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Le dernier livre d’Yves Roby, Histoire d’un rêve brisé ?, est le fruit de plus de quarante ans de réflexions sur l’histoire des Canadiens français aux États-Unis. Comme Albert Faucher, Roby voit l’émigration vers les États-Unis comme « l’événement majeur de l’histoire canadienne-française au XIXe siècle » (p. 7). En effet, on recensait 37 % de la population canadienne-française aux États-Unis en 1901, contre 55 % au Québec. Le rêve brisé, c’est la thèse providentialiste selon laquelle les émigrants seraient en voie de reconstituer la Nouvelle-France d’avant la Conquête. Cette vision utopique, qui traduit le désarroi et sublime l’impuissance des élites devant l’exode, renouvelle en profondeur le discours de la survivance et constitue « une des clés pour comprendre l’histoire des Canadiens français du Québec, du Canada et des États-Unis » (p. 10). Elle s’avère pourtant une chimère.

Roby met l’accent sur l’histoire intellectuelle, mais il ne néglige pas l’histoire sociale. Le livre consiste en six études distinctes, dont cinq ont déjà paru, au moins en version préliminaire, entre 1995 et 2006. En rassemblant ces études en volume, l’auteur espère les rendre accessibles au plus grand nombre, un but louable. Bien encadrées par une présentation et une conclusion, elles gagnent effectivement à être lues ensemble. On peut seulement regretter que le travail de révision ait laissé subsister de nombreuses répétitions d’étude en étude, qui gâtent un peu le plaisir de la lecture.

La première étude, « Partir pour les ”États“ », est un résumé utile de l’état actuel de la question migratoire. En examinant les causes qui ont poussé quelque 900 000 Québécois à s’établir aux États-Unis entre 1840 et 1930, Roby décrit les problèmes liés aux changements démographique et économique sans nier le dynamisme de certains secteurs de l’économie québécoise. Malheureusement, il n’y a aucune discussion de l’émigration acadienne, pourtant non négligeable et une composante importante des communautés canadiennes-françaises de la Nouvelle-Angleterre, surtout dans les États du Maine et du Massachusetts.

Les quatre études suivantes concernent le rêve des élites clérico-nationalistes et son éclatement, lequel commence en même temps que son élaboration. Malgré un langage impérialiste de conquête et de reconquête, une majorité au sein de l’élite canadienne-française du Canada et des États-Unis « pensent tout simplement à un avenir séparé et à la survie, dans la république américaine » (p. 39), de la société distincte des Canadiens français. Pourtant ce discours de la survivance, idéologie très canadienne-française, cadre mal avec les expériences et les aspirations des centaines de milliers d’émigrants. Là où l’élite voit en la paroisse nationale une forteresse capable de sauvegarder la vie traditionnelle canadienne-française, la masse ne voit qu’un outil pour améliorer leur sort et celui de leurs enfants. Bien des parents demandent très tôt que l’on fasse une part prépondérante sinon exclusive à l’anglais dans les écoles paroissiales. Devant le refus de l’élite, ils n’hésitent pas à envoyer leurs enfants à l’école publique (p. 42). Dès le début donc, il s’avère « difficile de concilier le rêve de survie des uns et la volonté d’adaptation des autres » (p. 43).

À la veille de la Première Guerre mondiale, l’abbé Magnan avoue dans son Histoire de la race française aux États-Unis qu’entre 200 000 et 300 000 Canadiens français vivant aux États-Unis sont devenus « Américains tout court » (p. 129). Face à ce raz-de-marée (c’est du tiers à la moitié de la population), l’élite prise au dépourvu commence à s’entre-déchirer. Trois tendances se définissent aux États-Unis dans les années qui viennent : d’abord, les militants radicaux, les « fous de la race » (p. 53), tiennent un discours d’exclusion, typifié par cette exhortation d’Adolphe Robert de l’Association canado-américaine : « Dans un baril de fruits, on se hâte d’enlever les pourris pour assurer la survivance de ceux qui sont sains. Ceux qui ne veulent plus vivre méritent de mourir » (p. 108). Les militants modérés appellent plutôt à une croisade pour ramener au bercail les brebis égarées, notamment en faisant appel à l’histoire devenue catéchisme ou culte du souvenir. Cette vision est déjà articulée à la fin du XIXe siècle par Ferdinand Gagnon, l’éditeur de l’Opinion publique de Worcester, Massachusetts, lorsqu’il écrit : « Nos ancêtres nous ont légué un passé sans tache, admirable et héroïque » (p. 73). Pourtant ces mêmes militants, par leur insistance sur la compatibilité de la survivance et de la vie américaine, ne deviennent en fin de compte que les chantres d’une histoire embellie ; ils figurent parmi les premiers champions du pluralisme culturel, soutenant « qu’on peut être un excellent Américain tout en conservant sa langue, sa religion et des traits essentiels de sa culture d’origine » (p. 72). Cette identité hybride trouvera son symbole dans un nom nouveau : le Canadien français des États-Unis est devenu un Franco-Américain. La troisième tendance, représentée surtout par les prêtres nés aux États-Unis, soutient que « l’élément important à conserver de l’héritage ancestral, c’est la religion » (p. 108), la langue étant superflue.

Il va sans dire que les progrès galopants de l’assimilation aux États-Unis créent beaucoup d’anxiété au Québec car lorsque les avant-postes sont menacés, le château fort peut-il tenir ? Ces inquiétudes contribuent-elles aussi à l’éclatement de l’identité canadienne-française dans l’entre-deux-guerres. En 1937 l’abbé Groulx lui-même délaisse le discours messianique pour soutenir que « C’est ici, dans le Québec, que nous jouons notre destin… » (p. 101).

En Nouvelle-Angleterre, les chicanes entre militants persistent dans l’après-guerre sous une autre forme – celle qui oppose les conservateurs aux contestataires – jusque dans les années 1970, pendant que leur auditoire disparaît à peu près totalement. Dans un dernier chapitre inédit, Roby demande : « Que deviennent les quelque trois millions de descendants des immigrés du Québec ? » (p. 138). (On pourrait ajouter, « et des Maritimes ? ») Il répond que des dizaines de milliers (ces chiffres sont-ils tirés des recensements ?) « parlent et comprennent toujours le français » (p. 138). À l’intérieur de ce groupe quelques centaines (l’estimation est très généreuse) – pas nécessairement catholiques – n’ont pas abandonné la lutte en faveur de la culture et de la langue françaises. Des dizaines de milliers d’autres se contentent d’une survivance partielle (unilingue anglaise), de plus en plus symbolique. Ce sont des « Americans who believe they share a common French Canadian or Acadian descent. Point à la ligne » (p. 138). La plupart cependant – des millions – se sont assimilés parfaitement, ne parlent plus français et ne manifestent aucun intérêt pour la culture franco-américaine » (p. 138).

Faut-il donc « pour la suite conjuguer l’histoire franco-américaine au passé, y voir l’histoire d’un échec ? Oui, si l’on organise le récit autour de la naissance, de l’évolution et de la disparition du projet utopique » formulé par les élites. « Non, si l’on envisage le passé franco-américain à travers le regard de ceux qui ont choisi de s’installer à demeure aux États-Unis d’abord et avant tout pour améliorer leur sort et celui de leurs enfants » (p. 11). Dans sa conclusion, Yves Roby reprend les propos courageux du père Thomas-Marie Landry, o.p. qui, après avoir milité longuement en faveur de la survivance, accepte en 1972 qu’il est nécessaire de repenser cette histoire « comme une longue et pénible acculturation américaine plus ou moins lucide, plus ou moins bienfaisante » (p. 141). L’histoire franco-américaine ne se résume pas à celle du mouvement de la survivance. À cette histoire incomplète, il faudra ajouter « celle de ces émigrés et de leurs enfants qui ont délibérément choisi de se fondre dans la société américaine ».

Le programme de la prochaine génération de chercheurs est tracé en toutes lettres dans ce petit livre éloquent.