné à leur mise en perspective de la correspondance entre Bourdieu et Elias publiée dans la revue Zilsel en 2021.
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[13]
Elias désigne par là le fait que « les scientifiques prolongent toujours l’oeuvre d’autrui », mais qu’« à l’inverse des prêtres, ils peuvent examiner sur un mode critique, à la lumière de leurs propres observations et réflexions, toute connaissance qui leur a été transmise par les générations antérieures » (Elias, 2016, p.189).
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Dobry M. (2011). « Le politique dans ses états critiques : la perspective de la théorie des conjonctures fluides ». Séminaire 2010-2011 : Crises, catastrophes, systèmes hors d’équilibre, Centre d’Alembert, 4/05/2011. Le recours récurrent au concept d’interdépendance n’amène cependant pas Dobry à placer son travail sous le magistère théorique d’Elias qu’il ne cite pas dans son ouvrage intitulé Sociologie des crises politiques, ni même dans l’article qu’il fit paraître sur ce sujet en 1983 dans la revue française de sociologie (Dobry, 1983).
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Le repérage de ces normes épistémiques est particulièrement facile dans les contextes de controverse. Voir notamment Ragouet, 2016.
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« Les anticipations, appréciations, interprétations et, plus généralement, l’activité tactique de ces acteurs s’effectuent alors principalement en fonction des enjeux, des règles du jeu, « officielles » ou « pragmatiques », des catégories de ressources, de leurs distributions particulières entre les divers acteurs individuels ou collectifs — c’est-à-dire aussi, pour une bonne part, entre les positions, plus ou moins institutionnalisées, qu’occupent souvent ces acteurs — et, surtout, des repères, indices et instruments d’évaluation, de prévisibilité et d’identification des situations spécifiques à chaque secteur » (Dobry, 1986, p. 101).
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Ainsi le rapport Gillet récemment remis à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche en France déplore la diminution de la production française en publication depuis 2000 : « Que ce soit sur sa production scientifique globale, sur la production scientifique de haut niveau ou sur ses résultats en matière d’innovation, la France a toujours une place en décalage avec son rang économique, et est en recul depuis plusieurs années » (Gillet, 2023, p. 19).
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Entre 2000 et 2010, alors que le nombre de publications augmente de 44 %, le nombre de rétractations est multiplié par 10 (Van Noorden, 2011).
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Les auteurs indiquent à partir d’une analyse d’études antérieures que « la prévalence cumulative (totale) de la recherche préclinique non reproductible dépasse 50 %, ce qui représente environ 28 000 000 000 USD (28 milliards USD) par an consacrés à la recherche préclinique non reproductible, rien qu’aux États-Unis » (traduction).
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Ainsi, dans le cadre d’une recherche en cours liée à un projet financé par l’Agence nationale de la recherche et dirigée par M. Dubois (2020-2023), les entretiens révèlent par exemple le recours à la pratique du pre-print assortie de textes d’annonce sur les réseaux sociaux comme Twitter.
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