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La littérature romanesque québécoise regorge de personnages de pères et de fils, d’hommes de tous âges évoluant au gré de l’imaginaire des créateurs de tous sexes. Katri Suhonen va s’attarder plus particulièrement aux romancières québécoises et sonder « la curiosité que ressentent les femmes pour l’expérience masculine dans la société après la révolution féministe » (p. 263). On ne peut pas dire que le livre de Suhonen soit d’une lecture facile. Au contraire, c’est un ouvrage musclé qui reprend l’essentiel de la thèse de doctorat déposée au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal en 2003. L’écriture est claire et l’ensemble est finement ciselé, et toutes les appréhensions à propos du caractère académique de l’oeuvre originale sont rapidement dissipées. En revanche, je suis convaincu qu’il ne plaira pas à tout le monde. Je pense tout particulièrement aux personnes qui auraient des affinités avec les discours masculinistes et les revendications des groupes de défense des droits des pères, ceux qui montent sur les ponts. Et à ces autres qui présument que l’analyse suhonienne de l’homme patriarcal confortera leur vision unilatérale de la masculinité comme incarnation immuable du patriarcat, acteur et agent de l’oppression des femmes. Je leur dis « ne lisez pas ce livre », car s’il est écrit sans condescendance envers les personnages masculins romanesques, il n’est pas non plus une charge politique contre qui que ce soit.
Certes, voici une analyse univoque, féministe des personnages masculins mis en scène par des romancières d’ici et dont l’objectif est de décortiquer les éléments dont est construit le portrait d’un homme patriarcal ; mais combien intelligente, tranchant par le fait même avec toutes ces analyses plus ou moins savantes sur des personnages masculins romanesques ou télévisuels qui, pendant trop longtemps, nous ont psalmodié la même rengaine de l’homme d’ici triplement dominé : par les femmes dans l’univers domestique (matriarcat québécois ontologique et castrateur), à l’usine par les patrons anglais et, bien sûr, au plan politique par Ottawa. Ou encore, plus récemment, l’infantilisme des Québécois, incapables de passer au rang de père; ou les analyses qui, encore, ne font qu’appliquer bêtement une grille d’analyse (féministe ou autre) trop longtemps répétée, mais sans recul critique.
Le livre de Suhonen se compose de cinq chapitres qui constituent le corps de l’ouvrage et bien entendu d’une introduction et d’une conclusion. L’introduction porte entre autres sur la lecture du masculin. L’auteure y montre une connaissance imparable des littératures savantes sur les masculinités. Le chapitre premier présente les prémisses théoriques et méthodologiques. Les quatre chapitres suivants sont consacrés à l’analyse d’un des romans du corpus, lequel rassemble des oeuvres majeures de la littérature romanesque écrite par des Québécoises : Les fous de Bassan (Anne Hébert), Laura Laur (Suzanne Jacob), L’homme invisible à la fenêtre (Monique Proulx) et La démarche du crabe (Monique LaRue).
L’analyse élucide le contenu de ce discours qu’est la voix d’homme dans un texte de femme. Elle illustre avec force les étapes de l’évolution des personnages masculins sous la plume des auteures : l’impasse du modèle patriarcal, la marginalité comme issue aux normes aliénantes, la réconciliation avec la partie niée (féminine) de l’identité masculine. Elle montre comment les personnages, créés jusqu’aux années 1980, mettent en scène un homme patriarcal imbu de son pouvoir, face auquel les personnages féminins mènent un combat justifié et légitime. L’analyse met par ailleurs en évidence qu’à partir de cette décennie, les personnages tiennent aussi un discours révélateur de leur impasse identitaire. Non seulement les personnages s’accrochent-ils à un pouvoir désormais contesté, mais ils n’arrivent pas à camoufler leur insatisfaction devant un modèle qui les condamne à la solitude. Selon le discours imaginé par les romancières québécoises, le malaise provient de cette division sociale qui permet aux hommes de construire une identité conforme à la masculinité normative, évitant d’adopter les caractéristiques dites féminines. C’est l’impasse selon l’analyse suhonienne. On retrouve ici un thème central des Études masculines : les doubles contraintes. Contraintes issues des demandes paradoxales des sociétés d’aujourd’hui exigeant à la fois que des hommes se conforment aux normes et comportements patriarcaux, mais qu’ils laissent émerger les caractéristiques historiquement associées à la féminité.
On comprendra que pour sortir de cette impasse identitaire les romancières québécoises inventeront des protagonistes qui contesteront le caractère normatif de ce type de masculinité. Et Suhonen d’y reconnaître un deuxième type de personnage qui englobe les hommes perçus comme eunuques, des hommes efféminés et rejetés de la sphère publique : des marginaux. Toutefois, Suhonen entrevoit une issue plus positive chez les romancières québécoises. En effet, entre ces deux pôles opposés se trouve un personnage masculin qui ne veut pas (ou refuse de) respecter les exigences patriarcales, mais qui cherche un chemin nouveau. La masculinité normative doublement ébranlée par le modèle des contraintes et les personnages marginaux est directement confrontée par ce troisième type de personnage qui refuse le modèle des pères et explore des voies différentes, avec succès.
Curieusement, le livre de Suhonen m’est apparu plein d’espoir, car il ne relève pas seulement de l’analyse littéraire. Il faut aussi, selon moi, sentir que les changements dans les représentations des masculinités qui y sont présentés sont en rapport avec les conditions sociales et historiques de production du discours romanesque. Il n’est pas surprenant de constater qu’une analyse similaire pourrait être faite à propos des personnages de téléromans : de Jean-Paul Belleau des Dames de coeur à Hugo Nadeau de Annie et ses hommes, en passant par Gérard Tremblay (Jean Lajeunesse) de la série Quelle famille. Ce dont Suhonen parle dans son livre se donne aussi à voir et à entendre dans la vie quotidienne des hommes d’ici, qu’on pense à ces hommes en changement ou tout simplement aux nouveaux comportements des pères d’ici.