Résumés
Résumé
Au début des années 1970, les travaux de Jack Rothman sur les pratiques en organisation communautaire ont introduit la notion de modèle de pratique en intervention communautaire. À sa classification initiale des modèles de la planification sociale, du développement local et de l’action sociale se sont ajoutées, au fil des décennies, les classifications d’autres auteures et auteurs américains et canadiens. Chacun de ces auteures et auteurs a contribué à caractériser davantage les pratiques d’intervention communautaire traditionnellement associées au domaine de l’action sociale. Les connaissances accumulées permettent aujourd’hui de proposer une classification plus fine des pratiques d’action sociale en fonction de trois stratégies : la stratégie émancipatoire, la stratégie de coopération-persuasion et la stratégie de confrontation.
Mots-clés :
- action sociale,
- défense collective de droits,
- modèle d’intervention,
- intervention communautaire,
- changement social,
- stratégies,
- tactiques
Abstract
In the early 1970s, Jack Rothman’s work on community organization practices introduced the concept of models for community intervention practice. Over the decades, the classifications of other American and Canadian authors have been added to the initial classification of models of social planning, local development and social action. Each of these authors contributed to further characterize the practices of community intervention traditionally associated with the field of social action. The accumulated knowledge allows today to propose a more refined classification of the practices of social action according to three strategies: emancipatory, cooperative-persuasive and confrontational.
Keywords:
- social action,
- social advocacy,
- models of practice,
- community practice,
- social transformation,
- strategies,
- tactics
Corps de l’article
Introduction
Depuis les premières mobilisations citoyennes en réaction au plan de rénovation urbaine entrepris par les autorités de la Ville de Montréal au milieu des années 1960, les pratiques de défense collective des droits (DCD) mises en oeuvre par des organisations de la société civile habitent le paysage politique et social de l’ensemble du Canada (Favreau, 1989; Poirier, 1986; Bourassa et Provencher, 2004; Provencher et Bourassa, 2005; Blondin, Comeau et Provencher, 2012; Canada sans pauvreté, 2015; Poverty Free Saskatchewan, 2016). Même si on s’entend pour dire que les organismes de défense collective des droits ont connu leur apogée en termes d’influence politique durant les années 1970 dans différents domaines (logement, santé mentale, justice environnementale, chômage, assistance publique, incapacité et handicap, etc.) (Dickinson et Young, 1992; Langlois, 1990), l’apport de ces organisations et de leurs militantes et militants au développement social est aujourd’hui publiquement reconnu. En témoignent notamment la politique québécoise de reconnaissance de l’action communautaire autonome de même que l’Initiative sur le secteur bénévole et communautaire (ISBC), qui ont contribué, chacune à leur manière, à reconnaître et à valoriser la défense collective des droits en tant que forme particulière d’action communautaire au Québec et au Canada (ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2001; Rektor, 2002).
Par ailleurs, on peut se poser plusieurs questions. Quel est l’état actuel des connaissances au sujet des pratiques déployées dans les organismes communautaires en matière de défense collective des droits? Comment catégorise-t-on aujourd’hui ces différentes actions collectives, et à quelles stratégies correspondent-elles? Comment fait-on des liens entre la nature des actions organisées par les associations qui se réclament de la défense collective des droits, les types de stratégies qui les sous-tendent et les modèles d’intervention en fonction desquels s’actualisent les pratiques vouées à soutenir cette forme d’action communautaire?
À ce titre, une partie de la littérature fait directement référence à l’intervention communautaire de défense des droits sociaux en l’associant au modèle de l’action sociale (Mayer et Panet-Raymond, 1991). Globalement, le modèle de l’action sociale fait référence à la pratique professionnelle de ceux et celles qui aident des groupes de personnes à s’organiser pour faire valoir leurs intérêts auprès des détentrices et détenteurs de pouvoir. La documentation fait aussi référence à plusieurs stratégies d’action collective qui correspondent à la défense collective des droits (Reisch, 2005; Comeau, et collab., 2008). Ainsi, depuis quelques décennies, des typologies de modèles d’intervention communautaire co-existent avec des typologies de stratégies d’action collective dans le domaine de la défense des droits. Si les typologies montrent des ressemblances entre elles, les tentatives de les mettre en relation les unes avec les autres, de manière à éclairer notre compréhension des pratiques telles que mises en oeuvre sur le terrain, nous semblent plus rares. Nous tenterons dans cet article de faire un premier pas dans cette direction en proposant une synthèse organisée entre modèles d’intervention et typologies d’action dans le domaine de la défense collective des droits en fonction de trois stratégies dominantes. Nous clarifierons d’abord en première partie de cet article les notions d’action sociale et de défense collective des droits, puis nous traiterons des points communs entre les différents modèles d’intervention centrés sur l’action sociale tels que proposés par des auteures et auteurs américains et canadiens. Nous évoquerons ensuite deux typologies existantes en matière de stratégies d’action collective liées à la défense des droits et proposerons une nomenclature esquissant un parallèle entre des modèles d’intervention communautaire, d’une part, et des stratégies de défense collective des droits, d’autre part. Nous proposerons enfin, à titre d’hypothèse à vérifier, une typologie combinée des pratiques en matière de défense collective des droits selon trois stratégies dominantes d’émancipation, de coopération-persuasion et de confrontation. Nous dégagerons en conclusion quelques remarques sur l’avancement des connaissances sur le sujet et présenterons la nature et les objectifs de la recherche dans laquelle cette typologie est proposée à titre de cadre conceptuel.
Défense des droits et action sociale : de l’action collective aux modèles d’intervention
Associé à l’origine aux travaux de l’économiste et sociologue allemand Max Weber (1864-1920), le concept d’action sociale fait d’abord référence à l’action menée par des acteurs sociaux dans le but d’influencer la conduite d’autres acteurs sociaux (Weber, 1995). Le sociologue contemporain Alain Touraine associera plus spécifiquement cette notion à l’action collective des mouvements sociaux leur procurant une capacité de transformation sociale (Touraine, 1993). Pour les membres de l’Initiative sur le secteur bénévole et communautaire mise sur pied en 2000 dans le but de renforcer le tiers secteur au Canada, le terme « action sociale » désigne plus largement l’ensemble des moyens mis en oeuvre par des personnes et des organisations dans le but « d’influencer l’opinion et le comportement des individus, les agissements d’une organisation, le droit ou les réglementations publiques » (gouvernement du Canada, 1999, p. 50). Pour les membres de l’Initiative, la défense collective des droits s’inscrit comme un produit de l’action sociale, comme en témoigne la préface de la version française d’un de ses rapports portant sur l’action sociale et spécifiant que les termes « Action sociale » ou « Défense collective des droits » sont « utilisés de façon interchangeable pour traduire le mot anglais «Advocacy» » (Rektor, 2002, p. 1). Ce parallèle entre les termes « action sociale » et « défense collective des droits » se retrouve également dans la définition que donne le Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN) à la classe industrielle des organismes d’action sociale. Le SCIAN définit en effet cette classe industrielle comme étant composée des organismes qui défendent une cause dans l’intérêt d’un groupe particulier. L’action communautaire, la défense des droits et l’intervention de défense de l’intérêt public figurent ainsi parmi les exemples d’activités mises en oeuvre par ces organismes (Statistique Canada, 2012). La politique québécoise de reconnaissance de l’action communautaire autonome, pour sa part, associe la défense collective des droits à l’action menée par des organismes communautaires qui effectuent « l’analyse des politiques gouvernementales et des projets de loi » et qui réalisent des activités visant à sensibiliser les autorités politiques « aux situations que vivent certains groupes de citoyennes et de citoyens » (ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2001, p. 29).
Par ailleurs, dans le domaine du travail social, on associe généralement les pratiques professionnelles vouées au soutien à la défense collective des droits au modèle de l’action sociale, un modèle d’intervention communautaire issu de la typologie élaborée par Jack Rothman en 1970 et comprenant les modèles du développement local, de la planification sociale et de l’action sociale (Rothman, 1970; Doucet et Favreau, 1991). Globalement, le modèle d’intervention de l’action sociale découle de la prise en compte de la nécessité pour des groupes de populations opprimées de s’organiser pour faire valoir leurs désirs et leurs besoins face aux détentrices et détenteurs de pouvoirs politique et économique, lesquels déterminent en bonne partie les conditions d’existence des groupes opprimés (Rothman, 1970; Rothman, Erlich et Tropman, 2001; Bourque, et collab., 2007). Ce modèle considère que l’exercice d’une pression sur des personnes ou des institutions en situation de pouvoir politique représente un moyen efficace pour provoquer un changement en faveur de groupes de populations opprimées (Rothman, 2007). Le modèle est dit conflictuel dans ses bases idéologiques et orienté vers la militance et la défense collective de droits. Selon Rothman, le modèle de l’action sociale « vise à faire des changements fondamentaux dans la communauté, incluant la redistribution du pouvoir et des ressources et l’accès aux lieux de prise de décision pour les groupes marginaux » [traduction libre] (Rothman, Erlich et Tropman, 2001, p. 33). On peut ainsi considérer que l’action sociale comme modèle d’intervention est orientée vers le soutien aux actions collectives de défense des droits qu’entreprennent des organismes pour faire valoir les droits des catégories de populations opprimées dans différents domaines.
Depuis la classification initiale de 1970, plusieurs auteures et auteurs, au Canada et ailleurs, ont poussé plus loin la réflexion de Rothman sur les modèles d’intervention afin de mieux catégoriser l’éventail des pratiques existantes (Fréchette, 2007; Bourque, et collab., 2007; Weil et Gamble, 2005; Checkoway, 1995). En 1996, Ann Jeffries a d’abord ajouté une dimension analytique à la typologie initiale de Rothman en proposant une classification sur deux axes qui permet de tenir compte à la fois des lieux de pouvoirs et du niveau de changement social interpellés par l’action collective que soutient l’intervenante ou l’intervenant. Comme illustré à la figure ci-dessous, l’axe horizontal du quadrilatère des modèles de Jeffries correspond au niveau de pouvoir décisionnel détenu par les acteurs engagés dans l’action collective, allant de l’élite au pouvoir (sociale, politique ou économique) aux membres de la communauté (Qui mène l’action? Au nom de qui?). L’axe vertical permet de situer le niveau de changement social qu’engage l’action collective, allant de la stabilité (statu quo) au changement social d’envergure (Quel est le type de résultat visé par l’action? L’action implique-t-elle un changement dans les structures de pouvoir existantes?).
En approfondissant la classification initiale de Rothman, la conceptualisation de Jeffries permet d’ajouter un quatrième modèle, la réforme sociale, que Rothman reprendra à son tour dans sa typologie renouvelée qu’il publiera en 2007. Si on s’entend pour dire que le modèle de l’action sociale implique l’exercice d’une pression politique sur les détentrices et détenteurs du pouvoir, le modèle de réforme sociale réfère, pour sa part, aux contextes où les décisions sont prises au moins en partie par une élite, mais où l’objectif en est un de changement social profond. Ainsi, selon qu’il se retrouve dans un contexte où l’action est entreprise par les populations défavorisées elles-mêmes ou par d’autres en leur nom, la pratique d’accompagnement de l’intervenante ou de l’intervenant se situe soit dans la partie inférieure gauche (action sociale) ou dans la partie inférieure droite (réforme sociale) de la figure ci-dessus.
Ainsi, il y a dix ans, Rothman a développé une nouvelle classification des modèles pour mieux rendre compte de la diversification des pratiques en intervention communautaire et de l’évolution des connaissances à ce sujet. Cette nouvelle classification comprend une version remaniée des trois modèles initiaux dorénavant intitulés modèles de planification sociopolitique, de renforcement des capacités communautaires et de défense des droits sociaux. À partir d’une combinaison de certaines dimensions, Rothman rend compte dorénavant de neuf variantes possibles de ces modèles, comme l’illustre le tableau 1. Dans ce tableau, les colonnes représentent le modèle dominant et les rangées, le modèle secondaire.
Dès lors, peut-on continuer d’affirmer que ces cinq nouvelles variantes associées au modèle de la défense des droits sociaux correspondent toujours aux pratiques visant le soutien à la défense collective des droits?
Il nous semble à cet égard que le modèle de promotion des politiques se trouve moins directement lié au soutien à la défense collective des droits même s’il fait partie d’une combinaison des modèles de planification socio-économique et de défense des droits sociaux. En effet, l’intervention envisagée dans ce modèle réfère davantage à l’élaboration par les autorités en place de politiques visant la promotion du bien-être de groupes de populations défavorisées. Si le modèle souscrit à des objectifs associés à l’amélioration des conditions de vie des populations défavorisées, il s’agit de l’action menée par des instances publiques davantage que celle d’acteurs situés à l’extérieur des institutions publiques (Rothman, 2007). Cette variante du modèle nous apparaît davantage liée à la conception française de la notion d’action sociale, qui englobe l’ensemble des initiatives des pouvoirs publics visant la protection sociale et l’intégration des personnes et des groupes sociaux en situation de vulnérabilité (Camberlein, 2011).
Pour Rothman, qui prend en compte les travaux de Jeffries sur le modèle de réforme sociale, celui-ci représente un tournant stratégique de l’action collective plus traditionnelle de défense des droits. Le modèle vise nettement à produire du changement social, mais au moyen de l’influence exercée par les autorités en place, notamment à l’aide de données probantes. Ici, l’action vise toujours la défense des droits, mais les citoyennes et les citoyens concernés cèdent en partie leur place au profit d’expertes et d’experts qui peuvent produire des argumentaires appuyés sur des faits.
Social reform advocacy relies heavily on factual documentation through well-researched and high-level reports prepared by expert data analysts and policy specialists.
Rothman, 2007, p. 31
Le modèle de l’organisation de la solidarité, qui combine défense des droits sociaux et renforcement des capacités, s’inscrit définitivement dans l’intervention de soutien à la défense collective des droits dans la mesure où le modèle valorise les interventions visant à rassembler et à mettre en lien des membres de groupes opprimés dans le but d’augmenter leur capacité collective à défendre leurs droits et leurs intérêts. Le modèle d’activisme identitaire pour sa part vise principalement le développement des capacités des groupes opprimés. Néanmoins, ce modèle d’intervention considère que le développement des capacités n’est pas suffisant pour défendre les droits et doit être jumelé à de l’action sociale plus traditionnelle. Quant au modèle de l’action sociale proprement dit que nous avons abordé précédemment, Jeffries considère qu’il varie selon les acteurs engagés dans l’action et selon le type d’objectif que vise l’action collective. Certaines initiatives visent des changements plus radicaux (radical change goals), tandis que d’autres sont plutôt centrées sur des réformes d’initiatives déjà existantes (reformist goals) au sujet de politiques, lois, mesures, programmes et services destinés aux populations défavorisées (Jeffries, 1996, p. 118). Cette nuance du modèle d’intervention en action sociale en fonction du type d’objectif visé permet de mettre en évidence la stratégie qui détermine les choix d’action que nous aborderons plus loin.
En 2005, deux auteures américaines, Weil et Gamble, ont elles aussi développé une classification comprenant huit modèles d’intervention communautaire. Trois d’entre eux nous apparaissent comme pouvant être associés au soutien à la défense collective des droits, soit le modèle de l’action sociopolitique, celui des coalitions et celui des mouvements sociaux[1] (Weil et Gamble, 2005). Le modèle de l’action sociopolitique vise à modifier les politiques publiques afin qu’elles puissent créer des opportunités de développement pour les personnes appartenant aux groupes opprimés. Pour les auteures, ce premier modèle d’intervention vise la transformation sociale en faveur des groupes porteurs de l’action collective. Le modèle des coalitions, pour sa part, fait référence aux efforts liés à l’alliance de groupes autour d’une cause ou d’un problème social qui les rejoint. Ce modèle se distingue de celui de l’action sociale dans la mesure où les coalitions de groupes et d’organismes peuvent être orientées vers le développement de programme, le développement socio-économique des collectivités ou encore la mise en place d’une réforme relativement à un enjeu spécifique. Ces possibilités supposent une stratégie plus coopérative avec les détentrices et détenteurs du pouvoir, moins liée à la définition traditionnelle de l’action sociale, laquelle sous-tend une pression exercée sur les pouvoirs en place. Finalement, les mouvements sociaux représentent le troisième modèle de Weil et Gamble. Selon ces dernières, les mouvements sociaux apparaissent lorsqu’une partie des citoyennes et citoyens revendique des transformations sociales : « Social movements occur when large numbers of people respond to social or environmental conditions by seeking a new paradigm for interpreting the condition or changing it » (Weil et Gamble, 2005, p. 140).
En somme, s’il est possible de la conceptualiser de différentes manières, un relatif consensus existe autour de l’idée selon laquelle l’intervention communautaire associée à la défense collective des droits vise à produire du changement social pour aider les personnes de groupes opprimés à améliorer leurs conditions d’existence. Dès lors, quelle synthèse peut-on dégager des travaux des différents auteurs et auteures au sujet des modèles d’intervention pour comprendre leurs liens avec les pratiques de défense collective des droits?
Nous avons tenté, à titre d’hypothèse à l’essai, de relier les différentes classifications des auteures et auteurs abordés précédemment afin de dégager une compréhension plus fine des variantes des modèles d’intervention en tenant compte du type de changement projeté, selon qu’il vise les attitudes et les mentalités, ou bien les structures et les institutions sociales, ou encore les réponses des pouvoirs publics pour résoudre les problèmes sociaux. Concrètement, est-ce que l’intervention a pour but de soutenir l’action collective qui veut provoquer un changement dans les attitudes et les manières de considérer une réalité (p. ex. augmenter le niveau de connaissances sur les causes structurelles d’un problème social)? Ou bien l’intervention vise-t-elle à soutenir l’action collective en vue de changer des structures sociales en place (p. ex. changer une disposition dans une loi)? Ou encore l’intervention est-elle centrée sur les pratiques visant l’amélioration de l’action des pouvoirs publics (p. ex. améliorer une mesure d’aide à l’emploi pour la rendre plus conforme aux besoins des bénéficiaires de ce régime)?
Le tableau-synthèse des modèles d’intervention permet de mettre en lumière les ressemblances et les différences dans les façons dont les auteures et auteurs conçoivent les modèles d’intervention voués au soutien à la défense collective des droits. Ces conceptions sous-tendent à leur tour le recours à des stratégies d’action distinctes. Or, peut-on faire des liens entre les modèles d’intervention exposés précédemment et la littérature au sujet des différentes stratégies d’action en matière de défense des droits?
La défense collective des droits et les différentes stratégies
Dans son article de 1995 intitulé « Six Strategies of Community Change », Checkoway permet d’associer la façon dont les groupes engagent les ressources dont ils disposent en fonction des buts visés par l’action, notamment en matière de défense collective de droits.
Strategy is the science and art of orchestrating resources toward goals. It is a process of thinking, an approach to action, and a method of moving in a desired direction. It involves choice and sequence, staging and timing, and some combination of roles and styles. Strategy shows commitment to think ahead, anticipate alternatives and achieve results.
Checkoway, 1995, p. 3
Gacoin (2010) ajoute pour sa part que les stratégies d’action collective évoluent en trois étapes, de la stratégie intentionnelle à la stratégie émergente puis à la stratégie réalisée. La stratégie intentionnelle correspond à la stratégie que veut mettre en action le groupe au départ de l’action. La stratégie émergente se déploie au contact de l’action sur le terrain et fait face aux circonstances de l’environnement (météo, évènements de l’actualité, réactions et stratégies des opposants aux objectifs visés par l’action collective, etc.). Finalement, la stratégie réalisée est celle réalisée dans les faits par le groupe porteur de l’action.
Ainsi comprise, la stratégie renvoie aux différentes manières d’agir des groupes qui se réclament de la défense collective de droits. Elle désigne une manière d’agir d’un groupe pour atteindre un objectif, alors que les tactiques représentent les moyens pris pour réaliser les stratégies. Par conséquent, une stratégie est constituée de plusieurs tactiques. Ainsi, une stratégie d’information peut se composer de tactiques telles que l’écriture d’une lettre ouverte, la réalisation d’une conférence ou la diffusion de pamphlets. En d’autres mots, la stratégie est la manière d’organiser les tactiques pour que ces dernières soient toutes orientées vers le même objectif. La stratégie permet de créer une cohésion entre les tactiques, et les tactiques sont les actes concrets posés pour agir sur une situation.
Parmi les auteures et auteurs ayant proposé des classifications au sujet des stratégies en défense collective des droits, Comeau (2012) et Checkoway et Aldana (2013) ont réalisé des travaux qui nous semblent particulièrement éclairants. Checkoway et Aldana ont dégagé quatre stratégies d’action collective : 1) l’organisation de la base; 2) la participation citoyenne; 3) le dialogue entre les groupes; 4) le développement sociopolitique [traduction libre] (Checkoway et Aldana, 2013). D’abord, l’organisation de la base consiste à engager les personnes dans l’organisation de groupes d’action pour que celles-ci génèrent du pouvoir pour les membres et influencent les décisions des autorités. Ainsi, la stratégie consiste à organiser les gens pour augmenter leur pouvoir d’agir. Cela correspond assez bien à la définition qu’on peut faire de l’action sociopolitique élaborée par Weil et Gamble ainsi qu’au modèle d’action sociale et à celui d’organisation de la solidarité, tous trois associés à l’objectif de provoquer un changement dans les structures en place en faveur des groupes opprimés. La stratégie de la participation citoyenne vise la participation des citoyennes et citoyens aux institutions de pouvoir traditionnel. Ainsi, cette stratégie encourage plutôt les personnes à s’impliquer dans les institutions déjà existantes comme les partis politiques, les institutions gouvernementales, les commissions scolaires et les conseils municipaux, ainsi qu’à aller voter aux élections. Par conséquent, cette stratégie ne vise pas à créer des organisations ayant du pouvoir, comme la stratégie précédente, mais vise plutôt l’investissement, par les groupes concernés par l’action, des lieux de pouvoir déjà existants. La stratégie du dialogue entre les groupes, pour sa part, consiste à réunir des gens de groupes sociaux distincts pour favoriser l’échange entre eux et ainsi augmenter la compréhension mutuelle, l’exploration des enjeux et des solutions à créer pour les résoudre[2]. Cette stratégie repose sur l’idée que les groupes sont prêts à collaborer pour améliorer la situation des autres groupes. En effet, « [t]his form of engagement assumes that democracy is a process in which people from distinct identity groups recognize their differences and collaborate across them » (Checkoway et Aldana, 2013, p. 1896). Bref, cette stratégie repose sur la capacité des acteurs sociaux à s’entendre. Enfin, la stratégie du développement sociopolitique vise à accroître le niveau de conscience critique des individus pour favoriser leur engagement. L’augmentation de la conscience critique vise particulièrement les facteurs individuels et structurels qui influencent l’engagement[3].
Au Québec, Comeau (2012) élabore une classification en sept stratégies en analysant des mouvements sociaux[4]. Ces stratégies sont : 1) l’information; 2) l’éducation; 3) la clarification-persuasion; 4) la promotion des droits; 5) la défense des droits; 6) la mise sur pied d’une organisation; 7) l’agrégation de ressources. La stratégie d’information est le plan de diffusion d’un message simple à un vaste auditoire. Pour transmettre des messages plus complexes, la stratégie sera plutôt l’éducation. En effet, cette stratégie vise à produire des changements majeurs dans les attitudes et les aptitudes de certaines personnes; par conséquent, cela se fera davantage par le biais de conférence ou de formation, alors que l’information peut se faire au moyen d’affiches ou d’annonces. La stratégie de clarification-persuasion consiste à faire la promotion d’un point de vue pour convaincre une personne en situation d’autorité. Cela peut se faire par le lobbying ou par la rédaction de documents officiels (Comeau, 2012). La stratégie de promotion des droits désigne une série d’actions dont l’objectif est de faire inscrire une nouvelle règle ou loi pour favoriser certains groupes opprimés par le cadre actuel. De son côté, la stratégie de défense des droits vise plutôt à faire respecter des règles ou des droits qui existent déjà, mais dont l’application est négligée par les autorités. La stratégie de mise sur pied d’une organisation comprend la mise en commun des ressources et leur organisation dans le but d’atteindre les objectifs fixés. Cela peut se faire dans des organismes communautaires, des associations ou encore des coalitions. Finalement, la stratégie d’agrégation de ressources représente l’ensemble des moyens dont l’objectif est d’augmenter les ressources du groupe. Ces ressources peuvent être monétaires, humaines ou organisationnelles. Cette stratégie inclut également la mise à contribution de ces ressources pour aider le groupe (Comeau, 2012). Ainsi, cette stratégie peut inclure la recherche de bénévoles, les campagnes de financement ou la recherche d’appuis de la part d’autres organisations.
Plusieurs liens sont possibles entre les classifications des stratégies de Checkoway et Aldana (2013) et de Comeau (2012). En effet, le développement sociopolitique de Checkoway et Aldana va de pair avec la stratégie de l’éducation de Comeau dans la mesure où ces deux stratégies visent l’acquisition de compétences chez les personnes. De même, leur stratégie de la participation citoyenne correspond bien aux stratégies de clarification-persuasion et de défense des droits de Comeau. Dans un premier temps, la clarification-persuasion vise à influencer les décideurs vers certains choix favorisant la justice sociale. Pour ce faire, il est nécessaire d’agir sur ces décideurs et d’intégrer les instances de prise de décision pour y faire porter une voix. Ainsi, cela revient à encourager l’idée de la participation citoyenne telle que conceptualisée par Checkoway et Aldana. On peut aussi voir des liens logiques avec la défense des droits de Comeau, car si une institution a déjà reconnu un droit, on peut penser qu’elle devrait normalement agir pour le faire respecter. Par conséquent, les décideurs ne devraient pas être trop hostiles à ce droit, et la participation dans les institutions pourrait suffire à défendre le droit[5]. On peut aussi penser que la stratégie d’organisation de la base de Checkoway et Aldana ressemble beaucoup à la stratégie de création d’une organisation de Comeau. Le point central des deux stratégies est d’organiser les personnes directement touchées par une situation-problème pour augmenter leur pouvoir grâce à la force du nombre. De plus, on peut également y associer la stratégie de promotion des droits de Comeau, car la participation aux instances traditionnelles peut être insuffisante pour faire reconnaître un droit qui n’existe pas encore. Ainsi, avoir une organisation faisant la promotion de ce droit de manière indépendante semble être une bonne manière d’y arriver.
En somme, si on peut faire des liens entre les nomenclatures de stratégies d’action collective élaborées par les auteurs, on peut aussi tenter de les lier avec la nomenclature des modèles d’intervention présentée précédemment par le biais d’une catégorisation des pratiques dans le domaine en fonction de trois stratégies dominantes.
Les stratégies dominantes en matière de défense collective des droits
Nous avons ainsi tenté de mettre en lumière les recoupements et les ressemblances entre les éléments de définition des stratégies liées à la défense collective des droits telles qu’élaborées tour à tour par différents auteurs et auteures, et nous en proposons une synthèse qui regroupe et recoupe les classifications des uns et des autres.
En effet, la catégorie du modèle d’intervention centré sur le changement de mentalité présenté plus tôt nous apparaît en lien direct avec la stratégie du développement sociopolitique de Checkoway et Aldana (2013) puisqu’on considère que le développement des compétences est nécessaire à l’engagement citoyen pour certains groupes qui sont exclus d’emblée des institutions traditionnelles. Nous associons cette variante du modèle et les stratégies qui y correspondent à la stratégie dominante émancipatoire. La stratégie de clarification-persuasion de Comeau (2012) s’accorde avec les modèles de réforme sociale de Rothman (2007) et de Jeffries (1996) et avec celui des coalitions élaboré par Weil et Gamble (2005), tous trois centrés sur la recherche d’occasions et d’espaces de participation visant à stimuler l’amélioration des structures existantes pour les groupes opprimés. La stratégie de clarification-persuasion a pour objectif d’influencer les autorités par la rédaction de rapports, de mémoires ou de lettres, lesquels constituent des moyens reconnus et bien acceptés de transmettre un point de vue aux décideurs. Nous associons ces stratégies d’action et ces modèles à la stratégie dominante de coopération-persuasion. Enfin, les modèles de l’organisation de la solidarité et de l’action sociale proprement dite, centrés sur l’organisation des personnes pour augmenter leur pouvoir, correspondent selon nous aux stratégies de l’organisation de la base de Checkoway et Aldana (2013) et de création d’une organisation de Comeau (2012) et rendent compte d’une logique visant à provoquer le changement de manière plus radicale. Nous associons ces derniers modèles à la stratégie dominante de confrontation, telle que résumée au tableau suivant.
Les liens ainsi proposés entre modèles et stratégies en défense collective des droits demeurent toutefois grossièrement esquissés en fonction de définitions relativement sommaires. Qu’en est-il réellement de ce qui compose ces trois types de stratégies dominantes? Quelles sont les principales caractéristiques de chacune de ces stratégies qui permettent de lier logiquement les modèles d’intervention et les nomenclatures de stratégies précédemment décrites? Peut-on reconnaître des traces de ces stratégies d’action dans les recherches effectuées au sujet des activités des organismes de défense collective des droits au Québec? Comment la description des activités et tactiques qui composent chacune de ces stratégies vient-elle appuyer cette catégorisation?
La stratégie émancipatoire
Comme nous l’avons mentionné précédemment, les stratégies émancipatoires comprennent les activités et les moyens visant à développer les compétences des individus pour qu’ils s’engagent davantage au sein de la société. Le Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ) définit l’éducation populaire comme suit :
L’ensemble des démarches d’apprentissage et de réflexion critique par lesquelles des citoyens et citoyennes mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie ou de travail, et qui visent, à court, moyen ou à long terme, une transformation sociale, économique, culturelle et politique de leur milieu.
MÉPACQ, 2000, p. 4
Ici, le concept d’éducation populaire représente un élément central de la stratégie. Selon Checkoway (2012), cette forme d’activité éducative pratiquée dans les groupes communautaires est active et horizontale : les citoyennes et citoyens apprennent par l’action, et chacune et chacun peut apprendre des choses aux autres. Plusieurs des groupes qui s’inscrivent dans ce type de stratégie d’action ont développé leur propre programme d’éducation (Checkoway, 2012; Lepage, et collab., 2012). Au Québec, plusieurs organisateurs communautaires considèrent l’éducation politique quotidienne comme la clé pour mobiliser les citoyennes et citoyens (Lavoie, 2012). Ainsi, ces groupes visent à informer la population, mais également à former leurs membres. À ce sujet, Hardina (2006) considère que le fait de participer à des activités centrées sur le développement des capacités visant le changement social demeure le meilleur moyen de combattre le sentiment d’impuissance. Les activités « éducatives » visent les personnes impliquées dans ces groupes, et ces dernières élaborent à leur tour des outils pour rejoindre la population (Comeau, 2012), font des conférences publiques, du porte-à-porte, des rassemblements et des soirées d’information et tiennent des discussions de groupe (Cook et Comeau, 2006). Même si ces tactiques d’éducation existent depuis longtemps, les mouvements sociaux utilisent aujourd’hui de nombreux moyens virtuels pour faire circuler l’information et ont créé de nombreux médias alternatifs (Debaveye, 2013). Parmi ceux-ci, plusieurs travaillent à faire un contrepoids aux médias traditionnels sur un mode cynique ou humoristique (Goldenberg et Proulx, 2011). Par exemple, les militantes et les militants de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) ont utilisé Twitter comme principal outil pour dénoncer les violences policières contre les militantes et les militants (Debaveye, 2013). En fait, les médias sociaux sont devenus des instruments importants pour diffuser des vidéos amateurs pris lors d’évènements militants ou de manifestations (Sioui-Durand, 2011). Ces médias d’information ont également permis le retour de documentaires et de clips (Sioui-Durand, 2011). En somme, les médias sociaux ont facilité la divulgation de l’information permettant aux groupes avec peu de moyens financiers de prendre un espace dans la sphère publique et de donner de l’ampleur à leur stratégie émancipatoire. Ainsi, en plus des vidéos, les groupes peuvent animer des blogues et des groupes Facebook (Comeau, 2012).
À cet égard, Hardina (2006) fait voir qu’en plus des activités dites éducatives, le fait d’inclure des personnes opprimées ou pauvres dans la gestion des groupes est considéré comme une composante essentielle pour augmenter le pouvoir d’agir de ces personnes. Ainsi, cela apparaît être une composante importante de la stratégie émancipatoire. En effet, ces groupes peuvent permettre aux citoyennes et citoyens de s’émanciper grâce à leurs pratiques et à leurs modes d’organisation à l’interne. Ainsi, les groupes qui utilisent ce genre de stratégie adoptent logiquement des pratiques permettant d’intégrer les personnes dans les processus décisionnels, notamment en réservant des postes dans les comités de prise de décisions, en ayant des mécanismes de consultation et des mécanismes permettant d’impliquer les individus dans les processus d’évaluation des activités du groupe. La gestion interne des groupes représente un élément important de cette stratégie en permettant aux citoyennes et citoyens d’augmenter leur pouvoir d’agir.
En somme, la stratégie émancipatoire est caractérisée par l’importance accordée aux pratiques dites éducatives et aux tactiques de communication dans les médias, dont les médias alternatifs, bien que ceux-ci ne représentent pas nécessairement la diversité des opinions présente parmi les citoyennes et citoyens engagés. Les rapports égalitaires et la participation des membres à la vie interne des organisations constituent un autre volet de la stratégie émancipatoire. Certains auteurs et auteures notent toutefois que le recours aux pratiques éducatives est parfois plus présent dans le discours des organisations qui se réclament de cette stratégie que dans leurs pratiques quotidiennes (Hardina, 2006; René, 2009). Les pratiques et les comportements que mettent en oeuvre les groupes peuvent aussi être associés à deux autres stratégies, dont celle de la coopération-persuasion.
La stratégie de coopération-persuasion
Cette stratégie semble occuper une place importante dans les groupes militants qui se réclament de mouvements sociaux. Comme son nom l’indique, elle vise à collaborer avec les autorités dans le but de les convaincre du bien-fondé des demandes et des revendications du mouvement ou du groupe. En outre, cette stratégie vise à éviter la confrontation avec les autorités et encourage une attitude de coopération de la part des membres des groupes opprimés. Les paroles rapportées au sujet du positionnement d’un groupe dans la recherche de Douay et Prévot illustrent bien ce propos : « [il] voulait seulement être pour […] au lieu d’être contre les projets. C’est un changement d’attitude » (Douay et Prevot, 2014, p. 24). La recherche de Douay et Prevot fait notamment référence au groupe REBAR, un collectif citoyen de San Francisco, qui juge important de rester positif en toutes circonstances face aux réticences et d’obéir aux demandes des autorités (Douay et Prevot, 2014)[6]. De nombreuses activités peuvent être incluses dans ce type de stratégie. D’abord, toutes les formes de participation à la politique traditionnelle, dont le fait d’aller voter aux élections (Hardina, 2006), l’écriture de mémoires ou de lettres aux élus (Greissler et Labbé, 2012; Hamzaoui, 2012; René, 2009), les rencontres avec les élus (Greissler et Labbé, 2012) et les pétitions (Bessaïh, 2013). En outre, il existe plusieurs méthodes de participation citoyenne au niveau municipal qui peuvent servir de tribunes à certains groupes pour faire entendre leurs revendications comme les sommets citoyens, les délibérations publiques, les consultations publiques et les référendums d’initiative populaire (Lamoureux, 2008). En dehors de la politique plus traditionnelle, la stratégie de coopération-persuasion fait référence à plusieurs moyens de collaboration avec les autorités, dont la création d’évènements comme Parking Day (Douay et Prevot, 2014) ou la participation à des tables de concertation avec plusieurs partenaires (St-Germain, 2013). Ainsi, plusieurs moyens de revendiquer des droits collectivement s’inscrivent dans ce type de stratégie et se font dans une logique de collaboration avec les autorités (Panet-Raymond, 1991; Bourque, 2008).
En résumé, la stratégie de coopération-persuasion englobe les activités qui visent à influencer et à coopérer avec les autorités. Ces activités présentent les avantages d’être dans une logique constructive et d’éviter les conflits. Néanmoins, cette volonté de coopérer peut amener des effets qui ne sont pas désirés par les groupes, comme la réappropriation des activités du groupe à d’autres fins et la perte du rapport de force, ce que la troisième stratégie, soit celle de confrontation, s’emploie à combattre (Douay et Prevot, 2014).
La stratégie de confrontation
Les stratégies reposant sur la confrontation sont incontournables dans les groupes de pression sur les pouvoirs. En effet, Comeau mentionne que « les différents modèles d’intervention sociopolitique accordent une place prépondérante à la dimension politique et au conflit » (Comeau, 2007, p.82). L’utilisation de cette stratégie repose sur la croyance que les résultats de l’action d’un groupe dépendent du pouvoir qu’est capable d’acquérir le groupe ainsi que de la quantité de pression qu’il est capable d’exercer sur ses adversaires politiques (Comeau, 2007). Ainsi, cette stratégie vise à créer le plus grand rapport de force possible. La diversité des moyens pouvant être utilisés dans un contexte conflictuel est très grande, et les tactiques sont variées.
Une tactique contestataire fréquente est la manifestation publique (Debaveye, 2013; Greissler et Labbé, 2012). Les manifestations peuvent prendre plusieurs formes (p. ex. une marche funèbre pour dénoncer les conséquences d’une politique que le groupe juge néfastes [Greissler et Labbé, 2012] ou encore des pique-niques manifestifs, qui combinent activité festive et activité de protestation [Comeau, 2012]). En outre, en organisant la manifestation publique, les groupes peuvent prendre en charge les aspects logistiques et financiers des manifestations, ce qui leur donne un pouvoir supplémentaire sur le déroulement de l’action en comparaison à la simple participation à une manifestation organisée par un autre groupe (Debaveye, 2013). D’autres moyens, en plus de la manifestation, offrent aussi de la visibilité. Par exemple, les graffitis et les autocollants apposés dans des endroits publics sont des tentatives de publiciser les revendications et le discours d’un groupe (Goldenberg et Proulx, 2011). En outre, les groupes peuvent faire des actions directes (Goldenberg et Proulx, 2011) dans des lieux stratégiques pour faire valoir leurs revendications. Les groupes peuvent également faire des grèves, des actions de perturbation ou de confrontation (Schmid, Bar et Nirel, 2008). Néanmoins, ces moyens ne sont pas toujours légaux ou tolérés par les autorités. Pour cette raison, les groupes peuvent également fournir des outils juridiques pour faire face à d’éventuelles arrestations et/ou condamnations en cour d’individus impliqués dans les activités de protestation menées au nom d’une revendication particulière (Debaveye, 2013). En effet, la judiciarisation des mouvements politiques est souvent utilisée pour décourager les activités contestataires (Landry, 2010). Cependant, les tribunaux ne sont pas uniquement des lieux hostiles aux groupes revendicatifs, car les organismes de défense collective de droits peuvent utiliser la voie légale pour promouvoir et défendre des droits (Schmid, Bar et Nirel, 2008). De plus, les stratégies de confrontation s’étendent également au monde virtuel. Par exemple, des cyberpirates peuvent détourner des sites et créer des situations virtuelles perturbantes (Sioui-Durand, 2011). Ils peuvent également faire apparaître des choses sur un site ou le surcharger pour en empêcher l’accès. Bref, les tactiques de confrontation sont nombreuses et varient beaucoup d’un groupe à l’autre. Ces actions permettent de déranger les adversaires politiques et de créer un rapport de force avec ceux-ci. Néanmoins, elles sont souvent plus risquées au niveau judiciaire. Ainsi, tous les citoyens et citoyennes ne sont pas prêts à faire ce genre d’actions, car les conséquences peuvent être importantes.
La description évoquée plus haut permet d’illustrer la logique entre certains modèles et certaines stratégies que nous avons regroupés. Par conséquent, considérant que les modèles d’intervention communautaire sont davantage décrits en fonction d’un continuum avec des variantes, et non pas comme des catégories exclusives, les stratégies associées aux variantes des modèles devraient être majoritaires dans celles-ci sans les rendre exclusives à l’une ou l’autre. En outre, certaines stratégies, comme celles de l’information et de l’agrégation de ressources de Comeau (2012), pourraient apparaître dans tous les modèles de manière relativement similaire.
En définitive, l’analyse des écrits de la littérature scientifique dans le domaine de l’intervention communautaire permet de dégager une synthèse des pratiques possibles en matière de défense collective des droits en fonction de trois stratégies dominantes : la stratégie émancipatoire, la stratégie de coopération-persuasion et la stratégie de confrontation. Cette hypothèse provisoire demeure à vérifier et à être appuyée par des données empiriques.
Conclusion
L’action sociale a atteint son apogée dans les années 1970 et, déjà en 1980, cette approche a connu un ralentissement (Bourque, et collab., 2007). La littérature scientifique sur le sujet suit cette même tendance. En effet, pour les années antérieures à 1990, les données descriptives sur l’organisation communautaire sont fiables, car les écrits sur le sujet sont assez nombreux. Néanmoins depuis lors, les données se font plus rares et ne permettent plus d’avoir un portrait aussi fiable (Comeau, et collab., 2008). Ainsi, depuis une vingtaine d’années, plusieurs auteures et auteurs ont poussé plus loin la réflexion pour mieux caractériser cette forme d’action collective reconnue au Québec comme un vecteur de développement social. Ils ont contribué, par leurs travaux, à approfondir et à nuancer notre compréhension de la pratique dans le domaine de la défense des droits. Pourtant, encore aujourd’hui, la défense collective des droits représente un vaste champ d’étude qui demande à être actualisé. Notre proposition de classification en fonction des stratégies dominantes résulte d’une volonté de contribuer à la réflexion dans ce champ de l’agir collectif. Elle veut servir à consolider et à synthétiser les propos de plusieurs auteures et auteurs en permettant une nomenclature la plus opérationnelle possible des stratégies de défense collective des droits.
D’ailleurs, cette classification a été élaborée dans le but de servir de cadre conceptuel pour une recherche portant sur les stratégies des organismes communautaires de défense collective de droits au Québec. Elle permettra d’encadrer la collecte de données de cette étude qui poursuit un double objectif : 1) comprendre comment ces stratégies sont mises en oeuvre par des organismes reconnus en tant qu’organismes de défense collective des droits dans le cadre de la politique québécoise de reconnaissance de l’action communautaire autonome; 2) comprendre l’influence de certaines caractéristiques des organismes (sources de financement, nombre d’employés, etc.) sur le recours aux stratégies.
Cette étude se veut un premier pas vers une actualisation et un approfondissement de notre compréhension des pratiques en matière de défense collective des droits. En cette période de montée de principes néolibéraux (Baillergeau, 2008) et d’application de l’austérité budgétaire (Bessaïh, 2013), les luttes populaires existent encore (Shragge, 2006; DeFilippis, Fisher et Shragge, 2010) et, selon certains, augmentent même en nombre (Bertho, 2009). Dès lors, il est plus que pertinent de mieux connaître les stratégies et les tactiques employées par les groupes pour mener ces luttes aujourd’hui. Plus encore, une compréhension plus approfondie des actions collectives en matière de défense des droits ne peut que renforcer les pratiques d’intervention vouées à les soutenir.
Parties annexes
Notes
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[1]
Les cinq autres modèles sont l’organisation de voisinage, l’organisation fonctionnelle des collectivités, le développement socio-économique communautaire, la planification sociale, le développement de programmes et la vitalité communautaire [traduction libre] (Weil et Gamble, 2005, p. 128). Étant donné que ces modèles s’inscrivent dans une logique d’intervention différente, ils ne seront pas présentés dans cet article.
-
[2]
Ces deux stratégies s’accordent logiquement, à notre avis, avec l’amélioration des réponses sociales des acteurs en situation de pouvoir aux besoins des groupes défavorisés et avec les modèles de réforme sociale de Jeffries et de Rothman ainsi que celui des coalitions de Weil et Gamble.
-
[3]
Cette stratégie considère que les personnes devraient participer aux institutions qui détiennent le pouvoir, mais que des barrières à la participation existent pour certains groupes sociaux (Checkoway et Aldana, 2013). Par conséquent, cette dernière stratégie vise particulièrement les groupes marginalisés et s’associe, à notre avis, à l’objectif de changement d’attitudes et de mentalités.
-
[4]
Dans la mesure où des pratiques d’action collective peuvent aussi être considérées comme des expressions ou des manifestations visibles d’un mouvement social, nous considérons que les stratégies déployées par des groupes qui se réclament de l’un ou l’autre de ces mouvements peuvent être considérées comme des stratégies d’action collective de défense des droits.
-
[5]
Par exemple, le recours au tribunal est une tactique possible de la stratégie de la participation citoyenne, car il constitue une utilisation des institutions de pouvoir pour faire respecter un droit déjà reconnu.
-
[6]
Dans cette logique, ces groupes peuvent voir des avantages à l’institutionnalisation ou aux formalités. Par exemple, Parking Day est une initiative citoyenne qui vise à transformer un stationnement en espace vert pour une journée. L’objectif du mouvement est d’amener une réappropriation et un réaménagement des espaces urbains pour améliorer la qualité de vie des citoyens en ville (Douay et Prevot, 2014). Le mouvement s’est rapidement étendu et institutionnalisé. Dans son processus d’institutionnalisation, Parking Day est devenu une marque déposée, et les intervenants affirment que « c’est une bonne chose, ça donne des opportunités, ça enlève des conflits avec l’aspect guérilla en moins, avec des risques en moins » (Douay et Prevot, 2014, p. 28).
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