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L’ouvrage intitulé Entre femmes, 300 oeuvres lesbiennes résumées et commentées constitue une recension « des romans, des oeuvres dramatiques, des recueils de poèmes, des bandes dessinées, des témoignages et des biographies qui mettent au premier rang l’amour d’une femme pour une autre » (quatrième de couverture). À la suite d’un avant-propos de quelques pages, le corps du livre est constitué d’une énumération de quelque 300 titres, suivie d’un court résumé et parfois d’une critique de l’auteure. Tous ces ouvrages publiés entre 1900 et 2014 ont été écrits par des femmes et portent sur les lesbiennes. Seules quelques biographies de lesbiennes ou de bisexuelles célèbres ont été rédigées par des hommes.
Avant d’aller plus loin, je me permets de régler une question linguistique. Paula Dumont s’autoproclame « autrice » dès le début de son livre et nous donne de l’« autrice » à tout moment, en fait chaque fois qu’elle parle d’une écrivaine. Je comprends bien la frustration de Paula Dumont qui se voit affubler dans son pays du titre « une auteur », mais je comprends mal les motifs qui l’ont menée à privilégier cette féminisation désuète et légèrement pompeuse, alors qu’au Québec nous avons opté tout bonnement pour la forme « auteure ».
Paula Dumont, docteure ès lettres, a constaté tout au long de sa carrière à quel point les lesbiennes font oeuvre d’imagination pour transposer leurs expériences de vie amoureuse, affective ou tout simplement familiale à partir de livres hétérosexuels écrits la plupart du temps par des hommes, même si la culture lesbienne existe depuis plusieurs décennies. Cependant, ces ouvrages ont été largement occultés d’abord par les écrivaines elles-mêmes, « certaines comme Marguerite Yourcenar, la plus célèbre, parce qu’elles visaient à l’universalité, se sont abstenues d’aborder un sujet qu’elles auraient pu traiter en orfèvre; ensuite par les éditeurs qui souhaitent vendre le plus grand nombre de livres et non se limiter à une clientèle particulière, réputée peu fortunée » (p. 5). J’ai moi-même expérimenté quelques tentatives d’occultation lorsque j’ai entamé des démarches pour la publication de mon premier roman en 2008, Et si j’en étais (Robinson 2009). Certaines personnes m’ont mise en garde contre les maisons d’édition réservées aux lesbiennes, d’autres sur le texte de la quatrième de couverture qui, à leur avis, devait être neutre et général pour attirer le plus de lecteurs possible, d’autres enfin se sont récriés contre la couleur rose de la jaquette, qui pourrait agir comme répulsif, empêchant un homme de prendre le livre dans ses mains, de se balader avec celui-ci et surtout de le lire.
L’auteure a également constaté tout au long de sa carrière que même les lesbiennes les plus cultivées ne connaissent souvent pas les chefs-d’oeuvre de la littérature lesbienne, tels Olivia de Dorothy Bussy (1949) et Carol de Patricia Highsmith[1].
Pour parer à toutes ces lacunes, l’auteure a décidé de réunir dans un seul volume « des livres qui ont pour sujet le lesbianisme » (p. 5). Elle avait d’abord pensé à une cinquantaine de livres, mais des amies lui en ont indiqués d’autres tous plus intéressants les uns que les autres. Puis de nouveaux titres se sont imposés au fur et à mesure de ses recherches. C’est ainsi qu’elle a réuni plus de 300 « oeuvres ayant pour sujet les relations amoureuses entre femmes » (p. 6). L’auteure les présente comme des « romans sentimentaux, policiers ou de science-fiction, de récits, de nouvelles, d’oeuvres dramatiques, de témoignages, de bandes dessinées, de recueils de poèmes qui ont tous été écrits par des femmes. Ces ouvrages ont pour autrices des lesbiennes revendiquées, des bisexuelles et peut-être des hétérosexuelles talentueuses » (p. 6).
L’auteure spécifie enfin qu’elle a volontairement « éliminé tous les ouvrages écrits par des hommes » (p. 7), à l’exception d’une vingtaine de biographies de lesbiennes et de bisexuelles célèbres. Rappelons également que Paula Dumont établit clairement dans son avant-propos sa détermination à ne pas citer ni commenter « les livres des théoriciennes, historiennes et commentatrices de l’homosexualité féminine[2] » (p. 9). Ainsi, dès le départ, pour une universitaire féministe lesbienne telle que moi, le livre perd beaucoup d’intérêt. Sont ainsi écartés tous les ouvrages des grandes théoriciennes féministes et lesbiennes, l’auteure se contentant de les mentionner en fin de volume après l’énumération des titres de romans qu’elle a retenus pour commentaires (p. 272-274). Comment ne pas être surprise et déçue lorsqu’on constate, par exemple, que Simone de Beauvoir n’est retenue par l’auteure qu’à cause de son roman L’invitée (1943), ouvrage plutôt secondaire dans l’ensemble de son oeuvre? Et comment ne pas regretter que l’auteure ait eu la vue si courte et ait choisi de laisser dans l’ombre des écrits théoriques des grandes lesbiennes féministes radicales américaines[3], des écrits sur les études de genre[4], sur les théories queer[5], voire sur le désir d’enfant et la lesboparentalité (Delaisi de Parseval 2008) : en d’autres mots, des essais sur l’évolution de la pensée lesbienne occidentale depuis les écrits des lesbiennes radicales françaises dont la plus grande représentante a été sans aucun doute Monique Wittig?
Dans son ouvrage, Paula Dumont résume et critique à l’occasion les auteures retenues par ordre alphabétique, « malgré les inconvénients d’un tel classement dont le premier est de mettre sur le même plan les genres littéraires les plus variés et les chefs-d’oeuvre avec les livres moins ambitieux » (p. 11). Voilà, à mon avis, la principale critique à lui adresser. J’avais entrepris de parcourir le livre page par page, je m’y suis perdue souvent, et je m’en suis lassée rapidement. Selon moi, l’ordre alphabétique est la pire présentation dans les circonstances. À la lecture, j’ai souvent eu l’impression de me retrouver devant la première version d’un travail d’une étudiante ou d’un étudiant de deuxième ou de troisième cycle. À mon avis, l’auteure aurait eu intérêt à regrouper les livres autrement. L’ordre chronologique aurait permis de suivre l’évolution de la pensée lesbienne occidentale, surtout à travers le siècle dernier; l’ordre d’importance aurait évité que se côtoient les chefs-d’oeuvre littéraires d’auteures connues et les romances à l’eau de rose d’illustres inconnues; ou la présentation aurait pu se faire tout simplement selon le genre littéraire. La facture actuelle du livre nous laisse plutôt croire que l’auteure, lesbienne érudite et universitaire, présente sa bibliothèque personnelle en énumérant les volumes qui la composent, et en les commentant au passage.
Enfin, bien que je n’ai pas retrouvé mon propre ouvrage (Robinson 2009) dans cette énumération de près de 300 ouvrages publiés en français, je dois admettre que j’y ai renoué avec grand plaisir avec des auteures côtoyées à l’époque lorsque la carrière et la famille me laissaient le temps de lire, auteures que je revisite à l’occasion : Han Suyin[6], Maud Tabachnik[7], Fannie Flagg[8], Stella Duffy[9], Patricia Cornwell[10], Marilyn French[11], Val McDermid[12], Sandra Scoppettone, Sarah Waters et bien d’autres. Vous l’aurez deviné rapidement, j’ai un faible pour les romans policiers et les thrillers politiques intelligents.
Si l’ouvrage de Paula Dumont peut aider ne serait-ce que quelques lesbiennes à trouver des modèles qui manquent désespérément dans la littérature en général, alors celle-ci avait raison de s’entêter et de le publier. Et si d’aventure la maison d’édition accepte d’en publier une version revue et améliorée, espérons que l’auteure saura choisir un nouveau mode de présentation et enrichir sa bibliographie d’ouvrages publiés par des auteures francophones vivant à l’extérieur de la France.
Parties annexes
Notes
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[1]
L’ouvrage intitulé The Price of Salt ou Carol (1952), d’abord publié par Patricia Highsmith sous le pseudonyme de Claire Morgan, a ensuite paru en français sous le titre Les eaux dérobées/Carol (1985).
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[2]
Malgré tout, l’auteure ne peut s’empêcher de citer et de commenter les oeuvres de Monique Wittig, auteure considérée comme une des plus grandes théoriciennes lesbiennes du xxe siècle sinon la plus grande, plus particulièrement à travers deux de ses oeuvres : Le corps lesbien (1973) et La pensée straight (1992 : 248-251).
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[3]
Pensons, par exemple, à Kate Millet (1971), à Adrienne Rich (1980), et à bien d’autres.
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[4]
Voir, à ce sujet, l’excellent ouvrage de Judith Butler, Défaire le genre (2006).
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[5]
Je ne citerai que les études de Marie-Hélène Bourcier : Queer Zones, Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs (2001) et Sexpolitiques, Queer Zones 2 (2005).
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[6]
J’ai lu Han Suyin durant mon adolescence. À l’hiver 2016, comme je ne me souvenais pas d’avoir jamais lu Amour d’hiver (1962), je m’y suis mise. Je suis d’accord avec Paula Dumont, c’« est un livre d’une exceptionnelle qualité qui mérite plusieurs relectures pour être véritablement apprécié. Cet excellent roman est un des chefs-d’oeuvres [sic] qui doivent occuper la place d’honneur dans toute bibliothèque de lesbienne qui se respecte » (p. 218-220).
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[7]
Maud Tabachnik est mon auteure fétiche. Je la lis toujours dès sa sortie. Je ferais des bassesses pour mettre la main sur ses nouveautés.
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[8]
Le livre de Fannie Flagg, Beignets de tomates vertes (1992), m’a accompagnée durant un été particulièrement difficile au début des années 90 alors que je régnais seule sur une maisonnée de quatre jeunes en pleine adolescence. J’en garde un souvenir impérissable.
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[9]
Les livres de Stella Duffy, Déferlante (2001) et Chair fraîche (2002), ont été mes premiers policiers écrits par une femme mettant en scène une enquêtrice lesbienne qui vit en couple.
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[10]
Contrairement à l’auteure, j’ai tout lu de Patricia Cornwell, notamment Monnaie de sang (2015) et Inhumaine (2016), à l’été 2016.
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[11]
Je n’ai jamais vu Toilettes pour femmes de Marilyn French (1978) comme « un remarquable roman féministe, d’une rare densité… ». Selon moi, cet ouvrage constitue une des assises du féminisme nord-américain. Vendu à plus de 20 millions d’exemplaires, ce livre a agi comme un phare pour des millions de femmes qui aspiraient à plus de liberté et d’autonomie.
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[12]
L’auteure ne cite qu’un seul volume de Val McDermid, Comme son ombre (2013). À mon avis, pour celles qui aiment les thrillers, toute l’oeuvre de cette auteure mérite une citation dans cette énumération. Val McDermid vit en couple avec une femme et elles ont un garçon. Ne serait-ce que pour cet exemple de lesboparentalité, Paula Dumont aurait dû traiter de tous ses autres livres, tous plus captivants les uns que les autres.
Références
- BEAUVOIR, Simone de, 1943 L’invitée. Paris, Éditions Gallimard.
- BOURCIER, Marie-Hélène, 2005 Sexpolitiques, Queer Zones 2. Paris, La Fabrique éditions.
- BOURCIER, Marie-Hélène, 2001 Queer Zones, Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs. Paris, Éditions Balland.
- BUSSY, Dorothy, 1949 Olivia. Paris, Stock.
- BUTLER, Judith, 2006 Défaire le genre. Paris, Éditions Amsterdam.
- CORNWELL, Patricia, 2016 Inhumaine. Paris, Éditions des Deux Terres.
- CORNWELL, Patricia, 2015 Monnaie de sang. Paris, Éditions des Deux Terres.
- DELAISI DE PARSEVAL, Geneviève, 2008 Famille à tout prix. Paris, Éditions du Seuil.
- DUFFY, Stella, 2002 Chair fraîche. Paris, Le Serpent à plumes.
- DUFFY, Stella, 2001 Déferlante. Paris, Le Serpent à plumes.
- FLAGG, Fannie, 1992 Beignets de tomates vertes. Paris, J’ai lu.
- FRENCH, Marilyn, 1978 Toilettes pour femmes. Paris, Robert Laffont.
- HIGHSMITH, Patricia, 1985 Les eaux dérobés/Carol. Paris, Calmann-Lévy [1re éd. : The Price of Salt ou Carol (1952)].
- MCDERMID, Val, 2013 Comme son ombre. Paris, Flammarion.
- MILLET, Kate, 1971 La politique du mâle. Paris, Stock.
- RICH, Adrienne, 1980 Naître d’une femme. Paris, Flammarion.
- ROBINSON, Ann, 2009 Et si j’en étais. Gatineau, Éditions Vents d’ouest.
- SUYIN, Han, 1962 Amour d’hiver. Paris, Stock.
- WITTIG, Monique, 1992 La pensée straight. Paris, Balland, coll. « Le Rayon ».
- WITTIG, Monique, 1973 Le corps lesbien. Paris, Minuit.