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Le roman est plus que le simple reflet d'une réalité sociale. Il est une création spécifique, à partir d'éléments que l'écrivain trouve en lui-même et autour de lui. Le romancier invente des êtres et les lance dans des aventures humaines. Il pousse jusqu'à leurs limites des destinées dont il a trouvé des indices dans son expérience. Il rend explicite ce qu'il a vu comme latent ; il décrit comme vraisemblable ce qu'il a pressenti comme possible ; il offre comme organisé ce qu'il a observé comme diffus. Il a sous les yeux le spectacle de vies qui, comme le dit Jules Romains, « ne vont nulle part », de passions étouffées, de communications tronquées. De ces suggestions éparses, sporadiques, que lui propose la réalité, il compose, comme avec des thèmes donnés, une structure symphonique qui s'imposera à la fois comme la révélation d'un inconnu et comme l'écho d'une expérience obscurément familière.
L'œuvre ainsi créée place le lecteur au centre d'un « univers », celui du romancier, qui tout à la fois n'est pas la société réelle et dérive de la société réelle. L'œuvre littéraire comporte cette ambiguïté. Elle est transcription d'un monde rêvé mais elle est aussi témoignage d'un sens profond qui justifie et sous-tend ce rêve. Ce sens, le romancier l'a discerné à travers l'opacité enveloppante du tissu social qui le porte, qu'il tolère ou qu'il condamne, dont il voit les incohérences, et avec lequel, quelle que soit la distance qu'il prend avec lui, il a partie liée. Visionnaire sans doute, mais visionnaire d'une réalité qu'il est le seul à percevoir, au delà de l'écran protecteur des conventions. Visionnaire incarné dont la vision ne serait pas ce qu'elle est si les choses n'étaient d'abord ce qu'elles sont. L'expression littéraire peut être acceptation, cri, révolte, sublimation ou mythologie.
Quel que soit son registre, elle n'a de sens qu'à partir d'une société donnée. Le roman, c'est la société rêvée, transposée, recomposée, transfigurée, refigurée, transcendée. C'est dans cette perspective que nous abordons la littérature canadienne-française contemporaine. De quelques-uns de ses romans récents, nous voulons dégager une sorte de topographie sociale. Nous cherchons à mettre à jour le relief des univers sociaux dans lesquels les romanciers font évoluer leurs créatures imaginaires — des créatures que nous sentons souvent si étrangement près de notre mystère intérieur. Nous noterons ainsi successivement comment apparaissent dans les romans : 1° les cadres géographiques d'existence collective ; 2° les familles ; 3° certaines institutions dominantes ; 4° des types professionnels significatifs ; 5° les classes sociales.