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Au Québec, les femmes de 65 ans et plus représentent la tranche de la population la moins active. En effet, elles ne sont que 31,8 % à atteindre les 150 minutes d’activité physique recommandées par semaine, comparativement à 42,6 % des hommes du même âge (Statistique Canada 2022a). Malgré le fait que les bienfaits de l’activité physique pour cette catégorie d’âge soient reconnus et que le vieillissement de la population soit l’une des plus grandes préoccupations de la santé publique, les femmes considérées comme âgées[1] semblent prises dans un angle mort de cet enjeu, qui fait pourtant couler beaucoup d’encre dans les tribunes médiatiques, scientifiques et gouvernementales.

En effet, peu de programmes et d’interventions ciblent les besoins spécifiques de ces femmes[2] et, par le fait même, se saisissent de l’enjeu particulier du genre quand il est question de promotion de la santé par l’activité physique auprès de la population dite âgée. Cela peut paraître d’autant plus surprenant que les femmes représentent 53 % des personnes de 65 ans et plus et qu’elles sont proportionnellement nettement plus nombreuses au fur et à mesure de l’avancement en âge (Institut de la statistique du Québec 2022). Si, d’une part, elles sont invisibilisées quand il est question d’activité physique et sportive[3], les femmes considérées comme âgées subissent, d’autre part, une forte pression à travers les discours de promotion de la santé qui, souvent sous le couvert d’une incitation bienveillante à adopter de « saines habitudes de vie », imposent encore et toujours les mêmes normes de beauté, de performance et d’éternelle jeunesse, comme si le vieillissement devait absolument être contrôlé, voire guéri (Carter 2016 : 203) ou effacé (Fahs 2017 : 189).

Présenté comme antinomique à l’idée de bonne forme physique, mais aussi au concept d’un corps en santé, le vieillissement, particulièrement celui des femmes, est difficilement conciliable avec la représentation du sport et de l’activité physique où tout, ou presque, valorise la jeunesse (Hénaff-Pineau 2009 : 71). Les femmes se retrouvent rapidement discriminées non seulement par les stéréotypes de genre valorisés dans le milieu du sport et de l’activité physique, mais aussi par ceux liés à l’âge. L’activité physique devient associée à un espace hostile qui objectifie leur corps et invisibilise leur diversité, et où ces femmes peuvent difficilement se sentir en sécurité physique et psychologique. Devant un tel constat, nous en sommes venues à nous demander comment cet espace hostile pourrait, au contraire, apparaître comme un espace sécuritaire pour les femmes dans les messages de promotion de l’activité physique. Le concept d’espace sécuritaire (safe space) est souvent utilisé quand il est question de tenter de contrer les obstacles d’accès et d’inclusion, mais en quoi peut-il constituer un moyen de contrer les obstacles propres à la pratique de l’activité physique chez les femmes considérées comme âgées?

Le concept d’espace sécuritaire (safe space) : polyvalent mais imprécis

Le recours au concept d’espace sécuritaire comme moyen de promotion de l’activité physique auprès des femmes a déjà été proposé par Nancy Poole et Lorraine Greaves, du Centre of Excellence for Women’s Health (CEWH). Ces chercheuses et leur équipe ont entre autres réfléchi à la manière dont la promotion de l’activité physique peut contribuer, précisément, à améliorer l’équité entre les genres en développant ce qu’elles appellent « l’approche transformatrice en matière de genre » (Pederson, Greaves et Poole 2015 : 141). Elles ont notamment élaboré une liste de moyens et de suggestions[4] en vue de guider les chercheuses et chercheurs ainsi que les praticiennes et praticiens qui veulent développer des programmes, des politiques et de la recherche en promotion de l’activité physique. Dans cette liste, les autrices proposent explicitement la « création d’espaces sécuritaires aux plans physique et émotionnel » (Niquette et Rail 2017). La proposition énoncée s’articule exclusivement autour de la protection contre la violence en définissant, notamment, la sécurité « comme l’absence de danger, de blessure ou de risque émotionnel, psychologique et physique » (Niquette et Rail 2017).

Nous croyons que cette proposition représente un point d’ancrage fertile pour réfléchir aux autres dimensions que pourrait revêtir le concept d’espace sécuritaire comme moyen de promouvoir l’activité physique auprès des femmes de 65 ans et plus. Le désir de se sentir à l’aise dans la pratique d’activités physiques et sportives implique que les femmes considérées comme âgées doivent se trouver dans un « espace », tant physique que psychologique, leur permettant de se libérer des obstacles qu’elles ont déjà rencontrés ou qu’elles rencontrent. La réflexion sur ce qui peut constituer cet espace doit se faire en prenant en considération tant l’âge que le genre, ce qui est négligé dans la recherche universitaire (Hénaff-Pineau 2012 : paragr. 6) et dans les interventions pratiques en promotion de l’activité physique.

D’autres travaux en promotion de la santé par l’activité physique auprès des femmes mettent en avant l’idée d’espace sécuritaire (Brady 2005; Litchfield 2011; Spaaij et Schulenkorf 2014), mais, dans l’ensemble, ses applications sont plutôt hétéroclites et rendent sa théorisation partielle et fragmentaire. S’il est souvent nommé ou identifié, cet espace ou ce qui le circonscrit n’est pas, à notre connaissance, explicitement conceptualisé.

Différentes difficultés persistent également concernant la traduction adéquate en français du terme safe space. Les ambiguïtés définitoires du concept lui-même sont nombreuses et sèment la confusion[5]. Un survol du contenu de l’actualité permet de constater que l’espace sécuritaire (ou le safe space) inclut, notamment, la délimitation précise d’un lieu assurant la sécurité physique, l’appartenance à des groupes exclusifs avec lesquels les personnes partagent une même identité sexuelle, raciale ou autre, la notion de liberté d’expression ou le partage d’une condition précise (physique ou psychologique). Ses racines politiques en font aussi un terme souvent controversé qui est, au bout du compte, critiqué pour la reproduction des mêmes rapports de domination que ceux des milieux desquels il tente de protéger les personnes marginalisées[6].

La surutilisation de ce concept comme expression familière, tant dans le langage populaire que dans le milieu universitaire, bien que sa conceptualisation théorique soit incomplète (Barrett 2010 : 1), rend d’autant plus pertinente notre proposition d’explorer les dimensions qui pourraient le composer. Nous avons donc passé en revue la littérature disponible autour du sentiment de sécurité des femmes dans la pratique de l’activité physique, et plus particulièrement celui des femmes considérées, dans la recherche, comme âgées.

La démarche méthodologique

L’utilisation du concept d’espace sécuritaire dans un contexte de promotion de l’activité physique est une idée qui, au sens commun, semble aller de soi, mais qui n’a pas fait, expressément, l’objet d’une recherche approfondie. En revanche, il existe un grand éventail d’études sur les obstacles que les femmes rencontrent relativement à la pratique de l’activité physique, et la crainte pour leur sécurité peut prendre des formes variées. Il serait impossible de procéder à une revue de littérature systématique, comme on la conçoit dans la tradition postpositiviste. On ne peut effectivement pas rendre compte de l’ensemble exhaustif des études produites autour d’une notion émergente, utilisée pour désigner un objet dont les contours opérationnels sont encore flous. Notre objectif est plutôt de cerner les différentes dimensions que le concept d’espace sécuritaire peut couvrir dans la recherche actuelle sur l’activité physique chez les femmes considérées comme âgées. Nous avons donc procédé à ce que Greenhalgh, Thorne et Malterud (2018 : 3) appellent « une revue narrative herméneutique », soit une démarche entreprise dans une visée de compréhension (verstehen), c’est-à-dire visant à dégager les perspectives (insights) qui permettront de jeter un regard critique sur les éléments précis d’un ensemble d’études jugées fondamentales, et ce, en vue de produire une réflexion plus élargie sur un thème donné. Nous n’avons pas la prétention d’avoir procédé à une revue exhaustive des travaux existants, comme on le fait pour un objet prédéfini. Nous avons plutôt tenté de cerner la diversité des angles que pouvait prendre le phénomène à circonscrire, en examinant les écrits liés à celui-ci, jusqu’à saturation des idées.

En nous inspirant de l’approche par « boule de neige » (Wohlin 2014 : section 3), nous avons d’abord utilisé le moteur de recherche Google Scholar[7] pour repérer des études pertinentes auxquelles nous avons pu en greffer d’autres et, ainsi, constituer un premier éventail de perspectives sur le sujet. Nous n’avons pas limité cette première exploration aux femmes âgées de 65 ans et plus afin d’ouvrir les perspectives d’analyse et d’éviter de limiter la réflexion à des idées préconçues sur le vieillissement et l’activité physique. Cette démarche proposée par Wohlin[8], qui implique d’examiner la bibliographie, de vérifier dans quelles publications l’étude est citée et de consulter les autres ouvrages produits par les autrices et auteurs, a permis de constater que l’enjeu de la sécurité est souvent traité sous l’angle des obstacles que les femmes rencontrent, obstacles qui les empêcheraient justement de se sentir à l’aise quand elles font de l’activité physique. L’abondante littérature sur le sujet nous est apparue une piste prometteuse pour cerner les dimensions d’un espace dans lequel les femmes se sentiraient en sécurité, tant physiquement que psychologiquement, lors de la pratique d’activités physiques et sportives. Afin d’examiner la littérature portant sur les obstacles rencontrés plus précisément par les femmes âgées, nous avons interrogé diverses bases de données (AgeLine, Academic Search Premier, CINAHL et CINAHL Plus, Women International Studies, SPORTDiscuss) en couplant recherche en vocabulaire libre[9] et recherche en vocabulaire contrôlé[10]. Nous voulions, de cette façon, ouvrir d’autres pistes de réflexion et décentrer notre propre perception au sujet des obstacles relatifs à l’activité physique rencontrés par les femmes âgées.

L’objectif de notre article est donc de procéder à un travail de « défrichage » préliminaire qui s’inscrit dans une recherche de nature inductive visant à formuler une conception de l’espace sécuritaire dans l’activité physique, fondée sur le point de vue des femmes. Comme l’expliquent Ramalho et autres (2015), la place de la revue de littérature dans les recherches constructivistes fondées sur une démarche inductive a fait l’objet de nombreux débats. Les fondateurs de l’analyse par théorisation ancrée y voyaient un danger de contaminer la perspective des sujets sur l’objet de la recherche (Ramalho et autres 2015 : 3). D’autres contestent ce point de vue en expliquant qu’il est de toute façon impossible de faire abstraction de tout ce que l’on sait, et que la somme des connaissances déjà acquises, incluant celles issues de la littérature consultée avant les entretiens, peut constituer une source inspirante de concepts sensibilisateurs dont la fonction est de guider et d’enrichir la réflexion (El Hussein, Kennedy et Brent 2017). C’est la perspective retenue ici.

Conséquemment, dans cet article, nous présenterons les différentes dimensions que nous avons pu dégager de la littérature consultée. Ultérieurement, ces dimensions serviront à la production d’un guide d’entretien pour une recherche inductive, centré sur le point de vue des femmes. Elles incluent des éléments qui ne sont pas exclusifs aux femmes de 65 ans et plus, puisque nous croyons que les expériences que les femmes vivent tout au long de leur vie, et non seulement quand elles sont considérées comme âgées, peuvent contribuer ou, au contraire, nuire à leur sentiment de sécurité lors de la pratique de l’activité physique.

Dimension relative à la sécurité physique

Pour les femmes, l’accès à l’espace public n’est pas le même que pour les hommes (Lieber 2002 : 42). Les contraintes imposées à leur liberté de mouvements et de déplacements dans les rues, les parcs et autres lieux publics ont été assez largement documentées (Gardner 1990 et 1995; Lieber 2002; Loukaitou-Sideris 2006; Tandogan et Ilhan 2016; Saunders et autres 2017; Watson-Franke 2002). Ces études révèlent, entre autres, qu’une grande proportion de femmes se font fréquemment harceler dans les rues, majoritairement par des hommes inconnus, ou qu’elles ont vécu un tel événement au moins une fois dans leur vie (Saunders et autres 2017 : 326).

Cette réalité influe sur la pratique d’une activité physique dans l’espace public pour les femmes. Encore peu de travaux scientifiques ont traité de cas de harcèlement et d’agression pendant la pratique d’une activité sportive de loisir (Coble, Selin et Erickson 2003; Gimlin 2010 : 26; Major 2008 : 1; Roper 2016 : 96). La peur de se faire violer ou tuer par un inconnu au moment où elles pratiquent leur sport est l’une des craintes les plus fortement exprimées (Coble, Selin et Erickson 2003 : 19; Roper 2016 : 93). Le fait que les femmes se sentent davantage visées par ce type de crimes témoigne de la présence d’une « peur sexuée » qui associe l’appartenance au sexe féminin à une « […] forme de “ vulnérabilité ” » (Lieber 2008 : 214) et qui les incite à adopter des « tactiques d’évitement » (Lieber 2008 : 245) ou même à « s’auto-exclure de l’espace public à certaines heures » (Lieber 2008 : 164).

C’est d’ailleurs ce que font bon nombre de femmes lorsqu’elles choisissent « comment, quand et où » elles pratiquent leurs activités physiques et sportives en fonction de la diminution potentielle des risques que ces ajustements leur procurent (Major 2008 : 1). Afin de se donner l’impression de mieux contrôler leur environnement et les risques qu’elles y associent, les femmes vont, entre autres, proscrire le port de vêtements trop serrés ou révélateurs (Krenichyn 2006 : 638; Kilgour et Parker 2013 : 50), éviter de courir avant le lever ou après le coucher du soleil, choisir de courir en groupe ou avec leur chien et ne fréquenter que des chemins qu’elles connaissent (Roper 2016 : 95).

Lorsque les femmes vieillissent, les enjeux concernant leur sécurité physique peuvent se transformer, mais ils ne s’amenuisent pas pour autant. À la « peur sexuée » intériorisée depuis l’enfance se greffent les limitations physiques associées au vieillissement et perçues comme un obstacle à la pratique de l’activité physique. L’altération des fonctions physiques et cognitives ajoute au sentiment d’insécurité ou d’incapacité à pratiquer une activité physique en exacerbant, entre autres, la peur de blessures (Doi et autres 2012 : 861). Ainsi, les obstacles rencontrés par les femmes considérées comme âgées en matière de sécurité physique concernent tout autant leur environnement (Bjornsdottir, Arnadottir et Halldorsdottir 2012 : 29) que leur condition physique (Lee 2005 : 65). L’expérience plus limitée de la pratique de l’activité physique pour ces femmes issues d’une génération où elles étaient encore exclues ou absentes[11] dans de nombreuses disciplines sportives (Aubertin-Leheuvre 2005 : 23) peut aussi exacerber cette insécurité.

En plus de craindre pour leur propre sécurité physique, les femmes peuvent aussi se sentir responsables de celle d’autrui. Au Québec, les femmes sont plus nombreuses à être proches aidantes que les hommes (Conseil du statut de la femme 2018 : 28). Cette responsabilité de l’autre (des enfants, des parents ou d’un conjoint) est présente tout au long de leur vie et peut devenir, en vieillissant, particulièrement stigmatisante pour elles (Membrado 2013 : 16).

Dimension relative à l’image corporelle

Les agressions portées au corps des femmes ne concernent pas uniquement des enjeux liés à leur sécurité physique, mais également des préoccupations relatives à leur sécurité psychologique. Partout dans les médias, les réseaux sociaux, les commerces et les publicités, les femmes sont bombardées de messages et d’images leur dictant ce à quoi leur corps devrait ressembler. Diète, vêtements, maquillage, soins capillaires, crèmes antivieillissement, traitement anticellulite, anticernes, chirurgies plastiques… c’est quotidiennement qu’elles se font imposer non seulement l’image que leur corps devrait projeter, mais aussi les fonctions que celui-ci devrait assumer et la manière dont il devrait ou non se transformer (Chrisler et Johnston-Robledo 2018 : 11).

Parce qu’elles se sentent jugées et qu’elles se jugent constamment, les femmes finissent par développer une relation complexe avec leur corps, ce qui les mène souvent à une représentation négative de leur image corporelle (Tiggemann et Lynch 2001 : 244).

Le fait de vieillir influence grandement ce rapport à l’image corporelle, puisque les normes de beauté définissant la féminité et la désirabilité sont inextricablement associées à la jeunesse. Les femmes se sentent ainsi spécialement visées par le discours anti-âge présentant la lutte contre les signes du vieillissement comme le seul moyen de préserver leur apparence physique (Calasanti et autres 2018 : 237-238). Cette surveillance permanente, par leur propre regard et celui des autres, pour « discipliner, contrôler et sculpter le corps » (Chrisler et Johnston-Robledo 2018 : 165) nuit grandement à l’émancipation, physique et psychologique, des femmes.

Les modèles irréalistes, publicisés par les médias, donnent aux femmes qui n’y correspondent pas, comme les femmes considérées comme âgées (Betz et Ramsey 2017 : 19), les femmes trans (Elling-Machartzki 2017 : 259) ou les femmes en situation de surpoids (Harjunen 2019 : 174), l’impression qu’elles sont invisibles, exclues socialement ou qu’elles ne doivent tout simplement pas être vues. C’est encore plus vrai quand il est question de promotion de l’activité physique, qui met en avant, très souvent, certains types de corps, presque tout le temps jeunes, et qui en exclut, d’office, plusieurs autres (Haissat et Travaillot 2012 : 34; Louchet et Hidri Neys 2018 : 11; Moulding 2007 : 63).

Le discours autour de la promotion de l’activité physique flirte souvent avec celui du santéisme (Crawford 1980). Ce courant transforme la santé en « marchandise » (Rail 2009 : 257) et convainc les individus que tout le monde peut être en santé, qu’il suffit de le vouloir (Chrisler et Johnston-Robledo 2018 : 40). La poursuite de la santé est, comme celle de la beauté, une quête vers une image corporelle jeune et parfaite puisque, dans les deux cas, le corps est un objet de consommation que l’on transforme selon les normes imposées et intériorisées. Ces agressions constantes à l’endroit de l’image corporelle des femmes nécessitent que l’on s’interroge sur les conditions permettant à celles considérées comme âgées de s’en affranchir.

Dimension relative à la représentation de ses compétences

« Courir comme une fille », « lancer comme une fille », « pleurer comme une fille »… Dans le milieu sportif, les analogies discréditant les qualités athlétiques des femmes sont nombreuses et fréquemment utilisées (Kaskan et Ho 2016 : 275). Ces « micro-agressions » (Kaskan et Ho 2016 : 275) répétées contribuent à la construction de stéréotypes négatifs à l’endroit des compétences (Chalabaev et autres 2013 : 137) et des performances sportives des filles et des femmes (Hively et El-Alayli 2014 : 49). Parfois subtiles, elles contribuent néanmoins à décourager les filles et les femmes de participer à des activités sportives (Kaskan et Ho 2016 : 275) et affectent leur capacité non seulement à se représenter elles-mêmes, mais aussi à se présenter aux autres, comme de « vraies » athlètes ayant les compétences requises pour réussir.

Malgré une augmentation phénoménale de la participation des femmes à des activités sportives depuis les années 60, la perception que certains sports ou activités sportives ne sont pas « féminins » ou détériorent en quelque sorte les caractéristiques associées à la « féminité » est, encore aujourd’hui, présente chez les filles et les femmes (O’Reilly, Brunette et Bradish 2018 : 18). Cette perception teinte toujours la relation des femmes avec le sport, particulièrement avec certains sports, qui seraient perçus comme plus « masculins » (O’Reilly, Brunette et Bradish 2018 : 18). En effet, les contradictions entre la performance attendue de la féminité (douceur, timidité, corps menu) et les performances – et attributs – physiques des athlètes féminines (force, puissance, musculature développée, sueur) semblent remettre en question « l’identité sexuée de la sportive […] alors que la pratique sportive semble à l’inverse confirmer l’identité sexuée de l’homme » (Bohuon 2008 : paragr. 6). La « sexuation des pratiques physiques et sportives » (Louveau 2004b : paragr. 21) dès le plus jeune âge envoie aux filles le signal que certains sports ne leur sont tout simplement pas accessibles (Klomsten Torhild, Marsh et Skaalvik 2005 : 633).

La crainte que leur performance, en matière tant de sport que de féminité, ne réponde pas aux attentes sociales et culturelles tient aussi au fait que les femmes ont été et sont encore peu représentées, particulièrement dans les médias (Cooky, Messner et Musto 2015 : 265-267), comme des modèles positifs au sein de l’univers sportif. Cette rareté de modèles positifs a des conséquences directes sur la participation des femmes à des activités sportives et sur leur capacité à se projeter comme athlètes ou sportives.

Non seulement la représentation des performances sportives féminines est rare et peu valorisée, mais elle contribue aussi à renforcer les stéréotypes sur la féminité. En effet, la représentation du corps des femmes athlètes a longtemps été sexualisée puisque celui-ci était essentiellement mis en valeur pour ses qualités esthétiques plutôt que pour ses compétences athlétiques (Messner 2002 : 102). Bien que cette objectification du corps soit désormais moins répandue au sein des grands réseaux de sports télévisés, la représentation des femmes se fait tout de même essentiellement à travers le regard de téléspectateurs toujours présumés masculins et hétérosexuels (Cooky, Messner et Musto 2015 : 280). Ce regard, s’il a changé de perspective, n’en demeure pas moins paternaliste puisqu’il ne valorise les femmes qu’en leur attribuant des rôles de mère, d’épouse ou de soeur (Cooky, Messner et Musto 2015 : 280).

La dévalorisation des performances sportives féminines, la difficile conciliation entre la féminité attendue et les qualités athlétiques de même que le peu de visibilité accordée aux sports féminins dans les médias participent de la difficulté des femmes à se représenter elles-mêmes, et à se présenter aux autres, comme compétentes et légitimes dans la pratique de certaines activités sportives. Encore une fois, les femmes considérées comme « âgées » se trouvent doublement discriminées puisqu’à la contrainte relative au genre s’ajoute celle associée à l’âge. En effet, dans la pratique d’activités physiques et sportives, les performances attendues valorisent essentiellement la jeunesse et témoignent plutôt d’une forme d’âgisme (Pfister 2018 : 185). De plus, le corps vieillissant des femmes, spécialement à partir de la ménopause, n’est pratiquement jamais représenté comme pouvant être physiquement actif ou performant (Vertinsky 2000 : 392-393).

Dimension relative à l’aspect économique

Bien que les différents obstacles liés à l’aspect économique soient peu présents dans la définition même de la notion d’espace sécuritaire, ils sont fondamentaux dans la capacité des femmes à se sentir en sécurité et en confiance, tant physiquement que mentalement, pour commencer ou continuer à faire de l’activité physique. La pratique d’activités physiques et sportives implique des coûts (accès aux installations, achat de vêtements et de matériel, frais d’inscription, etc.) qui peuvent constituer des obstacles importants pour les personnes dont la situation financière est précaire. Les quelques études abordant le lien entre le niveau de revenu et la pratique d’activités physiques démontrent d’ailleurs qu’une augmentation des revenus est directement liée à une augmentation de la probabilité de pratiquer une activité physique ou sportive (Louveau 2004a : 54; Withall, Jago et Fox 2011 : 1-2).

L’aspect économique est transversal à tous les autres puisqu’il provoque une sorte d’effet domino sur la qualité de vie générale (Raphael et autres 2021 : 13). Même dans un pays développé comme le Canada, les femmes sont particulièrement affectées par la pauvreté. Encore en 2022, les femmes touchent, en moyenne, 0,88 $ pour chaque dollar gagné par les hommes[12]. Cette situation ne s’améliore pas avec l’âge, puisque les femmes seules de 65 ans et plus sont surreprésentées dans les populations vivant en situation de pauvreté (Fox et Moyser 2018 : 20).

Quand elles sont questionnées, les femmes qui ont un faible revenu mentionnent, entre autres, le manque de temps, la fatigue, les contraintes sociales (c’est-à-dire les responsabilités familiales), le manque de connaissances et les coûts comme principaux obstacles à la pratique d’activités physiques ou sportives (Hoebeke 2008 : 64; Joseph et autres 2015 : 689; Sanz-Remacha et autres 2019). Ainsi, la pratique d’activités physiques et sportives ne devient ni accessible ni abordable pour ces femmes déjà touchées par la précarité.

À cette insécurité liée à la situation financière de certaines femmes s’ajoute celle pouvant être instaurée par les stratégies publicitaires auxquelles recourent les centres d’entraînement et les compagnies d’équipement sportif. Derrière des campagnes au ton « bienveillant » et « autonomisant », les compagnies d’équipement encouragent plutôt le consumérisme, valorisent la performance corporelle et renforcent les stéréotypes de genre et les inégalités sociales (Bahrainwala et O’Connor 2019; Grow 2008; Rail et Lafrance 2004; Windels et autres 2020). Les centres d’entraînement « pour femmes seulement », pour leur part, ont une manière de fonctionner somme toute semblable à celles des centres mixtes : ils valorisent les mêmes critères de normalisation du corps ou de performance en matière d’activité physique, dans un discours qui se veut sécurisant et inclusif pour toutes les femmes (Louchet et Hidri Neys 2018 : 24). Ce cadre contradictoire occulte l’exploitation commerciale des insécurités physiques et psychologiques des femmes. Plusieurs types de discours (scientifiques, médicaux, commerciaux) contribuent d’ailleurs à amplifier ces insécurités plutôt qu’à les diminuer. C’est le cas, notamment, des discours promouvant le « bien vieillir » et le « vieillir en santé », qui, finalement, reproduisent des normes capacitistes et hétéronormatives (Jones 2022). Ces éléments, conjugués à la vulnérabilité financière d’une grande partie de la population féminine, qui augmente d’ailleurs souvent avec l’âge (Rose 2019 : 47), rendent donc la pratique d’activités physiques et sportives fortement discriminante pour bon nombre de femmes.

Conclusion

Pour résumer, selon la littérature consultée, quatre dimensions sont à prendre en considération dans l’explication du concept d’espace sécuritaire : la sécurité physique, l’image corporelle, la représentation des compétences et l’aspect économique. Elles ont en commun de comporter chacune un ensemble circonscrit d’obstacles pouvant empêcher les femmes âgées de se sentir en sécurité lorsqu’elles font de l’activité physique.

Nous ne prétendons pas que ces dimensions soient exhaustives, et encore moins définitives, mais elles permettent de formuler les objectifs à atteindre lorsqu’à des fins de promotion des saines habitudes de vie, on veut dépeindre le monde de l’activité physique comme un espace sécuritaire. Ainsi, on pourrait dire que, sur le plan pratique, un espace sécuritaire devrait amener les femmes considérées comme âgées à :

  1. diminuer les craintes qu’elles vivent et verbalisent par rapport à leur sécurité physique, en ce qui concerne tant leur environnement que leur condition physique, et celle d’autrui;

  2. développer un regard positif sur leur propre corps et à contrer l’obsession de la jeunesse qui leur est imposée, tout en se protégeant du regard des autres;

  3. cultiver une représentation positive de leurs compétences sportives et à redéfinir leur propre performance de la féminité, en accord avec une intégration dépourvue de toutes formes d’âgisme de l’activité physique dans leur vie;

  4. juger l’activité physique comme abordable, sans qu’elle participe à l’exploitation commerciale et consumériste du vieillissement, et atténuant les insécurités économiques et financières.

Il reste encore à examiner auprès des femmes elles-mêmes si ces objectifs correspondent réellement à leurs propres conceptions d’un espace physique, psychologique et social qui les inciterait à se mouvoir en toute confiance. Cette phase plus empirique de notre recherche permettra aussi de prendre en compte les particularités propres aux conditions de vie des femmes, selon que celles-ci ont subi un processus de racisation ou qu’elles sont plus ou moins avancées en âge. Il importe effectivement d’éviter le stéréotype d’homogénéité du vieillissement, rarement abordé dans la littérature. Nous espérons ainsi contribuer à de nouvelles avenues de recherche qui favoriseraient la visibilisation de ces femmes, trop souvent ignorées et rarement écoutées. C’est seulement avec leur participation qu’il sera possible de contribuer à la production de nouvelles connaissances en promotion de la santé par l’activité physique soutenant véritablement l’équité entre les genres.