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Le titre dit bien le propos de ce livre : un plaidoyer pour la liberté de la recherche et les « nouvelles approches académiques ». Parallèlement, son objet consiste à restaurer la confiance dans les savoirs produits par la recherche. Fruit d’une collaboration entre un professeur de philosophie et une professeure d’histoire, il s’agit d’un essai à la défense des sciences sociales. Bien qu’insérés dans les débats, combats et polémiques français, les thèmes traités ont un caractère général et se retrouvent ailleurs.
La démarche procède en quatre étapes/chapitres intitulés Situations, Autonomies, Valeurs, et Questions brulantes de notre temps. Les deux premiers constituent des efforts de contextualisation qui situent les deux préoccupations des auteurs : le problème de la neutralité de la recherche et des savoirs en sciences sociales, et les controverses entourant l’avènement des studies, programmes universitaires portant sur des thématiques telles que le féminisme, le genre, les sexualités, la race, l’ethnicité, le postcolonialisme, le « décolonial » et l’intersectionnalité, soit les sujets auxquels carburent la tendance woke et la « culture de l’annulation ».
Le chapitre premier sur les Situations décrit la succession des moments clés de la conjoncture sociale et politique depuis 1980 afin de mettre en lumière la relation entre les évènements majeurs nationaux et internationaux, les engagements d’intellectuels et d’universitaires, et les attaques contre les sciences sociales. Quatre moments forts sont choisis. En 1989, on assiste au triomphe du néolibéralisme – à la « fin de l’histoire » – et au bicentenaire de la Révolution française, mais aussi à la première « affaire du foulard islamique ». L’année 1995 est celle des mobilisations sociales en France. Le moment 2001-2005 est marqué par des attentats à l’échelle mondiale, la réactivation de la question de l’immigration, les usages politiques de l’histoire et les « lois mémorielles » par lesquelles l’État légifère sur l’interprétation du passé. Enfin, le moment 2012-2021 est émaillé d’un cycle d’attentats en France, des tensions autour de l’islamophobie et de la laïcité, de la campagne gouvernementale contre l’« américanisation » des universités françaises par le biais des studies, mais aussi des mouvements contre la réforme des retraites et les manifestations des Gilets jaunes.
Le deuxième chapitre concernant les Autonomies se concentre sur l’université et son statut dans l’histoire de ses rapports à la société et au pouvoir. L’accent est mis sur les engagements intellectuels impliquant la redéfinition et la contestation de valeurs, ainsi que la place et la fonction des savoirs et de leur production. Les auteurs remontent à l’affaire Dreyfus de la fin du 19e siècle et la défense des valeurs républicaines. Un deuxième moment survient en mai 1968 avec la restructuration démocratique et non hiérarchique de l’université. Un troisième et dernier moment recouvre la période de 1998 à 2020, durant laquelle une gestion néolibérale est imposée à l’université. Sont tentées des réformes dans une logique managériale (externalisation et privatisation des fonctions, suppression de postes, précarisation, contractualisation) et la mise au pas de la recherche (diminution des budgets, précarité des statuts des chercheurs, embauches à durée limitée sur projet). L’« autonomie » institutionnelle voulue par les pouvoirs publics signifie en réalité une édulcoration de l’autonomie et l’arrimage de l’université au marché, tandis que l’exigence de « neutralité » et d’« impartialité » vise à imposer aux universitaires une vision prédéterminée de la « science ». Les auteurs rendent compte des mouvements de résistance à ces politiques.
Le troisième chapitre aborde les oppositions relatives aux Valeurs. Les universitaires sont réprouvés par des dirigeants politiques, des médias et des « gardiens du temple » qui leur reprochent d’abandonner la « neutralité axiologique » face aux savoirs critiques, de mêler « faits » et « valeurs », de confondre « science » et « idéologie », d’agir en « militants » plutôt qu’en « savants ». Les appels se multiplient à s’ingérer dans l’université pour exercer un contrôle institutionnel sur la « qualité scientifique » des productions des connaissances et à borner les universitaires à la description de « ce qui est ». Fait nouveau, la médiatisation est mise à contribution pour pressurer l’université à instaurer le conformisme. Mobilisant Émile Durkheim et Max Weber, les auteurs soulignent l’incontournable enchevêtrement des faits et des valeurs, de l’observation et de l’interprétation, de la rigueur scientifique et de l’évaluation, des dimensions descriptive et normative, du savant et du citoyen. Sont rejetées la notion d’objectivité pure et la pseudoneutralité. Les sciences sociales, rappellent les auteurs, sont des savoirs critiques. On pourrait ajouter que, discrète ou pas, l’idéologie est toujours présente, même si certains de ses vecteurs n’en sont pas conscients. Cette tension entre « décrire le monde » et « changer le monde » n’est pas nouvelle. La génération précédente l’a connue au moment où le marxisme était à l’apogée de son influence. Elle n’est surmontable que si les conservateurs comprennent l’historicité du statu quo et que les réformistes restent en prise avec la réalité.
Tout mène vers le quatrième chapitre sur les studies et les « tournants » vers de « nouveaux terrains » qui suscitent la dénonciation des pouvoirs (« islamogauchisme », « séparatisme », « communautarisme », « culturalisme », « multiculturalisme », « indigénisme », « racialisme », « théorie du genre ») et l’invocation des valeurs républicaines. Que l’universalisme ait servi à recouvrer l’européocentrisme, les inégalités et les injustices est incontestable. Faut-il alors le jeter aux orties ou démasquer autant les impostures que les mystifications, et oeuvrer pour qu’il soit appliqué scrupuleusement ? Pour les auteurs, « dire que les valeurs sont matière à discussion n’équivaut absolument pas au rejet de l’universel comme horizon de sens » (p. 256). Toujours est-il que les récentes thématiques ne pointent pas vers l’universel ou le récusent explicitement. Leur identitarisme affirmé tend à fragmenter la collectivité sur des bases essentialistes, figées et immuables, à dissocier les milieux populaires, à évacuer les solidarités de classe et à détourner des enjeux collectifs, à susciter la discorde, à miser sur la culpabilisation et à se fonder sur l’émotion, le « ressenti », le « malaise » ou l’« inconfort ». De ce point de vue, loin d’être subversives, elles sont paradoxalement compatibles avec l’idéologie du capitalisme mondialiste néolibéral qui les coopte à coups d’incitations gouvernementales, de subventions et de lois. Une nouvelle orthodoxie se met en place, recourt au prosélytisme, prend l’offensive pour s’imposer et ne s’interdit pas d’interdire. Le discrédit qui entoure les « gardiens du temple », leur neutralité factice et leur faux universalisme ne justifient pas de faire l’impasse sur la critique des « savoirs critiques ». C’est le seul angle mort dans cet ouvrage qui, par ailleurs, cerne son objet avec discernement et stimule la réflexion.
Le monde de l’éducation est le premier concerné par ces débats, même si l’ouvrage ne traite pas directement des défis qu’ils posent aux enseignants en classe. Il est favorable aux « nouvelles approches académiques », mais leur apparition s’accompagne de sérieux dilemmes : comment composer avec la pression qui est exercée en leur faveur ? Faut-il les adopter malgré leurs insuffisances ? Comment séparer le positif du négatif ? Quelle est l’étendue du phénomène de l’autocensure et de la crainte de soulever certains sujets ? Autant de questions qui justifieraient la rédaction d’une suite à cet ouvrage.