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J’ai grandement apprécié la lecture des Têtes chercheuses[1] de Florence Meney. C’est comme un voyage à travers la science. J’y ai connu et reconnu des femmes scientifiques extraordinaires et inspirantes. Extraordinaires, dans le sens qu’elles sortent de l’ordinaire, dans l’orientation de leurs recherches et dans leur renommée au-delà des frontières canadiennes. Inspirantes par leurs parcours passionnants, leur plaisir à exercer leur travail et leur contribution exceptionnelle au domaine scientifique. À partir de cette lecture concernant 20 femmes scientifiques qui exercent leur profession au Québec, j’ai relevé des thèmes qui revenaient dans l’un ou l’autre texte que j’aimerais partager ici, avec quelques explications. J’aurais pu aborder les activités créatives de leur vie personnelle, leurs capacités de vulgarisation, leur conciliation travail-famille, leur leadership et le rôle de leur histoire familiale dans leur carrière. J’ai plutôt choisi de traiter de quatre thèmes : les caractéristiques que ces femmes considèrent comme nécessaires à titre de scientifiques; l’importance qu’elles donnent au fait que leur travail contribue à la société, à l’être humain; le rôle de la science et des femmes dans ce domaine en situation de pandémie et les obstacles qu’elles ont rencontrés, suivis de leurs propres solutions. Toutefois, je souhaite d’abord dire quelques mots sur chacune d’elles. Je me limiterai cependant à leurs thèmes de recherche. Comme le souligne Meney, elles respirent l’équilibre et le bonheur, et j’acquiesce à cette vision :
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Caroline Quach-Thanh (CQT[2]) travaille au contrôle des infections et s’intéresse à l’immunisation, aux risques biologiques et à la santé au travail;
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Irina Rish (IR) concentre ses recherches sur l’apprentissage continu et l’optimisation dans les réseaux neuronaux profonds, la modélisation éparse et l’inférence probabiliste, les systèmes dynamiques et la théorie de l’information;
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Patricia Conrod (PC) réalise des recherches sur les facteurs de risque d’ordre biologique, personnel et cognitif associés au développement et au maintien de la toxicomanie;
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Sylvie Belleville (SB) cherche à comprendre et à diagnostiquer la maladie d’Alzheimer et à voir comment la réserve cognitive et la plasticité cérébrale préviennent les maladies neurodégénératives ou retardent leur apparition;
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Isabel Desgagné-Penix (IDP) s’intéresse au potentiel thérapeutique des plantes, notamment à l’ingénierie métabolique des microalgues;
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Catherine Potvin (CP) est spécialiste de l’écologie tropicale et vise à éveiller les consciences en matière de changements climatiques;
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Joanne Liu (JL) est spécialiste de l’aide aux populations en zone de conflit et de crise humanitaire et en urgence pédiatrique;
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Anne-Marie Mes-Masson (AMMM) se focalise sur la mise au point de nouvelles thérapies contre le cancer de l’ovaire et le cancer avancé de la prostate;
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Morag Park (MP) est spécialisée dans la recherche sur le cancer du sein, en particulier sur les cancers résistant aux thérapies;
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Victoria Kaspi (VK) mène des recherches sur les étoiles à neutrons et les pulsars;
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Joëlle Pineau (JP) concentre ses recherches sur le développement de nouveaux modèles et algorithmes pour l’apprentissage, dans les domaines complexes de la robotique, des soins de santé et des jeux;
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Janice Bailey (JB) s’intéresse dans ses recherches à l’influence de l’environnement, notamment l’exposition aux substances toxiques et la nutrition, à la capacité et aux fonctions reproductives échelonnées sur différentes générations;
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Anne Monique Nuyt (AMN) étudie les causes et les effets à long terme de la prématurité, tout particulièrement chez les « grands prématurés »;
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Maryse Lassonde (ML) est spécialiste de la neuropsychologie de l’enfant : ses travaux portent sur la réorganisation cérébrale faisant suite à des anomalies congénitales ou à des neurochirurgies effectuées dans un but thérapeutique chez des enfants épileptiques;
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Suzy Basile (SB) conduit des travaux sur le rôle et la place des femmes atikamekws dans la gouvernance du territoire et des ressources naturelles et sur les enjeux relatifs aux femmes autochtones;
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Sonia Lupien (SL) se penche dans ses recherches sur les effets des hormones de stress, particulièrement les glucocorticoïdes, sur le cerveau humain, de l’enfance à l’âge avancé;
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Hélène Boisjoly (HB) effectue des recherches sur l’immunologie de la transplantation cornéenne et les facteurs de risque de rejet des greffes de la cornée, ainsi que les maladies virales, la cicatrisation des plaies et les maladies chroniques de l’oeil;
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Kelley Kilpatrick (KK) réalise ses recherches tant sur les maladies complexes et réfractaires que sur les enjeux fondamentaux qui entourent la pratique des métiers de la santé;
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France Légaré (FL) étudie la santé communautaire et la santé des populations;
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Mona Nemer (NM) mène des recherches sur la cardiologie moléculaire.
La diversité des orientations de recherche de ces 20 scientifiques est éloquente, même si elles gravitent autour du monde de la santé. Il est donc possible d’extrapoler et d’imaginer la variété des recherches réalisées par des femmes dans un bon nombre d’autres domaines scientifiques (ingénierie, mathématiques, physique, informatique, intelligence artificielle, etc.).
Les caractéristiques nécessaires aux études et au travail dans divers domaines scientifiques
Meney présente ce que disent ces femmes au sujet des caractéristiques nécessaires aux études et au travail dans divers domaines scientifiques. Leurs propos se résument en quelques termes : curiosité, plaisir, créativité et passion.
Certaines considèrent qu’il importe de ne pas rater une occasion d’apprendre et de s’améliorer (CQT), d’apprendre de ses échecs (SB), de manifester de la curiosité, et de vouloir l’assouvir (JDP, JP, JB, KK, FL, MN), d’avoir du plaisir (JP, IR, PC) et d’être passionnée (SL, JP). Cela peut se traduire par le goût de la découverte et de l’aventure, avec même un peu de naïveté (MN), et de montrer le côté créatif des sciences (JP). Une autre façon de le dire serait de valoriser le travail et la rigueur, mais aussi l’amitié et le plaisir (SB). Toutes ces caractéristiques mènent les femmes à faire les choses différemment (CP).
La nécessaire contribution des femmes scientifiques à la société, à l’être humain
Meney a rencontré des femmes qui ont une passion pour le travail humanitaire (JL) ou pour l’humanité (MN) et qui soulignent que tous les êtres humains ont des aspirations analogues et ont droit à la même compassion (JL); il en est également ainsi pour les personnes vulnérables (AMN). Ces femmes scientifiques accordent une grande valeur à l’être humain (AMMM, FL) et veulent aider les autres de différentes manières, par exemple en faisant reculer le cancer (AMMM) et en ayant un effet sur la maladie, car il est pénible de voir souffrir les gens sans avoir de solution immédiate et complète (AMMM). Bien qu’il soit parfois difficile de voir le lien direct entre le bien-être de la société et la recherche, cette dernière a une grande valeur du point de vue sociétal, car elle permet d’éclairer des problématiques complexes comme en astrophysique (VK) ou d’améliorer les performances des robots pour mieux servir dans divers domaines du quotidien (JP) ou encore d’explorer l’intelligence artificielle afin de s’attaquer à divers problèmes qui ont une incidence sur la vie pratique, la santé et l’environnement (JP). Cette préoccupation pour l’être humain amène les chercheuses à vouloir comprendre les mécanismes qui influencent la santé humaine et celle des autres espèces (JB) ou à sensibiliser la population aux changements climatiques et à la pollution (JB). Une autre façon de considérer l’être humain consiste à promouvoir la santé globale des personnes (HB) ainsi qu’à placer les patientes et les patients au centre des décisions pour leur apporter les meilleurs soins sans se limiter à la maladie de la personne en tant que telle (KK, FL). Ces chercheuses considèrent que leurs recherches nécessitent de grandes qualités humaines (ML) et le souci d’une meilleure qualité de vie pour la société (HB). La science se trouve alors au coeur d’une responsabilité sociale (HB). Enfin, retirer une satisfaction de ses recherches s’avère un sentiment tout à fait humain (JP).
Le rôle de la science et des femmes scientifiques en situation de pandémie
Plusieurs propos des femmes scientifiques présentées dans l’ouvrage de Meney révèlent des côtés positifs de la science qui ont ressorti grâce à la pandémie de COVID-19 : on en parle davantage, la confiance se développe, et l’importance de la recherche devient manifeste (MN, JL, AMN, SB). Cependant, d’autres soulèvent la difficulté des nations à se rallier pour contrer la pandémie (JL), la difficulté de comprendre les réactions de certaines personnes contre les vaccins associées à un manque de confiance en la science et les oublis de l’histoire des sciences (AMMM), sans omettre les craintes d’une augmentation des investissements dans la recherche sur la COVID-19, associée à une diminution du financement accordé à des problèmes qui paraissent tout à coup moins importants (AMN).
Les obstacles surmontés par des femmes scientifiques
Dans les obstacles rencontrés par des femmes scientifiques pour cheminer dans leur carrière, il y a le syndrome de l’imposture, le sentiment de ne pas être à sa place ou le manque de confiance en soi malgré les succès et les marques de reconnaissance (SB, FL, IDP, JB, SL, HB). Certes, les succès aident au fil du temps, mais on se heurte encore au plafond de verre qui fait en sorte que certains postes de niveaux supérieurs ne sont pas accessibles à certaines catégories de personnes, celles-ci devant alors faire face à des défis non négligeables (SB). Par exemple, une étudiante n’aura pas de problèmes durant ses études en sciences, mais elle éprouvera de la difficulté à prendre sa place au moment où elle s’affirmera comme autorité dans son domaine (CP). En outre, des femmes doivent compenser précisément le fait d’être une femme et, par conséquent, travaillent plus fort devant le boys’ club (PC, JB). Leur présence dans un monde compétitif n’aide pas : en effet, les femmes sont désavantagées dans les réseaux de relations plus informels (AMMM, ML, PC). De plus, on ne compte pas assez de femmes autochtones sur le plan politique, ce qui induit des obstacles systémiques qui limitent leur émancipation et leur atteinte de l’égalité (SB). Finalement, le problème n’est pas le manque d’intérêt des femmes, mais les milieux qui ne se révèlent pas toujours accueillants (MN). Cependant, malgré les difficultés qu’ont les femmes scientifiques à percer au Québec, elles estiment que c’est une chance d’y vivre, car les femmes y sont encouragées à déployer leurs talents (HB).
Des solutions à envisager, à développer, à mettre en place
Dans les solutions à envisager, le mentorat ressort tel un moyen qui a aidé plusieurs femmes à cheminer dans le monde scientifique (IDP, SB, SL, HB, MN), mais qui leur a aussi permis de retirer du plaisir à agir comme mentore et à se voir dans ce rôle (AMMM, MG, MP, SB, HB, MN) ou, à tout le moins, comme modèle (JP). En plus du mentorat, le réseautage est également important pour se tenir à jour (MP). Cependant, il n’occupe pas la même place dans la carrière d’une femme (AMMM) que dans celle d’un homme : cela veut dire que le réseautage doit être favorisé davantage par des femmes (ML). Le travail en équipe, les partenariats, la collaboration en tenant compte des relations interpersonnelles et du développement d’une saine atmosphère de travail dans une perspective d’équité revêtent une grande importance pour plusieurs femmes scientifiques (CQT, PC, MP, JP, KK, FL). Au travail d’équipe s’ajoutent l’interdisciplinarité pour avoir des approches décloisonnées et inclusives (IR, SL, HB, KK, ML) et une vision intersectionnelle pour tenir compte de la place des femmes et des minorités (MN, ML, SB). En raison de la pandémie, conférences et congrès se sont déroulés à distance : cette situation a permis aux femmes de présenter leurs conférences en ligne et, peut-être ainsi, de devenir des conférencières de marque en pouvant accepter autant d’invitations que les hommes (AMMM).
Dans le domaine scientifique comme ailleurs, il y a un risque de reproduire inconsciemment des biais systémiques à l’égard des femmes et des minorités. Il s’impose donc d’avoir assez de métaréflexion sur soi et suffisamment de recul pour prendre conscience de ce que l’on reproduit (FL). C’est ce que je nomme la « pratique réflexive-interactive » : celle-ci suppose un regard sur sa pratiques, ses paroles et ses gestes, une analyse de cette pratique et un passage à l’action qui démontre une sensibilité aux préjugés et aux stéréotypes véhiculés. Pour terminer sur une note d’action, il est nécessaire de rebondir devant les refus et les embûches concernant un poste ou encore une demande de bourse ou de subvention (SB), et ce, sans culpabilité.