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Depuis toujours, dans divers contextes philosophiques, les affinités entre la sémiotique et l’économie ont fait l’objet de discussions. Les premiers écrits s’en tenaient souvent au parallèle entre les biens échangés contre de l’argent et les significations véhiculées par des mots ou des énoncés. Leibniz est considéré comme l’un des premiers sémioticiens de l’économie (Dascal 1978), pour ses réflexions relatives aux liens et différences entre, d’un côté, la valeur matérielle inhérente à l’or, aux pièces et toutes formes de monnaies, et de l’autre, la valeur sémantique des signes verbaux Dans Les Mots et les choses (1966), Michel Foucault propose une théorie générale de la représentation visant, entre autres, à révéler les rapports entre l’ordre sémiotique et l’économie à travers l’histoire culturelle, de la Renaissance à la modernité. À leur tour, Bauer (1998) et Kliemt (2003) donnent un aperçu général de l’évolution des relations entre l’économie politique et la sémiotique depuis Thomas Hobbes.

Au vingtième siècle, dans le champ de la sémiotique, Roman Jakobson fut le premier à souligner les liens entre cette discipline et l’économie. En hommage à Claude Levi-Strauss qui avait en quelque sorte anticipé cette idée, il déclara que les deux se consacraient à l’étude de la communication, mais à différents niveaux. Alors que la sémiotique s’intéresse à l’échange de messages, les sciences économiques étudient “l’échange de biens et de produits”. Ainsi ces deux disciplines “abordent les mêmes types de problèmes, à des niveaux stratégiques distincts. Elles font donc réellement partie du même champ” (Jakobson 1971, 663, traduction libre).[1]

Une théorie économique souvent qualifiée de sémiotique avant la lettre figure en ouverture du Capital de Karl Marx, plus exactement dans les trois premières sections du chapitre inaugural de la première partie de l’ouvrage (Erckenbrecht 1973, 98-119; Goldschmidt 1990; Scheffczyk 1998, 1456). Dans ce chapitre, Marx distingue l’utilisation de la valeur d’échange d’un bien, puis envisage la seconde comme un “hiéroglyphe social” dont le sens est à déchiffrer. Il conclut que “la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage”. En tant qu’objet d’échange, une marchandise “entre en société avec une autre marchandise [et] ne trahit ses pensées que dans le langage qui lui est familier; le langage des marchandises. Pour exprimer que sa valeur vient du travail humain” (section 3.2). Cependant, soutient Marx, le langage des marchandises ne parle que de la valeur d’échange de ses hiéroglyphes, jamais de leur valeur d’usage.

Pour son intérêt principalement historique et terminologique, il convient de mentionner Maffeo Pantaleoni (1857-1924), économiste italien influent et contemporain de Saussure qui postula une “sémiologie” ou “sémiotique économique” dans les années 1890 et 1900. Il désignait ainsi une science visant à “rassembler des faits économiques pouvant faire l’objet d’un traitement statistique”. Dans le premier paragraphe de son article, “Observations sur la sémiologie économique I : Système d’indice unique et système totaliseur”, Pantaleoni écrit :

Le besoin d’une Sémiotique statistique est peut-être aussi vieux que la Statistique elle-même. Quoi qu’il en soit, l’espérance (ou la persuasion) que les données recueillies par la statistique pourraient servir comme symptômes de conditions économiques qui, bien qu’elles ne soient pas directement observables, ont une importance sociale plus grande que la donnée statistique recueillie, a certainement beaucoup contribué à lui gagner à différentes époques la valeur du public.

Pantaleoni 1892, 1067

Pantaleoni concevait donc la “sémiotique statistique” comme une science ayant pour tâche d’interpréter ces “symptômes” sous-tendant les réalités et tendances cachées derrière les données statistiques recueillies par les économistes. Sur le plan historique, l’utilisation des termes sémiologie et sémiotique dans un cadre sociologique neuf ans avant que Naville n’intégrât ceux-ci à sa Nouvelle classification des sciences de 1901 est en soi remarquable (cf. Nöth 2021).

Durant la première moitié du vingtième siècle, apparemment sans même avoir été influencé par Marx et sans aucune référence à Saussure, Karl Bühler, dans le chapitre quatre (section trois) de son ouvrage Théorie du langage, proposa une interprétation sémiotique (qu’il nomma sématologique) du système des marchandises pour montrer que “[l] e pendant de l’échange de signes est le commerce de marchandises” (Bühler 2009, 148). Les marchandises sont donc au système économique ce que sont les mots à celui de la langue dès lors qu’ils deviennent des types généraux (des légisignes dans la terminologie de Pierce) et cessent d’être de vulgaires types (ou sinsignes dans cette même terminologie). Bühler prend pour exemple la “Khédive”, une marque de cigarette de son époque : “Les fabriques dotent les cigarettes, les chocolats, les savons, de marques déterminées et garantissent par exemple qu’‘une Khédive est une Khédive’, que c’est un exemplaire comme un autre” (Bühler 2009 [1934] : 148-149). Les biens matériels et les pièces de monnaie se distinguent des signes verbaux, car leur matérialité est beaucoup plus significative. “[…] les mots fonctionnent dans l’interaction verbale de manière encore plus indifférente à la matière (de manière encore plus dématérialisée, plus abstraite) que le dollar […]” (ibid., 149). En résumé :

[…] le mot concret est une entité sémiotique tandis que le dollar est et reste, si près qu’il puisse, sous sa forme papier, s’approcher des entités sémiotiques, lié aux biens matériels. En effet, à défaut de pouvoir le manger, du moins reçoit-on dans la transaction marchande quelque chose contre lui, ce que, de manière générale, on ne peut affirmer des “pièces de monnaie verbale”.

Ibid. 150

Depuis Lévi-Strauss et Jakobson, qui révélèrent la pertinence de la sémiotique pour les fondements de l’économie, la sémiotique structuraliste s’est donné pour tâche de relever les liens et différences entre les signes linguistiques et les objets matériels. Des générations de sémioticiens ont donc abordé diverses questions économiques selon une perspective sémiotique. Au carrefour des deux disciplines se sont développés de prolifiques domaines de recherches comme la sémiotique publicitaire (Beasley & Danesi 2002), le marketing (Lawes 2020), le comportement du consommateur (Berger 2010) et la sémiotique de l’argent (Wennerlind 2001; Brandt 2017). C’est également par le truchement de la sémiotique que la critique culturelle, l’analyse (critique) du discours et les études médiatiques se sont attaquées à des sujets économiques (Jessop 2004; Colaizzi & Talens 2007; Ocula 16, 2015).

En occident, durant la deuxième moitié du vingtième siècle, le paradigme de recherche dominant au croisement de la sémiotique et de l’économie fut celui de la sémiotique structurale qui atteignit son apogée dans les années 1970. Les concepts saussuriens de “valeur sémiotique”, d’arbitrarité du signe et de “système linguistique” furent une source d’inspiration pour les sémioticiens qui soulignèrent les points de convergence entre la linguistique, la sémiotique et l’économie (Rossi-Landi 1975) ainsi qu’entre les marchandises, les valeurs et l’économie en tant que système de signes. Grâce à ces outils méthodologiques, les sémioticiens purent articuler une critique idéologique, dévoiler les stratégies de persuasion mises en oeuvre dans les médias de masse et dénoncer l’alliance entre ces derniers avec le grand capital.

En Europe de l’Est, les études alliant l’économie et la sémiotique empruntèrent une autre direction. Au moment où la critique sémiotique du discours, telle que pratiquée en occident, était décriée pour son caractère subjectif, idéaliste, formaliste et bourgeois (Grishkova & Salupere 2015; Baer 2013, 22) et où les recherches conduites par les sémioticiens de l’école de Moscou-Tartu s’orientaient vers les études linguistiques, littéraire et culturelle, les dirigeants de l’économie à planification centralisée du Bloc communiste envisagèrent brièvement une alliance technocrate entre les deux disciplines. Le volume intitulé Ökonomische Semiotik, publié simultanément à Berlin-Est et à Moscou (Ekonomičeskaja Semiotica) en 1972, reflète bien comment les plus grands économistes de l’époque tentèrent alors d’instrumentaliser la sémiotique pour accroitre l’efficacité de l’économie planifiée. Selon ce projet, la tâche de la sémiotique au sein du champ de l’activité économique était “l’analyse et la structuration de systèmes sémiotiques existants de façon à améliorer le fonctionnement des instruments de contrôle des processus économiques” (Gekeler 1975, 113, traduction libre)[2]. Cette tradition a engendré l’approche formaliste à la sémiotique économique (semiotică economică), née en Roumanie (Baileșteanu 2005; Lungu 2016). Celle-ci repose sur la triade sémantique de Charles Morris — syntaxe, sémantique et pragmatique — et son but est d’“axiomatiser” les sciences économiques à l’aide d’outils empruntés à la logique symbolique.

Comme le révèle ce survol, des liens étroits se sont tissés dès l’émergence de ces deux disciplines. Toutefois, jusqu’à aujourd’hui la réalisation d’un programme de recherche commun demeure marginale et semblerait même, dans une certaine mesure, compromise. Cela tient avant tout au fait que, contrairement à la sémiotique (au sens strict), l’économie n’a pas poursuivi l’exploration sémiotique des phénomènes économiques, tout comme elle a ignoré plus largement la langue et la culture. Par ailleurs, la prédilection des économistes pour des modèles mathématiques de plus en plus complexes et la mise au point de méthodes d’analyse économique différant fondamentalement de l’approche sémiotique (comme l’économétrie) ont creusé la distance entre ces disciplines.

Toutefois, il y a une raison philosophique plus profonde à cet état de fait. L’intérêt pour les questions linguistiques s’est accru récemment en économie, par exemple dans le cadre de “l’économie narrative” (narrative economics) (Shiller 2019). Ce courant de recherche qui étudie en quoi les récits et histoires qui circulent dans la société influencent les comportements économiques s’inscrit dans le cadre de l’économie comportementale, une spécialité en plein essor. Ainsi a émergé l’idée selon laquelle les récits, bien que potentiellement conçus comme des fictions économiques se prêtant à l’analyse sémiotique, sont des éléments néfastes. Ils affectent le comportement économique, en ce sens qu’ils ont pour effet de biaiser et de déformer la réalité, un constat que des expériences psychologiques semblent confirmer. La réalité devrait être accessible aux individus rationnels, tandis que les récits tendent à les en détourner. Ceci est manifeste lorsqu’on considère à la fois des microcomportements (Kahneman 2016) et les macro-phénomènes (Akerlof & Shiller 2012). Les récits font partie de l’“esprit animal” qui brouille l’analyse et la prise de décision rationnelles. Autrement dit, le langage ordinaire est perçu comme étant à l’origine de comportements économiques déviants, pour ne pas dire pathologiques. En conséquence, même des approches innovantes telles que “l’économie narrative” (narrative economics) ne parviennent pas à voir dans la langue une composante essentielle de toute action économique, dans une division complexe du travail qui repose sur la coordination étroite de millions d’agents. Au mieux, la langue est synonyme de “cheap talk” (Farrell & Rabin 1996), de bavardage futile et inutile. L’acteur rationnel, en principe, est capable de faire abstraction du langage pour percevoir la réalité telle qu’elle est. Dans les relations causales, cet acteur peut identifier les considérations matérielles auxquelles il/elle fait face. Ainsi, l’acteur rationnel est en mesure de reconstruire son processus de prise de décision sans faire appel à une représentation symbolique, représentation que tout acteur rationnel pourrait d’ailleurs exploiter à des fins de duperie ou de simulation.

Ce raisonnement imprègne non seulement le courant dominant en économie, mais également la pensée des chercheurs qui incorporent les signes, les symboles et le langage à l’étude des processus économiques. Ainsi, même les économistes hétérodoxes ne font pas toujours de la sémiotique à proprement parler. Un exemple significatif est l’approche institutionnelle de Masahiko Aoki (2001). Selon cet économiste, les institutions se basent essentiellement sur des “représentations publiques”, autrement dit des signes, lorsqu’elles exercent leurs fonctions de traitement de l’information. Ici, les signes sont donc essentiels pour comprendre comment les institutions façonnent les comportements économiques. Malgré tout, quand il aborde le rôle du langage dans le cadre de la philosophie analytique de Searle appliquée aux institutions (1998, 2010), Aoki tend à se ranger au point de vue de Hindriks et Guala (2011) selon qui, en dernière instance, les facteurs déterminants du comportement économique ne sont pas médiatisés par le langage. Cette position transparaît dans de nombreuses contributions, y compris celles d’économistes qui ne font pas partie de l’orthodoxie, même lorsque ceux-ci traitent de la monnaie, phénomène économique archétypal se prêtant, plus que tout autre, à une analyse sémiotique (Smit, Buekens & du Plessis 2011).

On peut donc conclure qu’à bien des égards, le modèle de l’acteur rationnel empêche de considérer les signes et les processus sémiotiques comme de possibles déterminants des actions et phénomènes économiques. Car ces signes nous renvoient à la dimension subjective de la notion d’utilité. Encore aujourd’hui, c’est cette notion qui définit la discipline économique et la distingue des autres sciences humaines et comportementales, le béhaviorisme induit par les approches empiriques en études du comportement, en particulier les méthodes quantitatives, devenant dès lors un étalon. En refusant de voir l’utilité subjective comme un possible élément explicatif, pour se concentrer uniquement sur les comportements observés (les préférences révélées), les sciences économiques ont pu évacuer toutes les catégories analytiques qui renvoient aux signes, aux significations et aux concepts qui leur sont associés. Entre autres, l’économie ne fait aucune référence systématique à des artéfacts externes opérant à l’échelle d’une population (n’en déplaise à Aoki et son concept de “représentations publiques”) qui seraient susceptibles de conditionner les prises de décision individuelles et de générer des modèles de comportements collectifs (Ross 2014, p. 239ff), en dehors de la pathologie des récits.

Ce panorama peu réjouissant mérite toutefois d’être nuancé. En effet, quelques observations indiquent qu’il est encore possible de renforcer les échanges entre la sémiotique et l’économie. La première est l’intérêt grandissant que les économistes portent à la culture sous toutes ses formes (Ex. Alesina & Giuliano 2015). Même si la culture est surtout envisagée comme un ensemble de valeurs et de croyances exogènes quantifiables (par exemple, les différences linguistiques dans l’usage des pronoms comme indicateurs du collectivisme, Tabellini 2008), cette tendance constitue un pas important vers une analyse sémiotique plus approfondie. En économie comportementale, de nombreux chercheurs étudient en quoi le cadrage, par le biais d’indices et de signes, détermine les choix des individus (exemple Bowles & Polonia-Reyes 2012). Ils ne vont toutefois pas jusqu’à émettre la conclusion plus radicale selon laquelle il n’existe aucune réalité “non cadrée” susceptible d’être appréhendée et évaluée de façon purement rationnelle. Les recherches en neuro-économie qui, jusqu’à présent, ont surtout cherché à naturaliser la catégorie de “l’utilité subjective” peuvent s’associer à d’importants courants des neurosciences dans lesquels l’intermédiation symbolique acquiert une place centrale, comme la neuroscience culturelle (Harbecke & Herrmann-Pillath 2020).

En conséquence, nous pensons que le temps est venu d’orchestrer un “virage sémiotique” en économie. Pour cela, il est essentiel que les économistes connaissent mieux le champ de la sémiotique, et vice-versa. À ce titre, le fait que les sémioticiens s’intéressant à l’économie s’en tiennent souvent à la tradition marxiste pourrait freiner ce rapprochement et exacerber le statut hétérodoxe et marginal de ces travaux dans le champ des sciences économiques. De nouveaux courants, comme “l’économie des récits”, ouvrent grand la porte à des contributions sémiotiques susceptibles de resserrer les liens avec le discours économique. En même temps, les économistes doivent s’ouvrir aux dimensions symboliques fondamentales du comportement économique et de la coordination dans les groupes d’agents économiques (comme l’envisage Kliemt 2003). Un obstacle réside toutefois dans la position hégémonique des économistes, documentée objectivement dans l’asymétrie de leurs relations avec les disciplines connexes des sciences humaines et sociales (Fourcade, Ollion & Algan 2015). Alors que ces dernières se nourrissent de la pensée économique, comme l’attestent les statistiques relatives aux citations, les économistes sont très sélectifs dans leurs emprunts à d’autres champs, quand ils n’ignorent pas ceux-ci complètement. Par exemple, même en économie comportementale, où les facteurs psychologiques sont à l’avant-plan, les chercheurs ont développé leur propre conception de l’analyse psychologique avec des standards méthodologiques distincts. Ce faisant ils ont négligé de nombreuses références possibles à des travaux en psychologie qui empruntent un modèle différent du leur (Tyler & Amodio 2015).

Ceci étant, il y a un autre moyen d’intensifier l’interaction entre l’économie et la sémiotique, soit en appliquant l’économie à la sémiotique. Cette option pourrait passer pour une nouvelle forme d’“impérialisme économique” et donc une autre manifestation de l’hégémonie de la discipline. Pourtant, cette oscillation entre deux mouvements d’intégration transdisciplinaire s’est déjà révélée productive dans le champ émergent de la neuro-économie, lequel applique les neurosciences à l’économie et vice-versa. En fait, ce mouvement est au coeur de la sémiotique de l’économie de Rossi-Landi. Celle-ci commence par un élargissement sémiotique du concept de travail — concept clé du marxisme et de la théorique classique de l’économie — et aborde le langage sous l’angle de la production de messages. En référence à la pensée économique dominante, un champ de recherche riche et prometteur est celui de la théorie économique de la signalisation, jusqu’ici étroitement liée à la biologie dans le cadre de la théorie évolutionniste des jeux (par exemple, Skyrms 2010).

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Ce numéro thématique de RS/SI explore les liens transdisciplinaires entre l’économie et la sémiotique, thème qui, jusqu’à présent, a retenu l’attention de quelques sémioticiens et d’une poignée d’économistes hétérodoxes. Aucun économiste de l’école dominante n’a donc contribué au présent volume. Par ailleurs, la préparation de celui-ci nous a amenés à remarquer que même les économistes hétérodoxes ne voient pas toujours l’intérêt de la sémiotique. Ce constat est symptomatique d’un paradoxe. En effet, le courant hétérodoxe est pris dans un piège sectaire : il est composé de nombreuses écoles de pensée dont chacune défend avec force ses propres fondements, reproduisant ainsi la logique hégémonique que l’école dominante exerce envers les nouveaux entrants. Espérons que ce numéro spécial renverse la vapeur et stimule de nouvelles interactions, plus solides, entre les deux disciplines.

Les sujets abordés dans les articles que nous avons rassemblés se divisent en trois groupes. Le premier englobe des travaux se basant sur la sémiologie saussurienne ainsi que ses développements dans la sémiotique structurale, lorsque les prémisses posées par Saussure sur l’analogie entre les systèmes linguistiques et économiques (Nöth) rejoignirent les réflexions de Karl Marx sur l’analogie entre les symboles et les marchandises (Petrilli/Ponzio, D’Urso, Vaughan & Dantas). Ici l’accent est mis sur les systèmes sémiotiques et leurs éléments, les signes, dont chacun est doté d’une structure dyadique comprenant un signifiant et un signifié.

Le deuxième groupe rassemble des articles qui puisent leur inspiration dans le pragmatisme de Peirce (Wible, Herrmann-Pillath & Macedo). Celui-ci définit le signe comme une triade constituée du signe tel qu’il se présente dans les processus de sémiosis, de l’objet représenté par ce signe et finalement de ce qu’on nomme l’interprétant, soit l’effet exercé par le signe sur ceux qui l’interprètent. Cette doctrine, qui se concentre sur les “effets pratiques” (practical bearings) potentiels des signes dans les processus de sémiosis, fournit aussi le cadre de référence des contributions de Hiedenpäa et de Baker. Ce cadre ouvre la voie vers l’économie institutionnelle, un champ distinct de celui du marxisme, mais qui pourrait également servir de pont entre la sémiotique et l’économie générale.

Le troisième groupe explore d’autres ramifications de la sémiotique appliquée en lien avec l’économie. Le cadre de référence de l’étude de John Hartley est celui de Yuri Lotman, figure clé de l’école de Moscou-Tartu de sémiotique culturelle. Pour sa part, Todd Oakley montre en quoi la sémiotique est liée au réalisme critique et à l’analyse institutionnelle en économie. Enfin, Bernard Lamizet traite du pouvoir en lien avec l’économie politique tandis que Florian Coulas interroge l’iconographie linguistique de la monnaie comme reflet de relations politiques hégémoniques.

L’article de Winfried Nöth, intitulé “Ferdinand de Saussure on the Affinities Between Economics and Semiotics”, ouvre la première partie. Il se concentre sur la théorie de la valeur de Saussure et l’idée selon laquelle les biens et les mots sont des signes faisant partie d’un système sémiotique. L’article offre de nouvelles perspectives sur cette question à partir de plusieurs sources tirées des Cours de Saussure. Nöth identifie deux limites fondamentales à l’analogie saussurienne. La première est que la relation entre le signifiant et le signifié est indéterminée; la seconde est que les signifiants économiques sont beaucoup plus complexes que ne le sont les mots simples de la langue, d’après la théorie linguistique saussurienne. Ces deux observations, en apparence assez négatives, semblent compromettre les possibilités d’une intégration transdisciplinaire productive. Toutefois, si la sémiotique post-saussurienne reconnaît la plus grande complexité des signes économiques, il devient possible d’établir un pont entre la sémiotique et “l’économie des récits”. En effet, la sémiotique pourrait fournir des microfondements à ce courant qui cherche à analyser les mécanismes reliant les signifiants à leurs signifiés. Cela est particulièrement vrai du terme “valeur”, hautement polysémique et qui a inspiré de nombreuses interprétations marxistes de la sémiotique de la “valeur d’usage” et de la “valeur d’échange”. Nöth montre que, dans le dualisme saussurien, la valeur monétaire, c’est-à-dire le prix d’un bien, peut être interprétée comme un signe. Mais un signe de quoi ? Les mêmes prix s’appliquent à des myriades de produits, et non directement à un type spécifique qui, dans la sémiotique saussurienne, renvoie non pas au référent, mais au signifié, c’est-à-dire au concept. Ce problème est le reflet direct d’une anomalie sémiotique de l’économie que nous avons déjà évoquée : le concept “d’utilité subjective” tend à occulter le fait que les “biens” forment des types, comme celui de “pomme”, dotés de propriétés économiques distinctes. Par exemple, les priorités du type “pomme” sont différentes de celles du type “fromage”. De plus, il est possible de considérer les biens comme des signifiants dotés d’une valeur pécuniaire. Ce fait est essentiel dans tout arbitrage économique : ce qui importe, c’est que la vente et l’achat d’un bien ou d’un autre créent du profit.

Les analogies entre valeurs sémiotique et économique ont été jusqu’ici dans le collimateur des sémioticiens d’orientation marxiste. Mais, afin d’explorer plus avant leurs implications économiques, il est essentiel de tirer la distinction entre valeurs d’usage et d’échange de son contexte strictement marxiste ne serait-ce parce que la dualité de la valeur subjective et du prix, comme indicateur de rareté, offre une perspective d’analyse analogue. La dimension marxiste entre en jeu lorsque la notion de valeur subjective est remplacée par la théorie marxiste de la valeur-travail. Toutefois, force est d’admettre que l’école de pensée dominante en économie tend à rejeter cette théorie.

L’auteur le plus influent en sémiotique marxiste est Rossi-Landi. Dans sa contribution intitulée “Messages-marchandises et homologie entre linguistique et économie à partir de Rossi-Landi”, Andrea D’Urso fournit un panorama détaillé et critique de ses idées. Rossi-Landi a proposé la notion de “travail linguistique” afin de placer les deux disciplines sur le même plan théorique. Il suggérait d’aborder le langage comme un mode de production et définissait l’économie comme la science de la production de “messages-marchandises”. Ce faisant, Rossi-Landi a aussi transcendé la dualité du signe saussurien en soutenant que les messages, bien que formant un assemblage complexe de signes, sont les unités élémentaires tant du langage que de l’économie comme formes de travail humain. En ce sens, il excluait à la fois la production et la consommation du domaine de l’économie. Dans le jargon de l’école dominante, cela signifie que l’économie serait la science des marchés opérant une médiation entre producteurs et consommateurs. Si tel est le cas, l’analyse des marchés devrait relever de la sémiotique. À première vue, cette démarche semble réduire la sémiotique à l’analyse de ce que Marx nommait le “fétichisme”. Cependant, tout comme Marx utilisa la théorie de la valeur-travail, l’analyse sémiotique peut explorer les aspects structurels du pouvoir et de l’exploitation, aspects contrôlant les cadres et significations du langage ou de n’importe quel système de signes activé par des marchandises-messages. Ainsi, cette analyse pourrait aussi révéler le “fétichisme des messages”.

Intitulée “Ordinary Language and Economic Language”, la contribution de Petrilli et Ponzi explore la dimension critique de la sémiotique à travers la notion de “sémio-éthique”. Elle part des thèmes saussuriens et des travaux de Rossi-Landi, en prenant pour point focal la notion de “travail linguistique”. Les auteurs reconnaissent que le travail est un concept clé en économie comme dans le domaine du langage et proposent ainsi de l’appliquer à toute la gamme de phénomènes sémiotiques touchant les êtres vivants — renouant ainsi avec l’ambitieux programme de recherche de Thomas A. Sebeok. Cette extension du concept est nécessaire si l’on souhaite ancrer l’analyse du langage dans des “faits non -verbaux”. Elle permet de définir la notion “d’aliénation linguistique” parallèlement à l’analyse marxiste du travail dans un mode de production capitaliste. Dans les deux cas, l’analyse permet de dépasser l’homologie saussurienne (entre l’échange dans une logique de marché et la communication linguistique) axée sur le mode de production le plus élémentaire qui soit. En effet, Saussure avait établi cette homologie à partir de sa lecture de la théorie de l’équilibre général (qui était en cours d’élaboration) et de l’orthodoxie marginaliste qui dominait alors la pensée économique. L’article révèle ainsi clairement tout le potentiel critique d’un déplacement de cette homologie sur le terrain de la sémiotique.

La sémioéthique se fonde sur la reconnaissance de l’altérité du langage. Tel est le sujet de la contribution de Geneviève Vaughan intitulée “Revealing Homo Donans : Liberating the Unilateral Gift from Commodity Exchange”. Cet article offre une critique fondamentale de l’homologie langue/échange en envisageant plutôt la langue sous l’angle des logiques de don. L’ auteure procède à une déconstruction féministe radicale des conceptions sémiotiques courantes de la langue, à partir d’une lecture approfondie de la littérature psychologique sur l’ontogénie. Encourager la capacité des humains à communiquer est une activité “maternelle”, “nourricière” qui consiste à satisfaire pleinement les besoins de l’enfant. Vaughan soutient que nous pouvons repenser l’homologie d’une tout autre façon, en créant une économie du don à partir du modèle maternel, de façon à nous libérer de la tyrannie du marché. En termes marxistes, cela revient à s’éloigner de la dualité valeur d’usage/valeur d’échange liée à l’économie de marché pour adopter plutôt celle de “valeur de don” liée à des présents ou donations orientés vers la satisfaction des besoins d’autrui.

L’article de Marcos Dantas, “Marx’s Concept of Value : Semiotics of the Commodity and Spectacular Capitalism” fournit une analyse détaillée de la relation entre la langue et le concept marxiste de valeur. L’auteur rejoint d’autres perspectives relatives aux différentes formes d’aliénation endémiques à ce qu’il nomme “l’économie spectaculaire”, soit la création de valeurs d’usage par des agents qui jouent sur le domaine symbolique afin de générer du profit. Introduisant l’analyse triadique et les diagrammes sémiotiques destinés à illustrer comment les signes exercent un rôle de médiation entre émetteur et récepteur, Dantas souligne le caractère sémiotique de concepts clés du Marxisme et établit un lien avec notre deuxième série d’articles. Centrée sur la notion peircienne d’interprétation, l’analyse triadique replace le signe dans les contextes sociaux et culturels de la communication. L’ auteur explore les nombreuses ramifications de cette analyse en référence à Marx. Par exemple, la consommation devient cruciale, car c’est elle qui donne à la production son sens et sa fonction, tant et si bien qu’il devient difficile de les séparer l’une de l’autre. Cette idée était déjà présente chez Marx. En somme, à partir d’une lecture sémiotique, Dantas reconstruit des concepts clés de la pensée de Marx, en particulier celui de travail.

Le modèle triadique du signe est le sujet de la contribution de James Wible intitulée “C. S. Peirce’s Semiotic and Mathematical Conception of Economics” ouvrant la deuxième partie du volume. Wible affirme que les mathématiques jouaient au rôle essentiel dans la philosophie de Peirce, rôle qui apparaît surtout dans ses textes portant sur la logique. Peirce avait une conception assez large des mathématiques liée au fait qu’il voyait dans les diagrammes – lesquels incluaient des formules abstraites, mais aussi toutes sortes de représentations graphiques – une véritable méthode d’analyse formelle. Selon Wible, Peirce considérait la logique comme fondamentale à la sémiotique et vice versa, puisque se sont par les diagrammes que s’établissent les relations sémiotiques. Il manifestait aussi un grand intérêt pour l’économie, même à un niveau fondamental. Comme Peirce estimait aussi que la sémiotique était essentielle à la performance épistémique de façon générale, il fut, comme le rappelle l’auteur, le premier à introduire la notion d’économie de la recherche dans un modèle d’analyse mathématique, car il connaissait déjà le marginalisme économique, un courant qui était en émergence à l’époque. Tout ceci montre que, dans ses balbutiements, la théorie économique de Peirce était d’inspiration néoclassique, ce qui crée une certaine tension puisque ce sémioticien fut surtout écouté par les économistes américains institutionnalistes qui se positionnaient en réaction à la théorie néoclassique. Wible soutient que cette perception erronée subsiste encore aujourd’hui, comme en atteste le fait que Herrmann-Pillath ait récemment adopté la triade sémiotique dans son ouvrage Foundations of Economic Evolution. Toutefois l’auteur poursuit en montrant qu’en fin de compte, cette triade est compatible avec l’approche évolutionniste défendue par Veblen et d’autres institutionnalistes.

La triadicité du signe de Peirce est également au coeur de l’article de Luis Bau Macedo intitulé “The Semiotics of Development : Towards the Economics of Path Dependence”. L’ auteur relève le fait que les critiques évolutionnistes contemporains de la théorie néoclassique ont oublié les racines peirciennes de l’institutionnalisme évolutionniste, ce qui tend à corroborer la thèse de Wible. Resituer Peirce dans un contexte moderne permet de libérer la pensée évolutionniste contemporaine de ses connotations darwinistes actuelles ainsi que d’autres homologies biologiques. Macedo conçoit les systèmes économiques comme des machines de traitement de l’information dans lesquelles des modes comportementaux émergents, en constant renouvellement et mettant en oeuvre des artéfacts technologiques, sont envisagés comme des fonctionnalités économiques, généralement médiatisées par les marchés. À l’opposé des contributions d’inspiration marxiste, Macedo, à la suite de Peirce et des institutionnalistes, explore la formation de régularités qui sont en évolution permanente (ce que Peirce et Veblen nomment les “habitudes”) et appréhende le marché comme interprétant social. L’auteur propose également un ensemble de critères multidimensionnels pour la sémiotique du développement, ce qui ouvre de nouvelles perspectives en matière d’évaluation normative.

L’article de Herrmann-Pillath “A Semiotic Approach to Information in Economics” étudie en quoi la sémiotique peut améliorer notre compréhension du concept d’information en économie. Il apporte un nouvel éclairage aux discussions relatives à l’ancrage matériel de la sémiotique économique. Il y a une certaine correspondance entre la notion de “travail” telle que définie dans le matérialisme marxiste (bien qu’elle ne soit pas visible physiquement) et celle d’“énergie” dans l’approche physique à l’information économique de Herrmann-Pillath. Les conceptions économiques actuelles de l’information ont pour défaut d’ignorer l’information sémantique. Or celle-ci se prête aisément à une analyse sémiotique, comme l’ont montré les avancées récentes en biosémiotique. Les concepts d’énergie, d’entropie et de fonction économique sont combinés dans la tradition du traitement classique des aspects thermodynamiques de la croissance économique instaurée par Georgescu-Roegen. Il en résulte une nouvelle approche au changement technologique tel que médiatisé par l’évolution des conceptions, ce qui au bout du compte relie les fonctions économiques du marché aux gradients thermodynamiques fondamentaux qui maximisent la cadence de l’énergie et la production d’entropie.

La relation entre Peirce et l’économie institutionnelle constitue la toile de fond de la contribution de Hiedenpäa intitulée “Habits Die Hard : The Semiotics of Wolf Management in Finland”. L’article reflète l’expérience de l’auteur en matière d’économie environnementale, créant ainsi un lien avec le texte précédent. Il présente une étude de cas des politiques en matière de biodiversité, soit le traitement des populations de loups en Finlande, étude qui fait écho à d’autres contextes dans lesquels des objectifs écologiques interagissent avec la société et l’économie. La triade sémiotique de Peirce permet de disséquer le domaine de la politique en objets, signes et interprétants. Ce faisant, l’auteur attire notre attention sur les multiples façons dont les processus interprétatifs influencent la réalisation des objectifs de politique publique. Dans ce contexte, Hiedenpäa se base aussi sur la distinction percienne entre les différents types d’interprétants – immédiat, dynamique et final – pour interpréter ses résultats.

Victor Baker, spécialiste des sciences de la terre à qui les sémioticiens doivent la notion de “géosémiose”, se penche dans son article sur l’échec de l’économie à tenir compte de manière adéquate de la crise climatique. Il propose la notion connexe d’“éconosémiose” fondée sur la philosophie de Charles S. Peirce et soutient que la modélisation économique traditionnelle déforme l’adéquation des réponses scientifiques aux nombreux phénomènes de crise climatique. En outre, cette modélisation introduit divers présupposés qui conduisent à écarter les coûts futurs ou encore à réduire les choix d’une solution à un calcul économique fondé uniquement sur le moment présent. Une telle conception suggère à tort que les coûts et les gains sont des faits qui n’existent que dans le moment présent. Elle gomme dès lors toute perspective sur des potentialités futures et entraîne des effets performatifs (“shibboleths” économiques) qui donnent la priorité aux intérêts économiques du présent par rapport à toutes autres considérations. En revanche, une perspective peircéenne aborde les signes de crise au sein du monde naturel comme actualisant des potentialités évolutives. Baker esquisse une métaphysique des possibilités futures susceptible de transformer l’économie en une éconosémiose. Contrairement au calcul coûts-gains, cela signifie, par exemple, que l’on puisse considérer la possibilité (et non plus la simple “probabilité”) d’événements extrêmes dans le futur comme un guide pour l’action économique.

La troisième et dernière série d’articles s’ouvre sur la contribution de John Hartley : “Zombie Semiotics and the Economics of the Apocalypse”. Cet article aborde l’économie comme une composante de la sémiosphère telle que définie par Lotman, le fondateur de l’école de sémiotique de Tartu. Hartley souligne le rôle de la traduction et de la communication entre différentes aires sémiotiques, telles que la diversité des langues et leur influence sur la créativité et la nouveauté. L’omniprésence des “zombies”, vestiges dépassés et concrètement anachroniques du passé, constitue la toile de fond. Hartley présente des exemples de zombies tirés de la sphère des idées économiques et sous forme d’artéfacts coloniaux. Selon lui, réveiller les morts est le principal défi à relever pour surmonter la crise actuelle. Ce processus exige que l’on élargisse les horizons discursifs. Le phénomène “Greta” rappelle en lui-même l’écueil fatal qui a consisté à ignorer les générations à venir dans l’analyse des comportements économiques actuels, que ce soit dans les politiques publiques ou dans le commerce. En ce sens, Hartley fait écho aux préoccupations sémio-éthique soulevées par Petrilli et Ponzio.

Todd Oakley offre “A Critical Realist Theory of Money and Finance” sous-titrée “Social Cognitive Semiotics as Metatheory”. L’ auteur explore des croisements intellectuels en révélant les liens entre le réalisme critique et la sémiotique de Peirce. Selon lui, le premier est un débouché important de l’économie institutionnelle dans l’hétérodoxie moderne. La perspective du réalisme critique est productive quand on aborde l’économie à partir de son ontologie sociale et lorsqu’on interroge la façon dont les entités économiques prennent vie. Le cas archétypal est celui de la monnaie qui n’est maintenue qu’à travers des performances sémiotiques. Cette perspective peut enrichir la théorie des marchés financiers, en particulier en lien avec la question importante et fort débattue de l’évaluation des entreprises, notamment dans des moments clés, tels que les premiers appels publics à l’épargne. Prenant pour exemple l’échec de We Company, Oakley montre comment cette entreprise s’est constituée, sémiotiquement parlant, comme un objet et comment elle s’est finalement effondrée à force de déplacements liés à des processus sociocognitifs sous-jacents médiatisés sémiotiquement.

“La sémiotique de l’économie politique : une sémiotique du pouvoir” est le titre de la contribution de Bernhard Lamizet. Empruntant un angle méthodologique original, l’auteur explore comment les processus sémiotiques conditionnent la perception et la construction de l’économie, comme la notion de “crise économique”. Lamizet soulève un argument qui est présent, en filigrane, dans plusieurs des articles précédents : les processus sémiotiques sont profondément liés au pouvoir en ce sens qu’ils déterminent comment les individus abordent la réalité économique et comment ils réagissent quand, par exemple, la “peur” devient le principal vecteur de leurs actions. (Lamizet évoque, à titre d’exemple, le cas du Brexit). L’auteur plaide en faveur d’une “sémiotique du pouvoir” qui, selon lui, devrait être au coeur de l’économie politique.

Le volume se referme sur l’article de Florian Coulmas, “For What It’s Worth : Power of Symbols and Symbols of Power”. Cet auteur aborde aussi les questions de pouvoir à partir d’une observation intrigante : le nombre de monnaies circulant dans le monde est d’une ampleur équivalente à celle du nombre de langues. Il s’agit là d’un phénomène superficiel rendant manifeste le fait que les monnaies, comme les langues, sont reliées à des structures d’hégémonie et de pouvoir entre des groupes d’individus luttant pour exercer leur influence, pour conquérir de nouveaux territoires ou pour toute autre forme de domination. Il est rare que les monnaies ne portent pas l’inscription d’une langue hégémonique. Cette observation suggère l’importance d’envisager l’étude des phénomènes économiques à partir d’une sémiotique du pouvoir. L’Euro constitue un bon cas d’étude.

À première vue, tout en transcendant les divisions entre diverses écoles de pensée en économie — marxiste, néoclassique, institutionnelle, etc. — les articles rassemblés dans ce volume abordent plusieurs sujets fondamentaux qui méritent d’être considérés pour entrevoir de nouvelles recherches au croisement de la sémiotique et des sciences économiques.

La première tâche et la plus urgente est de relier les deux disciplines en tenant compte de leur plus récentes avancées, comme le développement, encore embryonnaire, de la narrative economics, l’étude de la façon dont les récits influencent les comportements économiques.

Deuxièmement, l’économie a souvent opéré une distinction analytique claire entre la production et la consommation. Or, lorsqu’on aborde leur relation dans une perspective sémiotique, cette distinction finit par s’estomper. Abandonner cette opposition permettrait éventuellement de conceptualiser de nouveaux systèmes économiques reposant sur des transformations sémiotiques, comme ceux de l’économie environnementale, domaine où, jusqu’à présent, les références à la sémiotique sont très rares.

Dans la foulée, nous devons aussi montrer en quoi la sémiotique peut contribuer à définir les politiques économiques, tout comme elle trouve des applications en marketing. La sémiotique doit aller au-delà des considérations générales et entrevoir des applications spécifiques pour démontrer sa pertinence en économie. Un débouché particulièrement intéressant est celui de la construction sémiotique des attentes relatives aux projections économiques, une préoccupation au coeur de la pensée économique moderne depuis la révolution keynésienne. Mais on pourrait songer à des applications plus spécifiques, comme la recherche sur les banques centrales et leurs stratégies de communication avec le public.

Enfin, la sémiotique et l’économie doivent avoir une base commune, une “sémiotique générale” capable d’intégrer d’autres sciences et des avancées de la recherche économique découlant de développements interdisciplinaires, comme la neuro-économie. Cela nous ramène finalement aux tout premiers jours, lorsque l’économie et la sémiotique commençaient à se définir en tant que disciplines distinctes, une époque où les penseurs, tels que Ferdinand de Saussure, n’avaient alors aucune peine à reconnaître les liens étroits qui les unissaient.