Résumés
Résumé
Une pratique de recrutement et de sélection devenue usitée, soit la consultation des profils individuels publiés sur les médias sociaux, suscite des questions quant à sa légitimité, particulièrement en ce qui a trait aux critères à respecter pour qu’elle soit conforme aux exigences légales. C’est pourquoi nous avons examiné trois enjeux juridiques s’y rapportant : le respect de la vie privée des utilisateurs de médias sociaux; l’obtention, lorsqu’il est requis, de leur consentement pour consulter leur profil; et le respect du droit à l’égalité en emploi. L’exploration de la doctrine et de la jurisprudence québécoises a inspiré les conclusions suivantes. La consultation des médias sociaux pour recruter et sélectionner est interprétée différemment selon les contextes; ainsi, il n’y a pas de réponse univoque à la question sur l’atteinte à la vie privée car celle-ci dépend de l’expectative de vie privée, variable selon les attentes de chaque utilisateur et les circonstances. Une certitude : la consultation des profils n’est justifiée que par la recherche de renseignements non discriminatoires permettant d’étayer la capacité des candidats d’occuper l’emploi postulé. Toutefois, il est difficile de prouver qu’un motif interdit de discrimination tiré du profil paru sur les médias sociaux explique le rejet d’une candidature.
Mots-clés :
- Médias sociaux,
- dotation,
- vie privée,
- consentement
Corps de l’article
Le recrutement et la sélection du personnel, deux composantes de la dotation, visent à attirer et à choisir des personnes capables de combler, conformément à leurs exigences, les postes offerts par une organisation. Cette recherche de candidats compétents et motivés s’inscrit dans un contexte marqué par l’action de trois forces, dont les deux premières sont de nature conjoncturelle et la troisième de nature structurelle. D’une part, le marché du travail influence la disponibilité de la main d’oeuvre recherchée, en raison notamment de la démographie, et les difficultés de rétention des employés, causées par leur recherche d’une mobilité accrue (Bourhis, 2013). D’autre part, des impératifs économiques exigent de rendre plus efficaces les pratiques de gestion, entre autres par le recours à de nouvelles technologies, et de contrôler les ressources financières à déployer pour rejoindre et choisir les candidats potentiels : ceux-ci ont une incidence sur le nombre et la qualité des recrues, ainsi que sur la rapidité du processus. Finalement, le cadre juridique conditionne le choix et la déclinaison des pratiques de recrutement et de sélection et influence leur légitimité.
C’est sous l’effet combiné des deux forces conjoncturelles mentionnées que les pratiques de dotation des organisations ont récemment évolué et que l’utilisation des médias sociaux à des fins de recrutement et de sélection du personnel s’est répandue (Jeske & Shultz, 2016; Roth, Bobko, Van Iddekinge, & Thatcher, 2016; Bourhis, 2013; Ouellet, 2011). Malgré ses avantages, cette nouvelle pratique suscite des questions quant à sa conformité légale.
Cet enjeu de la conformité légale fait l’objet de l’étude présentée dans ce texte, dont l’objectif est de déterminer les conditions à respecter pour que l’utilisation des médias sociaux à des fins de dotation respecte les dispositions du cadre juridique régissant les entreprises qui relèvent de la compétence du législateur québécois en matière de relations de travail. Étant donné qu’aucune loi ne porte spécifiquement sur l’utilisation des médias sociaux en contexte de dotation, nous avons examiné comment les différentes dispositions législatives encadrant plus généralement le recrutement et la sélection du personnel s’y appliquent (Dubois, 2012). Trois questions initialement formulées par Lamothe (2018) résultent des particularités que présente l’usage des médias sociaux à des fins de dotation en ce qui concerne leur conformité aux exigences du cadre juridique. Premièrement, est-ce que la consultation des renseignements disponibles sur les médias sociaux porte atteinte à la vie privée des candidats? Le cas échéant, cette atteinte est-elle justifiée? Deuxièmement, est-il nécessaire d’obtenir le consentement pour consulter, recueillir et utiliser les renseignements personnels qui s’y trouvent? Troisièmement, est-ce que l’accessibilité à des renseignements personnels disponibles sur les réseaux sociaux laisse davantage prise à la discrimination en contexte de sélection? Cet article vise à apporter des éléments de réponse à ces trois questions après avoir précisé comment les médias sociaux s’insèrent dans le recrutement et la sélection du personnel.
I. L’utilisation des médias sociaux en dotation
Pour être en mesure d’évaluer la conformité de l’utilisation des médias sociaux à des fins de recrutement et de sélection au cadre juridique, il convient d’abord de la situer dans le contexte général de la dotation. Pour ce faire, des précisions sur le processus de dotation seront apportées afin, notamment, de cerner les critères auxquels devraient se conformer les pratiques en matière de recrutement et de sélection (1.1), avant de présenter plus particulièrement l’utilisation des médias sociaux en contexte de dotation (1.2).
1.1 La dotation
Le recrutement et la sélection du personnel sont deux composantes de la dotation qui, en règle générale, constituent deux étapes successives. Le recrutement est une forme de mise en marché qui vise à attirer des candidats, en nombre et en qualité adéquate, pour combler les postes disponibles, actuellement ou dans le futur. De son côté, la sélection fait référence au processus de collecte d’information et de décision menant au choix de candidats jugés aptes et motivés à combler les postes disponibles. Même s’il arrive que le choix des candidats précède la démarche destinée à les attirer, les pratiques devraient toujours se conformer à des normes semblables.
Le recrutement et la sélection du personnel contribuent à la mobilité des personnes en milieu de travail, entre autres par leur entrée dans une organisation, et constituent de ce fait un enjeu important pour les organisations, les individus et la société. Pour les organisations, le nouveau personnel peut avoir un impact sur leur capacité de se renouveler, leur performance et leur tissu social. Pour les individus, elle leur ouvre la voie vers des postes susceptibles de leur apporter bonheur et succès s’ils sont choisis en conformité avec des critères pertinents de sélection; elle peut aussi les exclure de façon injuste et brimer leurs aspirations, si leur rejet est le résultat de décisions erronées. Du point de vue de la société, l’entrée de nouvelles personnes dans des organisations représente un vecteur de mobilité professionnelle et de stabilité sociale si l’accès aux postes est fait dans le respect des droits reconnus. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la multiplication des recherches visant à améliorer le recrutement et la sélection, et l’intervention de nombreux États pour assurer la protection des droits des individus en cette matière, entre autres celui de ne pas être victimes de discrimination en vertu de motifs interdits.
Le début du XXe siècle marque l’apparition de travaux (Scott, 1917, dans Vinchar, 2007, p.198) visant à développer des instruments de sélection aptes à mesurer adéquatement différentes caractéristiques exigées par le travail et à bien prédire le rendement du nouveau personnel. Aux recherches qui ont mené à la conception d’instruments, il faut ajouter celles qui ont analysé leur valeur respective pour finalement inspirer des méta-analyses fournissant un portrait d’ensemble de leurs qualités métriques respectives (Schmidt & Hunter, 1998). La recherche sur le recrutement a aussi examiné l’impact des pratiques en cette matière, entre autres les techniques utilisées, les liens avec le recruteur et l’image de l’organisation (Chapman et al, 2005; Uggersley, Fassina & Kraichy, 2012), à la lumière de critères tels que la quantité et la qualité du personnel recruté, et la capacité de le retenir. De leur côté, de nombreux États ont mis en place des lois qui ont une incidence sur les pratiques de recrutement et de sélection. Les États Unis d’Amérique ont fait figure de proue en cette matière au cours des années 1960. Les lois interdisant les pratiques discriminatoires promulguées à cette époque visaient à améliorer l’accès à l’emploi de tous, quelle que soit leur race, et à ainsi établir une plus grande justice et un meilleur équilibre social dans un contexte marqué par des révoltes sociales causées par les exclusions. Le gouvernement fédéral du Canada et les gouvernements des provinces comme le Québec ont plus tard emboîté le pas sur le plan législatif. Les lois interdisant la discrimination en emploi et favorisant l’accès à l’égalité, ainsi que celles touchant le respect de la vie privée, ont été à l’origine de modifications aux pratiques de dotation. Sur le plan du recrutement, elles ont amené l’interdiction de certaines pratiques, comme la mention de motifs interdits de discrimination dans l’information transmise et le déploiement de mesures particulières pour attirer des groupes désignés. Sur le plan de la sélection, elles ont eu plusieurs impacts, dont les efforts déployés pour développer des instruments valides quelle que soit la culture, le bannissement de certains instruments comportant un contenu envahissant la vie privée, comme certains tests de personnalité et formes d’entrevue, et l’acceptation, puis l’interdiction, de normes différenciées selon des groupes ciblés.
Au cours de cette évolution se sont dégagés deux groupes de critères fondamentaux pour évaluer les processus de recrutement et de sélection. Premièrement, ce sont la pertinence et la qualité métrique des instruments utilisés, lesquelles sont associées à l’efficacité. Tel que l’indique le tableau 1, l’évaluation de ces critères demande de vérifier, dans le cas des instruments de sélection, s’ils mesurent ce qu’ils sont censés mesurer, s’ils évaluent des aspects constituant des exigences des postes à pourvoir et s’ils prédisent le rendement dans ces derniers. Autrement dit, leur validité de construit et leur validité critériée sont alors prises en compte (Gatewood, Feild & Barrick, 2008). Quant au recrutement, les critères qui s’y appliquent spécifiquement visent à vérifier si la recherche de candidats pour combler les postes disponibles s’est faite sur les bons marchés de main d’oeuvre, avec les techniques appropriées et avec des recruteurs déployant les comportements requis; autrement dit, il s’agit de vérifier si les actions mises en oeuvre sont adaptées aux marchés visés et aux objectifs de recrutement. Deuxièmement, c’est la légitimité des pratiques qui est en cause. Elle renvoie à trois types de critères. Le plus objectif et le plus universel est la conformité légale avec les dispositions en matière de discrimination et de respect de la vie privée. Le deuxième critère, qui sert à appuyer et à compléter la première, est la conformité à des normes éthiques touchant, par exemple, la qualité des pratiques déployées. Le troisième critère, appelé validité d’apparence, est plus subjectif : il fait référence à la perception qu’ont les candidats de la pertinence des instruments utilisés. Nonobstant ses limites, ce critère constitue une des caractéristiques prises en compte dans une méta-analyse des réactions des candidats face au processus de sélection (Anderson, Salgado & Hülsheger, 2010) et peut être considéré en cas de litige touchant la valeur du processus de dotation.
Même s’ils occupent un rôle moins central dans l’évaluation du recrutement et de la sélection, deux autres groupes de critères des instruments méritent l’attention en raison de leur influence sur le choix des pratiques déployées. Le premier, appelé opportunité financière, a trait aux coûts de développement des instruments utilisés, lorsqu’ils sont assumés par l’organisation effectuant la dotation, et aux coûts d’administration de ces derniers. S’y ajoute l’utilité de la mesure, c’est-à-dire la valeur ajoutée définie par le rapport entre le coût de l’instrument et les améliorations au rendement qu’il a permis d’obtenir. Le second groupe correspond à l’efficience du processus. Celle-ci fait référence au temps de réponse pour recruter puis embaucher le nombre de candidats compétents et motivés pour combler, dans les délais prévus, les postes à pourvoir.
Ces critères rejoignent, d’une part, les quatre recensés par Durivage et Petersen (2011) pour évaluer les instruments de sélection, soit les qualités psychométriques (validité et fidélité), l’acceptabilité par les personnes évaluées, les coûts directs d’utilisation, ainsi que le respect des lois et énoncés de politiques et la capacité de défendre les décisions prises en cas de litige. D’autre part, ils prennent aussi en compte le critère du caractère éthique de leur utilisation retenu par divers auteurs (Jeske & Shultz, 2016; Roth et al, 2016).
Chacun des critères mentionnés justifie des projets de recherche. Celui que nous avons mené porte sur un de ces critères, soit la conformité légale. Ce critère a été choisi en raison du caractère novateur que représente l’usage des médias sociaux à des fins de dotation, de sa propagation rapide et des questions qu’il soulève, sur le plan de sa conformité légale, pour nombre de chercheurs et praticiens qu’ils soient conseillers en ressources humaines ou gestionnaires-recruteurs.
1.2 L’utilisation des médias sociaux en dotation
Les médias sociaux sont des plateformes Internet permettant à leurs utilisateurs de communiquer et échanger entre eux de l’information sous diverses formes (Dubois & Pelletier, 2010; Besson & Digout, 2012). S’il en existe une grande variété, les plus utilisés dans les organisations sont Facebook et LinkedIn. Facebook est un site de réseautage personnel où l’utilisateur publie sur son mur des nouvelles auxquelles ses « amis » peuvent réagir. Au 31 décembre 2016, il comptait 1,23 milliard d'utilisateurs actifs chaque jour[1]. LinkedIn est un site de réseautage professionnel qui avait plus de 500 millions d’inscrits en 2017, dont près du quart l’utilisait mensuellement[2]. Tant les individus que les entreprises peuvent devenir membres de ces réseaux.
Les médias sociaux ont entraîné moult transformations touchant la société, la vie des organisations et les pratiques de gestion des ressources humaines. Les utilisations que peuvent en faire les employeurs sont multiples. Au moment du recrutement, les organisations peuvent les utiliser pour annoncer les postes vacants à combler en leur sein et pour attirer des candidats qualifiés. Un sondage de Jobvite indique que, en 2015, près de 75% d’entre eux se sont servi des réseaux sociaux dans le cadre d’une stratégie d’attraction de la main d’oeuvre qualifiée pour promouvoir leur image d’employeur de choix. Selon Lirio (2016), ces réseaux permettent aux employeurs de communiquer plus efficacement leur proposition de valeur aux candidats potentiels. Des employeurs recourent aussi aux médias sociaux pour afficher des offres d’emploi. Qu’elle soit publiée sur leur page Facebook ou leur profil LinkedIn, la nouvelle peut rapidement être transmise à un nombre élevé de candidats, tant ceux actifs, à la recherche d’un emploi, que ceux passifs, qui ne cherchent pas activement ou du tout une nouvelle occasion d’emploi. La consultation des profils individuels représente, pour les employeurs, une autre façon d’utiliser les médias sociaux à l’étape du recrutement. Ainsi, il est possible de se servir de LinkedIn pour trouver des candidats dont les qualifications correspondent aux besoins organisationnels, un peu à la manière des chasseurs de tête qui auparavant étaient souvent les seuls à pouvoir compter sur un vaste réseau pour faciliter le recrutement.
La consultation des profils individuels peut aussi survenir à l’étape de la sélection, après que les candidats aient postulé pour un emploi, que ce soit au moment de la présélection, de l’évaluation des candidatures par le biais des entrevues et tests, ou de la décision d’embauche. Pour consulter les profils, l’employeur a trois options : devenir ami ou membre du réseau du candidat pour voir l’information qu’il publie, lui demander de fournir son mot de passe ou simplement consulter les renseignements que l’individu publie sans les protéger par l’application des paramètres de sécurité à sa disposition.
Plusieurs sondages ont été réalisés à travers le monde pour connaître les habitudes d’utilisation des médias sociaux par les gestionnaires recruteurs et les conseillers en ressources humaines[3]. Même si leurs résultats varient, la majorité d’entre eux indiquent qu’entre 60 et 90% des responsables de la dotation consultent les profils des candidats ou les renseignements à leur sujet disponibles sur le web, à l’exception des résultats du sondage de Robert Walter dans lequel seulement 11,4% de répondants ont affirmé utiliser régulièrement les profils. Ajoutons que ces sondages révèlent aussi les tendances suivantes : le pourcentage d’utilisateurs est en croissance; le taux d’utilisation est plus élevé dans certains secteurs, tel celui des TI, et moins dans d’autres, comme ceux de l’industrie manufacturière et des services professionnels et d’affaires; les médias consultés varient. En effet, la proportion d’employeurs qui consulte LinkedIn, un réseau professionnel, est généralement plus grande que celle utilisant Facebook, en particulier au moment du recrutement.
La consultation des profils peut être effectuée pour vérifier si les candidats détiennent les savoir, savoir-faire et savoir-être nécessaires pour occuper les postes à doter. Pour ce faire, l’employeur peut chercher des renseignements au sujet de la formation académique complétée, les emplois occupés antérieurement, les réalisations antérieures ou l’appartenance à des associations diverses. Il s’agit alors d’assurer l’appariement entre la personne et l’emploi; ce type d’appariement a traditionnellement été au coeur des activités de sélection du personnel (Werbel et DeMarie, 2005) et représenté la pierre d’assise du rendement dans les tâches. Il est aussi vraisemblable que les profils soient étudiés pour vérifier si les candidats adhèrent aux valeurs, aux croyances, à la culture et au code de conduite de l’organisation, ce qui favoriserait l’appariement personne-organisation associé à l’engagement des travailleurs et l’expression de comportements de citoyenneté organisationnelle. Pour ce faire, l’employeur pourrait vérifier si le candidat affiche sur son profil des valeurs similaires aux siennes ou encourage des causes appuyées par l’organisation. Il est aussi possible que les employeurs soient tentés de vérifier si la présentation et les habitudes des candidats s’accordent avec son code de conduite (tatouage, usage de drogue et d’alcool), voire inférer sa personnalité grâce à des photos ou vérifier l’étendue de son réseau de contacts et de connaissances mutuelles. Les renseignements obtenus sur ces médias peuvent donc contribuer à l’acceptation ou au rejet de la candidature ; comparativement aux autres outils de recrutement et de sélection, les médias sociaux ont cependant pour particularité de permettre l’obtention plus rapide et souvent plus aisée d’une foule de renseignements susceptibles de constituer des motifs interdits de discrimination, dont certains n’auraient pas été disponibles autrement. Par exemple, une organisation pourrait apprendre la couleur de la peau d’un candidat ou la grossesse d’une candidate sans avoir à les rencontrer en personne.
Même si ces sondages démontrent que la consultation, à des fins de recrutement et de sélection, des renseignements individuels publiés sur les médias sociaux est une pratique répandue et en croissance, il est légitime de nous interroger sur leur utilisation. Nous avons cité précédemment les critères recommandés pour juger la valeur des outils de sélection. Peu d’études ont cependant porté sur le sujet (Jeske & Shultz, 2016; Van Iddenkinge, Lanivich, Roth, & Junco, 2016; Roth et al., 2016; Kluemper, Rosen, & Mossholder, 2012) et plusieurs d’entre elles recommandent d’être prudent, voire d’attendre avant d’utiliser les médias sociaux pour la sélection, entre autres à cause des enjeux juridiques. L’information rapportée dans ce texte servira à déterminer les conditions à respecter pour que l’utilisation des médias sociaux à des fins de dotation respecte les dispositions du cadre légal au Québec. La démarche suivie aidera des personnes d’autres provinces ou pays à vérifier la pertinence de ces questions et des réponses apportées dans leur propre milieu en fonction du cadre légal qui y est en vigueur.
2. Les enjeux juridiques qui en découlent
Le large pouvoir discrétionnaire dont jouit l’employeur lors de la sélection des candidats intéressés à occuper un poste, lui permet de choisir ses pratiques de dotation. Or, ce pouvoir doit être exercé dans le respect du cadre juridique. L’utilisation des médias sociaux pour le recrutement et la sélection du personnel ne fait pas exception. En permettant un accès privilégié à de l’information personnelle sur un candidat, cette pratique de dotation soulève diverses questions associées au droit à la vie privée (2.1), au droit à l’égalité (2.3) et à l’obtention du consentement permettant de recueillir des renseignements personnels (2.2). Ces trois questions ont été soulevées par d’autres auteurs, dont Jeske et Shultz (2016), mais elles demeurent sans réponse pour les entreprises de juridiction québécoise. En effet, peu, voire aucune décision des tribunaux, n’a été retracée au sujet de l’utilisation des médias sociaux en contexte spécifique de recrutement et de sélection du personnel; la doctrine et les décisions recensées ont trait à l’utilisation des médias sociaux dans des contextes différents ou posent des questions similaires à propos d’un autre médium.
2.1. Est-ce que la consultation des renseignements disponibles sur les médias sociaux porte atteinte à la vie privée du candidat? Est-elle justifiée?
Peu importe la pratique de dotation utilisée, elle est susceptible de porter atteinte à la vie privée du candidat dès qu’il y a consultation de renseignements personnels. En effet, l’un des volets de la vie privée est la sphère informationnelle (Brunelle & Samson, 2013). Le droit à la vie privée est protégé principalement par l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne, ci-après nommée la Charte. Comme tous les droits fondamentaux protégés par les articles 1 à 9 de la Charte, le droit à la vie privée doit être exercé dans « le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec » (article 9.1). Le Code civil du Québec précise, aux articles 35 à 41, ce qui est entendu par le droit au respect de la vie privée. La jurisprudence apporte peu de précisions sur l’interprétation à donner à ces dispositions, mettant davantage l’accent sur les dispositions de la Charte.
Afin de déterminer si la consultation des renseignements disponibles sur les médias sociaux constitue une atteinte à la vie privée au sens de la Charte, il faut d’abord clarifier la nature du concept de vie privée. Les lois n’en offrent pas de définition; en revanche, la jurisprudence et la doctrine précisent que la vie privée comprend l’intégrité physique et morale, l’intimité, la dignité, et l’autonomie dans l’aménagement de sa vie personnelle et familiale (Dufour c. Centre hospitalier St-Joseph de la Malbaie (1992); Gazette c. Valiquette (1991); Aubry c. Éditions Vice-Versa (1998)), en plus d’indiquer que ce sont les personnes plutôt que les lieux qui sont protégées (Villaggi, 2012). Les médias sociaux comprennent donc une multitude de renseignements concernant la vie privée.
Pour déterminer s’il y a atteinte à la vie privée, il faut vérifier s’il existe une expectative de vie privée (Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc. (2001); Brouillette & Perreault, 2012). L’expectative de vie privée est balisée par quatre critères, dont le dernier est déterminant (Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc. (2001)) : (a) le contrôle de l’accès et de la diffusion, (b) la nature de la communication, (c) la nature de la personne visée par la communication et (d) l’attente subjective et son caractère raisonnable (Roy & Plante, 2012). Si nous appliquons ces critères au média social Facebook, le contrôle de l’accès et de la diffusion renvoie à la présence d’outils destinés à limiter l’accès à l’information, comme les paramètres de sécurité, le nombre d’amis avec qui l’information est partagée et l’identification des personnes pouvant mettre de l’information sur le profil individuel. Par exemple, dans l’affaire Campeau c. Services alimentaires Delta DailyFood Canada inc. (2012) où l’employée avait activé des paramètres de sécurité stricts et n’avait que 67 amis triés sur le volet, la Commission des lésions professionnelles a reconnu qu’elle avait une expectative de vie privée. La nature de la communication implique que si celle-ci prend la forme d’un message privé ou d’un clavardage entre deux personnes, plutôt qu’un affichage sur le mur et le fil de nouvelles de ses amis, l’expectative de vie privée augmente. La personne à qui est destinée l’information influence aussi l’expectative. À titre illustratif, si cette information est communiquée à une seule personne digne de confiance, tel un ministre religieux dans l’affaire Srivastava, l’expectative est plus grande. Le dernier critère signifie que l’utilisateur du média social doit croire que ses renseignements sont protégés et que cette croyance est raisonnable dans les circonstances, et ce, même s’il utilise un lieu « public » (Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau (1999)). À ce sujet, un sondage effectué en 2007 auprès d’étudiants canadiens dont la majorité était des utilisateurs réguliers de Facebook a montré qu’ils croyaient leur intimité protégée à l’intérieur de leur réseau (Levin, Foster, West, Nicholson, Hernandez, & Cukier, 2008). Cette perception n’était pas du tout partagée par les représentants des employeurs sondés dans la même étude qui considéraient plutôt que l’information publiée sur les médias sociaux est publique. En lien avec ce dernier critère, il est vraisemblable de croire que l’attente subjective de la personne qui publie ses renseignements sur LinkedIn, un réseau professionnel dont la mission est de « mettre en relation des professionnels du monde entier pour les rendre plus performants et productifs »[4], est réduite. Notons que plus l’expectative de vie privée est élevée, plus les possibilités de reconnaître une atteinte à la vie privée sont grandes, et vice versa.
Déterminer s’il y a expectative de vie privée est aussi un élément clé pour savoir s’il y a renonciation au droit à la vie privée. Ce principe se concrétise dans la question suivante à laquelle il n’est pas possible de répondre de façon simple et univoque : Est-ce que tous les utilisateurs de réseaux sociaux renoncent à leur vie privée? Tout dépendrait en fait de l’expectative de vie privée de l’utilisateur : plus on la considère grande, moins il y a de chances que l’on puisse estimer qu’il s’agit d’une renonciation valide et vice versa. En effet, la renonciation à un droit fondamental comme la vie privée peut se faire « par une manifestation positive […], soit par […] inaction ou omission » (Brunelle, 2016). Néanmoins, pour qu’une renonciation soit valide, elle doit être claire, sans ambiguïté, précise, explicite, volontaire et éclairée (Brunelle, 2016). Un exemple de renonciation valide est celle d’un candidat qui accepte de se soumettre à un examen médical dans le cadre d’un processus de sélection. Toutefois, cette renonciation ne saurait être valide au-delà de ce qui est requis pour évaluer les qualités et aptitudes à exécuter l’emploi (Fournier, 2014). Ainsi, certains auteurs (Brouillette & Perreault, 2012; Dubois, 2012) jugent qu’à partir du moment où un utilisateur se sert d’un média social (Facebook ou autre) pour exposer sciemment au public, ou à une partie du public, des renseignements à son sujet, il renonce à son droit à la vie privée parce que le média social est, par définition, un lieu public destiné à faciliter le réseautage et l’échange d’information; il n’y a donc pas d’expectative de vie privée. Selon d’autres auteurs, le paramétrage du compte et la détermination des amis ou utilisateurs pouvant consulter les renseignements démontrent la présence d’une expectative de vie privée et empêchent de conclure à une renonciation implicite au droit à la vie privée (Roy & Plante, 2012).
S’il est déterminé qu’il y a atteinte à la vie privée, il faut vérifier si celle-ci est justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte. Pour répondre à cette question, il faut s’intéresser aux raisons pour lesquelles l’information est recueillie. Deux critères cumulatifs, inspirés de l’arrêt Oakes (1986), repris entre autres dans l’affaire Bridgestone Firestone (1999), peuvent justifier l’intrusion dans la vie privée. D’abord, il doit y avoir un objectif légitime et important à atteindre ou un motif sérieux préalable. Ensuite, des moyens raisonnables et justifiés doivent être utilisés, de telle sorte qu’il y ait un lien entre le moyen et l’objectif poursuivi, que l’intrusion soit minimisée et que les effets préjudiciables pour la personne envahie soient proportionnels à l’objectif poursuivi et à ses effets bénéfiques. Ainsi, en contexte de sélection du personnel, dès lors que l’objectif de la collecte d’information est de déterminer si un candidat possède les compétences requises pour occuper un poste, il est acceptable d’obtenir des renseignements qui pourraient empiéter sur sa vie privée (ses intérêts, sa personnalité, sa santé) pourvu que l’information recherchée soit reliée à l’emploi et que les moyens utilisés pour les obtenir soient raisonnables. Dans l’évaluation du caractère raisonnable des moyens utilisés, il faut considérer le critère de l’atteinte minimale au droit à la vie privée. Dans un contexte d’utilisation des médias sociaux à des fins de dotation, cela pourrait signifier d’évaluer si les renseignements requis auraient pu être obtenus de façon moins intrusive dans la vie privée que la consultation d’un profil sur les médias sociaux. En effet, cette consultation donne par ailleurs accès à une multitude de renseignements dont certains ne sont pas pertinents à considérer dans l’évaluation des compétences et motivations requises par le poste convoité.
En résumé, il appert que la consultation des renseignements disponibles sur les médias sociaux pourrait porter atteinte à la vie privée, particulièrement si l’expectative de vie privée est élevée. Néanmoins, dans certaines circonstances, l’employeur est justifié d’obtenir des renseignements sur la vie privée pourvu que l’information obtenue et les moyens utilisés pour y arriver soient raisonnables. Ceci nous mène à une seconde question.
2.2 Est-il nécessaire d’obtenir le consentement du candidat avant de recueillir ses renseignements personnels?
Qu’il y ait une atteinte à la vie privée ou non, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, ci-après nommée la L.p.r.p., et la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels définissent les renseignements personnels et les règles devant être suivies pour leur collecte, leur détention, leur utilisation et leur communication. Seule la première sera analysée pour les fins du présent texte.
Aux termes de cette loi, les renseignements personnels sont ceux qui « concerne[nt] une personne physique et permet[tent] de l’identifier » (L.p.r.p., article 2). L’article 4 de la loi prévoit que l’entreprise doit avoir un intérêt sérieux et légitime pour constituer un dossier sur un candidat, ce qui est normalement le cas de la constitution d’un dossier dans le cadre d’un processus de dotation. Ils doivent généralement être obtenus auprès de la personne concernée; autrement, celle-ci doit consentir à l’obtention par un tiers, sauf pour confirmer l’exactitude de renseignements déjà détenus – sans en obtenir d’autres – tels qu’un diplôme et l’inscription à un ordre professionnel. L’application de cette disposition représente un défi lors de l’utilisation des médias sociaux pour la collecte d’information puisque, dans certains cas, la consultation des profils est effectuée à l’insu des utilisateurs des médias sociaux. Pourtant, l’article 14 de la L.p.r.p. précise que le consentement « doit être manifeste, libre, éclairé et donné à des fins spécifiques ». Dès lors, la notion de consentement implicite n’existe pas dans la loi. Dans ces conditions, la publication de renseignements personnels sur un lieu public (ex. média social), pourrait-elle, dans tous les cas, constituer un tel consentement manifeste, libre et éclairé et donné à des fins spécifiques? La réponse à cette question ne semble avoir fait l’objet ni d’une étude ni d’un jugement ou sentence arbitrale bien que Beaudin et Cousineau (2014) indiquent qu’il existe un « consentement inhérent à certains gestes posés par un utilisateur de médias sociaux qui publie des informations à l’attention de tous ». Qui plus est, il est plutôt futile d’exiger un consentement dans les cas où le profil peut être consulté de façon publique, et ce, sans même que le candidat ne soit avisé que quelqu’un consulte ses renseignements. Par exemple, un employeur qui consulte les renseignements personnels de candidats potentiels sur LinkedIn à des fins de recrutement ne serait pas dans l’obligation de demander le consentement des utilisateurs. En effet, en publiant des renseignements personnels dans son profil LinkedIn, l’utilisateur consent de façon manifeste, libre, éclairée et à des fins spécifiques à ce que les employeurs potentiels puissent les consulter.
Même s’il obtient le consentement, l’employeur doit répondre à certains critères pour constituer un dossier (Cloutier, 2014). D’une part, la collecte doit être effectuée à l’aide de moyens licites. Ainsi, la création d’un profil fictif pour devenir ami avec un candidat est interdite (Campeau c. Services alimentaires Delta DailyFood Canada inc. (2012)).
D’autre part, le droit de recueillir des renseignements personnels tels que le nom, la date de naissance, la personnalité, les diplômes, les expériences de travail et l’état de santé, est limité aux seuls « renseignements nécessaires à l’objet du dossier » (L.p.r.p., article 5). La jurisprudence oscille entre différentes interprétations à donner au mot « nécessaire » utilisé dans la loi (Granosik, 2014; Gagné & Laflamme, 2016). Une première approche, contextuelle et relative, implique que l’information soit requise pour répondre aux besoins de l’employeur (Bellerose c. Université de Montréal (1988)). Celle-ci semble avoir fait place à une approche plus restrictive et libérale qui exige que ce soit indispensable, essentiel à l’objet du dossier (et non pas seulement utile ou commode) (Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57 et Caisse populaire Saint-Stanislas de Montréal (1998)). Finalement, la Cour du Québec a développé une approche mitoyenne, basée sur le test de Oakes, qui fait référence au caractère raisonnable (Société de transport de la Ville de Laval c. X (2003)). Cette dernière n’a toutefois pas été constamment suivie par la jurisprudence ultérieure. Quelle que soit l’approche, la collecte limitée aux seuls renseignements requis pour évaluer la capacité et les compétences du candidat à réaliser efficacement les tâches du poste convoité répond à toutes les interprétations données au mot nécessaire. À titre comparatif, « on ne peut présumer que le candidat qui se soumet à un examen médical pré-embauche consent à dévoiler plus que ce qui est requis pour évaluer ses qualités et aptitudes à exécuter l’emploi » (Fournier, 2014, 151).
En résumé, en vertu de la loi, il est nécessaire d’obtenir le consentement des candidats pour consulter les renseignements personnels sur leurs profils des médias sociaux puisque le consentement implicite n’existe pas. Toutefois, la publication de renseignements personnels sur un média social, qui serait accessible à tous pourrait, constituer un consentement manifeste, libre et éclairé lorsqu’il est donné à des fins spécifiques. Quoiqu’il en soit, la collecte de renseignements doit s’en tenir à ce qui est nécessaire à l’objet du dossier.
2.3 Est-ce que l’accessibilité à des renseignements personnels disponibles sur les médias sociaux laisse davantage prise à la discrimination dans le contexte de sélection?
Sur le plan légal, la Charte assure aussi le droit à l’égalité en interdisant clairement la discrimination en emploi et limite la collecte d’information aux sujets ne constituant pas des motifs interdits de discrimination énumérés à l’article 10, soient la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap. Il faut noter que le motif du handicap a été interprété très largement afin d’inclure l’état de santé d’une personne (Commission des droits de la personne c. Montréal (2000)). Plus particulièrement, l'article 16 de la Charte interdit la discrimination dans l'emploi, notamment lors de l'embauche et l'article 18 interdit aux bureaux de placement d’exercer de la discrimination à l’égard d’un candidat lors des différentes étapes des processus de recrutement et de sélection.
Alors que l’article 16 ne sanctionne que le refus d’embauche, la protection de l’article 18.1 s’intéresse directement au processus de sélection des candidats en interdisant à toute personne de requérir des renseignements sur les motifs de discrimination. La Charte fait ainsi la distinction « entre la protection qu'elle confère à l'encontre de la cueillette discriminatoire d'informations et celle à l'encontre de l'utilisation discriminatoire de ces informations » (Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Coeur-du-Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (2012)). L’article 18.1 « vise à enrayer, à la source, la violation du droit à l’égalité en emploi en interdisant la collecte de renseignements personnels, relatifs à l’un ou l’autre des motifs illicites prévus à l’article 10, qui pourrait donner lieu à des actes spécifiquement prohibés par d’autres dispositions prévues au chapitre du droit à l’égalité » (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Wal-Mart (2003), par. 174). Afin de favoriser l’accomplissement de cet objectif, il a reçu une interprétation large qui permet de couvrir de nombreux outils de sélection (Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Coeur du Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (2012) et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bathium Canada inc. (2015)) et devrait permettre d’inclure les médias sociaux comme outil de sélection. En vertu de cet article, la jurisprudence a établi qu’il n’est pas nécessaire que la collecte d’un renseignement discriminatoire n’ait mené au refus d’embauche. L’intention de l’employeur d’utiliser ou non l’information discriminatoire n’est pas non plus une considération pertinente. Au surplus, le fait de répondre à une question discriminatoire n’équivaut pas forcément à une renonciation au droit de l’article 18.1, à moins que le candidat ne dévoile une information discriminatoire volontairement, de sa propre initiative, sans y être invité par l’employeur. La renonciation doit s’apprécier en considérant le rapport de force entre les parties pour déterminer si une personne raisonnable se serait sentie obligée de répondre aux questions de l’employeur (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Systé-matix Technologies de l'information inc. (2010)). Ainsi, la question se posera de savoir si un candidat renonce à la protection de l’article 18.1 lorsqu’il permet à l’employeur d’accéder à son profil sur les réseaux sociaux. Si le consentement à la consultation du profil se fait suite à la demande de l’employeur, le candidat ne pourrait être présumé avoir renoncé à la protection de sa propre initiative, alors qu’un profil permettant à quiconque de le consulter pourrait laisser entendre à une renonciation à la protection contre la collecte de ces renseignements discriminatoires.
L’étude de Denis et al. (2015) démontre qu'une proportion non négligeable des PME utilisent divers renseignements dont la qualité de la langue de la lettre de présentation ou du curriculum vitae, le lieu de formation, le nom, l’apparence – lesquels sont aisément disponibles sur les médias sociaux – pour prendre des décisions de sélection, alors que ceux-ci se rapportent à des motifs de discrimination tels que la langue, l’origine nationale ou ethnique, le sexe, la grossesse ou le handicap.
En consultant le profil d’un individu sur un média social, le recruteur a accès à beaucoup d’information « interdite » (ex. photo, genre, état civil, opinions, commentaires, etc.), vraisemblablement plus variée et plus rapidement que dans un contexte traditionnel de sélection. Par exemple, en consultant la photo de profil d’une candidate potentielle, il pourrait découvrir qu’elle est enceinte. À ce titre, l’étude de Van Iddenkinge et al. (2016) s’est intéressée à la question de l’effet adverse de l’utilisation des médias sociaux sur les décisions d’embauche. Elle a révélé que les opinions des recruteurs forgées à partir des médias sociaux ne constituent pas un prédicteur valide du rendement des candidats une fois à l’emploi et que les femmes et les personnes de race caucasienne sont favorisées lorsque les recruteurs consultent les profils des candidats sur les médias sociaux. De même, Beaudin et Cousineau (2014) révèlent que selon un sondage effectué par Reppler, plus d’un employeur sur trois indique avoir écarté des candidats à la suite de la consultation des médias sociaux, en raison principalement de :
Photos ou information inappropriées (11 %);
Contenu indiquant que le candidat consomme de l’alcool ou des substances illicites (9 %);
Critiques à l’égard d’un employeur précédent ou d’un collègue de travail (11 %);
Faibles aptitudes au niveau de la communication (10 %);
Fausses déclarations concernant leurs qualifications (13 %).
La collecte d’information sur les réseaux sociaux notamment quant à la consommation de drogues ou d’alcool, pourrait permettre de contourner les règles applicables en matière de tests de dépistages de drogues. En effet, à la lumière de l’interprétation de la jurisprudence, Gagné et Laflamme (2016) sont d’avis qu’il « pourrait être difficile de justifier l’imposition de tests de dépistage systématiques » en contexte d’embauche.
Cela dit, il est probable que ce soit encore plus difficile pour les candidats de prouver qu’il y a eu discrimination, en particulier si la consultation de leurs profils est faite à leur insu. En effet, dans le contexte traditionnel, dès qu’un candidat se fait poser une question au sujet d’un motif interdit, il peut porter plainte en vertu de l’article 18.1 de la Charte qui interdit la collecte de renseignements portant sur un motif illicite. Si le candidat n’est finalement pas embauché, il bénéficie d’un recours supplémentaire en vertu des articles 10 et 16. Les renseignements recueillis portant sur un motif illicite deviendront un facteur probant dans le cas d’une plainte pour rejet discriminatoire de candidature. Mais comment un candidat qui n’aurait pas été invité en entrevue à cause de la couleur de sa peau, découverte à la suite de la consultation de son profil sur un réseau social, pourrait-il le savoir et le démontrer?
Dès lors que le candidat réussit à faire la preuve qu’il a été victime de discrimination dans le processus d’embauche, le fardeau de la preuve reviendra à l’employeur de démontrer que sa décision est fondée sur une exigence professionnelle justifiée au sens de l’article 20 (Fournier, 2014). Selon cet article, il existe deux situations dans lesquelles la discrimination en vertu d’un motif précisé par la loi peut être justifiée : celle d’une exigence professionnelle justifiée (EPJ) (par exemple la vue pour une conducteur d’autobus); et celle d’une exigence à caractère discriminatoire formulée par une organisation sans but lucratif, qui serait fondée sur un motif relié à sa mission charitable, philanthropique, religieuse, politique ou éducative (par exemple, une organisation religieuse qui imposerait à ses employés d’adhérer à sa religion).
Pour constituer une EPJ, la Cour d’appel a précisé que « le droit d’un employeur d’obtenir des informations du postulant doit être modulé en fonction de l’emploi convoité et des tâches à accomplir. » (Syndicat des infirmières, inhalothérapeutes, infirmières auxiliaires du Coeur du Québec (SIIIACQ) c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières (2012), par. 69). À titre illustratif, la nature des fonctions d’un agent d’infiltration dans un corps de police pourrait justifier le recours à un test psychométrique (Québec (Ville de) c. Fraternité des policières et policiers de la Ville de Québec (2010)).
L’employeur doit donc identifier les « exigences essentielles du poste permettant d’assurer minimalement l’exécution sûre et efficace du travail » afin d’établir les exigences (qualités ou aptitudes) requises pour occuper l’emploi avant même d’entamer le processus de recrutement et de sélection (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz Métropolitain (2008), par. 72 et Fournier, 2014). Pour ce faire, l’employeur ne peut établir des normes plus élevées que ce qui est nécessaire (Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights) (1999)) ou encore trop générales. Par exemple, dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Institut Demers inc. (1999), la plaignante a subi des tests visant à vérifier les « habiletés, capacités et difficultés reliés [sic] aux relations inter-personnelles des candidats » (par. 14). Le Tribunal des droits de la personne a jugé que le refus d’embauche qui en a découlé constituait de la discrimination fondée sur le handicap et qu’il ne pouvait s’agir d’une exigence professionnelle justifiée. En effet, puisque deux des tests administrés n’étaient pas orientés vers l’emploi, « [o]n ne saurait faire des résultats à un exercice aussi flou une qualité requise par l’emploi. » (par. 101).
Finalement, pour satisfaire aux critères de la justification, l’atteinte au droit à l’égalité doit être minimale, c’est-à-dire que l’employeur devrait favoriser la pratique ou la solution la moins discriminatoire: « S’il existe une solution pratique autre que l’adoption d’une règle discriminatoire, on peut conclure que l’employeur a agi d’une manière déraisonnable en n’adoptant pas cette autre solution » (Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville) (1989)). Autrement dit, dans le cadre du processus de dotation, s’il existe une façon de recueillir les renseignements nécessaires à l’évaluation du candidat quant aux exigences reliées à l’emploi qui ne donne pas, ou moins, accès à des renseignements discriminatoires, l’employeur devrait la privilégier.
Conclusion
La consultation des profils individuels sur les médias sociaux est une pratique de recrutement et de sélection de plus en plus usitée. La détermination de la légitimité de cette pratique est associée à l’analyse des enjeux juridiques reliés à la vie privée, à l’obtention du consentement et au droit à l’égalité, à l’aide de la doctrine et de la jurisprudence québécoises. Notre analyse permet de démontrer que la consultation des médias sociaux dans le processus de recrutement et de sélection doit se faire à la lumière de diverses dispositions législatives et de la jurisprudence applicables en matière de protection de la vie privée et d’obtention du consentement pour effectuer cette consultation. Malgré ses particularités, l’étude de la jurisprudence et de la doctrine sur ces enjeux permet d’inférer que, comme tout autre outil de sélection, l’utilisation des médias sociaux dans le processus de dotation ne devrait « pas donner lieu à des intrusions indues dans la vie privée des candidats, ni servir de prétexte à une collecte inutile de renseignements personnels pouvant donner lieu à des pratiques discriminatoires non justifiées par l’emploi » et que l’objet de cette utilisation « devrait être strictement limité aux qualités et aptitudes requises par l’emploi » (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Institut Demers inc., (1999) par. 68). Une démarche de dotation qui s’attarde d’abord à décrire les tâches essentielles en emploi pour examiner par la suite les exigences essentielles du poste limite les risques de questions discriminatoires, remplit le critère de nécessité et peut justifier une atteinte à la vie privée (Fournier, 2014).
Puisque l’expectative de vie privée de l’utilisateur d’un réseau social varie selon les circonstances propres à chaque situation, certains cas de consultation des médias sociaux pourront représenter une atteinte à la vie privée et d’autres non. Une certitude est que la consultation des profils ne saurait être justifiée autrement que par la recherche d’information pertinente à l’emploi, laquelle permet d’étayer la capacité des candidats à effectuer l’emploi postulé. D’autre part, même s’il ne semble pas y avoir eu de plaintes à l’égard d’une utilisation inappropriée ou discriminatoire des réseaux sociaux en contexte de recrutement et de sélection, les gestionnaires recruteurs et les conseillers en ressources humaines doivent faire preuve d’une grande prudence, d’éthique et de probité dans ce dossier. Le développement de politiques organisationnelles encadrant l’utilisation des médias sociaux et la formation des intervenants organisationnels, ainsi que l’éducation des utilisateurs des médias sociaux de tous horizons, sont des recommandations formulées par nombre d’intervenants s’étant intéressés à la question (Lamothe, 2018; Van Iddekinge et al., 2016; Roth et al., 2016; Ouellet, 2011; Brouillette & Perreault, 2012; Beaulieu & Levac, 2012), et nous ajoutons nos voix aux leurs.
Cet article jette les bases d’une réflexion sur l’utilisation des médias sociaux en contexte de recrutement et de sélection du personnel. Les développements pouvant provenir, notamment, de la jurisprudence pourront enrichir cette dernière. Cet enrichissement pourrait aussi émaner d’une réponse aux mêmes questions que celles analysées dans cet article pour les entreprises de juridiction fédérale soumises à un cadre législatif différent. Finalement, il faut rappeler que la légitimité des pratiques, définie principalement par le respect des lois et la capacité de défendre les décisions prises en cas de litige, n’est que l’un des deux types de critères fondamentaux à considérer pour déterminer leur valeur, leur pertinence et leurs qualités métriques étant l’autre.
Les questions qui se posent à ce chapitre sont doubles. La première a trait à l’utilité des médias sociaux : Est-ce que l’information qu’ils apportent à des fins de sélection ajoute à celle qui provient des autres instruments utilisés? La seconde touche le lien entre l’information collectée sur les médias sociaux et les résultats escomptés : Est-ce que l’information fournie par les médias sociaux permet de prédire la capacité du candidat de satisfaire aux exigences du poste, son rendement dans ce dernier et sa stabilité en emploi? Les recherches sur le sujet, entre autres celle qu’ont récemment mené Van Iddekinge et al. (2016), apportent des réponses qui suscitent la réflexion. D’une part, cette étude révèle que les médias sociaux ne contribuent pas mieux à la mesure des caractéristiques recherchées que les tests d’habiletés cognitives et de personnalité. D’autre part, l’information collectée sur les médias sociaux s’est avérée un mauvais prédicteur du rendement, de l’intention de départ et du roulement effectif. Même si les recherches sur la pertinence et la qualité métrique des médias sociaux utilisés à des fins de sélection en sont à leurs premiers pas, leurs résultats suscitent des interrogations. Alors qu’ils peuvent certes s’avérer utiles pour recruter et ainsi constituer un bassin de candidats, leur utilité à des fins de sélection invite à poser, notamment, les questions suivantes : Ont-ils une valeur ajoutée par rapport aux autres instruments de sélection et contribuent-ils à prédire le rendement? Ces interrogations s’ajoutent à celles entourant la légitimité de leur utilisation examinée à l’aune des enjeux juridiques considérés dans cet article.
Parties annexes
Notes
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[3]
Robert Walters (n = 280 personnes); 2015 Recruiter Nation Survey de la firme Jobvite (n = 1 041), Swallow, 2011 (n = 311), Career Builder, 2016 (n = 2 186); Caers & Castelyn, 2011 (n = 751).
-
[4]
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