Résumés
Résumé
Cet article porte sur les actions stratégiques menées par la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick et par le gouvernement de cette province pour agir sur la question de l’équité salariale. Il s’agit ici de comprendre sur quoi se fondent les stratégies d’action de la Coalition et du gouvernement pour remédier aux iniquités salariales persistantes entre les hommes et les femmes. Cette analyse s’appuie sur les cadres théoriques de Nancy Fraser (2011, 2012) et d’Axel Honneth (2000, 2002, 2008). Pour bien cerner les actions de la Coalition et celles du gouvernement du Nouveau-Brunswick, nous avons effectué une analyse documentaire de la presse néo-brunswickoise entre 2001 et 2013 ainsi qu’une analyse de la documentation produite par ces groupes. L’analyse documentaire a permis de constater la présence de trois périodes distinctes dans la lutte de la redistribution et de la reconnaissance pour l’équité salariale : de 2001 à 2003, « Construction et sensibilisation à l’équité salariale » ; de 2004 à 2006, « Polarisation d’enjeux portant sur l’équité salariale » et, de 2007 à 2013, « Action du gouvernement et réaction de la Coalition pour l’équité salariale ». Durant chacune de ces périodes, on a relevé la présence de remèdes distinctifs pour corriger les iniquités salariales.
Mots-clés :
- équité salariale,
- emploi de proximité,
- genre,
- lutte de reconnaissance,
- redistribution
Corps de l’article
Introduction
L’enjeu de l’équité salariale fait l’objet d’une lutte au Nouveau-Brunswick (N.-B.) depuis l’époque où des femmes de la région de Moncton se sont mobilisées pour soumettre un mémoire à la commission Bird mise en place par le gouvernement fédéral en 1967. Les militantes ont établi, en interrogeant les femmes de cette province pour mieux comprendre leur situation de vie quotidienne, qu’il était essentiel de régler la question de l’équité salariale pour que celles-ci puissent obtenir une certaine égalité en matière de conditions de travail (Leblanc-Rainville, 2012). À l’époque, « peu de femmes avaient un revenu personnel », et celles qui touchaient un salaire ne gagnaient pas autant que les hommes (Leblanc-Rainville, 2012 : 121). L’équité salariale est ainsi apparue aux femmes de cette province comme étant un enjeu prioritaire.
L’objectif de cet article est de mettre en perspective tant les différentes actions stratégiques menées par la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick (organisme communautaire qui revendique l’équité) que celles du gouvernement pour intervenir sur des questions relatives à l’équité salariale. Comme le Nouveau-Brunswick est l’une des provinces qui ne disposent pas de loi proactive sur l’équité salariale dans le secteur privé, il importe de comprendre comment, d’un côté comme de l’autre, on a agi sur la question et les effets de ces différentes stratégies pour atteindre l’équité salariale. Pour cerner ces actions et ces effets, l’analyse sera menée en référence aux cadres théoriques de Nancy Fraser (2011, 2012) et d’Axel Honneth (2000, 2002, 2008).
Soulignons que l’équité salariale signifie « promouvoir un salaire égal pour un travail de valeur égale, ou égalité de rémunération […] Lorsque l’on parle d’égalité de rémunération, il s’agit en réalité de corriger la sous-évaluation qui caractérise les emplois typiquement féminins et de les rémunérer à leur juste valeur » (Chicha, 2006 : iii). La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick opte pour une définition similaire : « L’équité salariale signifie un salaire égal pour un travail de valeur égale ou équivalente. Il s’agit de reconnaître la valeur des emplois occupés traditionnellement ou majoritairement par les femmes » (Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick, 2015). La lutte pour l’équité salariale vise la fin de la discrimination envers les femmes, une discrimination qui est en grande partie occasionnée par la division sexuelle du travail. Kergoat (2010 : 64) est d’avis que la division sexuelle du travail renvoie les hommes à « la sphère productive » et les femmes à « la sphère reproductive », ajoutant que les fonctions attribuées aux hommes ont une « forte valeur sociale ». Cette division suppose ainsi « deux principes organisateurs », celui de la séparation et celui de la hiérarchisation. Il existe des secteurs d’emploi qui sont reconnus comme traditionnellement féminins et d’autres comme traditionnellement masculins. Le problème se pose lorsque sont attribuées à ces secteurs d’emploi des valeurs qui favorisent davantage le travail effectué par les hommes au détriment de celui réalisé par les femmes. Entre ici en jeu le principe de hiérarchisation qui sous-valorise, voire invisibilise le travail effectué par les femmes, qu’il soit de l’ordre du privé (travail domestique) ou de l’ordre du salariat (aide familiale). Comme le souligne Kergoat (2010 : 66), « la valeur socialement attribuée au travail d’une femme est toujours inférieure à celle attribuée au travail d’un homme ». Cela suppose également que les femmes ont des difficultés à faire reconnaître leurs compétences professionnelles et que, de ce fait, les salaires qui leur sont accordés ne correspondent pas au travail qu’elles accomplissent. La question de la qualification est un enjeu important, puisqu’elle influence le niveau de rémunération accordé, d’autant plus que les emplois traditionnellement féminins sont trop souvent sous-évalués. Il s’agira, pour qu’il y ait égalité, de corriger cette situation afin de rémunérer les femmes à leur juste valeur (Chicha, 2006). Il faut également comprendre que :
La définition d’une profession peu qualifiée ou d’une profession à faible niveau de responsabilité repose généralement sur une classification des professions qui intègre stéréotypes et préjugés à l’égard des exigences du travail féminin. Une profession « peu qualifiée » ne l’est peut-être pas réellement et l’analyse de ses exigences à l’aide d’une méthode d’évaluation non discriminatoire pourrait mettre en évidence plusieurs qualifications et responsabilités ignorées
Chicha, 2006 : 4
Le travail qu’effectuent un grand nombre de femmes est ainsi subsumé dans cette forme de construction sociale, plaçant celles-ci d’un côté et les hommes de l’autre et accordant une valeur moindre aux premières et une valeur supérieure aux seconds.
La lutte pour l’équité salariale
C’est en 1951 que l’Organisation internationale du travail (OIT) adoptait la Convention no 100 sur l’égalité de rémunération entre la main-d’oeuvre masculine et la main-d’oeuvre féminine pour un travail de valeur égale (Bureau international du travail, 2008). Cette convention, qui a maintenant été ratifiée par 171 pays, pose comme principe que « les hommes et les femmes doivent percevoir une rémunération égale, non seulement pour un travail identique ou similaire, mais aussi pour un travail de valeur égale » (Bureau international du travail, 2008 : v). Cette lutte s’inscrit ainsi dans la mouvance de l’après-guerre, époque où les femmes ont investi en grand nombre le marché du travail (Beeman, 2010). Comme l’indique Beeman (2010 : 126), les iniquités salariales que vivaient les femmes « ont eu pour effet de reléguer le travail de ces dernières au second plan et de perpétuer leur dépendance économique vis-à-vis des hommes ». Fraser (2012) explique que l’idée selon laquelle les hommes demeurent les pourvoyeurs au sein de la famille reste ancrée dans les représentations sociales. Cette conception dans nos sociétés capitalistes vient appuyer l’idée que le salaire féminin est un revenu de deuxième ordre, c’est-à-dire un salaire d’appoint dans la famille. Ainsi, les femmes ont bien intégré le marché du travail, mais elles n’occupent pas les mêmes places ni les mêmes positions que celles des hommes.
C’est en 1967 que les Nations Unies ont adopté la Déclaration sur l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. Cette déclaration est le premier texte international qui place l’égalité entre les hommes et les femmes au centre de leurs préoccupations (Organisation internationale de la francophonie). L’article 10.1.b de cette déclaration proclame que les femmes ont « le droit à l’égalité de rémunération avec les hommes et à l’égalité de traitement pour un travail d’égale valeur » (Assemblée générale des Nations Unies, 2006-2010 : 5). Au Canada, l’article 11a de la Loi canadienne sur les droits de la personne indique ce qui suit : « Constitue un acte discriminatoire le fait pour un employeur d’instaurer ou de pratiquer la disparité salariale entre les hommes et les femmes qui exécutent, dans le même établissement, des fonctions équivalentes » (Canada, 2013 : 4). Cette loi donne aux femmes qui « travaillent dans un secteur tombant sous juridiction fédérale » la possibilité de porter plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne en cas de préjudice lié à la discrimination salariale (Côté et Lassonde, 2007 : 4). Le processus de plainte est toutefois long et coûteux et l’exemple du personnel de bureau syndiqué de Postes Canada en fait la démonstration. C’est ainsi en 1983 que l’Alliance de la fonction publique du Canada agissant comme représentant des travailleuses de bureau de Postes Canada a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne afin que ces femmes reçoivent un salaire équitable par rapport à celui des postiers qui livrent le courrier. Par un processus d’évaluation, ces travailleuses cherchaient « à comparer les qualifications requises pour faire le travail, leurs responsabilités, leurs efforts et leurs conditions de travail » (Côté et Lassonde, 2007 : 4). Il faudra trente ans et de nombreuses batailles judiciaires, dont la dernière à la Cour suprême du Canada, pour que ces femmes reçoivent les indemnisations auxquelles elles ont droit.
L’équité salariale est donc une question épineuse que le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux souhaiteraient bien éviter. Le gouvernement du Canada a d’ailleurs entrepris, par son projet de loi C-10, de régler la question une fois pour toutes et d’enlever la possibilité aux femmes de porter plainte dans les cas de discrimination salariale (Alliance de la fonction publique du Canada, 2009). Entre autres, cette loi interdit aux syndicats de représenter les femmes qui veulent porter plainte en leur imposant une amende de 50 000 $ s’ils s’engagent dans ce genre de démarche. Les femmes de la fonction publique canadienne sont ainsi laissées à elles-mêmes pour revendiquer des conditions de travail justes et équitables. Pour le gouvernement fédéral actuel, la question de l’équité salariale dans la fonction publique doit être réglée par l’entremise des négociations collectives. Pourtant, comme l’indique l’Alliance de la fonction publique du Canada (2009 : 1), « l’équité salariale est un droit fondamental de la personne protégé par la Loi canadienne sur les droits de la personne depuis 1977 ». Le projet de loi C-10 constitue un pas en arrière dans l’égalité entre les hommes et les femmes. Comme l’indiquent Côté et Lassonde (2007 : 7), au Canada et dans bien des provinces les régimes actuels n’obligent pas :
un employeur à prendre des mesures précises pour promouvoir l’équité salariale dans son établissement : il n’a qu’à attendre d’être poursuivi, et il dispose ensuite d’une batterie de recours dilatoires et d’arguments spécieux pour ralentir le processus et décourager les travailleuses. L’application réelle et efficace de l’équité salariale retombe injustement sur les épaules de la partie la plus démunie, soit les travailleuses individuelles. Elle devrait plutôt incomber aux employeurs ou à des organismes indépendants.
C’est ainsi que les droits des femmes sont bafoués par la mise en place de procédures qui rendent presque impossible tout processus de contestation. Nous sommes donc à mille lieues de la loi proactive que demandent de nombreux groupes de pression comme la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick.
Le Québec et l’Ontario sont les deux seules provinces canadiennes qui ont reconnu ce droit des femmes à l’équité salariale en faisant adopter une loi proactive qui vise le secteur public et le secteur privé. Une loi proactive signifie que « les employeurs sont soumis à l’obligation d’établir un diagnostic permettant de déceler la présence de discrimination salariale dans leur entreprise » (Chicha, 2006 : 7). Prenons l’exemple du Québec, où la Loi sur l’équité salariale, adoptée à l’unanimité en 1996, a pour objectif « d’assurer l’équité salariale aux travailleuses québécoises » (Hallée, 2005 : 764). Même si, de l’avis de Beeman (2010), les résultats peuvent sembler ambigus, cette loi demeure la plus achevée en matière d’équité salariale au Canada et sert d’exemple un peu partout dans le monde (Lemière, 2006 ; Chicha, 2006). Elle a permis aux femmes, surtout à celles du secteur public, d’obtenir des gains importants qui représentent, par les montants rétroactifs que les femmes ont reçus, « un mini boom économique » (Beeman, 2010 : 138). Pour les travailleuses du secteur privé, surtout celles qui sont employées par une petite entreprise, celles qui ne sont pas syndiquées, celles qui se trouvent au bas de l’échelle salariale et celles qui sont issues de l’immigration ou qui appartiennent à une minorité visible, les résultats sont moins tangibles. La Loi sur l’équité salariale a tout de même permis à de nombreuses femmes de faire un pas important vers l’équité. Elle a aussi ouvert le dialogue entre les groupes de femmes, les milieux de travail et les représentants du gouvernement sur la valeur du travail traditionnellement féminin (Beeman, 2010). La lutte des femmes québécoises en matière d’équité salariale sert sans contredit d’exemple pour les revendications que mènent les femmes néo-brunswickoises depuis déjà plusieurs décennies[1].
Au Nouveau-Brunswick, c’est en 1989 que le premier ministre de l’époque, Frank McKenna, a fait adopter la première Loi sur l’équité salariale portant sur la fonction publique (Leblanc-Rainville, 2012). Cette loi vise les femmes relevant de la partie I des services publics[2] désignant celles qui travaillent directement dans les ministères, « mais exclut le personnel dans l’enseignement, la santé, les services sociaux, etc. » (Gautreau et Cormier, 2000). Cette loi, bien qu’essentielle, ne touchait qu’une petite partie de travailleuses et était loin de clore le débat et d’arrêter les militantes de l’heure qui demandaient une loi pour l’ensemble du secteur public et du secteur privé. Afin d’analyser les discours produits dans la lutte de redistribution et de reconnaissance entre 2001 et 2013 au Nouveau-Brunswick et pour comprendre les remèdes proposés et leurs effets sur l’équité salariale, tant par le gouvernement de la province que par la Coalition pour l’équité salariale, nous définirons les notions de justice sociale, de redistribution, de reconnaissance et de lutte de reconnaissance. Ces notions seront délimitées à l’aide de la théorie de la redistribution et de la reconnaissance de Fraser (2004 a et b, 2005, 2011, 2012) et de la perspective de la reconnaissance de Honneth (2000, 2002, 2004).
Reconnaissance et redistribution : une question de justice sociale
Honneth (2000, 2002) et Fraser (2004 a, 2005, 2011) définissent différemment la question de la justice sociale, ainsi que des injustices qui peuvent être observées et des solutions qui sont proposées pour corriger, voire enrayer celles-ci. Fraser (2011) introduit une conception dualiste de la justice sociale. Celle-ci est basée tant sur le principe de redistribution que sur celui de la reconnaissance. À cet effet, Fraser (2012 : 223) est claire : « Pour combattre la subordination des femmes, il faudra associer une politique de redistribution et un politique de reconnaissance. » Pour elle, le concept de redistribution permet de cerner les injustices produites par la structure socioéconomique découlant d’une redistribution inique des ressources. Au nombre des injustices produites dans cette structure, elle introduit celles de l’exploitation, de la marginalisation économique et du dénuement. Elle définit l’exploitation comme l’appropriation par certains du produit du travail accompli par d’autres. Pour elle, « la classe ouvrière exploitée, dont les membres sont obligés de vendre leur force de travail pour assurer leur subsistance », est une excellente représentation de cette forme d’injustice (Fraser, 2004a : 155). Fraser conçoit la marginalisation économique comme le fait d’être cantonné dans des emplois difficiles ou peu rémunérés ou, encore, comme le fait de ne pas pouvoir accéder à l’emploi. Enfin, elle définit le dénuement comme un appauvrissement progressif (Fraser, 2011). Pour Fraser (2004a), les victimes de telles injustices sont des groupes dont la classe sociale les place dans des positions subalternes auxquelles est associée une rémunération moindre, voire inexistante. Pour combattre ces types d’injustices, elle envisage deux formes de remèdes : certains correctifs, certains transformateurs. Elle définit les remèdes correctifs comme des solutions visant exclusivement à intervenir pour pallier les distributions iniques. Des solutions qui ne s’attaquent toutefois pas aux éléments fondamentaux de la structure économique qui cause ce type d’injustices. Des solutions qu’elle décrit également comme typiques de l’État providence libéral, puisque les politiques sociales « réallou[ent] superficiellement les biens existants » aux populations défavorisées (Fraser, 2001 : 36). Les solutions ou remèdes transformateurs ont plutôt comme objectif de s’attaquer aux conséquences de la distribution inique afin d’éliminer les causes des injustices de redistribution. Fraser (2011) associe ce type d’intervention à une position socialiste qui favorise la transformation de la structure de production ou encore la répartition du pouvoir.
Pour Fraser (2011), l’injustice culturelle ou symbolique est « le produit de modèles sociaux de représentation, d’interprétation et de communication » (Fraser, 2011 : 17). Ce type d’injustice peut prendre la forme d’un modèle de domination culturelle, de non-reconnaissance ou de mépris. Elle définit la domination culturelle comme le fait d’être l’objet de modèles d’interprétation qui sont étrangers ou hostiles à l’individu et aux représentations que celui-ci se construit de lui-même. La non-reconnaissance est décrite comme un processus par lequel une personne devient invisible dans un espace social particulier. Enfin, Fraser (2011) voit le mépris comme la dépréciation dont peut être l’objet une personne à travers des interactions quotidiennes ou encore par l’effet de représentations culturelles stéréotypiques. Ainsi, pour Fraser (2004a), les victimes d’injustice culturelle ou symbolique sont des groupes dont le statut dans un espace social particulier est associé à un prestige moindre que celui d’autres groupes sociaux et à une appartenance qui entraîne une remise en question de leur honneur ou de leur estime. Pour combattre les injustices culturelles ou symboliques, Fraser (2011) conçoit également deux types de remèdes : certains correctifs, certains transformateurs. Elle décrit les remèdes correctifs comme typiques du multiculturalisme officiel. Ainsi, ce type de remède correctif propose de valoriser certaines identités collectives dépréciées dans des espaces sociaux particuliers. Il a pour effet de marquer, de consolider, voire de figer, les différenciations identitaires entre différents groupes statutaires. Le remède transformateur destiné à agir sur les injustices culturelles ou symboliques a pour but de déconstruire, de déstabiliser, voire d’éliminer les modèles culturels existants.
Fraser (2011) explique que certains groupes devront faire face à des injustices liées soit à la redistribution, soit à la reconnaissance. Elle souligne toutefois que certains groupes qu’elle qualifie de groupes mixtes doivent faire face simultanément à des injustices de redistribution et de reconnaissance. Elle reconnaît que les femmes constituent un groupe mixte qui fait l’objet tant d’injustices socioéconomiques que d’injustices culturelles et symboliques. Cette mixité des injustices complexifie les solutions apportées, puisque les remèdes correcteurs ou transformateurs de redistribution et de reconnaissance poursuivent des finalités opposées. En effet, les remèdes correcteurs favorisent la différenciation des groupes, alors que les remèdes transformateurs visent à estomper ou à éliminer cette différenciation. Dans ce contexte, les groupes peuvent utiliser des solutions qui s’opposent. Par exemple, Fraser (2011) constate que les politiques correctives de redistribution collective de l’État-providence sont opposées aux politiques transformatrices de reconnaissance. La première favorise la différenciation et la seconde l’élimination des différences statutaires. Ainsi, selon Fraser (2011), pour que les remèdes utilisés contre les deux formes d’injustices subies soient efficaces, ceux-ci doivent avoir comme but commun de consolider la différenciation des groupes ou d’éliminer cette différenciation. Ces solutions qui favorisent simultanément la différenciation et l’indifférenciation peuvent donc être contre-productives.
Contrairement à Fraser (2011), Honneth (2002) associe la justice sociale à la qualité des relations de reconnaissance qui permettent aux individus de se construire une identité et un rapport à soi intact. Il élimine ainsi de son modèle le concept de redistribution. En effet, pour Honneth, une société juste a la capacité d’assurer la mise en oeuvre de conditions favorables à l’établissement et au maintien de relations permettant la reconnaissance mutuelle, reconnaissance qui conduit pour sa part à un épanouissement personnel, à une autonomie individuelle ainsi qu’à une inclusion dans une variété d’espaces sociaux. Selon Honneth (2000, 2002), le développement d’une identité personnelle et un rapport à soi intact se font dans ce qu’il établit comme deux directions : la socialisation et l’intégration morale. D’une part, la socialisation, par l’interaction continue avec une variété d’acteurs sociaux, permet l’intériorisation des formes normalisées de reconnaissance. Ainsi :
L’individu apprend à se percevoir comme membre particulier et à part entière de la société en prenant progressivement conscience de besoins et de capacités propres constitutives de sa personnalité à travers les modèles de réaction positive de ses partenaires d’interaction. Dans ce sens, chaque sujet social est, de manière élémentaire, en fonction d’un univers fait de formes de comportements sociaux réglés par des principes normatifs de reconnaissance réciproque
Honneth, 2002 : 1
Honneth (2002) précise que le retrait, l’absence ou la suppression de telles partenaires d’interactions devient un frein à la construction d’une identité intacte, ce qui peut être considéré comme une situation favorisant le mépris social ou l’invisibilité, constituant ainsi une forme d’injustice.
D’autre part, l’intégration morale des individus se produit par l’institutionnalisation des principes de reconnaissance. Cette institutionnalisation se construit dans trois sphères de reconnaissance reconnues par Honneth (2000) comme étant la sphère de l’amour, la sphère du droit et la sphère de la communauté de valeur. Ainsi, différentes institutions sociales peuvent mettre en oeuvre une diversité de mécanismes qui assurent la reconnaissance dans ces trois sphères. La chercheure ou le chercheur peut, dans ce contexte, analyser comment, dans la sphère de la communauté de valeur, les institutions du travail salarié et le marché capitaliste produisent ou non des formes de reconnaissance pour les différents acteurs qui interagissent dans ces institutions (Renault, 2004). La qualité des interactions dans chacune de ces sphères permet donc à l’individu de s’intégrer dans le social afin de se sentir reconnu (Honneth, 2000).
Selon Honneth (2000), dans chacune de ces sphères de reconnaissance se développe un rapport à soi particulier. Pour cet auteur, la sphère de l’amour offre une forme de reconnaissance primaire. Ainsi, dans la relation avec les parents au cours de l’enfance, à l’intérieur de relations d’amitié et avec des partenaires amoureux, l’individu confiant de la permanence de l’affection de différents objets d’amour devient un sujet autonome, confiant de qui il est comme personne. Il peut ainsi se reconnaître comme « sujet porteur de besoins et de désirs » (Honneth, 2000 : 53), ce qui lui permet de ressentir une confiance en soi solide, confiance qui l’amène à s’engager dans la vie publique. Honneth (2008) note toutefois que l’injustice dans la sphère de l’amour peut prendre la forme de sévices et de violences ; elle a pour effet de porter atteinte à l’intégrité de la personne. Dans la deuxième sphère, celle du droit, l’individu peut à travers ses relations au juridique se construire un respect de soi positif. Le respect et la protection de ses droits permettent ainsi à l’individu de se considérer comme une personne à part entière, une personne qui va recevoir dans l’espace juridique et social un traitement égalitaire par rapport aux autres. L’assurance de cette protection permet à chaque citoyenne et citoyen d’accéder à l’autonomie (Honneth, 2002). L’injustice de reconnaissance dans le domaine du droit est une conséquence de la privation d’un ou de plusieurs droits. Elle a pour effet d’exclure l’individu méprisé et de porter atteinte à son intégrité sociale. Enfin, la troisième sphère, celle des relations avec la communauté de valeur, permet à la personne dans des situations d’interaction de se construire une estime sociale. Pour Honneth (2000 : 157) :
L’expérience de l’estime sociale s’accompagne dès lors d’un sentiment de confiance quant aux prestations qu’on assure ou aux capacités qu’on possède, dont on sait qu’elles ne sont pas dépourvues de « valeur » aux yeux des autres membres de la société.
L’injustice naît ainsi dans ce contexte de la non-reconnaissance de la contribution et de la valeur de l’individu dans l’espace social. Ce type d’injustice a pour effet que l’individu perd son sentiment d’honneur et sa dignité personnelle, puisque sa contribution comme individu est contestée, voire refusée.
Les injustices dans les trois sphères de reconnaissance ont donc pour effet d’invisibiliser l’individu dans l’espace social. Ce processus a pour conséquence de scinder le social en deux espaces distincts, l’espace interne qui accueille les personnes reconnues et le dehors où se réfugient les individus exclus. Cette relégation dans la marge est le résultat de relations de pouvoir où certains individus peuvent en exclure d’autres en raison de leur statut (Clavel, 1998 ; Roy, 1995) ou définir certains de ces rôles comme étant invisibles (Le Blanc, 2009). Ce processus de relégation a pour effet de marginaliser (Becker, 1985), de disqualifier (Paugam, 1991), de désaffilier (Castel, 1994) la personne invisible, la personne non reconnue. Cet état d’invisibilité sociale a pour conséquence que certaines personnes ont des vies qualifiées de subalternes, des vies qui sont injustifiées (Honneth, 2000). Pour Honneth (2000), l’expérience de l’invisibilité sociale peut favoriser le ressenti d’émotions négatives comme la honte ou la colère. L’invisibilité peut également conduire une personne ou un groupe à constater que cette expérience est une conséquence d’un déni de reconnaissance, ce qui peut alors être interprété comme un tort ou une injustice. Cette construction de l’expérience peut conduire un individu ou un groupe à s’engager dans une lutte de la reconnaissance dans l’espace public ou juridique. Honneth (2008) souligne que l’enjeu de la lutte de la reconnaissance consiste à construire une représentation de soi positive dans l’intersubjectivité des relations sociales afin de réparer l’injustice de l’invisibilité ou du déni de reconnaissance. Ainsi, la lutte de reconnaissance pourra donner lieu à des transformations structurelles importantes qui pourront permettre à des individus méprisés d’être reconnus et, le cas échéant, d’accéder à une distribution égalitaire des ressources, mais principalement de favoriser la construction d’une confiance en soi, d’un respect de soi et d’une estime de soi dans les trois sphères qui permettent la reconnaissance.
Bien que la définition de Fraser (2004 a, 2011) et de Honneth (2000, 2002, 2008) de justice sociale soit différente, notamment dans la place qu’ils accordent à la notion de redistribution et la position distinctive accordée au groupe ou à l’individu, cet article utilise leurs concepts pour comprendre la complexité de la lutte de la redistribution et celle de la reconnaissance pour l’équité salariale au Nouveau-Brunswick. Ces théories fournissent ainsi un éclairage important sur les discours du gouvernement et de la Coalition ainsi que dans l’analyse des remèdes proposés pour corriger ou transformer cette inégalité.
Stratégie méthodologique
Une approche qualitative par analyse de contenu (Paillé et Mucchielli, 2012) a été choisie afin de comprendre les actions de la Coalition et celles du gouvernement du Nouveau-Brunswick dans la presse néo-brunswickoise et dans la documentation produites par ces groupes. Les articles publiés entre janvier 2001 et avril 2013 dans de grands quotidiens anglophones et francophones ainsi que dans des journaux et des périodiques néo-brunswickois ont été recensés[3]. À la lecture des journaux, on constate que plus de 3000 articles ont été publiés au cours de cette période dans 15 journaux et périodiques différents. Au nombre de ces articles, on trouve des articles d’information relatant les activités de la Coalition et du gouvernement néo-brunswickois, des articles généraux portant sur le thème de l’équité salariale ou décrivant les réactions sociales relatives à ces questions, de même que des éditoriaux et des lettres d’opinions. Des rapports officiels publiés par le gouvernement et la Coalition ont également été analysés afin d’approfondir le discours officiel construit par ces acteurs. La lecture de ces rapports permet de saisir le vocabulaire, les orientations idéologiques ainsi que les actions proposées et entreprises par chacun de ces acteurs.
Analyse de la lutte de la redistribution et de la reconnaissance
L’analyse documentaire montre la présence de trois périodes distinctes dans la lutte de la redistribution et de la reconnaissance pour l’équité salariale. Le passage d’une période à une autre est ponctué par des événements marquants qui transforment l’orientation de la lutte de la redistribution et de la reconnaissance, tant pour le gouvernement que pour la Coalition. Ces transformations, dans les trajectoires de lutte, sont ainsi influencées soit par la définition ou la redéfinition de la problématique de l’équité salariale, soit par l’introduction de nouveaux remèdes pour agir sur la problématique ou par la mise en oeuvre de ces remèdes. Ces trois périodes sont, de 2001 à 2003, « Construction et sensibilisation à l’équité salariale » ; de 2004 à 2006, « Polarisation d’enjeux portant sur l’équité salariale » et, de 2007 à 2013, « Action du gouvernement et réaction de la Coalition pour l’équité salariale ». Dans les prochains paragraphes, une analyse de ces périodes est présentée à l’aide de la théorisation de Fraser (2004 a et b, 2011) et de Honneth (2000, 2002, 2008).
Période 1 de 2001 à 2003 : Construction et sensibilisation à l’équité salariale
La première période débute en 2001 par la fondation de la Coalition pour l’équité salariale au Nouveau-Brunswick. La Coalition se définit à l’époque comme un regroupement dont la mission est de revendiquer auprès du gouvernement du Nouveau-Brunswick un projet de loi qui permet d’assurer l’équité salariale pour l’ensemble des citoyennes et des citoyens de la province (Coalition pour l’équité salariale, 2001). Durant cette période, la Coalition donne le coup d’envoi à son site internet afin d’informer la population sur la question de l’équité salariale. Elle lance également la journée de l’équité salariale, le 28 novembre 2001. Cette journée marque le moment où, chaque année, les femmes commencent à travailler gratuitement pour leur employeur (Phillips, 29 novembre 2001). Devant la présence répétée de la question de l’équité dans les médias et en réponse aux revendications de la Coalition, le gouvernement institue la Table ronde portant sur l’écart salarial le 22 mai 2002 (Le Moniteur Acadien, 2002). Après dix-huit mois de travaux, la Table ronde publie un rapport final (Gagnon, 2003 ; Nouveau-Brunswick, 2003). À travers ses différentes démarches, l’objectif de la Coalition et du gouvernement est de définir la problématique et les enjeux que celle-ci représente pour la population du Nouveau-Brunswick. Les actions menées ont également eu pour visée de sensibiliser la population aux questions relatives à l’équité et à l’écart salarial. Dans les prochains paragraphes, une analyse de la portée de ces définitions pour la lutte de la redistribution et de la reconnaissance est proposée.
Définition de la problématique par la coalition
Bien que l’équité salariale soit d’emblée définie par la Coalition comme « un salaire égal pour un travail de valeur égale ou comparable » (Coalition pour l’équité salariale, 2001 : 2), celle-ci, par ses différentes sorties médiatiques et la publication de différents rapports (Coalition pour l’équité salariale, 2001, 2002, 2003), précise les injustices créées par la situation de l’équité salariale dans la province. D’une part, la Coalition définit les injustices liées à l’équité salariale comme des injustices de redistribution, en accord avec Fraser (2011). En effet, le lancement de la journée pour l’équité salariale définit la réalité des femmes de la province comme une situation d’exploitation où leur employeur s’approprie injustement le fruit de leur travail (Hachey, 2002). Pour corriger cette situation, la Coalition demande au gouvernement de mettre en place une loi proactive sur l’équité salariale. D’autre part, la Coalition définit les injustices liées à l’équité comme un déni de reconnaissance des femmes dans la sphère juridique (Honneth, 2000). Ainsi, l’absence d’une loi qui protège le droit à l’équité salariale de l’ensemble de la population est décrite comme une atteinte aux droits, en particulier ceux des femmes, puisque, selon la Coalition (2001), ces dernières sont les plus touchées par cette situation. De plus, afin de faire reconnaître l’équité salariale comme un droit fondamental au Nouveau-Brunswick, la Coalition demande à la Commission des droits de la personne d’inclure ce droit dans la Charte des droits de la personne de cette province. Elle réclame également une modification de la procédure de plainte (Coalition pour l’équité salariale, 2003 : 4).
Le processus basé sur les plaintes protège difficilement les droits de la personne, y compris le droit à l’équité salariale. En effet, nous avons observé que de nombreuses femmes se sentent trop vulnérables pour porter plainte, surtout sur une base individuelle. Elles craignent de perdre leur emploi et même leur réputation de bonnes employées si elles portent plainte contre leur employeur. Dans une économie régionale, où « tout le monde connaît tout le monde », il est souvent plus facile de chercher un nouvel emploi que de contester la discrimination.
Cette dénonciation de la procédure de plainte devant la Commission des droits de la personne dans une situation d’iniquité permet de formuler la problématique de l’équité salariale comme un enjeu de non-reconnaissance culturelle et symbolique (Fraser, 2011). En ce sens, sous l’effet de la procédure institutionnelle de plainte, les femmes vulnérables sont contraintes à garder le silence ; elles deviennent donc invisibles. La procédure peut ainsi être décrite comme une pratique autoritaire qui limite les opportunités offertes aux femmes de faire valoir leurs droits et d’être reconnues en tant que groupe statutaire. De plus, Honneth (2000) précise que la non-reconnaissance juridique est une forme de mépris qui favorise l’exclusion des individus, ici les femmes, et qui menace sur le plan identitaire leur intégrité sociale. Enfin, tant pour les questions de redistribution que pour les questions de reconnaissance, la Coalition propose le recours à un remède commun, celui de la reconnaissance juridique de l’équité salariale. Pour atteindre cet objectif, elle exige une loi sur l’équité salariale et la reconnaissance de ce droit dans la Charte. Cette solution peut être définie au sens où l’entend Fraser (2011) comme un remède correctif visant à corriger l’inégalité et à permettre la redistribution équitable des ressources entre les femmes et les hommes qui pratiquent un travail comparable.
Définition de la problématique par le gouvernement du Nouveau-Brunswick
Le gouvernement du Nouveau-Brunswick, à travers les activités de la Table ronde, définit la problématique comme une question d’écart salarial (Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick, 2003). Cette notion est conceptualisée comme « le salaire moyen gagné par les hommes et le salaire moyen gagné par les femmes » (Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick, 2003 : 4). En 2003, la Table établit que le salaire des femmes est 19 % inférieur à celui des hommes de la province. Ce chiffre a été obtenu par le calcul du « taux de rémunération horaire moyen[4] ». Le rapport publié par la Table précise que la cause de cet écart est liée à un facteur clé, celui de la culture.
Notre culture a créé un ensemble d’obstacles au travail pour les femmes, et ces obstacles constituent un désavantage immédiat pour les femmes par rapport aux hommes. Il en résulte une inégalité économique que l’on mesure par l’écart salarial par rapport aux hommes
Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick, 2003 : 13
Une recension des écrits permet aux membres de la Table de conclure que trois facteurs précis contribuent à l’écart salarial. Ces facteurs sont les suivants : « a) les responsabilités familiales des femmes ; b) la ségrégation professionnelle des femmes ; c) la discrimination salariale à l’égard du travail effectué par les femmes » (Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick, 2003 : 40). Ainsi, l’équité salariale est une problématique incluse dans celle de l’écart salarial. Les membres de la Table considèrent donc que la problématique de l’écart salariale est plus globale que celle de l’équité. En parlant de discrimination salariale, la Table reconnaît les injustices de redistribution, notamment en les décrivant comme une situation de marginalisation économique des femmes (Fraser, 2011). Cette définition associe également l’écart salarial à une question d’injustice culturelle ou symbolique, particulièrement de non-reconnaissance et de mépris, au sens où l’entend Fraser (2011) et un déni de reconnaissance dans la sphère sociale au sens où l’entend Honneth (2000), particulièrement en associant l’écart à la ségrégation professionnelle des femmes. De plus, le rapport conclut que l’écart salarial est produit par un écart de productivité entre les hommes et les femmes. Selon les données présentées dans le rapport de la Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick (2003), les causes de cette productivité moindre des femmes sont définies comme un effet du manque de compétences de ces dernières et la présence de lacunes sur le marché du travail. Cette conceptualisation responsabilise en partie les femmes de la province pour l’écart salarial qu’elles subissent. Enfin, ce rapport propose comme remède l’élaboration d’un plan d’action quinquennal. Ce plan rejette toutefois une action législative et mise plutôt sur l’élaboration de mesures volontaires pour favoriser la modification progressive des modèles culturels qui représentent un frein à l’égalité entre les femmes et les hommes (Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick, 2003). Bien que le remède proposé par l’État poursuive une visée de transformation, le plan d’action sommairement formulé ne favorise pas la mise en oeuvre de réformes sociétales ou économiques.
Période 2, de 2004 à 2006 : Polarisation d’enjeux portant sur l’équité salariale
La deuxième période, décrite par l’expression « Polarisation d’enjeux portant sur l’équité salariale », est quant à elle marquée par l’annonce de deux stratégies d’action de part et d’autre pour s’attaquer à la question de l’équité salariale. Ces stratégies donnent lieu à une polarisation des perspectives de chacun des acteurs. Le gouvernement et la Coalition tentent, par diverses interventions médiatiques, de faire reconnaître leur définition de l’écart pour un et de l’équité pour l’autre comme étant la conception la plus juste des enjeux que ce phénomène soulève. Pour rendre crédibles leurs positions respectives aux yeux de la population, ils font appel à des connaissances scientifiques, à des opinions d’experts et à sondages.
Plan d’action de la coalition
Se basant sur la définition de l’équité salariale élaborée au cours de la période 1, la Coalition, pour respecter son objectif, propose au gouvernement un projet de loi sur l’équité salariale. Le Nouveau Parti démocratique, par l’entremise de sa chef Elizabeth Weir, présente à l’Assemblée législative ce projet de loi sous le nom de Projet de loi 77 (Gagnon, 2004a). Il vise, par l’évaluation et la comparaison des emplois, à corriger dans l’ensemble de la province (public, privé) la discrimination systémique. Son but est de corriger les injustices de redistribution et de reconnaissance. L’analyse de la presse permet de constater que, même si le projet de loi est encore au stade de la discussion, il favorise l’association de groupes qui se situent pour ou contre ce projet de loi. D’une part, cette solution crée une solidarité entre les organismes communautaires, les syndicats et les groupes de femmes militantes dans leur lutte pour la redistribution et la reconnaissance de l’équité salariale (Duplain, 2004). D’autre part, le gouvernement au pouvoir, un parti d’opposition et les représentants des entreprises privées s’unissent pour lutter contre la mise en oeuvre du projet de loi, qu’ils définissent comme un frein majeur au développement économique de la province (Gagnon, 2004b). Le processus d’évaluation des emplois, inclus dans la loi, a été perçu par certains comme une menace aux acquis économiques et statutaires des hommes. Par exemple :
As for the fact women as a whole are not paid as well as men, across society, on average, let us first understand what is at work in that figure. It is not necessarily discrimination at all. We should be addresses the true causes, not imposing a seriously flawed and overly bureaucratic scheme that distorts the marketplace
Times and Transcript, 2005
La lutte de reconnaissance pour corriger des injustices envers les femmes est devenue dans la presse comme une lutte de pouvoir entre les syndicats et les employeurs. Malgré les efforts de la Coalition pour mettre en oeuvre une loi proactive et corrective, la polarisation des groupes et la menace d’une déstabilisation économique occasionnée par cette loi ont conduit à la mise en échec du projet de loi.
Plan d’action du gouvernement
Pour faire suite aux recommandations de la Table sur l’écart salarial (2003), le gouvernement du Nouveau-Brunswick lance en juin 2005 le plan d’action quinquennal pour lutter contre l’écart salarial, intitulé « Faire face à l’impératif économique ». Ce plan reprend la définition de l’écart salarial en gardant au centre de la problématique la culture qu’il conceptualise cette fois comme les pratiques et les attitudes sociétales. À cette notion de culture sont rattachés trois facteurs décrits maintenant comme les responsabilités familiales, le regroupement des emplois et la sous-évaluation du travail traditionnel des femmes (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2005). Ce plan d’action propose des remèdes qui se veulent transformateurs, puisqu’il associe l’élimination de l’écart salarial à des transformations sociales : celle de la culture, celle des pratiques sociales, de même que celle de la sous-évaluation du travail traditionnel. Toutefois, ces transformations ne sont pas mises en oeuvre à l’aide de mesures de redistribution ou de reconnaissance, mais selon une rhétorique qui responsabilise la citoyenne et le citoyen comme le moteur exclusif de cette transformation. Le gouvernement propose donc des mesures volontaires non contraignantes qui ont peu ou pas d’effet sur la réduction des écarts salariaux (Chicha, 2006). Il fait ainsi appel au sens moral des citoyennes et des citoyens comme vecteur de cette transformation. Le rapport formule cette responsabilité citoyenne comme suit :
Pour connaître du succès, il faut deux choses. La première est la motivation des Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises. Dans quelle mesure voulons-nous réussir ? Cela tient sans doute du truisme, mais nous devons tous nous rappeler que la mise en oeuvre du plan est volontaire et qu’il vise certaines des attitudes et des comportements traditionnels les plus profondément ancrés des Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises.
Pourtant, dans un processus d’audiences publiques, l’économiste Joan McFarland affirme que « les mesures volontaires, telles que proposées par la Table ronde sur l’écart salarial, n’ont jamais fonctionné ailleurs et [qu’]une loi est nécessaire pour contrecarrer l’iniquité créée par le marché » (Gautreau et Perron, 2014 : 108-109). L’exemple du Québec après la mise en place d’une loi sur l’équité salariale dans le secteur privé pourrait servir de modèle, sachant que « 68 % des entreprises [québécoises] déclarent avoir mis en place des processus d’équité salariale – des résultats sûrement plus élevés que ceux obtenus par des mesures volontaires » (Gautreau et Perron, 2014 : 111). En ce sens, le rapport d’étape sur le plan d’action quinquennal sur l’écart salarial indique que celui-ci a diminué de 1 % entre 2005 et 2007, soit depuis la mise en oeuvre des mesures volontaires.
Même si la définition d’écart salarial reconnaît la marginalisation économique des femmes, donc les problèmes de redistribution (Fraser, 2011), de même que la non-reconnaissance du statut des femmes, les remèdes proposés dans ce plan quinquennal proposent d’agir sur d’autres questions que celles de la reconnaissance et de la redistribution. De plus, les mesures correctives avancées font fi de la division sexuelle du travail qui suppose deux principes organisateurs : la séparation et la hiérarchisation (Kergoat, 2010). Analysons deux remèdes proposés pour comprendre comment ceux-ci font abstraction de la division sexuelle du travail. Une première solution possible suggère d’« offrir plus de choix en matière d’horaires de travail variables et à temps partiel ainsi que [de] s’assurer que ces employés touchent un salaire égal et bénéficient des mêmes avantages que les employés à temps plein » (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2005 : 8). Que signifie au juste ce remède ? Que veut-il corriger ? Que veut dire modifier leurs horaires pour qu’ils soient adaptés à leurs tâches familiales ? Ce remède cherche-t-il à favoriser un retour à la maison ou une plus grande participation sur le marché du travail ? Sachant, par exemple, que le travail à temps partiel contribue à l’appauvrissement des femmes (Townson, 2003), donc au dénuement de celles-ci (Fraser, 2011), que cherche au juste le gouvernement ? Selon l’analyse de Fraser (2011), ce remède ne permet pas d’agir sur la question de la redistribution et de la reconnaissance. Qui plus est, du point de vue de Honneth (2000), le remède proposé ne favorise pas l’estime sociale des femmes, laquelle leur est niée à travers la dévalorisation de leur contribution au marché du travail. En effet, le plan propose entre autres aux femmes de se réorienter dans des secteurs d’emploi moins traditionnellement féminins au lieu de valoriser leur implication actuelle (principe de hiérarchisation). En outre, le gouvernement suggère de « s’assurer que les jeunes femmes explorent une grande variété d’options de carrière, et ce, dès leur plus jeune âge » (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2005 : 8). Bien sûr, il est essentiel pour une société démocratique de permettre à tous ses citoyens et citoyennes d’explorer une diversité de choix de carrières. C’est particulièrement le cas pour les jeunes filles, qui sont sous-représentées dans les domaines des sciences, des technologies, de l’ingénierie et des mathématiques (Gaudet et Lapointe, 2008). Cela est d’autant plus nécessaire que les carrières traditionnellement masculines offrent des conditions salariales supérieures à celles qui sont associées aux emplois traditionnellement féminins liés au care. Toutefois, cette solution ne participe pas à la reconnaissance du travail féminin. Bien que le plan reconnaisse la ségrégation professionnelle des femmes, il semble ignorer la source de cette ségrégation qui, elle, repose sur des structures sociales androcentriques qui placent le travail des femmes d’un côté et celui des hommes de l’autre (principe de séparation) (Kergoat, 2010). De plus, ce remède ne permet pas d’agir sur l’estime sociale des femmes, donc sur la valeur des emplois traditionnellement féminins et des tâches du care pour plusieurs des emplois qui s’y rattachent (Honneth, 2000, 2008). Enfin, comme le précise Fraser (2011, 2012), pour remédier à des injustices économiques, sociales ou de genres, il faut que les politiques visent de façon simultanée la redistribution et la reconnaissance, ce qui n’est pas envisagé dans le plan.
Période 3, de 2007 à 2013 : Action du gouvernement et réaction de la Coalition
La troisième période est marquée par la mise en oeuvre d’un plan quinquennal et par l’adoption du projet de loi 2009 sur l’équité salariale pour s’attaquer à la question de l’équité. Ainsi, le gouvernement concentre ses efforts sur le processus d’évaluation d’emplois ciblés et sur la sensibilisation des entreprises privées au phénomène de l’équité salariale. La Coalition, durant cette période, agit comme observateur critique de ce processus d’évaluation. Cette période est donc décrite dans ce travail comme « Action du gouvernement et réaction de la Coalition ».
Action du gouvernement
En 2007, le gouvernement publie son premier rapport d’étape portant sur l’écart salarial : Rapport sur le Plan d’action quinquennal sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick. Dans ce rapport, il fait un suivi des démarches proposées en 2005. Le gouvernement s’engage à travailler à la fois sur quatre objectifs : la modification des attitudes dans la société, l’accroissement d’un meilleur partage dans les obligations familiales, la réduction de regroupement des emplois de femmes et, enfin, l’accroissement de recours à des pratiques d’équité salariale. Bien que les trois premiers objectifs puissent être analysés en profondeur, il s’agit ici de mieux saisir les démarches du gouvernement en matière des pratiques d’équité salariale.
En 2007, le gouvernement entame l’exercice de l’équité salariale pour quatre groupes d’employés dans le secteur privé[5]. Ces premières démarches consistent surtout à mener des consultations auprès des groupes de femmes afin de commencer les évaluations de postes (Gouvernement du N.-B., 2007). À cette étape, le gouvernement continue de privilégier les mesures volontaires pour le secteur privé et il cherche à montrer l’exemple « en mettant en oeuvre des évaluations d’emplois qui mèneront à l’équité salariale chez des organismes qui concluent des contrats avec le gouvernement » (Coalition pour l’équité salariale, 2009 : 1 ; Savoie, 2007). En même temps que ce processus d’évaluation a lieu pour le secteur privé, le gouvernement annonce dans son discours du trône de novembre 2008 le dépôt d’une nouvelle Loi sur l’équité salariale qui vise l’ensemble du secteur public. Cette loi, adoptée par l’Assemblée législative en juin 2009, entre en vigueur en avril 2010 (Dupuis, 2010). Il y a donc deux types d’actions qui s’entrecroisent : l’une orientée vers le secteur public et l’autre vers le secteur privé. À l’heure actuelle, au Nouveau-Brunswick, des actions pour atteindre l’équité salariale dans plusieurs secteurs d’emploi sont en processus de réalisation. Le gouvernement a mis en place des mécanismes d’évaluation pour cet exercice. Toutefois, l’analyse de la documentation produite par la province révèle que le travail fait dans le secteur hospitalier ne permet pas d’identifier clairement les catégories d’emplois dans ce secteur et dans la fonction publique qui sont en évaluation (Gouvernement du N.-B., 2009, 2013). À la lumière des analyses de Fraser (2011) et de Honneth (2000), la sélection de ces quatre professions peut être interprétée comme une première étape vers la reconnaissance, celle de rendre visibles des emplois traditionnellement féminins et d’apprécier le travail que font les femmes dans des secteurs d’emploi où elles sont en majorité. Pour Honneth (2000), cela peut marquer le début d’une reconstruction de l’estime sociale des femmes occupant ces emplois. La conclusion du processus d’évaluation peut constituer la mise en place d’un remède correctif visant la redistribution, c’est-à-dire l’équité salariale (Fraser, 2011).
Réaction de la Coalition
Durant cette période, la Coalition agit comme observateur critique de tout le processus d’évaluation et de mise en oeuvre de la Loi de 2009 sur l’équité salariale[6]. Par exemple, elle organise des rencontres de concertation provinciales dont l’objectif est de sensibiliser les acteurs et d’aviser le gouvernement et les syndicats sur les questions relatives à l’équité salariale (Coalition pour l’équité salariale, 2007a, 2010a, 2013b). La Coalition informe la population par le biais de conférences de presse sur les retards concernant le processus d’évaluation, la mise en oeuvre de la loi et les ajustements salariaux (Coalition, 2007b, 2010b, 2011, 2012a). Il s’agit également lors de ces points de presse de présenter les résultats de leurs analyses portant sur le processus d’évaluation des emplois et sur la loi de 2009. Elle élabore les principes fondamentaux de l’équité salariale et vérifie si la loi et les règlements qui en découlent respectent ces principes (Coalition, 2013a, 2013b). Parallèlement à ces actions, la Coalition et ses membres continuent de faire du lobbying politique pour faire avancer le dossier de l’équité salariale et faire adopter une loi touchant le secteur privé (Coalition, 2010a, 2010b, 2012b 2013a, 2013b). Parmi leurs arguments, la Coalition estime que la mise en place d’un processus d’évaluation mené par le gouvernement dans quatre secteurs d’emploi et l’adoption de la Loi de 2009 sur l’équité salariale constitue une victoire partielle, puisque cette nouvelle loi ne touche ni le secteur privé ni les secteurs, tels que les municipalités, les universités et les agences privées, qui offrent des services pour le gouvernement (Coalition pour l’équité salariale, 2010a). De plus, la Coalition dénonce le fait que les ajustements de salaires pour les emplois dans le secteur privé qui ont terminé leur évaluation (les intervenantes de soutien à domicile et les éducatrices à la petite enfance) ne sont pas encore en vigueur en 2011, alors que le processus est terminé depuis une année déjà (Coalition pour l’équité salariale, 2011). C’est donc en juin 2012 que le processus d’évaluation prend fin pour tous les secteurs visés et « seulement deux des huit catégories d’emploi évaluées ont des ajustements salariaux qui seront étalés sur cinq ans » (Coalition pour l’équité salariale, 2012b : 1).
Dans le secteur public, maintenant régi par la loi 2009, aucun progrès notable n’a été fait selon la Coalition (Coalition pour l’équité salariale, 2012b). Celle-ci considère que, même si le gouvernement a injecté 6,4 millions, ce montant est insuffisant pour répondre aux besoins des ajustements salariaux. Pour cet organisme, la province ne fait pas de l’équité salariale une priorité (Coalition pour l’équité salariale, 2012b). Enfin, au moment de la rédaction de cet article, l’analyse de différents rapports rédigés par la Coalition permet de constater que cet organisme poursuit son travail d’analyse des actions gouvernementales (Coalition pour l’équité salariale, 2013a ; 2013b). Dans ces derniers, la Coalition constate la lenteur du processus, la méthodologie et les comparateurs utilisés pour procéder à l’évaluation des postes (Coalition pour l’équité salariale, 2013a ; 2013b). Chiffres à l’appui, elle démontre que le processus d’évaluation et l’utilisation des comparateurs masculins posent problème et ne reflètent pas la réalité de la rémunération des femmes (Coalition pour l’équité salariale, 2013b). Par exemple, selon les calculs du gouvernement, le taux horaire des administratrices et du personnel d’encadrement dans le secteur de la garde d’enfants subit une baisse de 2,16 $ l’heure. Autre exemple, les travailleuses d’approche des maisons de transition perdent 5,39 $ l’heure. Les observations critiques menées par la Coalition mettent en lumière la faiblesse des remèdes mis en oeuvre par le gouvernement, puisqu’ils conduisent à une diminution salariale pour certains groupes. Les analyses de la Coalition conduisent à s’interroger sur les effets de ce processus sur la vie des femmes. Ainsi, la lenteur de ce processus, les choix méthodologiques et des comparateurs peuvent-ils conduire à un mépris, à une non-reconnaissance et à une invisibilisation des femmes et de la valeur de leur travail ?
Dans l’ensemble, les efforts de la Coalition pour remettre en question le processus et le rendre public contribuent à faire reconnaître la valeur de l’apport des femmes dans certains emplois, surtout ceux en processus d’évaluation et les emplois qu’elle souhaite voir inclus dans ce processus. La Coalition rencontre les femmes concernées par le processus d’évaluation dans des forums provinciaux et rappelle à ces travailleuses la valeur sociale de leur travail. Elle répète que le processus d’équité salariale constitue un droit fondamental qui participe à une justice sociale. Ces actions cherchent à développer une prise de conscience chez les femmes pour qu’elles-mêmes revendiquent leur droit à la redistribution, à la reconnaissance sociale (Fraser, 2011) et juridique (Honneth, 2000).
Qu’en est-il de l’équité salariale au Nouveau-Brunswick en 2015 ?
Après douze ans de lutte au Nouveau-Brunswick, tant du côté de la Coalition que du gouvernement, que s’est-il passé réellement pour rendre la province plus égalitaire entre les femmes et les hommes? En 2001, l’écart salarial était de 21 % et, en 2013, il est de 11,1 %. Statistiquement, ces chiffres pourraient dire que les remèdes mis en oeuvre par le gouvernement fonctionnent, puisqu’on note une réduction de l’écart salarial. On pourrait même croire que tout est presque réglé. Ces chiffres ne permettent toutefois pas de comprendre si ce sont les femmes qui ont connu une augmentation salariale ou si ce sont les hommes qui ont connu une diminution de salaire. Qu’en est-il donc réellement de la question de la redistribution et de la reconnaissance du travail des femmes, étant donné, comme le dit Fraser (2012 : 223), qu’« on ne pourra mettre fin aux injustices de genre qu’en changeant à la fois l’ordre économique et l’ordre statutaire de la société contemporaine. Modifier seulement l’un ou l’autre ne suffira pas ». Pour comprendre les effets, revoyons les remèdes mis en oeuvre par le gouvernement et la Coalition.
Bien que le rapport de la Table ronde sur l’écart salarial et les rapports d’étape du plan quinquennal aient développé une rhétorique visant une transformation globale de la culture et des pratiques sociales et qu’ils aient proposé une diversité d’outils pour appuyer, voire soutenir les transformations souhaitées, l’absence de politiques publiques (p. ex. un programme universel de garderie) qui actualisent cet engagement du gouvernement semble avoir empêché de réelles transformations sociales. Le gouvernement, en rendant la citoyenne, le citoyen en grande partie responsable de la transformation, laisse le fardeau de la justice sociale entre les mains des individus qui, en fonction de leur statut, sont parfois vulnérables, invisibles ou méprisés. Cette individualisation de la transformation rend les remèdes ambigus. Bien que le gouvernement dise vouloir reconnaître les femmes qui occupent des emplois traditionnellement féminins, ils conseillent à ces dernières de trouver un emploi dans un secteur plus lucratif, c’est-à-dire traditionnellement masculin. Le message du gouvernement dit donc deux choses en même temps : « Nous reconnaissons votre valeur, mais vous devez revoir vos choix. » Ce double discours a pour effet de dévaloriser le travail des femmes. Cette dévalorisation est confirmée par plusieurs actions du gouvernement. Premièrement, la lenteur du processus d’évaluation et de réajustement des salaires n’entraîne-t-elle pas une humiliation et une offense aux femmes ayant pour conséquence d’atteindre leur honneur et leur dignité (Honneth, 2008) ? Deuxièmement, la méthodologie utilisée[7] et les indicateurs de comparaisons sélectionnés ont fait en sorte que deux groupes de catégories d’emploi sur huit ont subi un réajustement salarial à la hausse, une catégorie d’emploi dont le salaire a été qualifié de juste et cinq ont subi une dévalorisation salariale (Coalition pour l’équité salariale, 2012c). Les résultats de ce processus d’équité conduisent à trois interrogations : Les gains minimes ou les diminutions salariales visant la redistribution ont-ils eu des effets sur la reconnaissance statutaire des femmes (Fraser, 2012) ? Ce processus a-t-il contribué à « mettre fin à la subordination statutaire en garantissant aux femmes le statut de membres à part entière de la société, à même de participer à la vie sociale sur un pied d’égalité avec les hommes » (Fraser, 2012 : 230) ? Les femmes des autres secteurs d’emploi qui veulent se prévaloir d’un processus d’équité décideront-elles d’entreprendre de telles démarches, si elles risquent des diminutions salariales ? Troisièmement, le gouvernement refuse de légiférer dans le secteur privé, favorisant plutôt des mesures volontaires. Ce sont les entreprises privées qui décideront ou non d’offrir aux femmes un salaire équitable. N’est-il pas utopique de croire, dans un système capitaliste orienté vers la production et les profits, que des entreprises décideront volontairement de s’attaquer à la marginalisation et au dénuement des femmes ? Enfin, selon la philosophie de Honneth (2000), le gouvernement, en légiférant dans le secteur public, a agi sur la reconnaissance juridique. Toutefois, cette reconnaissance est limitée à un nombre restreint de femmes (secteur public), une majorité d’entre elles demeurant privées de leur droit fondamental d’avoir un salaire juste et équitable. Elles sont donc exclues d’une réelle participation sociale. Dans une autre perspective, Rose (2014) ainsi que Gautreau et Perron (2014) reconnaissent l’effort du gouvernement dans les différents exercices d’équité salariale. Cet exercice que fait le gouvernement appuie le processus de reconnaissance de l’équité salariale, donc une certaine valorisation du travail des femmes. Toutefois, Rose (2014) montre clairement que l’exercice entrepris par le gouvernement comporte des biais méthodologiques qui ont des effets discriminatoires. Gautreau et Perron (2014), quant à elles, dénoncent la lenteur du gouvernement dans ces démarches d’équité, notamment dans la redistribution des versements d’équité.
Conclusion
En conclusion, depuis 2001, les femmes du Nouveau-Brunswick ont peu tiré profit de cette lutte de la redistribution et de la reconnaissance. Les remèdes mis en oeuvre « laisse[nt] intacte la structure profonde qui engendre l’inégalité » de genre (Fraser, 2004b : 131). De plus, ils ne s’attaquent pas aux sources de la division sexuelle du travail, tant sur le plan de la séparation que de la hiérarchisation. Comment peut-on valoriser davantage le travail traditionnellement féminin pour qu’il atteigne la même valeur que le travail traditionnellement masculin pour les personnes, hommes ou femmes, qui choisissent le travail du care ? Comment peut-on favoriser une meilleure intégration des filles ou des femmes dans des emplois traditionnellement masculins, sans pour autant accorder une valeur suprême à ces professions ? À ce stade-ci, la proposition de la Coalition d’adopter une loi proactive qui touche autant le secteur privé que le secteur public est un modèle correctif qui, s’il ne règle pas tout, permet tout de même de s’engager dans la voie d’une certaine égalité entre les femmes et les hommes, favorisant ainsi la justice sociale. À condition que la méthode employée soit juste et équitable pour les femmes. Maintenant dans un monde idéal, comme le souligne Fraser (2012), la Coalition peut envisager des remèdes transformateurs pour s’attaquer aux normes androcentriques de la société. La Coalition peut ainsi envisager de proposer des solutions dans lesquelles « la hiérarchie de la différence binaire entre les sexes est remplacée par un réseau de multiples différences qui s’entrecroisent » (Fraser, 2004b : 136), sachant, comme l’indique Kergoat (2010), que la division sexuelle du travail n’est pas une « donnée immuable » (Kergoat, 2010 : 64).
Les résultats de cette recherche permettent de comprendre que durant la première phase, de 2001 à 2003, la Coalition et le gouvernement ont constaté les injustices de redistribution et les injustices de non-reconnaissance eu égard à l’équité salariale. La Coalition a proposé à cette époque un remède correctif de redistribution, c’est-à-dire l’adoption d’une loi qui a été rejetée par le gouvernement qui, lui, visait plutôt des mesures volontaires dans une perspective de transformation sociale. Dans la deuxième phase, de 2004 à 2006, on constate une polarisation des enjeux ; les stratégies et les remèdes utilisés de part et d’autre sont plus catégoriques. La Coalition, par l’entremise d’une chef de parti, dépose un projet de loi, remède correctif, qui vise la redistribution et la reconnaissance. Le gouvernement continue pour sa part de miser et d’insister sur la mise en place de mesures volontaires pour transformer des modèles culturels discriminatoires. Il se dispense ainsi de son obligation d’assurer l’équité salariale en responsabilisant les citoyennes et les citoyens. Malgré la mise en oeuvre de différentes stratégies, cette phase ne donne pas lieu à des corrections ou à des modifications significatives. La troisième phase, de 2007 à 2013, se caractérise par la mise en place de la Loi de 2009 sur l’équité salariale qui s’applique à l’ensemble de la fonction sur l’équité salariale et par l’exercice d’équité salariale dans cinq catégories d’emplois du secteur privé. Le gouvernement a donc agi. Par contre, la stratégie utilisée polarise encore le débat sur l’équité salariale au Nouveau-Brunswick entre le gouvernement et la Coalition, puisque les résultats obtenus sont jugés insatisfaisants par la Coalition et les groupes de femmes qui ont participé à ces processus. Après plus de 15 ans d’actions, l’équité salariale n’est pas encore atteinte dans plusieurs secteurs d’emploi. Chacun des acteurs impliqués se positionne différemment sur les remèdes à employer et sur les effets de ces derniers. Bien qu’ils aient soulevé la question de l’équité comme un principe de justice sociale, comme une forme de reconnaissance incontournable dans une société démocratique, les stratégies et les remèdes utilisés ne permettent pas, comme l’indique Fraser (2011 : 81), de « changer les institutions sociales ou, plus précisément, de changer les valeurs régulant l’interaction qui sont un obstacle à la parité de participation dans tous les lieux institutionnels opportuns ».
Durant les trois phases qui ont été analysées, des stratégies et des solutions ont été déployées pour remédier aux injustices liées à l’équité salariale. À l’avenir, pour mieux comprendre les effets de celles-ci, il apparaît important de donner la parole aux personnes, notamment les femmes, qui ont vécu l’exercice d’équité salariale. Il s’agirait de mieux comprendre comment ces travailleuses ont vécu le processus d’évaluation de leurs emplois, de mieux comprendre, le cas échéant, les effets de ce processus sur la perception qu’elles ont d’elles-mêmes comme travailleuses, de la valeur de leur travail et des conditions dans lesquelles elles travaillent. Cette démarche de recherche pourrait mettre en perspective les effets pratiques de l’ensemble des stratégies et des remèdes élaborés par le gouvernement et par la Coalition pour l’équité salariale.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pour bien comprendre cette lutte menée par les militantes néo-brunswickoises depuis le début des années 1960, voir le texte de Gautreau et Cormier (2000) qui relate les nombreuses discriminations salariales pratiquées à l’égard des femmes de cette province ainsi que la lutte de ces dernières pour y remédier. Voir aussi le texte de Gautreau et Perron (2014) qui analyse l’histoire de la Coalition pour l’équité salariale, de sa fondation en 2001 jusqu’à 2014.
-
[2]
Au Nouveau-Brunswick, selon le rapport du Bureau des ressources humaines de la province, la fonction publique est divisée en trois catégories. La partie I fait référence aux employés qui travaillent directement dans les ministères et forment ce qu’on appelle communément la fonction publique. « La partie II regroupe le personnel du système scolaire, à savoir les enseignants, les conducteurs d’autobus et les employés des districts scolaires. La partie III rassemble tous les employés du secteur hospitalier » (Gouvernement du N.-B., 2011 : 1). Toutefois, en vertu de la Loi relative aux relations de travail dans le service public, la fonction publique est divisée en quatre catégories. Les trois catégories expliquées précédemment et la dernière catégorie, selon cette loi, font référence aux commissions gérées par la province, par exemple la Commission de la santé, de la sécurité et de l’indemnisation des accidents au travail, aux différentes corporations, par exemple la Corporation de commercialisation d’énergie du Nouveau-Brunswick, aux sociétés de la Couronne, par exemple la Société des alcools du Nouveau-Brunswick, et au Collège communautaire du Nouveau-Brunswick.
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[3]
Au nombre des journaux néo-brunswickois recensés, notons : L’Acadie Nouvelle, Currents, the Brunswikan, The Daily Gleaner, L’Écho, L’Étoile, Le Front, Hebdo Chaleur, Le Madawaska, Miramichi Leader, Le Moniteur acadien, the New Brunswick Free Press, the Northern Light, the Post Gazette, La République, Riverview This Week, Saint-Jeannois, Telegraph-Journal, Times and Transcript, the Tribune, la Voix de Restigouche et le Victoria Star.
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[4]
Selon le Rapport final de la Table ronde sur l’écart salarial au Nouveau-Brunswick (2003 : 17), « La définition formelle de l’écart salarial ou de l’écart salarial lié aux sexes est un indicateur statistique de l’écart entre le salaire moyen des hommes et le salaire moyen des femme. Pour calculer l’écart salarial, il faut diviser le salaire moyen des femmes par le salaire moyen des hommes, puis multiplier le résultat par 100. C’est ce qui permet d’obtenir le salaire moyen des femmes en tant que pourcentage par rapport à celui des hommes. Enfin, “l’écart” entre les salaires est déterminé en soustrayant ce nombre de 100 %. Aujourd’hui, par exemple, les femmes gagnent 80,9 % du salaire des hommes, ce qui signifie que l’écart salarial est de 19,1 % (selon le taux de rémunération horaire moyen) » (Combler l’écart salarial au Nouveau-Brunswick – Un impératif économique, p. 17).
-
[5]
Ces secteurs d’emploi sont le personnel de garde d’enfants, le personnel des services de soutien à domicile, le personnel des maisons de transition (au Nouveau-Brunswick, on appelle maisons de transition les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence) et les fournisseurs de soins directs dans les résidences communautaires.
-
[6]
La Loi de 2009 sur l’équité salariale qui s’applique à l’ensemble de la fonction publique et aux sociétés de la Couronne reflète les pratiques du gouvernement fédéral ainsi qu’une majorité de provinces canadiennes, à l’exception du Québec et de l’Ontario qui ont une loi proactive touchant à la fois le secteur privé et le secteur public (Chicha, 2006 ; Hallée, 2005).
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[7]
Dans une analyse sollicitée par la Coalition pour l’équité salariale, Ruth Rose (2014a et b) décortique la méthodologie utilisée dans l’exercice de l’équité salariale au Nouveau-Brunswick. Pour mesurer l’équité salariale, il faut normalement suivre les étapes suivantes : la construction d’équipes multipartites composées des acteurs touchés (employeurs, employées) par l’exercice d’équité, l’identification des catégories d’emplois à prédominance féminine et masculine, le choix d’un instrument d’évaluation comprenant des facteurs et des sous-facteurs qui sont ensuite pondérés, l’élaboration des définitions des emplois ; l’évaluation des catégories d’emplois ; l’analyse d’équité salariale en comparant les points et les salaires des catégories d’emplois à prédominance féminine avec ceux des emplois à prédominance masculine ; et, enfin, l’ajustement des salaires des catégories d’emplois à prédominance féminine s’ils sont sous-payés par rapport aux emplois à prédominance masculine (2014b).
Dans certains milieux de travail comme les services de garde, il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine. Il faut donc adapter la méthodologie. Le Nouveau-Brunswick a construit la sienne en s’inspirant de celle en vigueur au Québec. Rose (2014a) reconnaît que plusieurs biais méthodologiques sont survenus au cours des différents exercices d’équité. D’une part, les femmes sélectionnées pour se joindre aux équipes de travail étaient pour la plupart non syndiquées. Elles n’ont donc pas pu bénéficier de la protection d’une équipe syndicale expérimentée. De plus, ces femmes sans protection d’emploi devaient négocier avec des employeurs et des représentants de l’État qui, eux, bénéficiaient d’un soutien organisationnel. D’autre part, plusieurs ajustements ont été apportés à la méthodologie québécoise en ce qui concerne les emplois à prédominance masculine.
Comme les catégories d’emplois analysées ne possédaient pas de comparateurs masculins, des comparateurs fictifs ont été créés, soit le « préposé à l’entretien » et le « contremaître », comme la loi québécoise le propose. Cependant, le gouvernement néo-brunswickois a déterminé le salaire du préposé à l’entretien à partir d’un sondage mené auprès d’un faible échantillon de 49 employeurs dont il a éliminé quatre employeurs parce que les salaires qu’ils pratiquaient étaient jugés trop élevés par rapport au marché du travail de la province et trois employeurs parce qu’ils ne connaissaient pas les salaires de leurs employés. Le salaire ainsi déterminé était donc peu élevé. Le Québec précise que le taux horaire de rémunération attribué à la catégorie « préposé à l’entretien » doit gagner 60 % du taux horaire du salaire du contremaître. Cette norme de 60 % est basée sur des données relatives de la différence salariale entre ces deux catégories d’emplois. Dans les exercices effectués au Nouveau-Brunswick, c’est plutôt le ratio de 80 % qui a été employé, au lieu de 60 %, menant à un salaire peu élevé pour le contremaître, puisqu’il était calculé à partir du salaire du préposé à l’entretien. Pour Rose (2014a), ce chiffre de 80 % n’est pas basé sur des données probantes, mais plutôt sur un choix arbitraire, puisqu’aucune source scientifique n’est utilisée pour justifier ce ratio. L’analyse de Rose (2014a) révèle également que la description des tâches et des fonctions du contremaître, et donc du pointage qui en résulte, est problématique. Elle précise que les tâches attribuées au contremaître se rapprochent de la définition de cadre supérieur plutôt que de cadre intermédiaire. Ainsi, toutes les catégories d’emplois à prédominance féminine ont obtenu une valeur peu élevée, comparativement au contremaître, diminuant encore davantage leur salaire. Enfin, l’analyse de Rose (2014a) précise que le calcul du taux horaire de rémunération n’incluait pas les avantages sociaux ou l’indexation au coût de la vie.
Rose (2014a) note donc que l’exercice n’était pas basé sur des salaires et des descriptions d’emplois qui « reflètent la réalité du marché du travail du Nouveau-Brunswick » (2014a : 7), ce qui peut s’avérer problématique. Elle conclut en précisant : « Les résultats des exercices effectués illustrent le fait que, quand on veut, on peut utiliser cet instrument pour bloquer l’établissement de l’équité salariale plutôt que de la promouvoir » (2014a : 8).
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