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Introduction

Depuis quelques décennies, la position de l’être humain dans le cosmos et son rapport à la nature, au cosmos sont de plus en plus au coeur des préoccupations contemporaines et au coeur des interrogations de la théologie. Ces rapports entre l’être humain et le cosmos exigent une nouvelle sagesse d’habiter le monde. La proposition d’une théologie du cosmos par Gesché est une prise en compte d’une sensibilité contemporaine : le retour du thème de la nature sur fond de crise écologique. Cette manière de répondre aux questions de son époque a poussé un de ses commentateurs, François Euvé, à considérer sa théologie comme une « théologie de la culture », dans le sens que Paul Tillich donnait à cette expression, c’est-à-dire une théologie à l’écoute du monde, apte à répondre aux questionnements du présent (Euvé 2013, 337-357).

Les enjeux de la crise écologique ont eu un réel impact sur la théologie d’Adolphe Gesché. Il estimait qu’il s’agit de notre propre survie qui se joue à travers cette crise. Mais il a constaté fort malheureusement (Gesché 1983, 147-166) que la culture occidentale était très silencieuse sur cette question, du moins à son époque. À ce propos, il a même parlé d’une lacune cosmologique en théologie. En proposant sa théologie du cosmos, Gesché s’inscrit dans la tradition des théologiens et des écrivains tels que Teilhard de Chardin, Jurgen Moltmann, André Beauchamp, Leonardo Boff qui, par leurs écrits, ont attiré l’attention sur l’urgence de la question écologique. Pour contrer toute volonté de domination et d’exploitation à outrance du cosmos par l’être humain, Moltmann a mis en exergue la valeur du sabbat. Le sabbat rappelle à l’être humain la nécessité de s’imposer une limite dans son activité de transformation du cosmos. Pour Moltmann, « ce jour, appelé sabbat (ou shabbat, si l’on veut se rapprocher de l’hébreu), marque un terme ou une limite à l’acte créateur. Le sabbat est le point final de toute doctrine juive, comme de toute doctrine chrétienne de la création » (Moltmann 1988, 351). André Beauchamp est aussi une des figures marquantes qui a réfléchi sur la crise écologique. Dans son ouvrage Pour une sagesse de l’environnement. Essai sur une éthique et une spiritualité chrétienne de l’environnement, il dégage, comme le sous-titre l’indique, des pistes éthiques et spirituelles susceptibles de juguler la crise environnementale, réfutant par le même coup la thèse de Lynn White Jr qui imputait la responsabilité de la crise écologique au judéo-christianisme. Se plaçant aux antipodes de la position de Lynn White, André Beauchamp a démontré que la pensée chrétienne a inspiré une spiritualité de l’environnement dont saint Benoit, saint François, Pierre Teilhard de Chardin sont considérés comme des figures de proue.

Plus près de nous dans le temps, avec son livre La terre en devenir : une nouvelle théologie de la libération, le théologien brésilien Leonardo Boff, déploie une théologie écologique en lien avec les plus démunis et plus précarisés. Pour Boff, l’écologie est, au sens large, « relation, interaction et échange entre toutes les choses existantes (vivantes ou non), entre elles et avec tout ce qui existe, réel ou potentiel » (Boff 1994, 21). Boff invite à sortir d’une vision dualiste et convie son lectorat à adopter une vision communautaire du monde : « nous existons tous par les autres, avec les autres et pour les autres. » (Boff 1994, 127) Gesché s’inscrit dans ce contexte global qui cherche à promouvoir un nouveau dialogue avec la nature avec son ouvrage Dieu pour penser, IV, Le cosmos. Dans cet ouvrage publié en 1994, il proposait de réfléchir à frais nouveaux sur la possibilité d’une théologie du cosmos. Notre auteur estimait que cette théologie est nécessaire et indispensable à l’heure actuelle. En plus de la question de survie de l’humanité, il y a un enjeu de salut qui se joue dans cette théologie. Gesché pose explicitement la question : « le cosmos a-t-il quelque chose à voir avec notre salut ? » (Gesché 1993, 163) Cette question de Gesché a été reprise de façon plus affirmative chez Rémi Brague qui pense que « le salut de l’homme se fait dans l’histoire » (Brague 2002, 245).

L’effort de penser un nouveau rapport avec la nature dans le contexte de la crise écologique s’est poursuivi avec le jésuite français François Euvé qui a rédigé en 2015 un ouvrage intitulé our une spiritualité du cosmos. Découvrir Teilhard de Chardin, et plus récemment en 2021 Théologie de l’écologie. Une création à partager[2]. Dans ce dernier ouvrage, l’auteur pose les fondements d’une théologie de l’écologie qui confronte à la fois la tradition biblique, l’histoire et les courants de pensée contemporains. Euvé parle de l’oeuvre créatrice qui va vers son accomplissement en mettant l’accent sur la dimension collective de l’action (Euvé 2021, 187). La préoccupation soulevée par Euvé, soit sur la nécessité de protéger le cosmos qui tend vers son accomplissement (salut) est aussi au coeur de la pensée de Gesché.

Cet article s’articule autour de quatre points. Le premier, brosse brièvementles raisons pour lesquelles Adolphe Gesché propose la théologie du cosmos. Le deuxième revient sur le lien que notre auteur opère entre l’éthique et la dogmatique du cosmos. Le troisième évoque l’incidence que la théologie du cosmos pourrait avoir sur la théologie sacramentaire. Le quatrième met en relief les liens possibles entre théologie du cosmos et salut.

1. Pourquoi souhaiter une théologie du cosmos aujourd’hui ?

Dès l’entame de cette section, il nous semble pertinent de nous interroger sur les raisons profondes qui ont poussé Adolphe Gesché à militer pour une théologie du cosmos. En revisitant certaines de ses publications, il est possible de dégager ses intuitions premières. Déjà en 1983, il parlait « d’une lacune cosmologique en théologie » (Gesché 1983, 147-166). Il percevait du même coup que « le thème du monde (cosmos) s’est pratiquement évaporé en théologie » (Gesché 1983, 147). Ces deux observations qui se complètent sont révélatrices du souci qui animait plus profondément le théologien belge. Il invitait ainsi « à renouer le dialogue avec le cosmos et la nature » (Gesché 1983, 149). Le constat réalisé par Gesché faisant état d’une certaine lacune cosmologique s’est retrouvé également chez Pierre Gisel qui parlait d’un oubli du cosmos. Son verdict est sans appel : « tout se passe comme si l’homme d’aujourd’hui avait en quelque sorte perdu le monde. » (Gisel 1987, 5) C’est à la lumière de ce qui vient d’être dit que Gesché a présenté les raisons qui militent en faveur d’une théologie du cosmos. En réalité, les raisons qui sont avancées visent à assurer un équilibre harmonieux entre les trois régions théologiques qui sont : Dieu, l’homme et le cosmos.

Premièrement, il souhaiterait une théologie du cosmos pour le sort de Dieu lui-même. La tradition chrétienne considère que le fait de confesser Dieu comme créateur suppose qu’il soit l’auteur du réel dans sa totalité, du créé dans son ensemble, du cosmos aussi et pas seulement de l’être humain. Si l’on veut donner au créateur toute sa grandeur et sa place dans l’histoire de l’humanité, il doit bien être confessé comme auteur du réel dans sa totalité. Cette conception reprise dans notre credo a été assumée par Gesché. Dans la foulée de ces idées et de cette tradition chrétienne dans laquelle il s’inscrit, Gesché dénonce une certaine tendance anthropocentrique qui voudrait tout ramener à l’être humain au point d’éclipser Dieu et le don merveilleux de la création qu’il fait à l’être humain dans son ouvrage Dieu pour penser, IV, Le cosmos. Adolphe Gesché est formel à ce sujet. Pour lui, « il est important et urgent que l’on donne plus grande dimension à Dieu, sans le restreindre à nos utilités, fussent-elles les plus avouables… Une théologie du cosmos devrait, rendre plus de souffle et d’espace à un Dieu moins crispé sur l’être humain » (Gesché 1993, 26).

Deuxièmement, il voudrait une théologie du cosmos pour le sort de l’être humain. Il met en garde contre ce qu’il appelle une « immanence tautologique » c’est-à-dire une tendance à tout voir à partir de l’être humain. Celui-ci étant la seule référence à partir de laquelle il faudrait réfléchir et à laquelle tout devrait être ramené. Pour Gesché, « ce recentrement sur l’être humain fut un moment important et nécessaire, mais il ne devrait pas être exclusif » (Gesché 1993, 28). Une théologie du cosmos devrait promouvoir un véritable équilibre, mais surtout des vrais rapports entre l’être humain et le cosmos. Gesché pense qu’une des « tâches de la théologie du cosmos serait l’urgence de rendre à l’être humain le cosmos » (Gesché 1993, 28).

Troisièmement, pour le sort du cosmos, enfin. Dire que l’être humain a besoin du cosmos pour être un humain pleinement accompli pourrait paraitre un truisme. Mais le cosmos devrait être regardé d’abord pour lui-même. Le cosmos résiste au pouvoir discrétionnaire, sans limites que semble s’octroyer l’être humain. Toutes les catastrophes écologiques et les changements climatiques de ces dernières décennies viennent étayer ce que Gesché redoutait et qu’il considérait comme étant un véritable enjeu civilisationnel et vital. Un enjeu civilisationnel parce que c’est une civilisation, une manière de voir le monde qui est en cause, qui est en train de démontrer ses limites. À ce propos, Louis Vaillancourt relève que la crise écologique apparaît aux yeux de Gérard Siegwalt « comme étant le symptôme le plus manifeste de la crise des fondements de la civilisation occidentale » (Vaillancourt 2010, 311-329). La crise écologique constitue aussi un enjeu vital dans la mesure où il s’agit de la survie de l’humanité tout entière qui s’y joue. Adolphe Gesché a eu des mots clairs pour exprimer ce besoin fondamental qu’éprouve l’humain. Pour lui, « l’homme pour être homme, a un besoin vital du cosmos : il doit habiter, manger, aimer, vivre, admirer. Le peut-il en se confinant en lui-même ? » (Gesché 1993, 30) Il est curieux de remarquer le fait qu’Adolphe Gesché préfère parler d’une théologie du cosmos plutôt que de parler d’une nouvelle théologie de la création. Est-ce là une manière pour lui de mettre en évidence ce qui le tient particulièrement à coeur ?

Après avoir montré pourquoi il est nécessaire et urgent de penser une théologie du cosmos, Adolphe Gesché s’est attaché à découvrir les besoins d’une telle théologie et comment il pourrait l’organiser. Quelle direction prendrait cette théologie ? S’agissant de la direction, Gesché estime que « certaines problématiques qui parlent, entre autres, de la théorie scientifique de l’évolution ne constituent plus un réel danger pour la foi des chrétiens. Et sur le plan philosophique, la catégorie de causalité est extrêmement nuancée, au regard des avancées récentes de la science qui parle de l’irréversibilité » (Gesché 1993, 32).

Adolphe Gesché note au passage plusieurs lieux où la théologie du cosmos pourrait trouver des points d’ancrage pour nourrir davantage la réflexion. Ces lieux étant susceptibles, selon lui, d’alimenter et de guider la théologie du cosmos tant souhaitée par Gesché. Ainsi, pour lui, la théologie du cosmos devrait : 

Repenser le « champ très vaste des mythes et symboles d’origine » qui nous offrent une sagesse de vie ; redécouvrir la richesse de certains termes qui traduisent les choses de la foi (grâce, salut, surabondance, don) ; tenir compte de certaines requêtes de « la process philosophy et la process theology qui s’intéressent à la réalité (y compris Dieu) dans son être en devenir. C’est un Dieu qui est concerné par la création.

Gesché 1993, 35

En plus des raisons évoquées par Gesché qui militent en faveur d’une théologie du cosmos, il convient de mentionner un autre nom incontournable lorsqu’il s’agit de la protection de la terre : Thomas Berry. En effet, Thomas Berry (1914-2009) demeure un auteur clé qui a lui aussi proposé une nouvelle sagesse d’habiter le monde. Il a écrit le livre The Dream of the Earth en 1988. En 2021, soit trente-trois ans après sa publication aux États-Unis, les maisons d’édition Novalis et Salvator ont annoncé sa parution en version française sous le titre : Le rêve de la Terre. Thomas Berry invite non seulement à changer notre manière de voir la terre, mais aussi à réinventer l’humain en tant qu’espèce au sein de la communauté des autres formes de vie. Il invite à passer d’un système anthropocentrique vers un système biocentrique qui intègre la préoccupation de toute la communauté planétaire comme mis en lumière par le récent livre d’Achille Mbembe, intitulé La communauté terrestre (Mbembe, 2023). La survie de l’humanité est en jeu, si nous n’écoutons pas ce que la terre veut dire. Commentant la pensée de Berry, François Euvé a relevé cet aspect d’écoute de la terre. Pour lui, « il s’agit d’écouter la terre, de lui faire confiance, car la terre résoudra ses problèmes, et sans doute les nôtres, si nous la laissons fonctionner à sa façon » (Euvé 2021, 155). Thomas Berry plaide pour la fin de la désintégration engendrée par l’ère industrielle. Il estime qu’il est urgent et impératif d’insister sur l’importance de la communion entre les divers sujets de la communauté planétaire.

En un mot comme en mille, la théologie du cosmos cherche à mettre en exergue et surtout à faire prendre conscience de plus en plus de la valeur intrinsèque du cosmos comme lieu du Logos et de l’être humain, mais aussi comme lieu de salut de tout le créé. Elle a aussi un énorme avantage. Celui de présenter l’incidence que cette théologie pourrait avoir sur la sacramentaire. Gesché invite à renouveler une certaine manière de présenter la théologie de la création en mettant un accent particulier sur le cosmos et le nouveau rapport que l’humain doit avoir avec lui. Comment se déploie le rapport entre l’éthique et la dogmatique du cosmos ? Le point suivant traite de ce rapport.

2. Dogmatique du cosmos et éthique

Pour mettre en relief ce qu’il a préconisé, Adolphe Gesché a voulu assurer un ancrage symbolique tiré de la dogmatique pour mieux faire ressortir le caractère éthique de la théologie du cosmos qu’il a estimé nécessaire et urgente pour notre époque. C’est ainsi qu’il pensait que « pour qu’une pratique sociale, morale et écologique soit fondée en aval, il faudrait lui assurer en amont un ancrage symbolique et théologique » (Gesché 1993, 86). Cet ancrage symbolique et théologique, il l’a trouvé dans le mystère de l’incarnation[3] où le Logos divin vient rejoindre l’humain dans sa réalité, dans son espace, faisant de notre cosmos une double demeure : celle du Logos et de l’être humain. À travers le mystère de l’incarnation, le Logos a établi sa demeure parmi nous tout en venant chez lui. Si le cosmos est considéré comme une double demeure, celle du Logos et de l’être humain, l’agir éthique qui en découle est bien évidemment la préservation, la sauvegarde de cette double demeure. Parlant de la Terre comme demeure du Logos, Gesché retient ce qui suit : « parce que demeure du Logos, l’homme y trouve barrière (mais comme toute limite et finitude, une barrière est libératrice, créatrice), barrière à toute exploitation. Cette terre de destinée, il doit la préserver comme terre de salut. » (Gesché 1993, 90) Ainsi, Gesché montre comment l’agir éthique s’enracine dans la dogmatique.

Chez Gesché, l’agir éthique prend son envol à partir de la dogmatique. Si la nature ne peut pas être détruite, c’est principalement comme lieu propre de l’être humain, mais aussi, et surtout, comme lieu où le Logos a érigé sa demeure. L’être humain a ici une vocation noble à remplir. Depuis les Pères de l’Église, il est présenté comme image et ressemblance du créateur. Chez Gesché, l’être humain comme image et ressemblance du Logos est « celui qui assure, respecte, parachève cette demeure du Verbe. Il est celui qui sauvegarde » (Gesché 1993, 89). Comme image et ressemblance du Logos, l’humain a comme vocation première de correspondre à celui dont il est le reflet. Et ce, en sauvegardant le cosmos et en promouvant une vie authentiquement humaine sur terre. « L’être humain est le vivant à l’image du Logos », affirme Gesché (Gesché 1993, 97). Ainsi, à l’image du Créateur, il sauvegarde ce qu’il a reçu. Le fait d’évoquer l’acte de recevoir nous transporte dans le régime du don qui a une importance cruciale dans la théologie d’Adolphe Gesché.

En effet, dans sa théologie du cosmos, Adolphe Gesché insiste sur l’importance du concept de « don » pour penser la création (Gesché 1993, 45). Le cosmos est un don offert par le créateur à l’être humain. Ce dernier ne peut être privé, dépossédé de ce don, qui est ce lieu, si particulier qui l’accueille.[4] Le fait de parler du don met l’être humain en position seconde. Le donateur –ici le Créateur – étant en première position. Le donateur se met en retrait et laisse une marge de manoeuvre au donataire de jouir de ce qu’il vient de recevoir. Toutefois, la reconnaissance de celui qui donne rappelle une altérité originelle qui précède le don. Gesché a présenté et conçu le cosmos comme un don du Créateur. Pour lui, « la création de la terre est en effet un don : Dieu a donné la terre aux hommes. Dieu, si l’on peut dire, n’a pas simplement créé la terre. Il a créé cette demeure qui est sienne et il nous l’a donnée. C’est donc ainsi qu’elle est oïkos anthrôpou, (litt. Maison de l’être humain) et c’est ainsi que devenus intendants, nous en faisons notre oïkoumené (litt. Une terre ou maison habitée) » (Gesché 1993, 89).

Bien plus, la relation au Créateur est déterminante, voire cruciale, dans l’agir éthique de l’humain dans et vis-à-vis de la nature. Ce rapport au Créateur invite à réfléchir sur l’origine, le sens, et la fin de la création : trois thématiques cruciales qui sont au coeur de la théologie chrétienne de la création. S’agissant de l’origine du cosmos, la foi chrétienne affirme et confesse un « sujet » qui est à l’origine de la création. Elle pose au principe des choses et du réel dans sa totalité un acteur principal, Dieu, le tout-Autre par rapport à la réalité créée. Le sens et la fin de la création devraient être envisagés à partir de la volonté du Créateur. L’être humain reçoit le cosmos de la part du Créateur. Il n’en est pas l’origine. Il en est l’intendant[5], « le prêtre de la création » (Gesché 1993, 100) pour reprendre l’expression de Gesché. À ce titre, il devrait, comme le fait remarquer Médard Kehl, avoir une attitude responsable motivée par la gratitude. Selon Médard Kehl, « la gratitude représente cette attitude fondamentale pré-éthique, celle qui soutient et marque toute éthique chrétienne, dans laquelle l’homme peut correspondre au mieux à l’agir créateur de Dieu et à ce qui en a résulté, à savoir justement la création dans toutes ses dimensions » (Kehl 2008, 492). 

Ce n’est pas tout. La gratitude permet d’éviter le piège de l’ingratitude qui a été dénoncé par Jean-Luc Marion. L’ingratitude est un écueil considérable qui pourrait entraîner à ne plus reconnaître le cosmos comme donné, et qui pourrait entretenir une méprise néfaste sur l’origine du cosmos et son sens, comme nous venons de le relever plus haut. Cette attitude pourrait conduire à des dérives écologiques graves comme celles décriées de nos jours. Pour Jean-Luc Marion « l’ingratitude ne consiste en rien d’autre qu’à ne plus reconnaître le caractère de donné d’un don, à n’y plus voir que le fait sans son origine, la chose sans provenance. L’ingratitude ne revendique rien de réel, mais supprime seulement ce qu’elle censure désormais comme irréel – le caractère de donné du don ; et aussitôt le don disparaît comme tel, car un don non-donné n’est plus un don du tout » (Marion 2010, 180).

Pour clore cette section consacrée au lien entre dogmatique et éthique, il importe de mentionner le rapport que Gesché opère entre l’éthique et la rédemption. Il associe le geste éthique à la rédemption. Le geste éthique (restituer à l’être humain le cosmos) rejoint l’acte rédempteur. Le cosmos est construit pour un salut, pour un destin, pour un accomplissement. Ici, il y a un lien étroit à établir entre le geste éthique qui voudrait restituer le cosmos à l’être humain et l’idée du salut. À notre entendement, ce lien consiste à démontrer que l’humain comme intendant de la création, comme co-créateur, exerce une seigneurie diaconale sur le cosmos non pour l’asservir, mais pour le servir et le mener à son plein accomplissement, c’est-à-dire à son salut. Pour Gesché, « l’homme démiurge est celui qui sauvera les noms et les mots salutaires ; celui qui sauve-gardera (en français, sauver et garder ont même racine linguistique), qui gardera ce qui sauve » (Gesché 1993, 104).

Le salut dont parle Gesché est un salut inclusif. Il est destiné à toute créature. Le travail de l’être humain comme co-créateur est de collaborer à l’oeuvre divine pour rendre cette attente eschatologique effective pour tout le créé. Cette idée est aussi présente chez Moltmann qui a pour sa part insisté sur l’universalité de l’attente eschatologique qui concerne le cosmos dans sa totalité, en partant du texte de saint Paul aux Romains (8, 18-22). Commentant ce passage de l’apôtre des Gentils, Moltmann souligne, à la suite de Luther, « la manière unique de réfléchir de l’apôtre Paul qui se distingue des philosophes et des métaphysiciens. Il mentionne que le regard de l’apôtre se dirige vers l’avenir des choses et de la création. Son regard porte sur l’attente eschatologique »[6] (Moltmann 1983, 33). La création tout entière recevra le salut opéré par le Christ. Ce constat rejoint aussi celui de François Euvé, qui, en réalité, reprend une idée de Thomas d’Aquin pour qui « la création matérielle tout entière cessera d’être soumise au régime de la génération et de la corruption » (Euvé 2021, 122). L’humain est invité à collaborer à cette immense tâche qui lui est confiée dès le geste initial du Créateur. Comme co-créateur, il est invité à garder ce qui a été sauvé. C’est l’idée même de la sauvegarde de la création qui se profile à l’horizon de cette conception.

3. L’incidence de la théologie du cosmos sur la théologie sacramentaire

La théologie du cosmos telle que développée par Adolphe Gesché pourrait avoir une incidence sur la théologie sacramentaire. Dès le départ, il y a lieu de souligner la médiation des « matières » utilisées dans plusieurs sacrements : l’eau, le vin, le pain. Ces matières sont indispensables pour la célébration de plusieurs sacrements. Pour Gesché, « tout sacrement emprunte sa res au cosmos (pain, eau, vin) » (Gesché 1993, 44). Louis-Marie Chauvet a également mis en évidence le respect qu’il faudrait avoir à l’égard de ces éléments (pain, vin, eau) indispensables de la vie. Respect qui, selon lui, « est prise de distance, décrochage à l’égard de l’utilitarisme dévorant et ouvrant l’opacité du réel » (Chauvet 1987, 564). Pour mettre en relief le rapport qui doit exister entre l’être humain et ces éléments indispensables dans l’acte sacramentel, spécialement dans l’eucharistie, Adolphe Gesché a présenté l’humain comme le liturge de la création (Gesché 1993, 100).

Précisons qu’Adolphe Gesché emprunta les images de « prêtre », « liturge » de la création à la liturgie orientale. Celle-ci conçoit l’être humain comme un liturge qui célèbre la nature et qui la reçoit dans une action de grâce. Mais l’une des particularités de cette liturgie pourrait résider dans la présentation de l’eucharistie comme antidote à la crise écologique. Pour cette tradition, à la lumière de ce que révèle Michel-Maxime Egger, « là où l’intendance met l’accent sur une relation plutôt fonctionnelle avec la nature et est donc avant tout déterminée par l’éthique et des règles, l’eucharistie souligne la relation ontologique et vitale avec le cosmos. L’intendance relève de ce que l’on fait, l’eucharistie de ce que l’on est » (Egger 2012, 213). On voit tout l’intérêt propre à une pareille conception de l’eucharistie dans le contexte de la crise écologique actuelle. Elle a l’avantage de montrer comment l’eucharistie comme action de grâce offre un relief supplémentaire et un nouvel horizon de signification dans le contexte de la crise écologique en rappelant la relation substantielle avec la nature. Cependant, comme le fait remarquer François Euvé, certains critiques reprochent au modèle eucharistique, typique de la pensée orthodoxe, de conférer à la personne humaine un rôle encore trop central (Euvé 2021, 157).

Bien plus, s’inspirant de certaines formules liturgiques, Louis-Marie Chauvet a souligné le lien très étroit qui existe entre l’économie théologale du culte sacramentel et l’économie sociale du travail de transformation des produits du sol. En partant de la formule de la présentation des dons à l’offertoire lors de la célébration eucharistique, il a montré comment la liturgie reconnaît le créateur de l’univers comme étant à l’origine du pain que nous offrons, et ce pain provient de la terre et du travail des humains. Il voudrait ainsi allier la dimension cosmique du pain qui est offert et celle du travail historique de l’humain qui vise à cultiver la terre. Pour lui, « il n’est de sacramentalité qu’au carrefour de ces deux dimensions, cosmique et historique, évoquées, par l’oblation du pain comme fruit de la terre et du travail de l’homme. Sans la terre, il n’y a pas de travail ; mais sans le travail, la terre n’est pas matière. Le pain n’est matière eucharistique que comme rapport du cosmos à l’histoire » (Chauvet 1987, 563).

Adolphe Gesché a fait remarquer à juste titre cette dimension en recourant au « verbe latin de colere qui implique sémantiquement l’idée d’habitation (oïkos) et celle de culte, d’action de grâces » (Gesché 1993, 100). Celle-ci est motivée par la reconnaissance de l’origine du pain offert dans le sacrifice eucharistique. Dans cette perspective, Gesché est allé plus loin pour démontrer comment l’eucharistie opère un travail de transfiguration dans le cosmos. Ainsi, « il retient que l’eucharistie (et tout sacrement, d’ailleurs, pour d’autres éléments de la terre) est un travail du pain et du vin, et à ce titre déjà une transfiguration logique de cette terre » (Gesché 1993, 100).

Cette transfiguration ne doit pas ouvrir la voie à une défiguration. Dans la mesure où le rapport du cosmos à l’histoire du travail humain doit permettre à la création d’être déployée dans sa splendeur plutôt que d’accentuer sa dé-création et sa défiguration. À ce sujet, Louis-Marie Chauvet mentionne comment cette dé-création s’opère dans la vie des plus pauvres et dénonce par le même coup l’injustice qu’ils subissent. Et il retient que « quand un système économique injuste enlève aux pauvres le pain qu’ils ont fabriqué, quand il ne redistribue qu’aux économiquement forts, il en fait un symbole de “dé-création”, ainsi, il le dé-sacramentalise. Le pain n’est pas eucharistiable à n’importe quelle condition » (Chauvet 1987, 563).

Ce qui vient d’être dit, et spécialement le fait que le pain n’est pas eucharistiable à n’importe quelle condition, rappelle la figure du théologien brésilien Leonardo Boff qui fut persuadé que les catastrophes écologiques de ces dernières décennies touchent particulièrement les plus pauvres et les marginaux. Leonardo Boff a établi un parallèle entre ce qui est plus fragile et menacé de disparition et les marginaux en dénonçant l’injustice qu’ils subissent. Ce faisant, il estime que « l’écologie sociale met en évidence la relation entre l’injustice sociale et l’injustice écologique » (Boff 1994, 129). Les pauvres, ceux qui sont socialement démunis, sont ceux qui ressentent le plus les conséquences de la crise écologique. Le théologien brésilien a estimé que ces situations d’injustice ne sont pas étrangères à la démocratie. Ainsi, il a plaidé « pour une démocratie qui ne soit pas seulement participative et sociale, mais également écologique » (Boff 1994, 125). On voit par-là comment la théologie du cosmos pourrait avoir des implications politiques, théologiques, sociales, écologiques et liturgiques.

Le lien établi entre la justice sociale et la crise écologique chez Boff s’est retrouvé également dans l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de la maison commune. En effet, le pape François rappelle la nécessité de prendre en considération les appels de détresse des plus démunis qui sont plus gravement affectés par la crise écologique (François 2015, no 49). Le pape François souligne dans le premier chapitre de Laudato si’ : « qu’Aujourd’hui nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans la discussion sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». (François 2015, no 1)

4. Théologie du cosmos et salut

Adolphe Gesché commença le cinquième chapitre de Dieu pour penser le cosmos, par une question qui annonça les couleurs de ce qu’il entendait mettre en évidence dans sa théologie du cosmos. La question est formulée de la manière suivante : « le monde (la nature, le monde, l’univers tout ce qui n’est pas Dieu ni l’homme en tant qu’être culturel) a-t-il quelque chose à voir avec notre salut ? » (Gesché 1993, 163) La question est irrésistible. Elle mobilise la réflexion et requiert une réponse adéquate. La formulation de cette question met « entre parenthèse » (mais vraiment de manière momentanée) Dieu et l’être humain pour voir si le salut pourrait provenir directement du cosmos, sans l’intervention d’un de ces deux partenaires clés. À notre avis, ce qui pourrait se cacher derrière cette question serait la volonté de Gesché de mettre en relief la médiation sotériologique du cosmos. Vu sous cet angle, le cosmos constituerait, lui aussi, un rouage essentiel, une médiation cruciale par laquelle le salut est offert. Adolphe Gesché est allé d’ailleurs plus loin pour souhaiter « une cosmologie du salut comme il y a une théologie et une anthropologie du salut. Il postule ainsi en faveur d’une écologie pour Dieu. Le cosmos est dans ces conditions, lieu où l’homme se retrouve, mais il serait aussi lieu où Dieu se retrouve » (Gesché 1993, 166).

Pour éclairer davantage sa pensée sur le Logos salutaire qui pourrait se trouver dans notre cosmos, Adolphe Gesché retient certaines expressions qui sont utilisées par l’apôtre Paul en Rm 8, 18-22 évoqué ci-haut. En effet, le texte de Paul parle de la captivité, de l’enchainement, de la mise sous pouvoir que le théologien belge reprendra à son compte. En ne retenant que ces expressions, l’auteur s’est efforcé de démontrer à la suite de saint Paul et de la théologie catholique qu’il ne s’agit pas de la corruption foncière et de nature, mais d’une blessure qui est guérie grâce au salut offert par le Christ.

Dans sa théologie du cosmos, Gesché plaida, comme on vient de le voir, pour une articulation harmonieuse entre cosmologie et eschatologie. Cette articulation invite à prendre au sérieux le cosmos comme espace où le salut est offert à l’humanité tout entière. En grossissant un peu les traits, on pourrait dire qu’il n’y a point de salut sans espace. En dehors de ce cosmos, en dehors de cet espace, il n’y a point de salut, pourrait-on lire en filigrane chez Adolphe Gesché. Le cosmos est cet espace qui offre son hospitalité à tous les êtres vivants. Pour Gesché : « le cosmos offre à l’être humain, de par sa nature même, cette étendue, ce repos de l’étendue qui lui permet de se reprendre » (Gesché 1993, 176). C’est dans cet espace qu’il peut et doit accueillir le salut. Gesché déplore que notre époque n’ait pas développé une herméneutique et une phénoménologie de l’espace comme cela a été fait pour le temps.

La préoccupation de Gesché d’opérer une articulation harmonieuse entre cosmologie et eschatologie a été reprise dans un autre registre par Moltmann. Le théologien allemand montre qu’il n’y a pas d’existence désincarnée. Toute existence est incarnée, située dans un lieu, dans un espace propre. Dès lors, ça serait un véritable contresens que de dissocier l’histoire humaine et la nature non humaine. De l’avis du théologien protestant :

L’existence humaine est une existence corporelle et elle est liée par tous les sens au monde de la nature et tributaire de lui. La vie humaine est participation à la nature. Le monde du vivant, de la terre, du système solaire, notre galaxie et notre cosmos sont également condition de notre monde humain qui y est inséré parce qu’il n’y a pas d’âme détachée du corps ni d’humanité détachée de la nature de la vie, de la terre et du cosmos, il n’y a pas non plus de délivrance de l’homme sans délivrance de la nature.

Moltmann 2000, 314

On le voit, il y a un lien très étroit entre le salut de l’être humain et celui du cosmos pris dans sa globalité. Le cosmos tout entier recevra le salut qu’apporte le Christ. Le cosmos a été créé pour une finalité. Ce mot, finalité, évoque également celui d’accomplissement. Le cosmos est créé pour un accomplissement. De cette manière, il est possible d’associer création et rédemption. Le cosmos qui nous porte offre déjà les structures de cette délivrance, de ce salut qui se veut inclusif. La théologie du cosmos cherche à mettre en valeur le cosmos qui est une médiation fondamentale de notre salut. Cette médiation est soulignée par Adolphe Gesché qui retient que « le cosmos porte en son être “naturel” notre être-de-destin… le cosmos est porteur de salut, parce qu’il nous donne les éléments de notre construction destinale, en l’occurrence un corps (un être), dont la structure intime est capable de notre destinée » (Gesché 1993, 187).

Adolphe Gesché associe corps et résurrection en montrant que « si le corps (par lequel l’être humain est rattaché au monde physique) peut ressusciter un jour, c’est parce qu’il a déjà une structure résurrectionnelle » (Gesché 1993, 187). Comme on peut bien le remarquer, chez Gesché tout comme chez Moltmann, on ne peut pas concevoir l’être humain sans penser à son monde physique, à son environnement naturel. L’être humain est indissociable de son espace. Commentant la pensée de Hans Jonas, Robert Theis montre comment le philosophe allemand établit un lien privilégié entre la nature et l’être humain. Il estime que l’être humain a son « ancrage biologique, voire culturel dans la nature » (Theis 2008, 63). Celle-ci mérite respect et écoute. Elle devrait être préservée de la dégradation et de la profanation. Écouter le cosmos signifie s’ouvrir à l’altérité qu’il représente. Cette altérité résiste au pouvoir discrétionnaire que semble s’octroyer l’être humain. Elle nous fait comprendre que la nouvelle dynamique dans l’horizon de la théologie du cosmos invite à tenir compte de l’unité fondamentale entre l’humain, le cosmique et le divin.

Conclusion

Ce travail s’est proposé un objectif modeste : présenter la théologie du cosmos d’Adolphe Gesché. Celle-ci est dictée par le contexte de la crise écologique. L’un des apports les plus significatifs de Gesché en théologie de la création est la prise en compte théologique du cosmos. C’est à la lumière de cette prise en compte du cosmos qu’Adolphe Gesché plaide pour une articulation harmonieuse entre les trois régions théologiques qui sont : Dieu, l’être humain et le cosmos. Ce dernier est de par le mystère de l’incarnation, une double demeure : celle du Logos et celle de l’être humain. À ce titre, le cosmos mérite d’être sauvegardé et d’être préservé de la dégradation. L’impératif éthique découle de la prise au sérieux de l’incarnation. Dans son développement, la théologie du cosmos semble avoir une incidence particulière sur la théologie sacramentaire dans la mesure où, pour poser l’acte sacramentel, la matière doit provenir du cosmos. Enfin, nous avons montré le lien très étroit qui existe entre la théologie du cosmos et le salut. Adolphe Gesché figure parmi les théologiens qui ont eu le mérite de présenter le cosmos comme lieu de notre salut. Il associait ainsi création et rédemption.