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Concilier le privé et le public, c’est d’autant plus facile quand on est une éducatrice. Je ne dis pas que c’est évident, mais ce qui aide c’est qu’on est non seulement des éducatrices, mais nous enseignons la religion. On éduque dans nos foyers avant d’éduquer les autres. Le Prophète nous enseigne que le meilleur des musulmans est celui qui a appris sa religion et l’enseigne aux autres. « Da gnouy jaamu Yalla rek » : nous agissons au service de Dieu[1].

Inscrit en exergue, l’extrait d’entretien avec Coumba, enseignante et prédicatrice à Dakar, donne le ton et illustre la complexité de la participation des femmes à la diffusion de la religion au Sénégal. Acte de foi, transmission de valeurs au-delà du simple enseignement, expression d’un rôle social ou encore tremplin vers la sphère publique sont autant de facettes de leur engagement. À l’instar de Coumba, les femmes sont de plus en plus nombreuses à enseigner dans les établissements confessionnels musulmans et à pratiquer la prédication dans les espaces publics tels que les médias ou à l’occasion de conférences religieuses. Cette évolution soulève la question des enjeux de telles mutations dans un pays où 95 % de la population est de confession musulmane[2], où l’élite religieuse est majoritairement masculine et où l’éducation arabo-islamique des jeunes filles se trouve en plein développement (Séne 2016). L’accès à cette éducation, s’il a été traditionnellement plus important chez les garçons, n’a cependant jamais été inexistant chez les filles[3]. Il a également souvent été conditionné par les pratiques religieuses de la famille, notamment chez les élites confrériques. Portée par les mouvements réformistes, l’expansion de cette offre à partir des années 70 permet dorénavant à un public plus large et diversifié, des villes aux banlieues, d’inscrire ses enfants dans une école confessionnelle. Cette démocratisation et l’émergence des oulémas[4] féminins de plus en plus visibles sont donc concomitantes.

Depuis les années 2000, ce secteur éducatif est en pleine reconfiguration avec la mise en oeuvre de politiques éducatives (Charlier 2002) qui donnent lieu à des mobilisations (Hugon 2015) et à la diversification des enjeux, notamment linguistiques (Sambe 2008). Plus largement, la relation des femmes à la religion se joue davantage sur la scène publique, comme l’illustrent les débats sur le Code de la famille (Brossier 2004), la laïcité (Sow 2005), les nouvelles formes de sociabilité (Augis 2005), l’appropriation des lieux de culte (Cantone 2005) ou encore l’investissement du champ de la prédication (Bâ 2014). Cette appropriation de la religion par les femmes n’est cependant pas une spécificité sénégalaise car, dans nombre de sociétés musulmanes, la tendance est à une présence et à une visibilité grandissante des jeunes filles et des femmes dans la sphère publique religieuse. Elles s’engagent au Niger (Masquelier 2009), enseignent en Arabie saoudite (Jamjoom 2010), militent au Burkina Faso (Saint-Lary 2012), façonnent leur identité au Cameroun (Van Santen 2016) et prêchent en Asie comme en Afrique (Bano et Kalmbach 2012). Les relations de genre dans l’éducation arabo-islamique (Purwojuono 2015) et l’apport de cette offre éducative en matière de scolarisation des filles (Asadullah et Chaudhury 2012) sont également de plus en plus étudiés. Qu’il s’agisse de l’éducation, de l’appropriation d’espaces ou encore de la diffusion du discours religieux, les musulmanes, comme individus ou membres d’une communauté, expriment une agentivité (agency) loin de l’image de la victime passive subissant un ordre immuable (Baumann et Gingrich 2004).

Dans la continuité de ces recherches, nous nous intéressons aux expériences d’enseignantes et de prédicatrices afin de contribuer à une meilleure connaissance des dynamiques à l’oeuvre dans le contexte sénégalais. Nous avons fait le choix de nous pencher à la fois sur l’enseignement et la prédication, car ces deux activités, canaux de diffusion du discours religieux, sont les principaux débouchés des élèves qui sortent des écoles arabo-islamiques et sont parfois pratiquées simultanément[5]. Aborder la situation des femmes à l’aune des savoirs islamiques et de l’émergence de cette catégorie de figures religieuses se révèle d’autant plus important que l’islam est souvent présenté comme liberticide pour les femmes. Plus précisément, nous nous efforcerons d’analyser leurs rapports à ces métiers et les stratégies qu’elles emploient dans leur quête de légitimité dans un champ où elles sont encore minoritaires. Elles présentent la quête d’une valorisation et d’un positionnement en dehors de l’espace domestique comme complémentaire et non exclusive par rapport à la reconnaissance émanant de leur rôle au sein du cadre familial. Leurs positions et discours visent donc le maintien d’un statu quo social que leur conquête de nouveaux espaces d’expression est néanmoins en train de modifier.

L’enseignement tremplin vers l’espace public

Les débouchés, au moins dans le secteur formel, sont peu nombreux lorsqu’on sort d’un établissement arabo-islamique. Ainsi, selon Hamidou Dia (2015 : 14) :

[O]utre une marginalisation institutionnelle de fait, l’imaginaire social véhicule des représentations stéréotypées des détenteurs de titres scolaires et académiques en langue arabe. Dans le Sénégal contemporain, l’arabe est considéré comme consubstantiel à l’islam : il ne peut véhiculer qu’un message de type divin et les règles qui lui sont connexes. Cela explique la spécialisation professionnelle des arabophones : ils ne peuvent être que prédicateurs, exégètes des textes religieux, imams ou enseignants.

Une des prédicatrices résume le ressenti de nos répondantes :

Soyons sérieux, à part l’enseignement il n’y a rien. Tu fais de longues études, « jang ba yëy say këyit[6] », et tu ne deviens rien. Si tu n’enseignes pas, tu n’as rien d’autre. Tu as déjà vu des administrations avec des secrétaires arabisantes? Non. Le gouvernement ne soutient vraiment pas les arabisants[7].

Les élèves qui sortent des écoles arabo-islamiques, qui se désignent donc comme « arabisants » ou « arabisantes », regrettent le manque d’opportunités de perspectives professionnelles, l’enseignement restant la principale occupation à leur disposition. La quasi-absence de débouchés s’explique en partie par la non-reconnaissance des diplômes délivrés par les établissements arabo-islamiques : ce n’est que depuis 2013 que l’État du Sénégal a instauré la filière arabo-islamique comme option pour l’obtention du baccalauréat. Avant cela, l’établissement Cheikh Fadilou Mbacké situé à Dakar, unique organisation publique de cette nature, dont la vocation était de former des instituteurs et des institutrices arabophones, délivrait les seuls diplômes sénégalais reconnus (Dia 2015 : 5). À la question des diplômes viennent s’ajouter l’enjeu et les représentations de la langue arabe. Perçue comme une langue de religion (Kiba 1997) avant tout, l’arabe est en concurrence avec les langues occidentales qui offriraient davantage de perspectives d’ailleurs et d’avenirs providentiels (Charlier 2002 : 102). L’hybridation que proposent les établissements arabo-islamiques n’est pas encore parvenue à équilibrer les occasions sur le marché du travail.

Cependant, les récentes reconfigurations du secteur arabo-islamique ont contribué à créer des occasions d’emploi précisément pour les femmes. En raison de l’accroissement de l’intérêt des familles pour cette scolarisation, de plus en plus d’établissements réservés aux jeunes filles sont ouverts. L’école Aïcha Oumil Mouminoune, ouverte en 1996 à Grand Yoff, le daara Mame Diarra, créé en 2005 à Porokhane, et l’école Al Ihsaan Lil Banaat, fondée en 2012 à Derklé, sont quelques exemples de ces nouveautés. Comme c’est le cas au Nigéria (Sani Umar 2004), au Pakistan (Bano 2012), ou encore en Arabie saoudite (Jamjoom 2010), ces écoles disposent d’un corps enseignant principalement, voire exclusivement féminin. Pour mener et former par l’exemple, ces écoles choisissent donc de mettre en face des jeunes élèves des figures féminines auxquelles elles pourront s’identifier et, si cela est possible, qu’elles pourront aspirer à devenir. Quel que soit le raisonnement derrière ces recrutements, ce sont là des possibilités qui créent par la même occasion une niche pour les enseignantes. Ce rôle de modèle est d’ailleurs largement revendiqué parmi ces dernières. Rokhaya enseigne le Coran et l’arabe depuis vingt ans. Travaillant aujourd’hui dans une école privée exclusivement féminine, elle définit son travail en ces termes :

Éduquer ces jeunes filles me tient à coeur parce qu’il faut que les filles/femmes se sentent concernées par l’islam. La mère, c’est la première école, et pour s’assurer qu’elle soit une bonne école, il faut la préparer. Quand je vois toutes ces jeunes filles intéressées par ce que je leur enseigne, il n’y a pas meilleur sentiment. On admire toujours la personne qui nous transmet quelque chose. On la considère comme la personne la plus intelligente du monde. Je suis fière d’être cette personne pour toutes les jeunes filles que j’ai vues passer dans ma salle de classe[8].

L’enseignement reste donc une des rares possibilités pour les élèves qui sortent de ces écoles, et la concurrence y est évidemment rude. Elle l’est d’autant plus pour les femmes qui empiètent sur un terrain longtemps entre les seules mains des hommes. Dans ce contexte, elles adoptent des stratégies et des discours dont l’objectif est de justifier leur présence dans ce secteur sans pour autant troubler un certain ordre social (Bop 1996 : 141) :

La hiérarchie de base dans la société sénégalaise repose sur l’âge et le sexe. Être femme et jeune y constitue donc une double subordination. Les femmes n’accèdent à un statut supérieur dans la famille qu’au seuil de la vieillesse. Mais, comme le souligne F. Sow (1994), « c’est le pouvoir de la mère sur ses fils et ses brus, de la grand-mère, de la vieille dame ». C’est donc dans ces rôles qui sont de soumission que la communauté leur donne leur première reconnaissance.

La prégnance du rattachement de la femme à la sphère familiale la maintient dans son rôle de reproduction biologique et sociale, et dans sa fonction d’éducatrice. Puisqu’éduquer est le rôle des femmes, les enseignantes trouvent une défense toute faite et qui résonne dans l’imaginaire populaire. C’est le cas d’Absa, enseignante d’arabe et de Coran depuis trois ans dans une école privée à Dakar :

L’éducation islamique est une nécessité dans le contexte actuel. Nous savons qu’il y a une crise des valeurs et pour y remédier il faut retourner à la base; cette base, c’est l’islam. Ce que je fais ici à l’école, c’est exactement ce que je fais chez moi. C’est ce que j’ai aimé dans cette école et ce qui m’a fait venir travailler ici. Je ne suis pas là juste pour apprendre aux enfants l’alphabet ou encore la grammaire. Le plus important, c’est qu’on les éduque. Actuellement, on entend du tout et du n’importe quoi. Parfois, on dit que le problème c’est l’habillement des jeunes filles. Tout à l’heure, j’écoutais à la radio des femmes qui luttent contre les viols et les violences faites aux femmes. Je pense que, si on s’était vraiment converti à l’islam et qu’on respectait les règles, peut-être y aurait-il moins de cas comme ça. Mon rôle donc, avec l’éducation islamique, c’est éduquer les enfants dans le cadre islamique. C’est la femme qui bâtit la société, que ce soit au sein du foyer avec ses enfants ou dans la salle de classe avec les enfants qui lui sont confiés[9].

En présentant l’école comme une extension du foyer, et le métier d’enseignante comme une expression du rôle maternel, les femmes négocient leur accès à ce nouvel espace qu’elles peuvent ainsi occuper sans expressément remettre en cause leur statut. Dans la même veine, Adama, elle aussi enseignante et prédicatrice, trouve dans l’évocation du rôle d’éducatrice une défense assumée et très efficace devant la critique :

On nous dit que notre rôle, c’est éduquer. C’est exactement ce qu’on fait. Il n’y a pas vraiment de différence, dans les deux cas on est en train de travailler à former la génération future[10].

Ces femmes ne s’inscrivent donc pas dans la perspective de défier ou de bousculer les rôles qui leur sont attribués : au contraire, c’est en les embrassant qu’elles en repoussent les frontières. Selon Diop (2012 : 39), « l’image passéiste de la femme subordonnée à l’homme ou du moins sous la tutelle du père, de l’oncle ou encore du frère continue de subsister dans ce contexte foncièrement religieux ». La représentation de la famille avec, à sa tête, la figure du mari et du père comme chef imprègne les discours des enseignantes et prédicatrices, qui trouvent dans la religion une justification supplémentaire de ce modèle. Mariama, enseignante dans une école islamique, nous explique dès que nous abordons son métier d’enseignante, que cela n’a été possible que grâce à son mari :

Moi, je ne voulais même pas travailler. Je voulais rester chez moi et m’occuper de ma famille et de mon foyer. C’est mon mari qui m’a encouragée à sortir et trouver une occupation professionnelle. Si je n’avais pas son soutien, je ne serais pas là aujourd’hui[11].

Si Mariama attribue tout le mérite à son époux, d’autres sont moins catégoriques et mettent en avant leur amour du travail ou encore leur ambition personnelle, mais elles ne manquent pas de souligner le rôle que leur époux a joué dans leur trajectoire professionnelle. L’analyse de Codou Bop sur « les femmes chefs de famille à Dakar » peut s’appliquer ici, car les femmes préféreront, en parlant de leur carrière, mettre l’accent sur l’importance de l’acceptation, voire de l’autorisation de leur époux. Elles refusent ainsi « la reconnaissance sociale, donc l’autorité qui est une des composantes fondamentaux du pouvoir [et] choisissent consciemment de limiter leurs options sociales à celle d’épouse et de mère » (Bop 1996 : 142). Leurs positions sont cependant toujours très nuancées, parfois au point de se contredire. Enseignante et prédicatrice depuis une quinzaine d’années, Nafissatou enseigne le Coran dans sa maison aux enfants du quartier, donne des cours d’arabe dans une école privée et anime des émissions religieuses à la radio et à la télévision. Son point de vue se caractérise par une oscillation permanente entre la promotion des femmes et le respect de l’ordre social établi :

La femme a dépassé le cadre de la maison (cuisiner, faire le ménage, etc.). La priorité est l’éducation, et surtout s’assurer qu’il n’y ait pas que l’école française qui ne nous outille que pour l’ici-bas. Il faut y ajouter l’éducation islamique et s’assurer les récompenses dans l’au-delà […] Ce que l’homme peut faire, la femme peut aussi le faire : « lou goor meun def, jigeen meun na ko ». Quand je vois ma fille et mon fils et comment tous les deux travaillent dur à l’école, je me dis qu’à travail égal il devrait y avoir salaire égal. Mais la fille, la femme a besoin d’une autorité masculine qu’il s’agisse du père, de l’oncle, etc. Mais à diplôme égal, salaire pareil[12].

Cette ambivalence des propos n’est pas accidentelle : elle reflète la complexité de la situation de ces femmes qui évoluent sur plusieurs terrains et mobilisent les divers systèmes de sens qu’elles tentent, tant bien que mal, de faire cohabiter. Les propos de Nafissatou se situent sur différents niveaux. En matière de retour sur investissement, les efforts de sa fille équivalent à ceux de son fils et méritent donc une égalité de traitement. C’est lorsque le discours se rapproche de l’intime, du privé, que l’égalité n’est plus envisagée, la fille étant placée sous tutelle masculine. Le privé et le public (le travail) ne sont pas négociés de la même manière. Plus largement, pour que son propre travail puisse faire sens et être légitimé, Nafissatou ne peut que positionner homme et femme sur le même pied d’égalité puisque que ce qui est visé, c’est l’accès à une ressource financière et la reconnaissance d’un effort fourni. Lorsqu’il s’agit du privé et de l’intime, la figure de l’épouse pieuse et soumise reste la référence, faisant de l’acceptation de la hiérarchie sociale la condition d’une autre forme de reconnaissance et de récompense. Ces distinctions permettent de cumuler une existence dans la sphère privée comme publique et de s’adapter selon les enjeux. Il n’est pas rare au Sénégal de voir des épouses et mères de famille qui ont également un travail générant un revenu (qu’il soit dans le secteur formel ou informel). La difficulté semble plutôt résider dans l’articulation de ce que ces situations représentent en matière de mutation des rapports sociaux. Dans ce sens, les discours paraissent dire une chose et son contraire, comme le montrent les positions de nos répondantes à l’égard de l’autonomisation (empowerment) des femmes qu’elles présentent comme une nécessité lorsque celle-ci n’est pas promue par des concepts qu’elles considèrent comme occidentaux, donc contraires aux valeurs musulmanes et sénégalaises qu’elles ont pour mission de conserver. Un des exemples de cette ambiguïté se trouve dans les questions telles que celle de la parité que beaucoup rejettent systématiquement tout en prônant un discours qui en reprend l’essence. Le positionnement d’Aminata, enseignante bientôt à la retraite, illustre cette énigme :

La parité est un concept qui n’est pas adapté à nos réalités. On pourrait faire par exemple pour dix hommes embauchés, qu’on prenne six ou cinq femmes. Ou alors, deux hommes pour chaque femme embauchée, par exemple. Moi c’est comme ça que je verrais les choses. Parce que comme je l’ai déjà dit, c’est quand même l’homme qui est chargé des dépenses du foyer. Mais bon, un homme pour une femme, 50/50 c’est bien aussi [rires]. Maintenant tout le monde a accès à l’éducation, c’est pour ça. Mes filles sont allées à l’école et elles travaillent toutes, c’est vrai. Mais bon l’homme devrait quand même être prioritaire[13].

Dans la même veine, Marème, enseignante plus jeune, en poste depuis quatre ans au moment de notre entretien, déclare :

L’homme et la femme ne sont pas égaux. Quel que soit le pouvoir qu’elle arrive à obtenir, la femme sera toujours inférieure […] mon but ici, c’est de transmettre les connaissances que j’ai et gagner ma vie aussi. Mais je ne compte pas y rester parce que la place de la femme est au foyer[14].

Tout en mentionnant la place et les rôles sociaux qui leur sont dévolus, en s’inscrivant dans la lignée du discours dominant qui semble pérenniser les représentations sociales établies, ces femmes sont également actrices du changement de cet ordre. Marème présente son emploi comme temporaire, mais reconnaîtra dans le même entretien l’importance de l’autonomie financière pour une femme. Cela démontre surtout le caractère multidimensionnel de ces femmes qui négocient, contournent et redéfinissent les attentes et les restrictions que la société leur impose. C’est ainsi qu’elles redessinent les frontières du marché du travail religieux et investissent, après l’enseignement, le champ de la prédication.

La religion, terrain d’égalité homme-femme?

« Alors jusqu’à quand les femmes continueront-elles d’adopter un profil bas? » se demandait Bop (1996) à propos des femmes chefs de famille que nous avons citées plus haut. Ce questionnement nous a également habitée lors de nos entretiens avec les enseignantes et prédicatrices. En effet, quel que soit leur discours sur la place de la femme dans la société, dans les faits, leur accès au marché du travail religieux illustre leur capacité à revendiquer leur droit d’exercer l’autorité religieuse. Ce faisant, elles changent la perception de l’islam et de son autorité comme foncièrement et exclusivement masculins, d’autant plus que la prédication occupe une place importante dans la vie religieuse au Sénégal. Elle constitue à la fois un moment d’éducation religieuse et d’affirmation identitaire. Cette pratique contribue à la communication et à la diffusion du discours religieux. C’est l’occasion pour le théologien ou la théologienne d’analyser telle ou telle situation sociale ou encore de traiter l’actualité politique à l’aune du religieux (Bodian et Camara 2011 : 92). Si la prédication dans les mosquées reste l’apanage des hommes, en dehors, elle devient accessible aux femmes. En effet, surtout pendant la période du ramadan, des conférences religieuses sont souvent organisées dans tout le pays avec comme personnes invitées des théologiennes et des théologiens chargés de communiquer sur une thématique préalablement définie. Ces conférences sont le plus souvent mises sur pied par des associations de femmes[15] qui ne sont pas toujours à vocation religieuse, mais qui, dans une société où les pratiques cultuelle et culturelle sont imbriquées, acquièrent de la visibilité (message publicitaire à la télé et à la radio), tout en revendiquant leur enracinement dans les valeurs islamiques. En outre, puisque la formation islamique des femmes est généralement peu approfondie (exception faite de celles qui suivent cet enseignement en particulier), ces conférences sont un médium de formation et d’apprentissage religieux pour un public majoritairement féminin[16]. Elles sont souvent diffusées à la télévision : celle-ci procure alors aux prédicateurs et aux prédicatrices une visibilité qui leur confère le rang de véritable personnalité publique. Ce statut est généralement atteint grâce aux émissions religieuses radiodiffusées ou télévisées avec un présentateur ou une présentatrice ou encore plusieurs traitant d’un sujet défini à l’avance, répondant à des courriers envoyés par ceux et celles qui les écoutent ou les regardent ou encore éclairant leur public qui pose des questions par téléphone pendant l’émission. Si l’arabe permet de citer des passages du Coran, le wolof demeure la langue de communication principale. Parmi les émissions animées par les femmes, se trouvent Ëtu jigeen ni sur la Radio Dunyaa Vision (RDV), Waxtaan ak Sokhna Fatou Bintou Diop sur la Télévision futurs médias (Tfm), Feem ci lislam sur la Sen Tv, Fatabihouni sur la 2STV ou encore Hayatou Sahabiya sur DTV. Elles sont même présentes sur Internet avec notamment Al Mouminah sur iGFM durant le mois de ramadan 2016.

Par ailleurs, cette visibilité grandissante des prédicatrices illustre les mutations en cours dans les sociétés musulmanes en général. En Égypte, au Nigéria ou encore en Indonésie, nombre de travaux s’intéressent à l’émergence de cette élite féminine musulmane (Bano et Kalmbach 2012). Et si le concept d’égalité sociale semble inconcevable, le domaine religieux rejoint le monde du travail pour offrir un cadre où traiter l’homme et la femme sur un pied d’égalité prendrait tout son sens. L’égalité sera même revendiquée :

Dans l’islam, la femme occupe la même place que l’homme. Ce qui incombe à l’homme incombe aussi à la femme. La femme doit prier Dieu, mais doit aussi travailler, car le Prophète nous rappelle que mieux vaut être la main qui donne que la main tendue. Il faut donc travailler, car quand on travaille on n’a besoin de personne et surtout, éviter l’oisiveté participe au travail pour être une bonne musulmane[17].

La spiritualité et la foi s’avèrent un terrain où les différences et les écarts sociaux basés sur le sexe s’effacent. L’éducation religieuse (par l’enseignement ou la prédication) donne droit à la récompense ultime qui reste la récompense divine. Dans cette quête, les femmes peuvent enfin faire jeu égal avec leurs homologues masculins sans que l’establishment social soit inquiété. La majorité d’entre elles présentent leur travail comme étant davantage un sacerdoce qu’une activité mercantile :

L’enseignement, et franchement même la prédication à la télé ou la radio, ne rapporte pas grand-chose. Tu demandes aux parents de payer 2 000 francs par élève, et à la fin du mois certains paient, d’autres non. Même ouvrir un daara est risqué : cela n’apporte rien […] On continue juste parce que c’est un acte de foi et on sait que Dieu nous le rendra[18].

La prédication est présentée par les femmes comme l’expression de leur foi et de leur identité de musulmanes. Safiatou est enseignante d’arabe dans une école privée à Pikine et prédicatrice. Pour elle, ses deux activités font partie de son épanouissement dans un parcours spirituel :

Le prophète Mouhamed nous apprend que le meilleur des musulmans est celui qui apprend le Coran puis l’enseigne. La da’wa (prédication) est une partie très importante de la religion, pour moi c’est un véritable sacerdoce. L’éducation est centrale dans le parcours spirituel, et je trouve que, en enseignant et en échangeant avec d’autres personnes pendant mes émissions, je continue de grandir, de mûrir et d’acquérir de la sagesse. C’est comme si plus j’en donne, plus j’en reçois[19].

Le rôle de la prédication dans le cheminement spirituel fait l’unanimité chez les prédicatrices. Pour certaines, cette pratique se révèle d’autant plus importante lorsqu’il s’agit des femmes. Aïcha, prédicatrice à la radio et à la télévision, souligne la collusion entre le fait d’être une femme et de pratiquer la prédication :

J’essaie d’atteindre un public le plus large possible, mais en même temps je m’assure de parler de thématiques et de problèmes liés aux femmes le plus souvent possible dans mes émissions. Pourquoi? Parce que j’ai l’impression que mon travail bénéficie plus aux femmes. Je ne sais plus combien de fois des femmes m’interpellent pendant et en dehors de l’antenne pour me remercier de l’impact que j’ai eu dans leur vie, leur vie intime, leur approche de leur mariage, leur vie de famille et leur relation à la religion en général. C’est toujours des moments émouvants pour moi. Depuis quelque temps avec d’autres prédicatrices, nous nous rendons dans les centres de santé pour parler aux femmes des questions de planning familial, de contraception et autres. Ce n’est pas aux hommes de tenir ce genre de discussion, c’est nous les femmes qui pouvons parler de cela entre nous. C’est pareil pour les gestes à faire ou éviter pendant les menstruations, l’après-accouchement, etc., etc. Ce sont nos domaines[20].

Les prédicatrices revendiquent une compétence qui diffère de celle de leurs homologues masculins. Cette compétence se veut féminine, par et pour les femmes. Elles prennent l’initiative de discuter ces questions sur la scène publique; dans le cas de la planification familiale, elles participent même à des campagnes sur des questions de santé publique. Elles apprennent à mener des plaidoyers, élargissant ainsi leurs terrains d’expression et d’influence. L’exemple de la planification familiale se révèle d’autant plus intéressant que la réticence de nombreuses femmes et familles à l’égard de la contraception trouve un fondement dans la religion. Avec l’irruption du privé dans le public, la figure de la femme détentrice de savoirs religieux et militant pour cette cause s’avère donc doublement frappante.

La prédication s’élargit progressivement. Dans les médias, elle est en pleine expansion depuis les années 80 mais surtout 90 et les débuts de la libéralisation de l’audiovisuel (Bodian et Camara 2011 : 93) qui ont ouvert la voie aux chaînes confessionnelles[21]. Une chaîne de radio et de télévision en particulier, le groupe Excaf Telecom (il comprend, entre autres chaînes, la radio Dunya et la radio Soxna FM, mais aussi les chaînes de télévision RDV et DTV), mise sur les femmes, apportant à ses grilles de programmation une large représentativité de ces dernières. Une des chaînes du groupe se veut même explicitement en l’honneur des femmes (Soxna FM, qui veut dire la « radio des femmes ») et compte principalement des animatrices. Les relations personnelles entre prédicatrices y sont essentielles puisqu’elles peuvent influencer l’accès à la chaîne. Cela a été le cas d’Aminata que nous citions plus haut :

La prédication et ma présence dans les médias sont vraiment dues à un concours de circonstances. La première fois que j’ai animé une émission, c’était sur Soxna FM, aux débuts de la radio; ça devait être en 1999 ou 2000. Une de mes amies y avait son émission et m’avait demandé de la remplacer une fois parce qu’elle était souffrante. Elle m’a recommandée au responsable du desk religieux qui m’a fait passer une audition, un genre d’émission test. L’émission s’est très bien passée et le responsable du desk m’a proposé de faire d’autres remplacements. Pendant deux ans, je remplaçais les prédicatrices absentes. Ce n’est qu’au bout de ces deux ans que j’ai été recrutée de manière plus permanente. Quand je vois aujourd’hui le nombre de prédicatrices dans les radios et télévisions, je vois tous les progrès qu’on a faits jusqu’ici. On s’entend très bien entre nous, ce n’est pas pour rien que nous nous invitons les unes les autres dans nos émissions respectives[22].

Les prédicatrices forment ainsi une communauté et un réseau qui permet une diffusion des possibilités d’emploi par l’entremise de stratégies et de systèmes de solidarité. Aminata a ainsi pu passer du statut de remplaçante jusqu’à faire partie aujourd’hui des noms incontournables de la prédication. Du reste, dans un contexte où la rationalisation des modes de communication et la transnationalisation des discours accompagnent les reconfigurations religieuses, les prédicatrices s’inscrivent pleinement dans cette dynamique. Elles sont à la télé, à la radio et à l’étranger pour certaines. En effet, il arrive qu’elles reçoivent des invitations de la diaspora sénégalaise en Europe (France, Italie, Espagne) et dans les pays arabes (Arabie saoudite) pour y animer des conférences. Passée de la RTS à la Tfm, deux des principales chaînes sénégalaises, Sokhna Fatou Bintou Diop est aujourd’hui une des principales figures de la prédication féminine sénégalaise. Zeynab Fall est une autre des personnalités très visibles dans le secteur. Elle présente des émissions à la radio comme à la télévision (RDV et DTV), et il n’est pas rare qu’elle soit invitée par d’autres chaînes (Sen Tv, Siweul TV, etc.).

Par ailleurs, être visible sur la scène religieuse participe à la promotion d’un nouveau type de femme. Il s’agit de montrer l’existence de la musulmane moderne qui s’approprie sa religion tout en se démarquant de l’image de la femme occidentalisée. Cette femme moderne trouve son épanouissement personnel dans son foyer et en dehors de celui-ci, elle est membre active de la cité, elle connaît et pratique sa religion, tout en étant au fait des évènements et des évolutions sur le plan social. C’est dans son rapport au savoir religieux et à la sphère publique qu’elle se distinguerait de la femme traditionnelle, et qu’elle se démarque de la femme occidentalisée qui, elle, aurait tourné le dos aux valeurs et aux pratiques musulmanes. Coumba se veut la championne de cette figure :

Enseigner, ce n’était pas mon ambition à l’origine. Je me suis retrouvée ici, on peut dire par hasard. Je voulais autre chose pour moi, j’envisageais même de faire du commerce, de l’import. Mais Allah m’avait prévu une autre trajectoire. Et Alhamdoulilah, je rends grâce à Dieu. C’est mon destin que de me retrouver ici, d’enseigner dans une école islamique moderne. Je suis là, car je suis la preuve que la femme musulmane moderne existe. Cette femme moderne peut parler plusieurs langues, mais elle est aussi là pour montrer que l’islam, ce n’est pas que l’affaire des marabouts et des imams. Nous aussi, on a des comptes à rendre à Allah, et c’est dans notre intérêt d’être outillées pour cela[23].

Cette nouvelle modernité qui fait la part belle à la religion se manifeste jusque dans le domaine de la mode avec l’organisation de défilés de mode islamique où les tenues présentées se veulent plus en adéquation avec les prescriptions religieuses[24]. L’appropriation d’espaces et de concepts modernes pour y insérer un contenu musulman, voilà ce qu’ambitionnent ces femmes. Le défilé de mode, sans faire l’unanimité, reste néanmoins un exemple de ces tendances. Les femmes revendiquent un rôle actif dans le changement de la société et se veulent désormais incontournables :

Quand j’étais petite, on me disait : « Tu peux apprendre la religion autant que tu veux, tu peux être aussi érudite que tu veux, mais tu ne dirigeras pas de prière pour autant. » Ces paroles visaient clairement à me décourager, pour que je ne continue pas dans cette voie. Avant, on disait que les filles n’avaient pas besoin d’études approfondies, que si elles savaient comment prier, cela suffisait. Mais avec la radio Dunya, la femme qui prêche est écoutée par d’autres femmes, elle leur sert de référence, et je suis persuadée qu’elles vont suivre son exemple et ainsi de suite. C’est pour ça qu’aujourd’hui toutes les radios ont des prédicatrices, et on nous invite à faire des conférences un peu partout[25].

Les femmes semblent opérer une séparation claire entre leurs rôles dans le privé et dans le public. Elles tiennent à leur engagement dans la vie professionnelle, à l’ouverture à la vie sociale que celle-ci leur procure et à son importance dans leur construction individuelle. Cette dernière est multidimensionnelle et inclut une reconnaissance et un prestige différents de ceux que procure la vie domestique. Jacques Commaille (2010 : 18), pour sa part, tirait la conclusion suivante :

[T]outes les observations concourent pour souligner un déplacement du statut de la femme comme pivot de la vie familiale, d’une identité exclusivement constituée par l’investissement dans le domestique, vers un statut de la femme constitué par son existence comme individu, comme sujet social susceptible d’engagements hors de la famille, dont l’engagement professionnel.

Dans le cas des femmes que nous avons rencontrées, s’il n’y a pas eu déplacement du statut, nous avons noté au moins un élargissement de leur cadre d’expression. Elles revendiquent leur rôle de pivot de la vie familiale, tout en s’adjugeant de nouvelles prérogatives. Erin Augis (2009 : 213), parlant des femmes qui adhèrent aux mouvements réformistes, montrera même que les stratégies de ces dernières visent à la création d’une identité et d’une expérience de la vie qui leur sont propres, et ce, en adhérant tout de même aux idéaux qui facilitent leurs rôles en tant que femmes, mères et épouses dans un modèle commun d’autonomisation. Il ressort de notre recherche que ce constat s’applique à toutes les femmes que nous avons interviewées. Cela s’exprime par la pérennisation de leur soumission dans le privé, au moins symboliquement dans les discours, et la prise d’initiatives individuelles dans le public. Dans ce sens, cette dynamique s’apparente à celle qui est à l’oeuvre au Nigéria où, quelles que soient leurs positions individuelles à l’égard de la configuration et des rôles sociaux traditionnels, les membres de cette nouvelle élite féminine sont en train de modifier la donne par leur simple existence (Sani Umar 2004 : 100). Dans notre étude, qu’elles s’identifient à une confrérie ou à un des mouvements réformistes, elles sont toutes dans un état de constantes négociations entre le soi auquel elles aspirent et la figure idéale vers laquelle la société veut qu’elles tendent. Elles apparaissent ainsi comme des « cadets sociaux » de façade, statut qui leur permet d’être des actrices de changement au grand jour sans avoir à mettre en péril leur survie sociale. La maîtrise du savoir religieux (le Coran, les sciences islamiques et l’arabe) leur permet dès lors d’évoluer hors des limites du foyer et de côtoyer les hommes sur le terrain de l’élite musulmane. Elles s’intègrent dans une communauté extérieure afin d’y capter des ressources matérielles et symboliques.

Conclusion

L’élite féminine musulmane que forment les enseignantes et prédicatrices investit un champ où leur légitimité est en construction. Leur appropriation de la chose religieuse qui leur confère les mêmes outils qu’aux hommes, bien qu’elle en soit encore à ses balbutiements, illustre néanmoins une reconfiguration des modalités d’expression religieuse dans un contexte de recomposition des sociétés musulmanes. La formation arabo-islamique reste une ressource comme toute autre dont ces femmes prennent possession et veulent tirer profit. Sur le terrain de la concurrence, elles privilégient la carte de la complémentarité à celle de l’affrontement par rapport aux hommes. Elles parviennent, en l’occurrence, à maintenir un équilibre entre un cadre social qui voudrait les limiter à la sphère privée et une sphère publique où elles n’ont de cesse de négocier les modalités de leur droit d’expression, dans une volonté de rendre caduque toute tentative de remise en cause de leur légitimité. Loin d’être des victimes d’un ordre figé, elles en repoussent les limites et, par la même occasion, redéfinissent les règles du jeu. La sphère publique religieuse devient le terrain de leur réinvention constante en tant que femmes plurielles. L’intérêt de leur position réside dans leur maîtrise des textes religieux dont l’interprétation souvent patriarcale a servi à justifier des rapports sociaux qui leur confèrent un statut d’infériorité. Dans ce contexte, l’émergence et la visibilité grandissante de cette élite féminine posent la question de l’avenir des droits et des statuts des femmes et de leur interprétation à l’aune de la religion.