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Introduction

La valorisation des connaissances pratiques s’inscrit dans un courant de pensée qui questionne les visées et les méthodes de l’épistémologie scientifiques héritées de l’époque moderne. Cette remise en question, souvent caractérisée par ce qu’on appelle parfois le « postmodernisme » (Allard-Poesi et Perret, 1998) s’inscrit dans la critique du cloisonnement des connaissances scientifiques traditionnelles et de leur incapacité à alimenter efficacement des conduites de changement (Nowotny, Scott et Gibbons, 2001). Dans le domaine des pratiques sociales, ce problème s’avère particulièrement criant étant donné le caractère appliqué des connaissances recherchées. Moins que la formulation d’axiomes à prétention universelle, le praticien attend du scientifique qu’il lui procure les outils susceptibles d’optimiser les chances de produire le changement qu’il recherche. Mais cette attente s’accompagne également d’une exigence de contenu et de méthode. Au-delà de la nécessaire adaptation des connaissances théoriques aux spécificités contextuelles, les professionnels recherchent des modélisations qui intègrent les savoirs tacites qu’ils ont développés avec l’expérience. Ils sont également soucieux que l’on utilise des méthodologies compatibles avec leurs modes opératoires. Bref, les praticiens du social sont à la recherche d’une connaissance appliquée, ancrée sur leurs préoccupations et développée de manière non intrusive. Le chercheur devient ici un « traducteur/concepteur » délaissant la recherche d’une « vérité » générale et universelle au profit d’un souci de viabilité ponctuelle et locale.

Dans ce contexte, on comprend l’intérêt soulevé dans les milieux de pratique par l’étude de « l’agir professionnel » (Shön, 1996). En effet, puisque dans le domaine des pratiques sociales et éducatives la finalité du changement tend à primer sur celle du développement des connaissances (Tolan, Chertok, Keys et Jason, 1990), l’étude systématique et réflexive des savoirs d’expérience apparaît comme une source de connaissance empirique très pertinente (Bourassa, Serre et Ross, 1999). En matière de pratique pédagogique et d’aide professionnelle, cet intérêt pour l’agir professionnel se traduit par un souci d’articuler les connaissances issues de l’expérience pour les restituer aux acteurs sous forme de rétroactions particulières ou de composantes générales de formation. Cette démarche part d’une prémisse implicite selon laquelle les enseignements tirés de l’expérience d’un aidant professionnel constituent une base de connaissance pertinente pour optimiser le soutien que reçoit l’aidé. Autrement dit, selon cette logique, le professionnel « saurait intuitivement » comment aider efficacement la personne qu’il accompagne, il suffirait de faire émerger cette connaissance et de la lui retourner pour qu’il l’utilise en toute connaissance de cause.

Une telle position comporte un certain nombre d’implications qu’il est pertinent d’examiner en détail. Peut-on, par exemple, considérer que toute connaissance issue de la pratique est automatiquement de nature à bonifier le soutien apporté aux élèves ou aux personnes accompagnées ? Dans le cas contraire, qu’est-ce que serait un « bon » savoir expérientiel et qui serait en position de le définir ? Par ailleurs, comment les conditions d’enseignement ou de pratique influencent-elles les savoirs expérientiels ? Le présent texte se propose d’étudier les implications de la valorisation des savoirs pratiques dans le domaine de l’intervention éducative et sociale. Nous tenterons plus précisément de cerner l’articulation des savoirs pratiques dans le domaine de l’intégration socioprofessionnelle à partir d’une perspective d’intervention centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (empowerment). Dans un premier temps, nous ferons le point sur la question de la finalité des pratiques d’aide professionnelle dans le domaine spécifique de l’intégration socio-économique[1], en précisant pourquoi l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités nous paraît constituer une finalité optimale. Par la suite nous examinerons certaines prémisses associées à la valorisation de « l’agir professionnel ». Enfin nous étudierons les modalités d’articulation des savoirs pratiques professionnels dans un contexte d’intervention en intégration socio-économique qui adopterait la finalité du développement du pouvoir d’agir.

Les finalités des pratiques professionnelles dans un contexte de l’intégration socio-économique

Pour examiner la finalité d’une intervention d’aide professionnelle, il est préalablement nécessaire de préciser la nature du problème que l’on tente de résoudre. Ainsi doit-on se demander en quoi l’intégration socio-économique constitue-t-elle un « problème » ? Dans un ouvrage récent, Dorvil et Mayer (2003) estiment qu’une réalité constitue un « problème social » lorsqu’une situation factuelle, reconnaissable dans ses manifestations, fait l’objet d’un jugement normatif voulant qu’elle constitue une menace pour la vie en société. Vue sous cet angle, la question de l’intégration socio-économique apparaît comme un problème social parce que cette intégration est simultanément menacée et nécessaire à la vie en société. Dès lors, le problème ne réside pas tant dans l’intégration que dans l’absence d’intégration. Outre les effets délétères du chômage sur le plan strictement économique (Eme et Laville, 1994), on connaît également le caractère central de l’intégration socio-économique dans les processus de socialisation (Castel, 1994). Pour ces raisons, certains auteurs considèrent l’absence d’intégration comme une exclusion patente de l’accès et du partage des ressources collectives (Demazière, 1996 ; Provost, 1989).

Une fois le problème identifié (l’absence d’intégration socio-économique), il convient d’en examiner le mode d’émergence. Il est en effet difficile d’identifier les finalités d’une pratique dans le domaine de l’intégration socio-économique sans avoir une idée précise des éléments qui contribuent à son émergence. Or l’analyse des problèmes sociaux peut être réalisée à partir de plusieurs modèles reposant sur des conceptions différentes de la vie en société. Les difficultés d’intégration sociale résultent-elles d’une forme de pathologie sociale, d’une déviance produite par une défaillance institutionnelle, d’un désaccord sur le type d’intégration à privilégier, d’une inégalité dans le partage des ressources ou encore de l’effet conjugué d’un ensemble de processus stigmatisants (Dorvil et Mayer, 2003) ? Quelle est la part respective des caractéristiques individuelles et structurelles dans les difficultés d’intégration socio-économique ?

En fait, il n’existe pas de réponse universelle à ces questions. L’analyse des problèmes sociaux résulte d’une prise de position initiale qui repose en dernière analyse sur l’adhésion à un modèle de société donné, au cours d’une époque particulière et dans un contexte spécifique (Bulle, 2000 ; Castel, 2001 ; Corcuff, 2000). En l’absence de cadre de référence consensuel, il est tout de même possible de prendre acte des modèles mis (plus ou moins explicitement) de l’avant par les principaux acteurs concernés. En matière d’intégration socio-économique, ces acteurs sont essentiellement les pouvoirs publics (du moins dans les sociétés occidentales), les organisations de services (publics, parapublics ou associatifs) et les usagers (groupe de défense de droits) de ces services. Aux fins de notre analyse, nous retiendrons trois perspectives principales qui nous semblent caractériser l’essentiel des conceptions de l’intégration socio-économique qui animent les différents acteurs en présence. Il s’agit de la perspective comptable, de la perspective de l’ajustement optimal et de la perspective sociopolitique.

La perspective comptable

D’un point de vue strictement économique, les difficultés d’intégration d’une frange de la population active entraînent d’importants coûts directs (gestion des problèmes sociaux qui en découlent, dépenses accrues dans les systèmes d’aide financière, etc.) et indirects (manque à gagner, perte de productivité, etc.) qui menacent à terme la viabilité de la collectivité (Adda, 2002). Remarquons dans un premier temps que, dans cette perspective, le problème de la non-intégration socio-économique se pose avant tout en termes de proportion par rapport à la population active. Autrement dit, le problème de la non-intégration n’a d’existence économique que lorsqu’il atteint un seuil qui menace la viabilité d’une société donnée (Castel, 1998). C’est donc prioritairement (mais pas forcément exclusivement) au nom de la saine gestion de l’État que les pouvoirs publics se lancent généralement dans l’établissement de programmes de réintégration socio-économique (Dufour, Boismenu, Noël, 2003). Logiquement, ces programmes sont conçus pour avoir prioritairement un effet sur les indicateurs de tendance à court terme (le pourcentage de chômage, la proportion de participants réinsérés, etc.). En clair, du point de vue des bailleurs de fonds publics, une diminution d’un point de pourcentage du taux de chômage national est un résultat potentiellement plus significatif que l’atteinte des objectifs d’intégration des personnes accompagnées (Benoît, 1995 ; Yerochewski, 1995). Il en résulte que, pour ceux qui ont en charge la gestion des ressources collectives, la finalité première des pratiques d’intégration socio-économique se résume à la diminution des coûts de prise en charge et à l’augmentation de la proportion de la population dite « active » par opposition à celle qui n’est pas perçue comme productrice de ressources (Dufour et al., 2003 ; Gueron et Pauly, 1991). Les mesures préconisées pour y parvenir vont du placement autoritaire sur le marché du travail (Workfare) à l’établissement de protocoles de réintégration qui, tout en incluant certaines préférences de la personne sans emploi, se déroulent généralement dans un cadre fortement prescriptif dans lequel les intervenants disposent d’un fort pouvoir discrétionnaire (Dufour et al., 2003).

La perspective de l’ajustement optimal

Même si elle est souvent déterminante dans la décision d’attribution des fonds, la perspective comptable ne constitue généralement qu’une des finalités poursuivies dans la mise en place de programmes de réintégration socio-économique. En effet, les difficultés d’intégration socio-économique entraînent à leur suite un grand nombre de problèmes individuels (désaffiliation, perte d’autonomie, dégradation des conditions de vie, émergence de problèmes de santé, etc.) et collectifs (augmentation des sans-logis, des besoins d’assistance alimentaire, etc.) (Eme et Laville, 1994 ; Jardin, 2002 ; Tanenhaus, 2000). De ce point de vue, la seule finalité des pratiques issues de la perspective comptable s’avère inopérante. D’une part, parce qu’un placement plus ou moins autoritaire, si tant est qu’il soit disponible, ne permet pas de répondre de manière adéquate à l’ensemble des difficultés individuelles et sociales qu’entraîne la non-intégration socio-économique (Castel, 1998 ; Dechêne, 1994 ; Ozawa, 1994) et, d’autre part, parce que la richesse nationale réfère tout autant à l’optimisation du capital de créativité des citoyens qu’aux ressources qu’ils produisent (Centraide Québec, 2002 ; Viveret, 2002). La prise en considération des différents effets de la non-intégration socio-économique a donc progressivement conduit à orienter les pratiques vers une finalité d’ajustement optimal des profils individuels sur les conditions d’accès à l’emploi. Dans cette logique, les pratiques de réintégration visent à « accroître l’employabilité » (Organisation internationale du travail, 1998) par le biais de mesures de formation ajustée à la structure locale, régionale ou nationale du marché de l’emploi (Gagnon,1995 ; Hamel et Rousseau, 1995). Au-delà de la réduction des coûts de prise en charge à court terme, les pratiques développées selon cette finalité tendent donc à bonifier les possibilités d’intégration à plus long terme. C’est, par exemple, à partir de cette logique que s’est développée l’idée de « parcours d’insertion » inscrite dans la loi québécoise sur la sécurité du revenu (Gouvernement du Québec, 1998) qui souligne le caractère souvent progressif d’une réintégration socio-économique viable. Les mesures utilisées pour permettre cet ajustement optimal vont de l’assistance technique dans la recherche d’emploi (mise en évidence des compétences transversales, techniques d’entrevue d’embauche, etc.) à l’accès à une formation qualifiante susceptible d’offrir une opportunité d’intégration socio-économique durable (Bourse, 1997 ; Dufour et al., 2003).

La perspective sociopolitique

L’inconvénient majeur de la finalité d’ajustement optimal tient au fait qu’elle fait reposer l’ensemble des problèmes d’intégration socio-économique sur l’existence d’une disparité entre le profil d’employabilité des personnes sans emploi et les « besoins » du marché du travail. D’une part, une telle logique suppose l’existence d’une structure de l’offre constante et stable, ce qui, depuis l’intégration mondiale des économies, est désormais de plus en plus rare (Adda, 2002 ; Fournier, Monette, Pelletier et Tardif, 2000). D’autre part, cette approche revient à créer une situation objective d’aliénation dans la mesure où toute la responsabilité du changement (l’accès à l’emploi) repose sur la seule initiative des individus qui, étant donné les variations structurelles (marché de l’emploi), ne peuvent en avoir l’entière maîtrise (Baby, 2000 ; Ozawa, 1994 ; Price, 2000). Pour le moins, la finalité d’ajustement optimal apparaît donc incomplète, car elle néglige d’agir sur les forces structurelles qui contribuent à la non-intégration socio-économique. Comme le soulignent plusieurs auteurs (Breton, 2002 ; Dufour et al., 2003 ; Eme et Laville, 1994), le problème de l’intégration socio-économique n’est pas indépendant des choix politiques d’une société donnée. Une question se pose donc en préalable : dans quelle société voulons-nous vivre ? (Dufour et al., 2003). Ici, l’enjeu d’intégration sort de la sphère purement technique pour prendre la forme plus fondamentale d’un débat de société dans lequel l’intégration socio-économique apparaît non pas comme un privilège, mais comme une revendication légitime en vue de l’édification d’une société plus juste (Seidman et Rappaport, 2000). Dans cette perspective, la finalité des pratiques de réintégration consiste à oeuvrer à la restauration de l’ensemble des conditions (qu’elles soient structurelles ou individuelles) nécessaires à l’inclusion de tous (Hardina, 1994 ; Jamet, 1995 ; Paugam, 1996 ; Price, 2000). Les initiatives développées dans cette logique sont très variées. Certaines portent principalement sur les dimensions structurelles. C’est le cas notamment de l’ensemble des mesures destinées à prévenir l’exclusion (emplois-jeunes, création d’entreprises d’insertion, soutien au développement économique local, etc.) (Eme et Laville, 1994 ; OCDE, 1998 ; Paugam, 1996 ; Price, 2000). D’autres sont plus exclusivement orientées vers le soutien aux personnes aux prises avec une situation d’exclusion (Jardin, 2002 ; East, 1999 ; Jamet, 1995 ; Uniopss, 2001). La perspective sociopolitique offre donc l’avantage d’attirer l’attention sur les dimensions structurelles des difficultés d’intégration socio-économique. Par contre, employée de manière exclusive, elle peut conduire à une homogénéisation excessive des sources d’impuissances expérimentées par les personnes accompagnées (Servian, 1996).

De ces trois finalités, quelle est la plus optimale ? Notons dans un premier temps qu’elles ne sont pas forcément antinomiques. Comme le souligne Price (2000), il est souvent nécessaire de les prendre simultanément en considération pour appréhender correctement l’ensemble des défis que pose l’intégration socio-économique. En effet, il est difficile de s’affranchir totalement des limites inhérentes au financement public, des efforts individuels à fournir en matière d’ajustement aux conditions du marché du travail ou de la nécessité de lutter contre l’exclusion. Il est donc nécessaire d’oeuvrer à la mise au point d’un cadre de référence susceptible d’intégrer systématiquement ces trois grands enjeux de l’intégration socio-économique. De ce point de vue, l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités nous paraît constituer une proposition pertinente dans la mesure où elle implique la prise en compte systématique et simultanée des caractéristiques contextuelles et des acteurs tout en offrant également une logique d’intervention concrète (Breton, 1989 ; Lee, 2001 ; Rappaport, 1987).

La perspective de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (empowerment)

La notion de « développement du pouvoir d’agir » est la traduction que nous retenons (Le Bossé, 2004) pour désigner un phénomène connu en anglais sous le terme « empowerment ». Ce phénomène réfère à la possibilité pour des personnes aux prises avec des situations incapacitantes de mieux « contrôler leur vie » (Rappaport, 1987) ou de devenir « les agents de leur propre destinée » (Breton, 1989). De façon plus spécifique, on peut définir le développement du pouvoir d’agir comme un processus caractérisé par l’exercice d’une plus grande maîtrise sur l’atteinte d’objectifs importants pour une personne, une organisation ou une communauté. La proposition d’adopter le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités en tant que finalité optimale pour les pratiques sociales repose sur trois convictions principales.

  • Dans les sociétés occidentales, les problèmes sociaux sont alimentés par un mode de répartition des ressources générateur d’inégalités systémiques.

L’accès aux ressources (d’informations, matérielles, financières, etc.) est une condition incontournable pour être intégré au sein d’une société donnée. Or dans les sociétés occidentales, les ressources sont généralement réparties sur la base de la conformité à un ensemble de normes établies par les groupes dominants (Seidman et Rappaport, 1986 ; Watson, 1992). Cette dynamique sociale crée un type de société dans laquelle on retrouve d’un côté les individus « bien intégrés » et les individus « rejetés ou marginaux ». Les premiers bénéficient d’un environnement privilégié (accès aux services, bénéfices dus à une bonne intégration, etc.) alors que les autres doivent composer avec de nombreuses restrictions sociales.

  • Les pratiques sociales fondées sur un modèle de prise en charge experte contribuent aux difficultés des personnes accompagnées (Breton, 1994).

La finalité de prise en charge experte des personnes en difficultés est à la fois utopique et dommageable. Dans un premier temps, le soutien professionnel est, par définition, partiel et temporaire. Sa disponibilité fluctue en fonction des priorités des groupes dominants et des ressources que l’on y consacre (Castel, 2001). L’aide concrètement apportée est donc dépendante des fonds octroyés sur lesquels les personnes accompagnées ont peu de contrôle (Deniger, 1994 ; Eme, 1995 ; Labonté et Robertson, 1996). Dans un deuxième temps, le modèle de prise en charge experte a pour effet d’attribuer le monopole de la définition du problème et des solutions à l’aidant professionnel (Breton, 1994). Une telle situation confine la personne accompagnée au rôle d’exécutant docile des prescriptions du professionnel (Hardina, 1994). De plus, elle prive les protagonistes de l’expertise expérientielle de la personne accompagnée alors que cette dernière est généralement essentielle au succès de l’intervention (Anderson, 1998 ; Kaye, 1997). Enfin et surtout, elle maintient la personne aidée dans une logique d’impuissance vis-à-vis des difficultés qu’elle rencontre (Lee, 2001).

  • Le développement du pouvoir d’agir des personnes constitue une finalité apte à réunir l’ensemble des enjeux (politiques, économiques et sociaux) des différents acteurs engagés dans la production des pratiques sociales.

Parce qu’elle vise à redonner aux personnes accompagnées les moyens d’agir pour s’affranchir de leur difficulté, l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir rejoint les préoccupations des pouvoirs publics en matière de contribution active à leur intégration socio-économique. Par ailleurs, étant donné qu’elle appréhende simultanément les obstacles individuels et structurels dans la résolution des difficultés rencontrées, cette perspective d’intervention intègre à la fois les éléments qui requièrent un ajustement de la part des personnes aidées et ceux qui nécessitent des modifications de leurs conditions de vie. Enfin, en définissant le pouvoir d’agir comme la possibilité pour une personne d’avoir une plus grande influence sur ce qui est important « pour elle », cette finalité redonne aux personnes concernées leur place au centre de la définition du problème et des solutions envisageables. Pour être crédible et viable, ce renversement de la posture de « bénéficiaire » à celle « d’acteur accompagné » doit toutefois s’accompagner d’une mise à disposition des ressources nécessaires au changement négocié (Breton, 2002). En ce sens, la finalité du développement du pouvoir d’agir s’inscrit résolument dans une perspective sociopolitique qui appréhende les pratiques sociales comme un instrument régulateur dans le système actuel de distribution des ressources tout en plaçant systématiquement les personnes accompagnées au coeur de la définition du changement souhaitable. Ni prescription pure au nom d’une morale dominante, ni instrumentalisation politique au service d’un changement plus global, l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir a pour seul but de contribuer, dans le cadre d’une démarche négociée, à l’élimination des obstacles (individuels ou structurels) qui se dressent devant les personnes accompagnées (Lee, 2001).

Du point de vue de cette approche, le problème de la non-intégration est donc appréhendé comme un obstacle à la participation socio-économique. Dès lors, la finalité concrète de l’intervention consiste à soutenir les personnes concernées dans leur démarche d’affranchissement au moyen de quatre grands axes de pratiques.

1er axe de pratique : adoption d’une unité d’analyse « acteur en contexte »

Puisque les problèmes sociaux sont le produit conjugué de forces structurelles et des difficultés individuelles qu’elles engendrent, il est nécessaire d’appréhender le problème à l’étude en identifiant la manière spécifique dont ces éléments s’incarnent dans le quotidien des personnes. Pour ce faire, il est fondamental que l’aidant professionnel analyse son mandat à partir d’une unité d’analyse qui lui permette d’appréhender simultanément les dimensions structurelles et individuelles de la réalité à l’étude. En effet, l’adoption d’une unité d’analyse strictement psychologique conduirait à sous-évaluer systématiquement la contribution des éléments de contexte alors qu’une unité d’analyse strictement sociologique aurait le même travers vis-à-vis des particularités individuelles. En bref, du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, il n’existe aucun problème « général » mais bien des réalités spécifiques qui impliquent des acteurs (du prescripteur de l’intervention à la personne aidée, en passant par l’intervenant et tous les acteurs concernés par le changement envisagé) dans un contexte donné. Ainsi, on ne peut appréhender le problème des jeunes chômeurs de la même manière selon que l’intervention se déroule au coeur d’une ville prospère ou au fond d’une région économiquement sinistrée. De la même manière, on n’accompagnera pas un jeune décrocheur bien entouré et désireux de réaliser un projet personnel de la même manière qu’un autre en rupture de banc avec son milieu et la société. Les sources de variation individuelles et contextuelles étant sans fin, il est essentiel d’analyser les situations dans ce qu’elles ont de spécifique à partir des acteurs et du contexte dans lequel ils évoluent. L’adoption de cette unité d’analyse « acteurs en contexte » conduit concrètement l’intervenant à poser une question préalable à toute implication de sa part dans la réalité à l’étude : « qui » veut changer « quoi », au nom de « quoi » et pour obtenir « quoi » ? Ce questionnement permet simultanément d’identifier les acteurs impliqués (en n’oubliant pas d’inclure l’intervenant lui-même !), le changement recherché, les enjeux poursuivis et les critères de performance recherchés. Inévitablement, une telle analyse conduit à identifier un nombre plus ou moins grand de disparités qu’il convient alors de rendre explicites et négocier avec tous les acteurs en présence ou, à tout le moins, en prenant en compte leurs enjeux spécifiques.

2e axe de pratique : prise en compte du point de vue des personnes concernées dans la définition du problème et des solutions

L’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités fait une différence entre les personnes impliquées dans la conduite du changement et les personnes concernées par ce changement. Les premières regroupent l’ensemble des acteurs qui ont un intérêt personnel ou professionnel à ce que le changement recherché se réalise. Les secondes ont en plus la particularité d’avoir à composer avec les conséquences entraînées par ce changement. Cette distinction repose sur la conviction que le point de vue des personnes aux prises avec la situation sur laquelle on est amené à intervenir est suffisamment spécifique pour que son omission remette en question la viabilité des changements initiés par les autres catégories d’acteurs. Or, en matière de développement du pouvoir d’agir, la viabilité (c’est-à-dire le fait que le changement envisagé soit acceptable pour la personne concernée) est un critère de performance plus pertinent que la faisabilité (c’est-à-dire le fait que le changement envisagé soit possible du point de vue des ressources disponibles et des règles d’accessibilités qui les régissent). Cela, simplement parce que le changement planifié doit être suffisamment ajusté à la personne concernée pour qu’il puisse se maintenir une fois que le soutien professionnel sera interrompu.

La notion de « prise en compte » utilisée dans ce deuxième axe de pratique réfère concrètement à une négociation. Toutefois, dans certains contextes fortement prescriptifs (exemple : enseignement de matière obligatoire, intervention en institutions pénitentiaires, mandat de la protection de la jeunesse, application des dispositions d’une loi sur la sécurité du revenu) la marge de manoeuvre de l’enseignant ou du professionnel peut sembler suffisamment mince pour que le terme « négociation » perde une part de sa substance. L’expression « prise en compte » permet de souligner la finalité de la négociation plutôt que sa modalité. L’essentiel consiste à faire en sorte que la personne concernée voie une partie de ses enjeux effectivement pris en considération dans le changement initié, qu’il soit prescrit ou non.

L’insistance sur la contribution des personnes concernées à la définition du problème et des solutions tient au fait qu’il s’agit de deux aspects essentiels de la contribution des personnes accompagnées ou de l’intégration active des apprentissages par les élèves. En effet, lors de la négociation de la définition du problème (exemple : la nature des difficultés d’apprentissage), le point de vue des personnes concernées (exemple : les élèves) est nécessaire pour s’assurer que la cible de changement rejoint en partie ses propres enjeux (exemple : la performance recherchée). Dans le cas contraire, le risque est grand d’entrer dans une logique de prescription (plus ou moins explicite) dont l’efficacité à terme est fortement conditionnée par la « bonne volonté » des personnes accompagnées qui, incidemment, n’ont pas vraiment eu voix au chapitre ! En matière de négociation des solutions envisageables, le conflit d’intérêts est encore plus fréquent étant donné la rareté des ressources généralement disponibles. Comment, en effet, un formateur peut-il composer avec une situation où la « seule » (la plus évidente, la plus courante, la plus accessible) méthode de transmission des connaissances dont il estime disposer apparaît inacceptable pour les personnes concernées ? Le risque est grand de voir « l’aide » offerte prendre la forme d’une démarche de « responsabilisation » (exemple : « C’est à vous de vous approprier la matière que je vous enseigne ») dont les nombreux travers[2] ont été abondamment documentés (Rappaport, 1977 ; Ryan, 1971 ; Sarason, 1981 ; Weick, 1983). L’instauration d’un axe de pratique qui restaure la place de la personne concernée dans la définition des solutions constitue ici un rappel explicite des nécessaires efforts d’ajustement des forces structurelles pour contribuer à la viabilité du changement envisagé. Elle modifie également la position de l’intervenant qui se trouve de facto placé dans une situation de négociation continue tant avec les détenteurs de ressources qu’avec les personnes concernées. Ce faisant, elle implique une modification de la posture traditionnelle du professionnel comme « producteur de service » vers une posture plus médiatrice « d’agent de changement ».

3e axe de pratique : prise en compte des contextes d’application

La configuration « acteurs en contexte » de chaque situation d’intervention se modifie constamment. Dès lors, il est indispensable de prendre en considération les éléments dynamiques d’une démarche de changement. Trop souvent, la planification de l’intervention ne prévoit pas de marge de manoeuvre pour permettre aux intervenants de procéder aux ajustements exigés par l’évolution de la situation. Dès lors, l’intervenant doit choisir entre l’application « mur à mur » du programme initialement prévu et une forme ou une autre d’ajustement qui le met en porte-à- faux avec des décisions prises antérieurement. La reconnaissance explicite de la marge de manoeuvre nécessaire à toute intervention dynamique permet à l’intervenant de s’affranchir de son rôle de simple exécutant et de retrouver celui de cocréateur d’un « ici et maintenant » ajusté à la nouvelle configuration de la situation. Elle offre également une plus grande souplesse quant aux ressources disponibles pour soutenir les personnes accompagnées. Par ailleurs, elle maintient constamment ouvert l’espace de négociation entre les différents acteurs permettant ainsi de tirer partie du potentiel d’initiative de chacun.

4e axe de pratique : l’introduction d’une démarche d’action conscientisante

Le pouvoir d’agir n’est pas le pouvoir de s’agiter ou celui d’être « plus actif » (comme si le problème se résumait à une forme de « passivité »). Il s’agit plutôt d’une démarche d’action réflexive, nécessitant de prendre conscience des différentes dimensions structurelles et individuelles à l’oeuvre dans la réalité à l’étude. Au-delà de l’efficacité immédiate de l’action, la notion de « développement du pouvoir d’agir » réfère également à un renouvellement du rapport à l’action. Du point de vue de cette approche, le fait de faire l’expérience d’une démarche de changement complétée à sa satisfaction et à partir de ses propres compétences constitue un ferment développemental important pour la personne accompagnée. Ce ferment peut contribuer à l’émergence d’une capacité renouvelée à entreprendre des changements dans différents domaines de sa vie. Toutefois, cette potentialité développementale nécessite que l’expérience ait été menée de manière consciente, c’est-à-dire que l’analyse des conditions de succès de l’action a pu être explicitée a priori et a posteriori. Cela, dans un premier temps, pour bien distinguer les dimensions du changement qui relèvent de la personne aidée et celles qui dépendent d’autres facteurs sur lesquels elle n’a pas d’influence immédiate. Cette analyse des conditions de succès est également essentielle du point de vue de la capacité de la personne accompagnée à faire un lien direct entre la mise en jeu de ses propres compétences et le produit du changement. Enfin, une telle prise de conscience permet également à la personne concernée de faire l’expérience de l’imbrication des dimensions structurelles et individuelles à l’oeuvre dans toute intervention dans le champ des pratiques sociales. Du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, une démarche d’intervention « réussie » du seul point de vue de l’atteinte de la cible est pour le moins incomplète. Étant donné la finalité poursuivie par cette approche, toute intervention devrait intégrer une démarche de prise de conscience qui permette à la personne d’élargir concrètement son pouvoir d’agir individuellement ou collectivement, indépendamment de la présence ou de l’absence d’un professionnel à ses côtés.

Quelques caractéristiques associées à la valorisation de l’agir professionnel

Toute formation professionnelle s’appuie sur un certain nombre « d’études de cas » illustrant les « bonnes pratiques » que l’on cherche à promouvoir ou celles que l’on cherche à éviter. Mais ces connaissances sont généralement élaborées à partir d’une logique positiviste dans laquelle le réel est appréhendé uniquement à partir du point de vue d’un observateur extérieur et « neutre ». Ces observations sont, par la suite, organisées selon un cadre conceptuel donné et retransmises sous forme magistrale. Elles constituent alors des « pratiques exemplaires » qui servent à la transmission du cadre paradigmatique propre à la discipline (Kuhn, 1970 ; Rappaport, 1987). Le plus souvent, ces modélisations sont le fruit d’un amalgame de résultats issus de recherches éparses. Plus proche de l’archétype que de l’illustration, ce type de modèle s’avère généralement fort peu « pratique » pour les futurs professionnels en formation, en ce sens qu’il ne fournit pas ou peu d’indications pragmatiques sur les modalités de conduite du changement recherché. L’étude de l’agir professionnel, au sens où le présente Schön (1996), s’élabore à partir d’une logique tout à fait différente puisqu’elle repose sur une démarche réflexive de l’acteur sur son action. Elle est donc issue d’un savoir d’expérience (Bourassa et al., 1999), c’est-à-dire d’un savoir pratique issu de l’expérimentation personnelle qui, dès lors, constitue une forme de connaissance bien spécifique. La promotion de l’utilisation des savoirs expérientiels dans le développement des connaissances sur les pratiques sociales ainsi que dans la formation des intervenants repose sur au moins trois grandes prémisses qu’il convient d’examiner plus avant.

1re prémisse : l’apprentissage expérientiel est une source de connaissance nécessaire à l’appréhension globale d’une réalité

Selon le dictionnaire (Larousse, 1998), l’expérience correspond à « une connaissance acquise par une longue pratique jointe à l’observation ». Par définition, la notion d’expérience sous-entend donc un caractère « personnel » qui exclut, par exemple, que l’on puisse parler d’apprentissage expérientiel à partir de l’expérience d’un autre. Sur le plan de l’apprentissage, cette connaissance expérientielle est souvent opposée à la connaissance livresque issue des généralisations obtenues suite aux expériences (scientifiques ou non) conduites par d’autres. La valorisation de ce type de savoir repose donc sur la conviction que les connaissances issues de l’expérience constituent une source d’apprentissage indispensable à l’appréhension globale d’une réalité (Giddens, 1987). Une connaissance purement spéculative (c’est-à-dire privée d’une base empirique) ou uniquement probabiliste (fondée sur une logique de distribution « naturelle » du phénomène à l’étude) s’avère ici incomplète, car elle ne permet pas d’appréhender les composantes strictement produites par l’expérience concrète de cette réalité.

2e prémisse

Dans le contexte des pratiques sociales, les savoirs expérientiels de l’intervenant lui permettent de mieux cerner « ce qu’il faut faire » pour aider efficacement la personne accompagnée.

Si les cadres théoriques ont leur pertinence pour structurer les pratiques des professionnels, les concepts qui en découlent doivent être « éprouvés dans l’action » (Bourassa et al., 1999). Ce processus d’analyse critique fondé sur un aller-retour constant entre l’action et la réflexion permet aux intervenants de « dépasser des situations d’inefficacité issues de leurs pratiques professionnelles » (Bourassa et al., 1999). Dans cette compréhension de la pratique professionnelle, la base traditionnelle d’apprentissage (les connaissances théoriques et techniques) s’élargit pour inclure les savoirs développés dans l’action et sur l’action (Bourassa et al., 1999). Pour ce faire, les convictions acquises par l’intervenant sur la base de son expérience sont examinées, structurées et systématisées pour être utilisées dans les prochaines interventions. Ici, le critère de « vérité » des connaissances est enraciné sur la notion d’efficacité. Une bonne pratique est une pratique qui aide efficacement la personne que l’on accompagne ou, comme Bourassa et ses collègues le formulent, qui permet de dépasser des situations d’inefficacité.

3e prémisse : les savoirs pratiques devraient contribuer à guider les modalités de l’intervention

Bien que, par définition, les savoirs pratiques soient élaborés sur une base ponctuelle et locale, la valorisation de ce type de connaissance dans le développement des pratiques sociales revient à suggérer que ces savoirs pourraient avoir une valeur heuristique (c’est-à-dire utiles au développement plus général des connaissances) (Shön, 1996). Dès lors, la pertinence des savoirs expérientiels dépasse le cadre du soutien direct à l’action de l’intervenant pour s’étendre à l’édification d’un corpus de connaissances utilisables pour la formation générale des intervenants.

La valorisation de l’agir professionnel du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités

Dans un premier temps, l’examen de ces prémisses conduit à s’interroger sur le caractère généraliste de la valorisation des savoirs pratiques. Toute connaissance issue de la pratique est-elle de nature à bonifier l’aide apportée aux personnes accompagnées ? Répondre par l’affirmative reviendrait à adopter le critère d’efficacité utilisé pour évaluer les savoirs expérientiels comme critère de vérité exclusif. Autrement dit, une connaissance permettant à l’intervenant de « dépasser des situations d’inefficacité » sera automatiquement « aidante » pour la personne accompagnée. Mais sur quelle définition de « l’efficacité » se base-t-on ici ? S’agit-il de celle retenue par les pouvoirs publics ? Les bailleurs de fonds caritatifs ? Les théoriciens des pratiques ? Les gestionnaires de services ? Les supérieurs hiérarchiques ? Les intervenants eux-mêmes ? Les personnes accompagnées ? Bref, les savoirs pratiques sont une source de connaissance potentiellement utile, mais dont l’utilisation peut conduire à des résultats opposés selon les intentions de ceux qui les exploitent (Orford, 1993 ; Tolan et al., 1990). Il en est de même si on ne tient pas compte des conditions concrètes dans lesquelles ces savoirs pratiques ont été développés (Nowotny et al., 2001). Doit-on, par exemple, considérer comme un « progrès » le fait d’avoir acquis un savoir expérientiel sur la manière de réduire « efficacement » les services pour composer avec des coupures budgétaires ? Enfin, la valorisation des savoirs pratiques pose également la question du risque de renforcement de l’expertise de l’intervenant. En effet, la reconnaissance explicite des savoirs pratiques de l’intervenant revient à lui attribuer un champ d’expertise supplémentaire qui vient s’ajouter aux connaissances théoriques et aux compétences techniques acquises au cours de sa formation. Le risque existe de voir l’intervenant se sentir conforté dans un statut d’expert à l’origine de nombreux effets pervers de l’aide professionnelle (Breton, 1994 ; Lee, 2001 ; Ozawa, 1994). Pour toutes ces raisons, la valorisation des pratiques professionnelles ne peut être appréhendée indépendamment des finalités poursuivies par les acteurs qui s’y réfèrent. Du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir, le principe de la valorisation des savoirs pratiques est très recevable dans la mesure où son application est compatible avec la finalité poursuivie par cette approche. L’examen croisé des axes de pratiques préconisés par l’intervention centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités et des prémisses associées à la valorisation de l’agir professionnel permet de préciser le degré de compatibilité entre ces deux perspectives.

Le caractère essentiel des savoirs expérientiels pour la compréhension globale des réalités

Les connaissances issues de l’étude de l’agir professionnel sont effectivement précieuses pour saisir de manière complète les éléments d’une situation d’intervention. Toutefois, lorsqu’on analyse une réalité donnée à l’aide d’une unité d’analyse « acteurs en contexte » (axe 1)[3], force est de constater qu’il y a généralement plus d’un professionnel impliqué dans la définition et la conduite du changement. Dès lors, les connaissances expérientielles acquises par l’ensemble de ces acteurs doivent être considérées comme potentiellement pertinentes et faire l’objet d’un même intérêt. Par ailleurs, le recours aux savoirs pratiques des professionnels, si précieux soit-il, ne peut être envisagé que comme une des sources de connaissance nécessaires à l’appréhension des situations d’intervention. En matière de connaissances issues de l’expérience, les savoirs acquis par les personnes concernées en rapport avec le problème à l’étude sont également nécessaires à la conduite du changement (axe 2) et il en est de même pour toutes les autres formes de connaissance (théoriques ou techniques) qui peuvent contribuer à une meilleure appréhension de la situation.

L’utilisation des savoirs expérientiels pour orienter l’intervention

L’idée d’utiliser les savoirs expérientiels pour orienter la pratique quotidienne est pertinente, car elle permet à l’intervenant de cocréer les conditions du changement plutôt que de l’exécuter selon des modalités définies par d’autres (pouvoirs publics, théoriciens, responsables d’institution, etc.). Par contre, du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, toute intervention est fondamentalement le produit d’une négociation entre un ensemble d’acteurs poursuivant leurs enjeux spécifiques (axes 1 et 2). Les savoirs pratiques sont donc pertinents dans la mesure où ils se présentent comme une base de décision négociable et non comme une prescription fondée sur une valorisation immanente des connaissances expérientielles des professionnels (axe 3 et 4). Bref, l’argument de la valeur intrinsèque des enseignements issus de l’agir professionnel ne doit avoir pour effet de réduire la marge de manoeuvre des personnes accompagnées. Par ailleurs, l’application des savoirs pratiques ne peut être appréhendée indépendamment des contextes dans lesquels l’intervenant évolue. Des éléments, comme la disponibilité et l’accessibilité des ressources, les cadres légaux, les délais d’intervention dont on dispose ou même les appréhensions des personnes concernées, peuvent faire en sorte que la base expérientielle de l’intervenant s’avère temporairement contre-productive (axe 3). Dans ce domaine également, il ne peut être question de point de référence univoque. Enfin, il faut garder à l’esprit que certains savoirs pratiques peuvent être porteurs d’un potentiel aliénant pour la simple raison qu’ils ont été développés dans un contexte oppressif (exemple : savoir convaincre une jeune mère monoparentale d’accepter un projet de formation qui ne l’attire pas ou encore réduire les coûts de prise en charge d’un bénéficiaire). Dans ces cas de figure, le professionnel peut faire preuve de beaucoup « d’expérience », mais il est loin d’être acquis que celle-ci contribuera à l’affranchissement des personnes qu’il accompagne (axe 4).

L’introduction des savoirs pratiques dans les cursus de formation des futurs intervenants

A priori, l’utilisation des connaissances issues de l’étude de l’agir professionnel constitue une source d’enrichissement du corpus de savoirs qui sont transmis aux futurs intervenants. Il faut toutefois s’assurer que ces connaissances ne se présentent pas systématiquement comme des savoirs génériques (Finch et al., 1997). En effet, il ne faut pas perdre de vue que les savoirs pratiques sont toujours générés dans un contexte ponctuel et local. Dès lors, leur transférabilité d’un contexte à l’autre nécessite beaucoup de prudence. En matière de savoirs pratiques, le risque de généralisation excessive est constant (Tolan et al., 1990). Par ailleurs, il est important que les connaissances expérientielles ne soient pas introduites en opposition aux autres formes de savoir (théoriques ou techniques). Du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, la formation des futurs intervenants doit s’enraciner :

  • sur une réflexion liée à la finalité de toute intervention ;

  • sur l’adoption d’une grille d’analyse qui respecte la complexité des situations (axe 1) ;

  • sur une conception du changement qui favorise les parcours divergents (axe 2) ;

  • sur la formation d’une posture professionnelle compatible avec l’affranchissement des personnes accompagnées (axes 2 et 4).

L’ensemble de ces composantes de formation fait appel à des savoirs théoriques, pratiques et techniques. La survalorisation d’une de ces formes de savoir ne peut qu’avoir des conséquences nuisibles pour la formation générale des futurs intervenants.

Conclusion

Les constats des tenants de la valorisation des savoirs d’expérience sont clairs : les connaissances pratiques constituent une source d’expertise précieuse pour le développement et la bonification des pratiques professionnelles (Bourassa et al., 1999 ; Shön, 1996). Cette proposition est particulièrement d’actualité dans le champ des pratiques d’intégration socio-économique où la prédominance des prescriptions comptables et adaptatives conduit à des modalités d’intervention peu convaincantes (Gueron et Pauly, 1991 ; Leclerc, Bourassa, Maranda et Comeau, 1997 ; Passal et Jamet, 1995 ; Ozawa, 1994 ). Une des forces principales de la valorisation des savoirs d’expérience réside dans sa capacité à sortir l’intervenant du rôle d’exécutant dans lequel on tend à le cantonner pour le replacer dans un rôle de cocréateur du changement. Une telle opportunité offre une alternative stimulante aux tentatives actuelles de routinisation des relations d’aide professionnelles (Leveridge, 2003). Toutefois, si l’épanouissement de l’intervenant apparaît comme une condition nécessaire à la conduite de pratiques moins dommageables pour les personnes accompagnées, elle n’en est pas pour autant suffisante. Comme nous l’avons vu plus haut, la question générale de la finalité de l’intervention joue un rôle déterminant. De manière plus précise, la question de la définition de l’efficacité, sur laquelle repose une grande partie de l’argumentation des promoteurs des savoirs d’expérience, nous semble constituer un passage incontournable pour l’intégration effective des connaissances pratiques dans la bonification des modalités d’intervention.

Du point de vue de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir, l’intégration des connaissances issues de la pratique constitue un outil potentiellement très compatible avec la finalité d’affranchissement des personnes accompagnées. En ce sens, la promotion et la valorisation systématique des savoirs d’expérience apparaissent comme une contribution très pertinence à l’édification de pratiques d’aide professionnelle.