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Introduction

Au cours de l’été 2022, le fils mécontent d’une femme membre d’une religion minoritaire controversée a assassiné Abe Shinzō (1954-2022), l’ancien Premier ministre du Japon (et le plus ancien dans l’exercice de cette fonction). L’assassinat d’Abe a déclenché ce que James Beckford appelle une « controverse sur les sectes » (cult controversy) (Beckford 1985). Cet événement a en effet suscité une réaction collective très forte face à la menace que constituait, aux yeux du public, un nouveau mouvement religieux (NMR) controversé. Les autorités politiques, les médias populaires, les militants civiques et de nombreux membres du public ont qualifié la religion en question de « secte » (karuto). La société japonaise a fini par être obsédée par l’idée que les enfants des religions minoritaires à hautes exigences appartenaient à la catégorie des victimes de «sectes ». Cet essai traite des pratiques d'étiquetage social qui désignent certains groupes comme des « sectes ». Dans la pratique populaire, le terme de « secte » fait référence aux religions qui sont considérées comme une menace pour l'ordre social. Nous ne cautionnons pas le sens péjoratif de ce terme (Bromley 2016). Notre intérêt est plutôt de comprendre comment la société traite les enfants associés à des groupes considérés comme des sectes dangereuses.

À la lumière des événements récents, dans cet essai, nous nous efforçons de comprendre comment la société japonaise a réagi face aux enfants des religions controversées dans le passé. Les élus, les universitaires et les médias ont-ils toujours considéré les enfants impliqués dans les controverses sur les sectes comme une catégorie de victimes ? Ou bien ces autorités ont-elles réagi différemment aux « enfants des sectes » dans le passé ? Et si oui, pourquoi ?

L’affaire Aum correspond à une série d’actes criminels commis par des membres d’Aum Shinrikyō (fondé en 1984, ci-après Aum) dont le point culminant fut l’attaque au gaz sarin survenue dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995 (Reader 2000). Cette affaire a énormément attiré l’attention de la population, alimenté les craintes généralisées concernant les dangers que présentent les sectes, et inspiré une immense production intellectuelle (Baffelli 2020, 2022, 2023 ; Baffelli et Reader 2012 ; Hardacre 2007 ; Shimazono 1995 ; Ushiyama 2023). Nous adoptons ici une perspective de construction sociale de la réalité afin de repérer des tendances qui se sont dégagées des préoccupations populaires concernant les enfants impliqués dans cette controverse sur les sectes qui a eu lieu dans les années 1990 (Berger, 1990). Dans cette étude dans laquelle nous analysons les réactions de la société à l’égard des enfants de parents qui étaient membres d’Aum, nous examinons l’activisme citoyen et les procédures administratives qui ont touché cette cohorte de jeunes. Les données proviennent principalement d’une analyse de contenu médiatique et d’une revue de la littérature. Cette étude découle d’une autre plus vaste (en cours) qui comprend des entretiens menés avec des membres et des ex-membres de NMR ainsi qu’avec des militants anti-sectes de toutes sortes.

Notre analyse révèle l’existence de trois tendances principales dans la réponse de la société, ainsi que d’une voie inexplorée. Après l’affaire Aum, le public, les militants et les autorités locales ont traité les enfants d’Aum soit comme (1) invisibles, soit comme (2) des parias sujets à l’ostracisme. En revanche, au regard de la loi, ces enfants étaient (3) détenteurs de droits, notamment de celui à l’éducation, que le gouvernement central avait l’obligation de défendre. Il en a résulté un conflit entre l’opinion populaire négative à l’égard d’Aum d’une part, et les principes juridiques de l’autre, ce qui fait que les enfants d’Aum ont été pris entre deux feux. Ce conflit a été à l’origine de tensions sociales qui sont devenues un héritage lourd à porter pour les enfants d’Aum. La sphère publique japonaise des années 1990 et 2000 n’a généralement pas représenté ni perçu les enfants d’Aum comme (4) appartenant à la catégorie des victimes. En outre, il semble que ces derniers n’aient pas bénéficié d’un élan de sympathie publique comme ce fut le cas pour les enfants de minorités religieuses controversées à la suite de l’assassinat d’Abe.

1. L’avènement du « problème de la deuxième génération » et les limites de la sympathie publique

L’assassinat d’Abe Shinzō le 8 juillet 2022 a exacerbé les préoccupations du public vis-à-vis des « sectes » en tant que problème social, mais il a également suscité un regain de sympathie publique envers les enfants élevés au sein de groupes religieux mal vus, en plus d’éveiller la curiosité des universitaires concernant le sort de cette cohorte de jeunes. L’expression japonaise utilisée pour décrire cette cohorte est « la deuxième génération des religions » (shūkyō nisei, ci-après nisei). L’intérêt suscité par ces derniers s’explique par le fait que l’assassinat d’Abe était lié à une tentative de vengeance par un nisei contre le groupe communément appelé l’Église de l’Unification (tōitsu kyōkai en japonais ; officiellement la Fédération des familles pour la paix et l’unification du monde fondée en 1954, ci-après ÉU). L’ÉU est une religion controversée généralement perçue comme une secte au Japon (Bromley 1985 ; Mickler 1994, 2022 ; Sakurai 2000 ; 2010 ; 2022 ; Sakurai et Nakanishi 2010).

Yamagami Tetsuya (né en 1980) a assassiné l’ancien Premier ministre Abe Shinzō lors d’un rassemblement politique dans la préfecture de Nara afin de se venger de l’ÉU, c’est-à-dire la religion à laquelle appartenait sa mère. Dans un manifeste d’une seule page, Yamagami a affirmé que sa mère avait donné tellement d’argent à l’ÉU que sa vie avait été « ruinée ». Il a pris Abe pour cible en raison de ses connexions politiques avec l’ÉU (Kingston 2023 ; Lyons à paraître ; Samuels 2001). Yamagami a envoyé son manifeste au journaliste d’investigation Yonemoto Kazuhiro, connu pour avoir rédigé une série d’ouvrages portant sur « les enfants de sectes » (voir ci-dessous).

Yamagami est devenu la tête d’affiche d’une nouvelle catégorie reconnue de victimes de sectes : “les enfants des membres”. La sphère publique fut inondée de publications relatant les griefs des nisei (Kikuchi 2022 ; Masaki 2023 ; Ogawa 2023 ; Ogiue 2022 ; Yokomichi 2023a ; 2023b). Les médias sociaux ont amplifié l’assassinat d’Abe pour en faire « le plus grand événement Twitter » jamais vu au Japon, de sorte qu’environ 350 millions de tweets ont été émis sur ce sujet (McLaughlin 2023, 209). La base de données Yomidasu Rekishikan du Yomiuri Shimbun indique que ce journal a publié 1 407 articles en tout au sujet de l’ÉU entre le 1er juillet 2022 et le 27 décembre 2023, contre seulement 251 portant sur le même thème avant le 1er juillet 2022 (Yomidasu Rekishikan[2]). À la fin de l’année 2022, la dénomination Shūkyō nisei a été recensée comme l’une des dix principales expressions à la mode de l’année au Japon (Kyōdō 2022). Le meurtre d’Abe Shinzō par un nisei révolté a fait entrer pour la première fois dans le discours public japonais la question de la place des enfants dans les religions marginales. L’intérêt du public pour le « problème de la deuxième génération » a connu un véritable essor.

Compte tenu de l’activité médiatique entourant les nisei, on aurait pu penser que la sympathie du public japonais envers les enfants de religions controversées ne connaîtrait aucune limite durant l’été 2023. Cependant, au cours de nos recherches menées sur le terrain ce même été, nous avons rencontré une femme qui avait vécu avec sa mère dans l’un des complexes d’Aum en 1995, à l’époque de l’affaire Aum, et dont le récit contrastait avec la fixation médiatique du moment sur les nisei. Elle a souligné qu’elle ne se sentait pas nisei pour deux raisons principales. Premièrement, cette étiquette identitaire (en tant que catégorie rassemblant des victimes de sectes) n’existait pas dans le Japon des années 1990. Deuxièmement, d’après son expérience, la société dans son ensemble, y compris sa famille élargie (qui s’était opposée à la conversion de sa mère à Aum), les voisins et la police, ne faisait pas de distinction entre les parents qui adhéraient à Aum et les enfants mineurs que les parents amenaient avec eux. Les enfants étaient considérés comme des coupables (kagaisha) au même titre que les adultes, même si seul un petit nombre de membres de l’élite d’Aum étaient directement impliqués dans les actes criminels de ce groupe. Ceux qui avaient des liens avec Aum, y compris les enfants du groupe, sont devenus des parias de la société. La meilleure option pour éviter les ennuis, a-t-elle expliqué, était de toujours dissimuler l’affiliation antérieure à Aum et de rester invisible. Plus récemment, Matsumoto Rika (née en 1983, fille du leader d’Aum) a rejeté publiquement l’étiquette de nisei, en soulignant surtout que la surveillance de l’Agence de sécurité publique et la couverture médiatique négative lui avaient fait subir des discriminations de la part de la société tout entière depuis son enfance, malgré ses nombreux efforts pour prendre ses distances par rapport à la religion controversée (Mainichi 2024). D’après ces témoignages, il semble que le traitement que la société a réservé aux enfants d’Aum ait été assez différent de celui accordé à la cohorte de nisei qui se sont identifiés comme tels après 2022. Qu’est-il donc arrivé aux enfants d’Aum et pourquoi ?

2. La structure d’Aum Shinrikyō : Renonçants et communes

Le groupe religieux Aum Shinrikyō a vu le jour en 1984, tout d’abord sous la forme d’un groupe de yoga. Il fut fondé par Asahara Shōkō (né Matsumoto Chizuo, 1955-2018), un marchand de médecine chinoise qui était aveugle. Les enseignements d’Aum combinaient certains aspects du yoga, du bouddhisme tantrique et des prophéties apocalyptiques à des éléments provenant de l’occultisme populaire et de la science-fiction qui étaient les piliers de la culture de la jeunesse japonaise dans les années 1980 (Shimazono 1995). À la fin de cette décennie, le groupe avait mis en place une structure d’adhésion multi-niveaux qui comprenait les membres laïcs (qui, pour la plupart, continuaient à vivre dans la société ordinaire) et les renonçants qui se retiraient de la société séculière afin de vivre au sein des communautés d’Aum, connues sous le nom de satian et réparties dans tout le Japon. Les communes les plus importantes étaient le siège de Fujinomiya (préfecture de Shizuoka), les complexes du village de Kumikuishiki (préfecture de Yamanashi) et un dojo à Tokyo.

Les personnes renonçantes délaissaient leurs carrières séculières et parfois leurs familles pour entreprendre des quêtes religieuses alternatives au sein de la société fermée d’Aum. Le rythme de vie et l’éthique appliqués dans les communes divergeaient des normes du reste de la société (Baffelli 2022 ; Maekawa 2001). Là, les renonçants et les renonçantes s’adonnaient à des pratiques ascétiques intenses afin d’acquérir des pouvoirs surnaturels et d’atteindre l’objectif sotériologique ultime de la libération (gedatsu). Les conditions de cette ascèse étaient souvent coercitives et parfois dangereuses et violentes. Des drogues illégales comme le LSD étaient consommées à l’occasion pour déclencher des expériences religieuses. Une minorité de renonçants arrivaient dans les communes avec leurs enfants et d’autres y naissaient.

Matsumoto Satoka (née en 1989, fille d’Asahara) estime qu’à l’apogée du groupe en 1995, le nombre total de ses membres (laïcs et renonçants) s’élevait à 20 000 personnes (Matsumoto 2010, 56). Matsumoto Rika (une autre fille d’Asahara) pense quant à elle que le nombre total de renonçants dépassait les 1 400 personnes à cette époque, mais que la majorité d’entre elles ont abandonné les complexes d’Aum à la suite des descentes de police de mars 1995, ce qui fait qu’il ne restait que 500 renonçants (Matsumoto 2015, 109). Le 22 mars 1995, après l’attentat dans le métro de Tokyo, la police blindée a mené des raids dans vingt-cinq installations d’Aum à travers le Japon, opérations policières ayant marqué le début de la fin de l’organisation Aum telle qu’elle avait existé (Matsumoto 2015, chronologie[3]). Au cours de ces dernières, les forces de l’ordre ont retiré 117 enfants des complexes pour les confier aux bureaux du Service à l’enfance et à la famille géré par le gouvernement (jidōsōdanshō, ci-après SEF) (Yonemoto 2000, 39[4]). Les reportages médiatiques sur les descentes de police comprenaient des images troublantes montrant des membres de l’équipe d’intervention spéciale qui faisaient monter des enfants dans des véhicules blindés pendant que leurs mères (renonçantes) criaient : « Rendez-nous les enfants ! » (Yonemoto 2000, 13). Selon le ministère de la Santé et des Affaires sociales (MSAS), il s’est agi de la plus importante prise en charge d’enfants dans le cadre d’un incident unique depuis le chaos de l’après-guerre (Yonemoto 2000, 19).

3. La place des enfants dans les communes d’Aum

La base de données du journal Asahi Shimbun, qui comporte une fonction de recherche transversale, contient 1 386 articles dans lesquels sont associés les termes « Aum Shinrikyō » et « enfants » (Xsearch). La très grande majorité d’entre eux sont de courts articles produits dans la foulée de l’affaire Aum à la lumière desquels les controverses entourant les enfants d’Aum Shinrikyō peuvent être divisées en trois catégories : 1. les conflits relatifs à la garde parentale (1990) ; 2. le sort des enfants retirés des établissements d’Aum en 1995 ; et 3. les campagnes d’ostracisme et de discrimination menées par les activistes civils anti-Aum, les gouvernements locaux et les responsables de l’éducation qui ont cherché à empêcher les membres et ex-membres connus d’Aum de s'intégrer dans les communautés locales (de 1995 jusqu’aux années 2000). Ces conflits se sont focalisés sur des questions liées à l’éducation et à la socialisation des enfants. La tension essentielle entre les principes juridiques et la réalité politique nous semble particulièrement intéressante. D’une part, le gouvernement était juridiquement tenu de protéger le droit des enfants à l’éducation, qui est un droit garanti par la Loi fondamentale sur l’éducation. De l’autre, les citoyens engagés, les associations de parents d’élèves, les commissions scolaires et les élus ont tenté de nier la responsabilité locale d’intégrer les enfants d’Aum dans la société, en combinant le syndrome du NIMBY (« Not-in-my-backyard » ou « pas dans ma cour », ci-après nimbyisme) et les pratiques traditionnelles d’ostracisme (mura hachibu).

La décision du gouvernement de prendre en charge les enfants d’Aum lors des raids de 1995 s’appuyait sur un précédent juridique, à savoir un arrêt de la Cour suprême rendu en 1990 concernant la question de l’éducation des enfants des renonçants d’Aum. Cet arrêt accordait la garde d’enfants mineurs à trois maris qui avaient intenté une action judiciaire contre leurs épouses en exigeant qu’elles leur confient leurs enfants. Les mères avaient en effet abandonné les pères et emmené leurs enfants dans un complexe d’Aum à Fujinomiya dans la préfecture de Shizuoka. Le jugement de la Cour suprême a confié la garde de huit enfants âgés de un à douze an-s aux pères, et confirmé ainsi une décision antérieure du tribunal de district d’Osaka qui conférait la garde aux maris au motif que les enfants qui grandissaient dans les établissements d’Aum « pourraient éventuellement être incapables de s’adapter à la société, même après avoir atteint l’âge adulte » en raison d’un manque d’accès à une éducation adéquate au sein d’Aum (Asahi 1990b).

Il existe au Japon des écoles privées fondées par des organisations religieuses ou affiliées à celles-ci. Aum a cherché à créer ses propres écoles privées pour éduquer les enfants du mouvement. Cependant, Aum n’a pas été en mesure d’obtenir l’accréditation. Dans le sillage de l’arrêt de la Cour suprême, il est apparu qu’Aum avait dispensé un enseignement religieux non accrédité à des enfants dans ses locaux du village de Namino, dans la préfecture de Kumamoto. Il était clair qu’il existait un antagonisme mutuel entre Aum et les habitants du village car les dirigeants d’Aum craignaient que leurs enfants soient mal accueillis et intimidés dans les écoles publiques et la commission scolaire publique, quant à elle, ne voulait pas les accepter, tout comme la communauté villageoise qui refusait d’admettre Aum en son sein (Asahi, 1990a). Cependant, la Loi fondamentale sur l’éducation exige que les parents envoient leurs enfants à l’école publique ou une école privée agréée. Le jugement de la Cour suprême a confirmé que les enfants d’Aum étaient légalement tenus de suivre l’enseignement obligatoire « en dehors » de la communauté d’Aum. Malgré ce précédent (excluant les cas dans lesquels un parent non-renonçant a poursuivi un parent renonçant pour obtenir la garde de ses enfants), la Loi fondamentale sur l’éducation n’a pas été appliquée au cas des enfants des renonçants d’Aum jusqu’à ce que les installations du groupe soient perquisitionnées cinq ans plus tard. Il se peut que cette négligence soit passée inaperçue pendant des années en raison de l’existence d’antagonisme mutuel entre Aum et les autorités villageoises dans diverses localités.

L’affaire Aum a permis d’attirer l’attention du public sur la question de l’éducation et de l’intégration sociale des enfants qui appartenaient à ce groupe. Les enfants d’Aum saisis lors des raids ont été réintégrés à la société par le biais du système de protection sociale de l’État et leurs trajectoires ont été suivies par les grands médias. Ils ont finalement été placés sous la protection de vingt-sept bureaux du SEF à travers le Japon (Yonemoto 2000, 76). Le bureau responsable du plus grand nombre d’enfants était celui central du SEF dans la préfecture de Yamanashi, où cinquante-trois enfants issus du complexe d’Aum du village de Kamikuishiki ont été placés en détention préventive sous la direction de Yazaki Shirō, qui est devenu un porte-parole de facto du gouvernement. Celui-ci est apparu dans les journaux à plusieurs reprises en 1995 alors qu’il répondait aux journalistes dans les mois qui suivirent l’attaque au gaz sarin. Le 13 juillet 1995, les derniers enfants d’Aum se trouvant au bureau central du SEF de Yamanashi ont été transférés hors de la préfecture pour être pris en charge soit par les bureaux locaux du SEF dans leurs préfectures d’origine, soit par des membres de leur famille ou, dans la plupart des cas, par leurs parents (Asahi 1995). Les dispositions en matière de garde ont été établies sur la base du fait que les enfants qui avaient été séparés de leurs parents au cours des raids seraient réunis avec ces derniers à condition que ceux-ci abandonnent la vie commune dans les installations d’Aum (Yonemoto 2000 : 46-47 ; 65). Si tel n’était pas le cas, les enfants seraient placés chez des proches ou éventuellement, dans quelques rares cas, dans des familles d’accueil. Un éditorial rédigé en 1999 indique que certains enfants sont restés dans le système de familles d’accueil pendant environ un an avant d’être à nouveau confiés à leurs parents (Asahi 1999).

À quoi ressemblait la vie des enfants au sein d’Aum ? Comment étaient-ils traités par le régime d’aide sociale ? L’enquête la plus approfondie menée sur ces questions a été réalisée par le journaliste indépendant Yonemoto Kazuhiro, destinataire du manifeste de Yamagami. Son ouvrage, Les Enfants des sectes (2000), comprend un chapitre sur Aum intitulé « Les enfants des super-humains ». Yonemoto a interrogé une famille d’anciens membres renonçants d’Aum (incluant deux enfants en bas âge) et des membres du SEF qui ont travaillé avec des enfants d’Aum placés sous garde préventive. Ce chapitre reconstruit le monde des enfants dans les communes d’Aum et décrit leurs expériences de réintégration sociale. Yonemoto adopte un ton polémique à l’égard de la communauté Aum qui est atténué par la compassion qu’il éprouve envers les enfants. Ses descriptions de la vie au sein d’Aum sont conformes aux conclusions des études universitaires. Étant donné que la grande majorité des membres d’Aum étaient des laïcs et non des renonçants, le récit de Yonemoto n’est pas généralisable à l’ensemble de la communauté Aum. Il ne représente que les enfants qui vivaient en communauté au sein d’Aum avant d’être placés sous la protection de l’État. Les cas décrits par Yonemoto sont probablement parmi les plus graves.

La présence d’enfants au sein d’Aum posait des problèmes aux renonçants, puisque les membres adultes d’Aum étaient censés accorder la priorité à leurs propres pratiques ascétiques plutôt qu’aux rythmes normaux de la vie, aux besoins du corps et aux attachements personnels, y compris les liens familiaux. Ainsi, les conditions de vie des renonçants représentaient des obstacles pour la prise en charge minimale des enfants. Les conditions de négligence prévalaient. L’étude détaillée de Maekawa Michiko à propos des renonçants d’Aum souligne que la vie dans les complexes d’Aum ne suivait pas le rythme de la société séculière, du fait que les renonçants se réveillaient, travaillaient, méditaient et dormaient selon des horaires qui ne tenaient pas compte des heures de la journée ni des jours de la semaine (Maekawa, 2001). Les enfants d’Aum vivaient dans un environnement social dans lequel les normes de la société dominante étaient suspendues.

La question de l’éducation des enfants hébergés par Aum était un élément crucial des diverses polémiques entourant cette cohorte. En 1990, la Cour suprême a accordé la garde des enfants aux pères non-membres plutôt qu’aux mères renonçantes, au motif que les dispositions éducatives internes d’Aum ne répondaient pas aux critères énoncés dans la Loi fondamentale sur l’éducation et ne permettaient pas d’intégrer les enfants dans la société. Les normes éducatives au sein d’Aum étaient en effet insuffisantes par rapport aux exigences fixées par le système d’éducation public, tout d’abord parce que l’éducation au sein d’Aum, qui était surtout orientée par une mission religieuse, ne visait pas la socialisation conventionnelle, et en raison du caractère désordonné de cet enseignement. Dans les complexes d’Aum, les adultes consacraient leur temps à leur formation religieuse et à d’autres responsabilités professionnelles et il semble que les enfants n’étaient soumis à aucune sorte de scolarité formelle. Selon l’un des enfants :

Notre vie était divisée entre la pratique ascétique et le temps libre. En général, le matin, nous pratiquions, nous nous asseyions en position du lotus, nous faisions des prosternations et nous chantions des mantras. Nous faisions de la méditation. Nous pratiquions la vénération debout. Le contenu de notre formation changeait tout le temps. Parfois, nous faisions des respirations profondes ou nous chantions des chants d’Aum. Non, nous faisions toujours les chants. Oh oui, et la chose principale était toujours d’écouter la cassette de la doctrine et de la mémoriser.

Yonemoto 2000, 25

Comme le montre ce récit, les enfants d’Aum étaient traités comme s’ils étaient eux aussi des renonçants. Cet état de fait était voulu. Selon Asahara : « Parce que les enfants n’ont pas encore été pollués par le monde séculier, ils pourront atteindre rapidement la libération et deviendront des super-humains à l’avenir » (Yonemoto 2000, 24). Tel était l’idéal. Cependant, dans le complexe de Kamikuishiki, les enfants ne recevaient qu’une heure par jour d’enseignement rudimentaire et leur temps libre était quant à lui un « chaos absolu », selon Yonemoto (Yonemoto 2000, 27-28). Du fait que le rôle de renonçant au sein d’Aum avait été conçu pour des adultes ayant déjà reçu une éducation formelle, les enfants d’Aum se voyaient refuser l’accès au type de formation qui leur aurait permis d’assumer des rôles d’adultes dans la société ordinaire tout comme dans le contexte d’Aum.

L’une des composantes du rôle de renonçant (aussi bien pour les adultes que pour les enfants) consistait à s’adonner à des pratiques ascétiques. Le programme ascétique d’Aum comprenait le contrôle de l’alimentation et le développement des capacités à faire abstraction du corps physique et de l’environnement matériel. La privation et les pratiques ascétiques d’Aum avaient de lourdes conséquences sur le corps des adultes ; certains membres ont souffert de blessures, et quelques-uns sont morts à cause des pratiques religieuses extrêmes. L’impact sur les enfants était lui aussi sévère. L’alimentation des renonçants et de leurs enfants était généralement insuffisante, se limitant à deux repas végétariens par jour (Yonemoto 2000, 33-34). Une évaluation médicale des enfants d’Aum réalisée par le SEF a révélé que 88,7 % d’entre eux étaient physiquement sous-développés pour leur âge en raison de la malnutrition et du caractère limité des jeux en plein air (Yonemoto 2000, 42-43). Plus de la moitié d’entre eux étaient anémiques. Plusieurs souffraient de maladies non diagnostiquées, notamment de pneumonie, d’impétigo et de conjonctivite ; leurs corps portaient également des ecchymoses et des marques de morsure (Yonemoto 2000, 41-42). Les complexes d’Aum étaient crasseux ; comme les renonçants cherchaient à transcender les préoccupations matérielles, y compris l’hygiène - car celles-ci constituaient des obstacles au progrès spirituel, les cafards et les rats étaient tolérés dans les espaces de vie en raison de l’interdiction d’ôter la vie (Yonemoto 2000, 31-32). Les enfants ne prenaient pas de bain et ne changeaient pas de vêtements ; ils se douchaient occasionnellement et dormaient en tas sur le sol de la chambre qui leur était réservée. Lorsque l’un d’entre avait uriné sur un futon, celui-ci n’était pas suspendu à l’extérieur pour sécher (Yonemoto 2000, 31 ; 45). En somme, soit du fait que l’imposition d’un programme d’austérité alimentaire et hygiénique aux enfants mineurs a créé des conditions dans lesquelles les besoins physiques des enfants ont été négligés, ou bien par pure incompétence ou indifférence de la part des adultes, les enfants se sont retrouvés dans des conditions que les responsables du SEF ont considérées comme de la négligence flagrante.

Du fait que les enfants étaient eux-mêmes traités comme des renonçants, ils occupaient un statut flexible au sein d’Aum. En revanche, pour les membres adultes, les relations avec les enfants étaient coûteuses. Le statut au sein d’Aum dépendait du niveau spirituel perçu d’une personne ou de sa proximité avec Asahara. Les relations intimes étant considérées comme des attachements susceptibles d’entraver le progrès spirituel, c’est pourquoi les renonçants cherchaient à rompre les liens affectifs avec leurs proches, y compris avec leurs propres enfants. Ainsi, dans les complexes d’Aum, la pratique courante consistait à séparer les parents des enfants et à placer ces derniers tous ensemble sous la tutelle d’un gardien (Yonemoto 2000, 24-25). S’occuper des enfants était considéré comme une fonction subalterne au sein d’Aum ; un ancien membre se souvient d’avoir vu quelqu’un se faire taquiner à ce sujet : « Tu n’es pas à la hauteur. C’est pourquoi tu seras toujours en charge des enfants » (Yonemoto 2000, 25). Inversement, les enfants qui plaisaient à Asahara se voyaient parfois accorder un statut spécial, comme ce fut le cas pour un garçon qui se distinguait par son aptitude à mémoriser et à répéter la doctrine d’Aum, ce qui lui valut le titre du « plus jeune jamais libéré » (Yonemoto 2000 : 20-22). Cet enfant « libéré » occupait un statut supérieur à celui de nombreux renonçants adultes. Les enfants d’Asahara jouissaient également d’un statut spécial grâce à leurs liens de consanguinité avec le leader. Les renonçants adultes disaient aux enfants que c’était un privilège d’être malmené par les enfants d’Asahara puisque le contact avec le corps des enfants du leader pouvait élever leur propre statut spirituel (Yonemoto 2000, 29).

Enfin, étant donné que la quête des réalisations spirituelles exigeait de rompre les attachements au monde, les parents renonçants pleinement investis tentaient tant bien que mal de se défaire des liens persistants qui les unissaient à leurs propres enfants. Comme le raconte un ancien membre d’Aum :

Il y avait deux types de parents. Le premier type essayait d’éviter de démontrer un attachement émotionnel envers ses enfants et travaillait à éliminer ces attachements de peur qu’ils ne réduisent son niveau [de progrès spirituel vers la libération] ; le second type, et ils n’étaient pas nombreux, se réfère à ceux qui éliminaient leurs attachements, et c’était ceux qui avaient complètement perdu tout intérêt pour leurs enfants

Yonemoto 2000, 74

Comme le montrent ces exemples, la poursuite par un parent d’objectifs religieux et d’un statut au sein d’Aum allait à l’encontre de l’exercice de ses responsabilités parentales en matière de soins aux enfants. Selon Yonemoto, l’on a éventuellement constaté que de nombreux enfants de renonçants affichaient des symptômes de troubles de l’attachement et de (ce que l’on qualifierait aujourd'hui de) troubles de stress post-traumatique (Yonemoto 2000, 55-56).

La Cour suprême s’est inquiétée du fait que la socialisation des enfants d’Aum n’était pas suffisante pour les préparer à la vie dans la société dominante. En fait, le contenu de cette socialisation préparait les enfants de renonçants à considérer la société dominante comme un ennemi. Tout comme leurs parents, les enfants qui vivaient dans les complexes d’Aum avaient construit un jeu social complexe ou une réalité imaginaire partagée, fondée sur un fantasme impliquant des visions d’une guerre apocalyptique imminente et une peur constamment renforcée du monde extérieur comme source de tentations et de corruption spirituelle. Lorsque les enfants ont été reçus par Yazaki Shirō au bureau central du SEF à Yamanashi, l’un d’entre eux aurait demandé : « Est-ce le monde phénoménal [séculier] (gense) ? » (Yonemoto 2000, 33). Leurs premières réactions face au personnel du SEF étaient fondées sur une peur ancrée dans la vision apocalyptique du monde propre à Aum. À partir de 1993, des membres d’Aum fabriquaient du gaz sarin dans les installations de Kamikuishiki, tandis qu’Asahara enseignait que le groupe était ciblé par des forces extérieures qui utilisaient ce même gaz contre Aum (Yonemoto 2000, 49). À partir de ce moment-là, les enfants ont été amenés à craindre de jouer en plein air à cause de la menace d’empoisonnement par des ennemis imaginaires. Ils ont été enfermés dans les bâtiments d’Aum et ont presque totalement évité le contact avec la lumière du soleil pendant près de deux ans (Yonemoto, 2000, 33).

Selon la lecture de Yonemoto, si l’on veut comprendre la peur du monde phénoménal qu’éprouvaient ces enfants, il faut savoir que leur vision de l’enfer n’était pas abstraite, mais concrète. En tentant d’approfondir la cause des peurs de ces enfants, Yazaki Shirō, du bureau central du SEF à Yamanashi, leur a demandé où se trouvait l’enfer. Voici ce qu’a dit Yazaki de leur réponse :

Ils ont répondu que c’était sous la terre. Ils ont aussi dit qu’ils entendaient des gémissements sous la terre. J’ai alors compris : Aum avait creusé une sorte de fosse et y confinait certains de ses membres pendant des jours. Du fond de cette fosse, ils pouvaient entendre des gémissements plaintifs appelant au secours. Mais même en regardant dans la fosse, ils ne voyaient rien. Pour les enfants, c’était effrayant. Ils ont donc eu le sentiment que l’enfer existait réellement [en tant que lieu physique]

Yonemoto 2000, 51-52

La vision de ces enfants, fondée sur leurs expériences formatrices au sein d’Aum et une peur de l’enfer continuellement renforcée, les a, tout d’abord, amenés à refuser tous les plaisirs associés aux repas, aux jeux en plein air et aux soins très attentifs prodigués par le personnel du SEF. Cependant, avec le temps, ils se sont habitués à leur nouvel environnement, ont cessé d’exprimer leur peur de l’enfer, et commencé à apprécier les plaisirs ordinaires du « monde » (Yonemoto 2000, 63-66). Il convient de préciser que dans le cadre de leur travail avec ces enfants, les membres du personnel du SEF, dont Yazaki, considéraient comme douteuse la théorie du « contrôle mental » (ou « lavage de cerveau ») qui était alors en vogue. Ils ont plutôt eu recours au dispositif ordinaire de protection de l’enfance destiné à soigner les victimes de maltraitance et de négligence en remédiant à la malnutrition, au manque de sommeil, à l'insalubrité de l'environnement, à la privation de possibilités d’éducation et ainsi de suite, avec pour objectif final de rétablir les relations entre les parents et leurs enfants (Yonemoto 2000, 78).

Les enfants semblent avoir préféré leur vie sous la protection du SEF à celle qu’ils avaient menée dans les complexes d’Aum. Au début du printemps 1995, les médias ont rapporté que des parents qui avaient quitté Aum s’étaient présentés au siège central du SEF de Yamanashi pour manifester leur mécontentement en criant : « Rendez-nous nos enfants ! ». Les parents se sont plaints que le SEF leur refusait de voir leurs enfants. Tel n’était pas le cas, selon Yazaki. En fait, ce sont les enfants qui refusaient de venir rencontrer leurs propres parents (Yonemoto 2000, 67-69). Étant donné le niveau de négligence matérielle et émotionnelle que les enfants avaient subi dans les complexes d’Aum, ainsi que les efforts déployés par les parents renonçants pour rompre les liens affectifs avec eux, il n’est pas surprenant que ceux-ci leur aient rendu la pareille. Au fil du temps, cependant, la grande majorité des parents concernés ont abandonné la vie commune dans les complexes d’Aum et les bureaux du SEF japonais ont renvoyé les enfants vivre avec leurs parents une fois qu’ils furent certains que les adultes ne continueraient pas à négliger les besoins des enfants.

Le 6 juin 1999, l’Asahi Shimbun a publié la réflexion personnelle d’un employé du SEF au sujet de son expérience auprès des enfants d’Aum. Dans un éditorial intitulé « Souvenirs déchirants des enfants d'Aum », un certain M. Murakami (40 ans) fournit un type de réflexion nuancée au sujet du sort des enfants d’Aum et de leurs parents, une nuance qui faisait généralement défaut dans la sphère publique japonaise dans les années 1990.

Ce sont les parents de ces enfants qui ont rejoint Aum, mais à travers les enfants, je peux voir, bien que vaguement, pourquoi les parents ont rejoint Aum. [...] La discrimination à l’égard des femmes et les contradictions d’une société qui privilégie l’efficacité économique au détriment de l’humanité [ont poussé les gens à quitter la société dominante et à rejoindre Aum]. Dans les cas que j'ai rencontrés, la plupart des mères vivaient un divorce ou avaient subi des violences de la part de leur mari. Elles n’avaient personne vers qui se tourner pour obtenir de l’aide et n’auraient pas réussi à joindre les deux bouts [si elles avaient quitté leur mari]. Elles étaient dans une situation où elles ne trouvaient aucun sens au sein de la société. Ces femmes [ont rejoint Aum] et ont pu dire : “Ici, il y a des gens qui ont besoin de moi”. Elles sont tombées amoureuses d’Aum [parce qu’Aum accordait une valeur à leur existence].

Asahi 1999, nous traduisons

Selon cet éditorial, les personnes qui ont « trouvé refuge » au sein d’Aum cherchaient à échapper à des conditions sociales intolérables dans la société dominante. L’auteur souligne que certaines préoccupations relatives à l’égalité des sexes, à la discrimination et à l’exploitation économique sont des facteurs qui ont motivé les femmes (mères) à rejoindre Aum. Cette ligne de pensée rappelle le jugement de la Cour suprême qui a accordé la garde des enfants aux pères qui poursuivaient des carrières séculières plutôt qu'aux mères qui avaient abandonné la société dominante pour poursuivre des quêtes spirituelles alternatives. Ce qui était en cause dans le contexte de l’arrêt de la Cour était le droit des enfants à recevoir une éducation qui puisse les préparer à vivre en société. Comme le suggère cet éditorial, le problème de la réintégration sociale ne concernait pas seulement les enfants, mais aussi les membres et les ex-membres d’Aum. Cette question de la réintégration figura au premier plan des combats menés par les anciens enfants d’Aum pour accéder à l’enseignement public à la suite de l’affaire Aum.

4. La place des enfants d’Aum dans la société dominante

Le dernier chapitre public de l’histoire des enfants d’Aum concerne les réactions de la société à l’égard des enfants d’Asahara Shōko (les enfants portaient le nom de famille Matsumoto) à la fin des années 1990 et dans les années 2000. Après l’ouverture forcée des portes des bâtiments d’Aum et leur exposition à la société en 1995, il a fallu que les enfants d’Aum soient inscrits à l’école publique. En principe, l’inscription était juridiquement requise depuis le début, mais en réalité, ceux qui n’ont pas pu dissimuler leurs liens avec la minorité religieuse la plus détestée du Japon ont été traités comme des parias, y compris par les autorités publiques chargées de leur réintégration.

On décèle dans les réponses apportées par la société dominante aux (anciens) enfants d’Aum que les fonctionnaires locaux ont eu tendance à se ranger du côté des militants anti-Aum et ont poursuivi des stratégies extrajudiciaires et illégales pour empêcher l’inscription scolaire des enfants qui étaient liés à des membres d’Aum connus, ou à des adresses résidentielles associées à Aum. Par exemple, dans le village de Tokigawa à Saitama, le public a appris que les filles jumelles des dirigeants incarcérés d’Aum (nées d’une renonçante et enfantées par Asahara en dehors du mariage) cherchaient à être admises à l’école publique locale. Elles vivaient dans un établissement appartenant à Aum. En avril 1998, les parents des élèves de l’école primaire locale ont recueilli 1 200 signatures sur une pétition demandant au conseil d’éducation du village que l’inscription des deux filles soit refusée. En septembre, ce village a décidé (1) de refuser toute demande d’enregistrement de résidence émanant de membres d’Aum Shinrikyo et (2) de ne pas autoriser les enfants d’Aum à fréquenter l’école locale (sur la base du refus du droit de résidence). Le maire a expliqué qu’il avait pris sa décision dans une perspective extrajudiciaire « en accordant la plus grande priorité au bien-être public » (Asahi 2000a). En fin de compte, le village a été contraint d’admettre les élèves parce que les actions du gouvernement local constituaient une violation évidente du droit à l’éducation garanti par la loi. Pourtant, selon l’Asahi Shimbun, la politique consistant à empêcher les membres d’Aum Shinrikyō de demander un certificat de résidence s’est répandue partout dans le pays (Asahi 2001).

En août 2000, environ 1 500 personnes ont encerclé une maison située dans la ville de Ryugasaki (Ibaraki) où vivaient certains des enfants d’Asahara (ceux nés de sa femme) et leurs gardiens. La foule s’opposait à la présence de ces enfants dans la ville, en scandant des slogans tels que « Vous, diables, n’avez pas de droits humains ! » (Asahi 2000b). Là encore, la ville a appliqué une politique qui consistait à refuser aux membres d’Aum le transfert de leur certificat de résidence, puis à empêcher l’inscription de leurs enfants à l’école publique sous prétexte que ceux-ci n’avaient pas de certificat de résidence (Asahi 2001). Ces refus s’apparentent à des formes d’ostracisme motivées par le nimbyisme. Le refus de reconnaître les (anciens) membres d’Aum et leurs enfants au sein de la communauté peut être comparé à la pratique traditionnelle du mura hachibu, une forme d'ostracisme qui sert de mécanisme de contrôle social extrajudiciaire pour punir ceux qui auraient transgressé les normes du village. Traditionnellement, le mura hachibu consiste à priver la personne ostracisée de toute interaction sociale ainsi que de la protection, des soins et de l’aide du village (Smith 1961). Le nimbyisme se caractérise par un conflit entre le fait de reconnaître qu’une action controversée doit être prise (par exemple, la construction d’une maison de transition pour les personnes en liberté conditionnelle) d’un côté, et le refus que cela se passe « dans sa cour » (Not in in my backyard) d’un autre côté. En principe, tout le monde avait compris que les enfants d’Asahara avaient le droit de fréquenter l’école publique, mais dans les faits, les localités du Japon ont voulu éviter d’accepter comme résidents des membres connus d’Aum (ou même des anciens membres connus, qui étaient souvent considérés comme des membres déguisés). Si le nimbyisme était le principe, l’ostracisme (le refus d’autoriser les enregistrements de résidence et par conséquent les inscriptions scolaires) était la pratique utilisée pour prévenir la réintégration sociale des personnes liées à Aum au sein des communautés locales. Le gouvernement local de Ryugasaki violait lui aussi de façon flagrante la loi. En fin de compte, une entente a été conclue grâce aux efforts de l’avocat des enfants de Matsumoto et celles-ci ont pu fréquenter l’école publique (Asahi 2001).

En dehors des cas spécifiques des enfants d’Asahara qui ont fait la une des journaux, les autres enfants d’Aum ont-ils été affectés par le nimbyisme et l’ostracisme ? La femme que nous avons interrogée et qui a grandi au sein d’Aum a insisté sur le fait qu’elle ne pouvait en aucun cas révéler à quiconque sa connexion avec Aum. En fait, elle a dû changer d’école pour dissimuler son passé. Là où cela était possible, l’invisibilité s’est avérée être l’option la plus sûre pour les personnes possédant des liens d’appartenance à Aum. Etant donné que certaines localités empêchaient l’enregistrement des adresses d’Aum en refusant d’émettre des certificats de résidence, les enfants qui résidaient à ces dernières ont dû affronter et surmonter l’opinion populaire. Leurs récits ont cependant échappé au discours public et aux archives historiques.

Nous savons que les filles de Matsumoto (Asahara), Rika et Satoko, ont continué à souffrir de l’ostracisme, comme le montrent leurs mémoires (Matsumoto 2010 ; Matsumoto 2015). Rika a été acceptée au sein des universités Musashino, Wakō et Bunkyō, mais ses admissions ont finalement été annulées une fois que l’on a découvert son identité. En fin de compte, elle n’a pu fréquenter l’université qu’après avoir obtenu gain de cause au terme d’un procès intenté contre l’Université Bunkyō pour discrimination illégale (Matsumoto 2015, 195-197 ; 207-210). Rika et Satoka ont toutes deux perdu leur emploi lorsque leur identité a été révélée. En réfléchissant à ces expériences, Satoka exprime dans la conclusion de ses mémoires un sentiment qui a pu paraître singulier au moment de sa rédaction :

La famille entière tombe dans la misère lorsque l’un de ses membres est pris dans une secte ou dans une activité criminelle.... Je termine ce livre en priant pour qu’un jour les enfants ne connaissent pas de préjugés simplement parce qu’ils portent le nom de famille de leurs parents, et que les enfants ne soient pas forcés d’adhérer à la foi de leurs parents.

Matsumoto 2010, 241

Les mémoires des soeurs Matsumoto appuient fortement la conclusion selon laquelle leur vie a été façonnée par le spectre de l’affaire Aum, en dépit du fait qu’elles étaient mineures à l’époque des crimes d’Aum et qu’elles ne portaient aucune responsabilité légale ou morale par rapport au mouvement ou à ses actions illégales. Il semble que la sphère publique japonaise des années 1990 et 2000 n’était pas prête à faire la différence entre les enfants d’Aum et leurs parents convertis, ni à inscrire ces enfants dans la catégorie des victimes.

Conclusion

Les réactions du public à l’égard des enfants au coeur de l’affaire Aum et de ceux qui sont reconnus comme des nisei (victimes) affichent des divergences aujourd’hui. Deux raisons pourraient expliquer cette divergence. Tout d’abord, les activistes nisei qui se sont mobilisés après 2022 en dénonçant les religions de leurs parents sont désormais des adultes qui peuvent s’exprimer en public. Deuxièmement, ils disent surtout ce que le public veut entendre (« les sectes font du mal ») et se présentent ainsi de manière conforme à la norme. En revanche, au plus fort de l’affaire Aum dans les années 1990, les enfants appartenant à ce groupe étaient si jeunes qu’ils n’avaient pas la possibilité de s’exprimer dans la sphère publique. En outre, les enfants d’Aum ont subi des discriminations de la part du grand public, mais la société dans son ensemble n'était pas intéressée à entendre les plaintes de quiconque était affilié à Aum. Toute association avec Aum plaçait une personne au-delà de ce qui était considéré comme normal par la société japonaise, même si cette association n’avait pas été choisie mais héritée d’un parent. Les médias et la société ont largement fait fi de toute remise en question du statu quo qui aurait pu découler d’une réflexion plus approfondie au sujet des enfants d’Aum.

Les enfants d’Aum ont été confrontés à des formes de discriminations et d’animosités tout au long des années 1990 et 2000. En général, ceux qui avaient des liens avec Aum cherchaient à se rendre invisibles dans la vie publique, et choisissaient de « passer » pour « normaux » dans la mesure du possible. Pour ce qui est de ceux qui ne pouvaient se camoufler, dont les enfants Matsumoto, l’affaire Aum les a suivis sans relâche. Les militants anti-Aum, les agents du gouvernement local, les employeurs, les voisins et les commissions scolaires les ont traités comme des parias et les ont soumis à l’ostracisme. En fin de compte, les enfants d’Asahara ont surmonté la résistance des autorités locales à leur réintégration sociale en s’appuyant sur la reconnaissance, par le gouvernement central, du fait qu’ils étaient détenteurs de droits. Néanmoins, ces cas emblématiques ne sont probablement que la partie visible de l’iceberg qu’est la discrimination à l’encontre des enfants d’Aum, dont la quasi-totalité garde le silence à ce jour. La société japonaise a imposé un lourd fardeau aux enfants d’Aum en les plaçant au centre d’un conflit entre l’opposition populaire massive à Aum, et l’engagement de l’État à respecter des principes juridiques tels que le droit à l’éducation. Tel est l’héritage des enfants d’Aum, considérés comme des coupables, mais jamais, semble-t-il, comme des victimes.

Les difficultés auxquelles sont confrontés les membres et ex-membres d’Aum et leurs enfants souhaitant se réintégrer mettent en évidence les limites de la tolérance de la société japonaise envers les personnes qui possédaient des liens personnels ou familiaux avec la religion se trouvant au coeur de la « controverse sur les sectes » la plus médiatisée de l’ère Heisei. Ce qui est remarquable dans la réaction du public à l’assassinat d’Abe concernant les « enfants de sectes », c’est que cet événement semble avoir mis fin à l’équivalence entre les adultes convertis à des NMR controversés et leurs enfants, tout du moins dans les cas où les enfants adultes exprimaient publiquement leur désir de rompre avec la tradition de leurs parents. Ce changement dans la perception publique à l’égard des enfants rattachés à des religions controversées est survenu trop tard pour ceux ayant grandi dans le giron d’Aum. Cependant, étant donné l’agitation actuelle au sein de la sphère publique japonaise menée par les activistes nisei et d’autres qui cherchent à inscrire la « liberté religieuse » dans l’ensemble des droits dont jouissent les enfants, il existe désormais une coalition d’entrepreneurs moraux qui partagent le souhait de Matsumoto Satoka qu’un jour les enfants ne soient plus « forcés d’adhérer à la foi de leurs parents ». Il reste à savoir si ce désir se réalisera ou non, et si oui à quel prix.