Présentation du numéro[Notice]

  • Karine Bouchard et
  • Serge Cardinal

L’influence du disque, et plus largement des techniques d’enregistrement, d’altération et de diffusion du son, sur les pratiques musicales – composition, interprétation, écoute, analyse – a fait l’objet de nombreuses études poïétiques, esthétiques, sociologiques. Malgré les apparences, le titre stéréophonique de ce numéro n’annonce pas ce genre d’études ; les neuf textes rassemblés ici s’attachent plutôt aux répercussions de ce choc technologique et musical dans des oeuvres ou des pratiques appartenant aux arts visuels, au cinéma et aux médias de masse – et, par conséquent, aux réverbérations de ce choc en histoire de l’art, en études cinématographiques, en philosophie ou en histoire culturelle. Dans « The Prospects of Recording » et dans « Music and Technology », le médiologue Glenn Gould a sismographié les déplacements poïétiques, esthétiques, sociologiques et historiques provoqués par ce choc technologique ; cinq répercussions rythment sa partition – et ces répercussions devaient trouver leurs résonances et leurs dissonances dans la théorie ou la médiologie musicales. Premièrement, et n’en déplaise aux puristes, les outils de captation, d’altération, de montage et de mixage sonores doivent être considérés comme des instruments de musique à part entière, au même titre que le piano ou la baguette du chef d’orchestre : « […] for several years I’d been indulging experiments at home with primitive tape recorders—strapping the mikes to the sounding board of my piano, the better to emasculate Scarlatti sonatas, for example, and generally subjecting both instruments to whichever imaginative indignities came to mind » (Gould 1990b, p. 354). Deuxièmement, si on peut les qualifier d’instruments, c’est que ces objets ou ces individus techniques contribuent de manière significative à la pratique artistique, celle des interprètes comme celle de l’auditoire (et pas seulement à la conservation et à la diffusion des oeuvres) : « […] preservation and archival replay encourage detachment and non-conformist historical premises. [All] music that has ever been can now become the background against which the impulse to make listener-supplied connections is the new foreground » (Gould 1990a, p. 350). Troisièmement, ces individus techniques sont des instruments dans la mesure où ils sont des schèmes esthétiques et poétiques capables de contribuer à la visée configuratrice d’une interprétation (et pas seulement des outils émetteurs de parasites qu’il faudrait savoir contrôler ou limiter pour protéger l’intégrité et l’humanité de l’interprétation) : Quatrièmement, si ces techniques sont des instruments, c’est au sens encore où elles permettent d’explorer, d’agencer entre eux et de rendre inséparables les deux plans de l’interprétation, les plans performatif et intellectuel : « For technology should not, in my view, be treated as a noncommittal, noncommitted voyeur; its capacity for dissection, for analysis—above all, perhaps, for idealization of an impression—must be exploited » (Gould 1990b, p. 355). Cinquièmement, ces plans performatif et intellectuel deviennent d’autant plus efficaces, c’est-à-dire : profondément musicaux, que cette dissection, cette analyse et cette idéalisation ont une valeur morale – « I believe in the intrusion of technology because, essentially, that intrusion imposes upon art a notion of morality » (ibid.) – et politique : le disque n’ouvrira un avenir pour la musique que dans la mesure où il contestera le dispositif de pouvoir que matérialise le concert, « a social institution and a chief symbol of musical mercantilism […], the very body of the musical establishment » (Gould 1990a, p. 332). Quand une oeuvre installative ou un film, une pratique visuelle expérimentale ou une fabulation médiatique, s’empare du disque, elle redonne quelquefois à l’une ou l’autre de ces cinq répercussions – qui, avec le temps, n’ébranlent peut-être plus les pratiques musicales – un caractère intempestif, une fois dit avec Gilles …

Parties annexes