Résumés
Résumé
Cet article porte sur l’expérience que vivent durant la période prénatale des jeunes hommes qui vont devenir pères. Une recherche a été menée auprès de trente jeunes pères dont la compagne était âgée de moins de vingt ans à la date prévue d’accouchement. Il en ressort notamment qu’une fois la poursuite de la grossesse confirmée, ils sont généralement déterminés à s’acquitter des responsabilités liées au rôle de père, et ce, en dépit de conditions défavorables, telles que leur jeune âge, leur faible scolarité et le peu de temps dont ils ont bénéficié pour établir un lien avec leur compagne. L’analyse des entrevues révèle que le sens que ces futurs pères donnent à leur expérience constitue un contrepoids aux tensions causées par leur jeune âge, leur situation socioéconomique et le poids des responsabilités entraînées par le rôle à venir.
Mots clés:
- paternité précoce,
- jeune père,
- grossesse,
- périnatalité,
- sens,
- pauvreté
Abstract
This article focuses on young fathers-to-be and how they fare throughout the pre-natal phase. It is based on research involving 30 future fathers whose partners would all be under 20 at the time of the projected birth date. What became particularly evident was their general willingness to fulfill paternal responsibilities once the pregnancy had been confirmed, despite such disadvantages as their young age, low levels of education, and the fact they had not yet had much time in which to forge a relationship with their respective partners. Through the application of the theory of psychosocial development, analysis of the interviews reveals that these fathers-to-be find meaning in their experience that serves as a counterbalance to the tensions that arise due to their youth, their socioeconomic reality, and to the heavy burden of responsibility that parenting will entail.
Keywords:
- Precocious fatherhood,
- young fathers,
- pregnancy,
- antenatal,
- meaning,
- poverty
Corps de l’article
Introduction
Les connaissances sur les jeunes pères sont peu développées au chapitre de leur expérience durant la période prénatale. Les résultats de recherche proviennent souvent d’études de données populationnelles axées sur les problèmes sociaux présents chez différents groupes, dont les jeunes pères, que l’on présente selon un angle généralement déficitaire (Dudley et Stone, 2001; Rhoden et Robinson, 1997). Cette tendance fait de cette population un groupe à risque et ne laisse entrevoir que peu d’indicateurs positifs à leur sujet quant à l’exercice de la paternité. En effet, bien qu’il soit nécessaire de tenir compte des difficultés qu’ils rencontrent et de leurs effets sur les enfants, il est aussi pertinent d’aborder leur situation sous un angle qui tient compte de facteurs susceptibles de les aider à jouer leur rôle. D’ailleurs, les recherches qualitatives mettent en lumière le fait que plusieurs pères adolescents souhaitent être engagés dans la vie de leurs enfants (Nelson, 2004).
À cet effet, une recherche menée auprès de trente jeunes pères dont la compagne était âgée de moins de vingt ans à la date prévue d’accouchement indique notamment qu’une fois la poursuite de la grossesse confirmée, ils sont généralement déterminés à s’acquitter des responsabilités liées au rôle de père.
Cet article présente d’abord l’état des connaissances sur la situation des jeunes pères qui prévaut durant la période prénatale, de même que la problématique qui en découle. Puis, nous parlerons de cette recherche[1] proprement dite, effectuée auprès de trente d’entre eux, de sa méthodologie et de ses principaux résultats. Notre réflexion sur cette paternité méconnue se terminera sur une discussion découlant de ces résultats, notamment en se référant à la théorie du développement psychosocial (Erikson, 1963).
État des connaissances et problématique
Qui sont ces jeunes futurs pères? Quelle est leur situation durant la phase prénatale? Nous explorerons d’abord ce que les écrits scientifiques proposent comme réponses à ces deux questions. Un coup d’oeil sur les paradoxes et les contradictions entre les exigences de la vie de parent et le stade de développement psychosocial de l’adolescence complètera la présente section sur l’état des connaissances et de la problématique entourant les jeunes pères.
Qui sont les jeunes pères?
Les travaux publiés en anglais définissent habituellement les jeunes pères (teenage fathers) comme étant des adolescents ou jeunes adultes âgés de moins de vingt ans. Toutefois, la réalité de l’intervention sociale auprès de jeunes parents, auprès des jeunes pères surtout, présente un portrait plus complexe que la façon dont la recherche tend à le circonscrire (Marsiglio, 1995). Effectivement, ces jeunes pères ne sont pas toujours des adolescents, ayant souvent plus de dix-huit ans; il arrive aussi que certains dépassent de quelques années l’âge des jeunes mères. Ce sont même parfois de jeunes adultes dans la vingtaine. Parce qu’ils sont présents dans le phénomène de la maternité précoce, il est pertinent de les inclure dans l’étude du sujet et d’ainsi rendre compte de la complexité de la question. De plus, leur portrait socioéconomique et psychosocial correspond souvent à celui de la jeune mère (Kiselica, 2008). Afin de présenter une définition inclusive du sujet, nous désignons par « jeunes pères » les adolescents et jeunes hommes âgés de 25 ans ou moins dont la compagne avec qui l’enfant est conçu sera âgée de 20 ans ou moins à la naissance de l’enfant.
Les données populationnelles canadiennes sur les jeunes parents portent presque exclusivement sur les jeunes mères (Statistique Canada, 2010). Il faut consulter des données sur ces dernières pour recueillir, par ricochet, des informations sociodémographiques sur les jeunes pères. Ces données sur les jeunes mères révèlent que :
Au Canada, en 2001, le taux de grossesses chez les jeunes femmes de moins de 20 ans était de 36,1 pour 1000 (Statistique Canada, 2004);
En Ontario, le taux de fécondité chez les jeunes femmes âgées de 15 à 19 ans représente 3,3 % de l’ensemble des naissances (Statistique Canada, 2009);
Au Québec, le taux de fécondité chez les jeunes femmes de 15 à 19 ans était de 18,2 sur 1000 en 1992, pour diminuer à 13,3 sur 1000 en 2000 (Institut de la statistique du Québec, 2006).
En plus de ces statistiques, les données actuelles révèlent que les mères de moins de 20 ans ont des enfants avec des partenaires légèrement plus âgés qu’elles (Tan et Quinlivan, 2006). Charbonneau et collab. (1989) estiment cette différence d’âge à deux ans approximativement.
Toutefois, la donnée démographique la plus révélatrice sur la présence des pères durant la période périnatale est le pourcentage des naissances de mères de moins de 20 ans pour lesquelles un père est déclaré, soit 84 % (Institut de la statistique du Québec, 2006). Donc, seulement 16 % des jeunes pères ayant eu un enfant avec une jeune femme de moins de 20 ans n’ont pas signé l’Acte de naissance reconnaissant légalement leur paternité. Ces proportions sont identiques en 2003, en 2004 et en 2005.
La situation des pères durant la phase prénatale
On décrit souvent le jeune père dans une perspective mettant en lumière son incapacité à jouer ce rôle alors que leur enfant n’est pas encore au monde, de même que par la suite. Par exemple, il démontre peu d’aptitudes à prévoir les conséquences de ses gestes, il a une faible capacité de contrôle sur lui-même ainsi qu’un faible niveau éducationnel et socioéconomique (Dudley et Stone, 2001). Il est un décrocheur scolaire (Becker-Lausen et Rickel, 1995) et, en comparaison des autres jeunes hommes, il abuse plus souvent de différentes drogues (Dearden, et collab., 1998). Dans certains milieux, les pères de moins de 19 ans sont deux fois plus nombreux à avoir des tendances délinquantes et du même coup, à avoir connu des démêlés avec le système judiciaire (Stouthamer-Loeber et Wei, 1998). De même, nombre de jeunes pères ne parviennent pas à identifier leurs besoins, même s’ils éprouvent des problèmes importants, notamment en ce qui a trait à leur mode de vie (Weinman, Smith et Buzi, 2002). Dans ce contexte, les jeunes pères, en particulier les pères adolescents, ont plus souvent peur d’être jugés par le personnel des services sociaux que les pères plus âgés. En conséquence, ils sont moins enclins à utiliser ces services (Kiselica, 1999).
Plus souvent que les autres jeunes, les jeunes pères ont connu des milieux familiaux difficiles (Furstenberg et Weiss, 2000). Beaucoup plus fréquemment que leurs pairs, ils ont subi des abus physiques ou sexuels ou ont été témoins de violence conjugale (Anda, et collab., 2001). Ils ont souffert de l’absence de leur père, de son désengagement ou ont entretenu avec lui des rapports conflictuels (Allen et Doherty, 1998).
Quant à la famille qu’ils sont appelés à fonder, le risque de séparation est important chez les couples adolescents : le quart d’entre eux sont désunis avant même la naissance de l’enfant (Charbonneau, et collab., 1999). Et si la relation se poursuit, elle s’étend sur une durée sensiblement plus courte que dans le cas de parents plus âgés (Tan et Quinlivan, 2006; Bunting et McAuley, 2004). Lorsqu’il y a rupture, l’engagement du jeune père auprès de son enfant à naître peut être rudement mis à l’épreuve.
Par contre, des écrits nuancent ces conclusions portant sur les facteurs de risque en mettant en lumière chez les jeunes pères leur volonté et leur désir d’améliorer leur vie afin de bien exercer leur rôle (Ouellet, Milcent et Devault, 2006; Thompson et Walker, 2004; Rhoden et Robinson, 1997). Dans la même optique, il est important qu’en cours de grossesse, l’enfant à venir cesse d’être perçu comme une « erreur » par les proches, mais devienne un projet de vie qui mérite d’être soutenu par l’entourage du jeune père et de la jeune mère (Kiselica, 1999). D’ailleurs, la paternité peut également être perçue comme un moyen de gagner le respect des pairs (Marsiglio, 1995). En effet, la maternité et la paternité confèrent un rôle social reconnu et invitant pour certains jeunes et leur attribuent un double statut : celui de jeune et celui de parent. En tant que jeunes, la société leur accorde peu de possibilités de jouer un rôle reconnu. Par contre, ils sont propulsés en tant que parents vers des responsabilités d’adultes. À ce sujet, la relation avec la mère, et surtout la grossesse et la naissance de leur enfant, constituent pour les jeunes pères de puissants éléments de motivation à modifier leur mode de vie (Devault, et collab., 2009; Kiselica, 2008; Thompson et Walker, 2004).
Ils tendent aussi à adopter des rôles de plus en plus variés et rompent avec la conception traditionnelle de la paternité (Lyons, 2009). En effet, au rôle traditionnel de pourvoyeur s’ajoutent chez eux des aspects interpersonnels et émotifs, entre autres, la relation avec la mère de leur enfant (Shears, et collab., 2006). À ce sujet, la bonne entente ou le conflit entre les deux parents semble être le facteur le plus lié à l’engagement ou au désengagement paternel (Fagan, et collab., 2003). En effet, il existe un lien entre la qualité de la relation et l’engagement prénatal du jeune père, de même que par la suite. De plus, les conflits peuvent émerger non seulement de la relation amoureuse entretenue avec la jeune mère, mais aussi avec les grands-parents maternels qui peuvent entretenir des perceptions négatives à l’égard du jeune père (Bunting et McAuley, 2004). Ce contexte est susceptible de rendre plus complexe la préparation à l’exercice de la paternité. S’ajoutent à cette toile de fond les différents aspects sociaux liés au développement de l’identité des jeunes hommes qui vont devenir pères.
Adolescence et paternité : paradoxes et contradictions
La préparation à l’arrivée d’un enfant commande de la part des pères une adaptation au rôle à venir (De Montigny et Lacharité, 2005). Toutefois, tels que présentés dans la section précédente, les défis sont plus nombreux pour les futurs jeunes pères. Nous ajoutons ici les difficultés liées à leur développement psychosocial et aux conditions socio-économiques prévalentes durant la grossesse de leur compagne.
L’adolescent et, sous certains aspects, le jeune adulte vivent de nombreux changements : l’acceptation de leur corps, le développement sexuel, l’émergence de leurs valeurs personnelles et la distanciation d’avec leurs parents (Allen-Meares, 1984). À tous ces facteurs de stress s’ajoutent ceux de la grossesse et de la parentalité. Ces jeunes hommes vivent la transition à la vie d’adulte en même temps qu’ils doivent s’adapter à tout ce qu’impliquent l’établissement d’un lien avec leur enfant, la réponse aux besoins de celui-ci, les exigences de la vie de parent et de compagnon de la mère. Selon Allen et Doherty (1999), les habiletés personnelles requises pour arriver à composer avec tous ces aspects font défaut à bon nombre d’entre eux.
Les jeunes parents doivent donc non seulement composer avec les tensions liées à l’adolescence, mais aussi avec celles que peuvent susciter la grossesse et le rôle de parent. Ils se retrouvent plus souvent déphasés, pris entre deux étapes développementales contradictoires. Ils sont alors susceptibles de subir un stress supplémentaire nuisible à leur bien-être et à celui de leurs enfants.
Passino, et collab., 1993, p. 21 [notre traduction]
Cet énoncé rejoint la théorie psychosociale du développement proposée par Erikson (1963) qui identifie huit stades de développement des individus de la naissance à la fin de la vie, définis en partie selon les attentes de la société et au cours desquels différentes tâches psychosociales doivent être remplies. Le stade de l’adolescence, situé dans les écrits de onze à vingt-deux ans (Kroger, 2000), présente la tâche « identité versus confusion ou diffusion des rôles » qui consiste en l’intégration d’apprentissages réalisés durant les étapes de l’enfance pour structurer la pensée et la personnalité à l’entrée dans la vie adulte.
Le développement identitaire est tributaire d’une recherche et de la découverte d’un rôle reconnu par la société (Erikson, 1968). En effet, la construction de l’identité psychosociale à l’adolescence exige une définition de son identité sur le plan individuel, mais aussi sur le plan social. Un effort d’intégration et de synthèse de l’expérience personnelle de l’enfance et des nouvelles réalités de l’adolescence est requis, de même que la nécessité de se situer face à sa collectivité. Ces « tâches psychosociales » (Erikson, 1963) peuvent entrer en contradiction les unes avec les autres dans la situation des futurs jeunes pères.
Dans notre société, on attend des individus d’âge adulte de contribuer au bien-être de la génération suivante, notamment en élevant des enfants biologiques ou adoptifs, en guidant d’autres enfants, en laissant un monde meilleur pour ceux qui en hériteront. Au contraire, la principale tâche développementale des adolescents de nos sociétés est de définir leur propre identité individuelle. Les adolescents sont généralement tellement concentrés sur la tâche d’essayer de comprendre qui ils sont, qu’un lien intergénérationnel est difficile à établir, ces derniers étant limités à leur propre statut développemental.
Rhoden et Robinson, 1997, p.111 [notre traduction]
Cette quête de soi, l’établissement de repères et la recherche d’un style de vie amènent, à différents degrés, une position égocentrique face au monde. Par contre, la tâche de parent nécessite beaucoup d’empathie, de don de soi, de questionnement sur l’autre et de planification.
Un autre exemple de tension entre les stades de développement réside dans le fait que l’adolescent peut se permettre de « tout savoir », mais comme parent, il doit pouvoir recevoir des conseils (Robinson, 1988). On reconnaît à l’adolescent et au jeune adulte la tâche d’apprendre à se connaître; et celle de ne pas jouer, comme l’adulte le fait, un rôle actif pour la société. Une autre contradiction entre le rôle d’adolescent et de père est la capacité de se projeter dans l’avenir. Le jeune homme en devenir est plus souvent préoccupé par le présent. La paternité le place devant un nouveau défi, celui de développer une perspective d’avenir, à la fois en lien avec son présent (Rhoden et Robinson, 1997).
Méthodologie
Réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat (Deslauriers, 2007), la recherche en question a été effectuée dans le contexte des Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité (MSSSQ, 2004) offerts au CLSC de Gatineau. Ce programme vise à la fois les femmes enceintes, les bébés à naître, les mères, les pères et les familles se trouvant dans une situation qui les rend vulnérables dans le développement des enfants. La pauvreté, la sous-scolarisation et le jeune âge constituent des indicateurs de vulnérabilité dont on souhaite diminuer les effets. Notamment, on vise à « maximiser le potentiel de santé et de bien-être des mères, des pères, des bébés à naître et des enfants de 0 à 5 ans étant dans une situation qui les rend vulnérables [et ainsi] diminuer la transmission intergénérationnelle des problèmes de santé et des problèmes psychosociaux. » (p. 5)
Le devis prévoyait la réalisation d’une entrevue le plus près possible de l’annonce de la grossesse (T1), une seconde approximativement un mois avant l’accouchement (T2). Tous les participants ne furent pas rejoints aussi rapidement que les premières semaines de la grossesse, on a dû attendre plus tard en cours de grossesse pour rencontrer d’autres participants, pour atteindre un total de vingt-six participants durant la période prénatale. Quatre jeunes pères furent rencontrés peu après la naissance de leur enfant pour témoigner de leur expérience de la grossesse, portant le total de participants à trente. La méthode de la théorisation ancrée fut utilisée en se basant sur le discours des participants pour en dégager les principaux résultats sans prémisses de base (Glaser et Strauss, 1967). Cette approche méthodologique « insistera sur l’importance des perspectives des acteurs sociaux dans la définition de leur univers social, sans toutefois négliger le contexte, micro et macrosocial, dans lequel s’inscrivent leurs actions » (Laperrière, 1997, p. 312). Dans cette optique, les entretiens étaient semi-dirigés, laissant toute la place à l’expérience vécue par les participants, à l’aide de questions ouvertes, abordées de façon spontanée, au gré de leurs récits. De cette façon, ils abordaient d’eux-mêmes les sujets qui les préoccupaient, dans l’ordre qui leur convenait, tout en étant interrogés sur d’autres. Des questions guides portaient sur leur enfance, leur adolescence, leurs caractéristiques individuelles, leur vie amoureuse, la grossesse, leur conception de la paternité, le soutien de leur entourage et leur perception de l’avenir. Également, la façon dont les futurs pères avaient réagi à l’annonce de la grossesse était étudiée, de même que les réactions de l’ensemble de leur entourage, leurs croyances et leurs perceptions face à leur rôle parental. Les entrevues, enregistrées sur bande sonore, étaient réalisées au moment et à l’endroit choisis par les participants, pourvu que l’entretien pût avoir lieu en toute discrétion, le plus souvent au CLSC de Gatineau.
La démarche était balisée sur le plan éthique par la façon de solliciter l’obtention d’un consentement éclairé. Il était spécifié aux futurs jeunes pères qu’ils pouvaient refuser de participer et que cette décision n’affecterait d’aucune façon leur accès aux services auxquels ils avaient droit. Endossé par les comités de déontologie de l’établissement et de l’Université de Montréal, le protocole garantissait également la confidentialité complète des propos, dans la mesure où ne sont mises en jeu la sécurité et l’intégrité d’aucun individu. Sur le plan de l’utilisation des extraits d’entrevues, les participants étaient informés que des pseudonymes allaient être employés pour garantir leur anonymat. De plus, on les informait de leur droit absolu de mettre fin à une entrevue à tout moment ainsi que de choisir les questions auxquelles ils désiraient répondre ou pas.
Pendant une année et demie, les futurs jeunes pères furent rejoints de façon systématique dès qu’une jeune mère était inscrite au programme pour obtenir un suivi durant sa grossesse. À titre de travailleur social, nous invitions les jeunes pères par téléphone à se présenter aux rencontres prénatales auxquelles approximativement les 2/3 d’entre eux participent. Après cette prise de contact initiale, ils étaient invités à réaliser une entrevue pour partager leur expérience lors d’un appel subséquent qui visait aussi à les inviter à participer à des activités sportives ou des « soirées pizza » ou comme rappel pour les rencontres prénatales. De cette façon, des jeunes hommes qui n’étaient pas intéressés à participer aux cours prénataux ont pu être rencontrés, ce qui a permis de constituer un échantillon représentatif de différentes situations. Par exemple, des jeunes hommes qui avaient du mal à accepter la grossesse de leur compagne ont pu être joints. Malgré les efforts de recrutement, 25 % des partenaires des jeunes mères n’ont pu être joints. Dans certains cas, ils ont refusé notre invitation et dans d’autres, les jeunes mères estimaient préférable de ne pas révéler leur identité. Néanmoins, rejoindre trente jeunes hommes qui vont devenir pères est peu commun dans la recherche sur le sujet. Ce nombre a permis d’atteindre un effet de saturation où de nouveaux récits n’ajoutaient pas de nouvelles informations susceptibles de modifier les conclusions générales issues des témoignages déjà recueillis. Donc, sans que les données soient généralisables à l’ensemble des jeunes pères, nous pouvons affirmer qu’elles offrent un haut niveau de représentativité de cette population.
Le codage des données à l’aide du logiciel NVIVO a permis de regrouper les extraits d’entrevues par catégories, notamment en ce qui concerne les caractéristiques des jeunes pères, leur vie amoureuse avec la mère de leur enfant, leurs perceptions par rapport à la paternité et le soutien dont ils bénéficient. Une vingtaine de catégories principales en furent dégagées.
Quelques données sur les jeunes pères participant à la recherche
À l’annonce de la grossesse, les participants étaient âgés de 15 à 24 ans, pour une moyenne de 19 ans et 3 mois;
Leurs compagnes avaient une moyenne d’âge de 17 ans et 7 mois;
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La durée de la relation à l’annonce de la grossesse (moyenne de fréquentation de 1 an et 7 mois) :
11 couples se fréquentaient depuis moins de six mois (la moyenne des jeunes qui ont appris qu’ils allaient devenir parents avant six mois de fréquentations l’ont appris à 10,9 semaines, soit après moins de 3 mois de fréquentations);
3 couples se fréquentaient depuis plus de 6 mois et moins d’une année;
16 couples se fréquentaient depuis un an ou plus.
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Lieu de résidence des jeunes pères à l’annonce de la grossesse :
8 demeuraient en appartement avec leur compagne;
8 cohabitaient chez les grands-parents;
13 habitaient en célibataire chez leurs parents;
Un était sans domicile fixe.
Leur dernière année scolaire réussie était en moyenne le secondaire III (9 ans de scolarité);
Leur revenu mensuel était de 1 187 $;
28 des 30 pères ont été présents lors de l’accouchement.
Résultats : le point de vue des futurs jeunes pères
Deux grandes catégories se dégagent des entrevues. Tout d’abord par le nombre de participants et le volume des extraits qui y réfèrent, et aussi par le nombre de sous-thèmes qui y sont liés et l’importance qu’ils y accordent, la relation avec la jeune mère occupe une place cruciale dans les récits des jeunes pères. Puis, plusieurs catégories de données furent synthétisées et regroupées sous le thème de la préparation à l’arrivée de l’enfant sur le plan économique et sur celui des perceptions face à eux-mêmes. Ce thème regroupe les gestes posés par les jeunes hommes en vue d’exercer leur paternité de même que les réflexions sur leurs façons d’accepter la venue d’un enfant et de se projeter dans l’avenir pour jouer leur rôle de père.
Avant d’aborder ces deux thèmes, il est pertinent de les situer dans une perspective : celle de l’annonce de la grossesse et de sa poursuite. Il s’agit de questions fort complexes qui ont fait en elles-mêmes l’objet d’un article (Deslauriers, soumis pour publication). Nous en rappelons ici les grandes lignes.
Mise en contexte : l’annonce de la grossesse et la décision de la poursuivre
Les récits recueillis couvrent un assez large registre d’émotions. Ils illustrent l’intensité ou les contradictions des différentes émotions qui se vivent soit simultanément, soit successivement. Les jeunes hommes peuvent passer de la joie à la colère et ressentir en alternance de la confiance et de la peur. Leurs réactions sont variées, mais ils ont en commun d’être préoccupés par la grossesse. Les émotions vécues à l’annonce de la grossesse sont parfois difficilement exprimées par les jeunes hommes. Après coup, certains diront qu’au moment de l’annonce de la grossesse, ils n’ont eu aucune réaction et expliquent ce fait par l’intensité du choc ressenti. D’autres rapportent qu’ils ont réagi avec agressivité; mais avec le recul, ils constatent qu’ils s’étaient sentis coincés ou craintifs. D’autres expriment leur détresse, en particulier ceux qui se retrouvent en rupture d’union. Dans leurs récits, certains jeunes pères témoignent de l’intensité de la joie ressentie. Dans bon nombre de situations, les moyens de contraception étaient limités, voire absents; et pourtant, certains de ces jeunes hommes mentionnent qu’ils ne s’attendaient pas à une grossesse. D’ailleurs, ce paradoxe entre les comportements des jeunes pères en matière de contraception et l’affirmation que la grossesse est « un accident » est présent chez près de la moitié des jeunes hommes rencontrés et constitue en soit un objet d’étude.
La décision de poursuivre la grossesse revient souvent à la jeune mère, le jeune père ayant plus ou moins d’influence sur cette question dans bon nombre de situations. Néanmoins, les jeunes hommes s’adaptent vite à cette nouvelle perspective, en deviennent partie prenante et, tout compte fait, se disent heureux de la situation.
La relation avec la compagne
Lors de chaque entrevue, les jeunes pères partageaient leur point de vue sur leur relation avec la mère de leur enfant en répondant à des questions larges sur leur appréciation de la qualité de leur lien avec elle, qu’ils soient encore en couple ou non, et en fournissant beaucoup d’exemples pour illustrer leurs réponses. Cet aspect était abordé sous l’angle de leur relation, mais aussi comme futurs parents. La relation avec la mère fait partie des préoccupations des jeunes pères les plus présentes en nombre de fois abordées et en quantité de données générées. Les propos des participants illustrent parfois de l’optimisme et de la confiance, de même qu’ils évoquent des difficultés.
Optimisme et confiance
De façon générale, au cours de la période qui suit l’annonce de la grossesse, les futurs jeunes pères se disent heureux avec leur compagne, ressentent de l’affection pour elle et se sentent aimés. Nous avons demandé à la plupart d’entre eux d’évaluer sur une échelle de 10 leur niveau de bien-être pour préciser leur pensée. Au début de la grossesse, ceux qui sont en couple estiment en grande majorité que leur niveau de satisfaction à l’égard de leur couple oscille entre 8 et 10. Leur compagne est présente et les encourage à travers leurs difficultés. Ils sont fiers de réussir à régler leurs conflits et y voient le signe que leur relation, toute récente soit-elle, a atteint un certain niveau de maturité. Ils mentionnent que leur compagne est leur confidente, qu’elle les connaît bien.
Beaucoup de jeunes pères soulignent que la communication dans le couple est la clé d’une bonne relation. Il faut dire « ce qu’on a à dire », faire des compromis, connaître les goûts de l’autre. Certains jeunes hommes mentionnent qu’ils se sentent plus proches de leur compagne depuis l’annonce de la grossesse.
La cohabitation est souhaitée par presque tous les participants, de manière à se voir fréquemment, de façon continue, sans avoir à se séparer ou à se promener d’une nuit à l’autre chez les parents de l’un ou de l’autre. Le fait de cohabiter chez les futurs grands-parents est perçu par les jeunes couples comme une étape, un pas en avant, une transition vers une vie en appartement. Ils veulent ainsi économiser grâce à un coût de loyer peu élevé ou entièrement assumé par les grands-parents.
Alors que la naissance de l’enfant approche, lorsque questionnés sur leur relation avec la mère de leur enfant, les jeunes pères mentionnent ressentir plus qu’auparavant un certain « devoir » de réussir leur vie à deux pour le bien de l’enfant. Aux questions portant sur les possibles changements dus à l’arrivée prochaine de leur enfant, ils rapportent plus souvent que leur couple est confronté à de nouvelles préoccupations matérielles : on doit discuter du budget et prévoir de nouvelles dépenses pour répondre aux besoins du nouveau-né. Pourtant, l’obligation de régler des questions de toutes natures amène chez le jeune père un sentiment de réalisation, de fierté et de rapprochement avec la future mère. D’ailleurs, les préoccupations pour le bien-être général de cette dernière sont beaucoup plus présentes. Ils sont plus conscients de l’approche de l’accouchement et du bien-être physique de leur compagne. D’une certaine façon, on prépare le nid. Ils se projettent davantage dans le futur et perçoivent leur compagne non plus seulement comme une jeune femme, mais comme une mère en devenir. Ils observent les qualités qu’elle présente par rapport à son rôle à venir et ils s’en trouvent rassurés, car ils estiment que leur enfant aura tout ce dont il aura besoin. Un bon nombre estime que la mère est la mieux placée pour jouer ce rôle, plus particulièrement s’ils se reconnaissent moins de compétences comme pères.
Ça m’enlève beaucoup de stress. Moi, j’suis pas vraiment bon avec les bébés. […] C’est bon à savoir qu’elle connaisse ce qu’elle connaît. Elle a gardé beaucoup, puis elle a une bonne tête sur les épaules. (Mario, 17 ans)
En revanche, ils sont quelques-uns à anticiper les joies de la paternité en se reconnaissant des compétences comme parent. Certains entrevoient des difficultés telles que les nuits écourtées, mais ils se sentent prêts à affronter ce nouveau mode de vie.
J’suis content parce que je l’sais que j’vais être capable de le faire. C’est un pressentiment que j’ai que ça va être dur, mais j’sais que j’laisserai pas tomber parce que j’ai jamais laissé tomber quelque chose. J’vais toujours être là. J’suis confiant en moi. (Mario, 17 ans)
En outre, ils estiment que grâce à leur âge, ils seront plus énergiques pour leur enfant et sont contents de penser qu’ils seront encore jeunes quand leur enfant sera parti de la maison. Certains ont confiance que la perte de liberté à ce moment de leur vie aura comme résultat un gain de liberté plus tard.
Les défis
Malgré les sentiments d’optimisme et de confiance rapportés ci-dessus, plusieurs incertitudes persistent chez les jeunes pères face à leur nouveau rôle. Lorsque questionnés de façon générale sur les changements que peut provoquer l’arrivée prochaine de leur enfant, ils mentionnent les difficultés liées à la communication avec la mère comme le principal problème. Alors que la grossesse avance, les décisions à prendre se rapportant à l’arrivée de l’enfant se font plus nombreuses. Elles font parfois l’objet de heurts.
On s’est rendu compte de toutes les choses qu’il fallait qu’on s’entende dessus pour l’enfant. Ça a été un bon deux, trois semaines d’obstinage, on se choquait pis on s’en allait chacun sur notre bord. Ça pouvait être n’importe quoi, comme qui va être la marraine, le parrain, le nom. (Jules, 18 ans)
Quand t’as un enfant avec quelqu’un puis que c’est planifié, là tu peux t’entendre sur ces choses-là avant. Puis si y’ a quelque chose sur laquelle on ne s’entend pas, on peut dire, je ne ferai pas d’enfant. Mais là, l’enfant est déjà là pis on devrait s’entendre sur toutes ces choses-là. (Jules, 18 ans)
Peu loquaces à ce sujet, quelques jeunes pères ont mentionné qu’ils observaient une diminution de la fréquence des rapports sexuels, en ajoutant qu’ils comprenaient que ce n’était que passager. Ils déplorent aussi un manque d’intimité lorsqu’ils n’ont pas d’autre endroit où aller vivre que chez les parents de l’un ou de l’autre. Le sentiment de ne pas avoir de place à soi et d’intimité est une difficulté supplémentaire qui affecte la relation entre la jeune mère et le jeune père.
Le déménagement en appartement avec leur compagne est l’idéal des jeunes pères, mais pour certains, c’est la cohabitation avec les grands-parents qui est la seule possibilité. Et le jeune homme ne s’entend pas toujours bien avec les parents de sa compagne. Dans d’autres situations, cette dernière n’apprécie pas nécessairement les parents du jeune homme. Le jeune couple craint aussi parfois l’intrusion des grands-parents dans leur nouvelle vie de famille.
On aime mieux être en appart ensemble, qu’on s’arrange avec nos affaires parce qu’on veut pas avoir la mère de l’un ou de l’autre qui essaie de nous dire quoi faire.Tu sais, si on a un conseil à vous demander, on va le demander. On va pas avoir de : ‘Ah ben c’était comme ça que je le faisais’. (Samuel, 18 ans)
Par ailleurs, certains ne disposent pas des moyens financiers pour prendre cette décision. Ils doivent se limiter aux fins de semaine pour se voir.
Les situations les plus difficiles se présentent lorsque le couple est séparé à l’annonce de la grossesse. La tension est alors plus élevée. Si le père a décidé de la rupture, il ne sait pas si la mère acceptera de le laisser voir l’enfant, quelle sera la pension alimentaire à payer, comment organiser la garde de l’enfant qui n’est pas encore né. Parmi ceux qui sont avec la mère, certains expriment la crainte que leur relation ne dure pas; ils souhaitent que leur enfant puisse vivre avec ses deux parents.
La préparation à l’arrivée de l’enfant
Invités à parler de leur façon de se préparer à la paternité, les jeunes pères ont soulevé des propos portant essentiellement sur deux aspects : la dimension économique et leur perception d’eux-mêmes comme futurs pères, leur « métamorphose » comme l’illustre l’un d’eux.
La dimension économique
Rapidement après l’annonce de la grossesse, malgré toute la gamme d’émotions vécues, l’aspect pratique des choses s’impose : il faut répondre aux besoins fondamentaux de l’enfant. Tôt après l’annonce de la grossesse, plus du tiers des participants à la recherche commencent à acheter ou à planifier l’achat de meubles et d’accessoires pour le bébé et ils y trouvent une certaine fierté. Les gens de leur entourage ont parfois commencé à offrir des biens matériels, ce qui encourage les futurs pères. Mais surtout, il faut s’organiser pour pouvoir vivre avec l’enfant comme une « vraie famille », sous un même toit et de préférence en couple.
La dimension matérielle ramène les jeunes pères à leur situation socioéconomique souvent précaire : ceux qui travaillent occupent en très grande majorité des emplois mal rémunérés qu’ils craignent perdre. Louer un appartement, déménager et acheter tout le matériel pour l’arrivée de l’enfant occasionnent des dépenses, ce qui inquiète parfois les jeunes hommes. En grande majorité, les jeunes pères éprouvent de l’inquiétude à l’égard de leur capacité à assurer un revenu familial stable et adéquat.
Tu te poses toutes sortes de questions, comment tu vas faire pour arriver… Moi, j’avais pas fini mon secondaire dans ce temps-là. J’me suis dépêché pour le finir. (Charles, 19 ans)
Plusieurs jeunes pères doivent cumuler plusieurs emplois. Ils connaissent des périodes de chômage, parfois en raison d’un travail saisonnier ou en raison de la précarité des emplois décrochés. Bref, tous sentent la pression de gagner un revenu stable.
Élever mon p’tit, c’est pas ça qui m’inquiète. C’est plus amener l’argent sur la table qui m’inquiète. Aujourd’hui, les jobs sont pas fiables. Une journée tu fais l’affaire, le lendemain, tu fais pu l’affaire. (Gilles, 21 ans)
C’est inquiétant, j’me demande des fois si j’vais avoir une job, si j’vais pouvoir avoir une job stable avant que l’bébé soit là. J’veux pas non plus travailler dans un restaurant puis perdre ma job ou lâcher ma job à cause que j’ai trop de misère pendant que le bébé est né…( Simon, 16 ans)
Malgré ces gros défis, on note chez plusieurs jeunes pères une certaine confiance durant cette étape.
J’sais que j’suis un travaillant, J’sais que j’vais toujours travailler, j’vais toujours avoir du travail. J’suis confiant que j’vais toujours avoir du pain sur la table. […] C’est pour ça que j’suis confiant même quand on me dit que je suis jeune. J’suis capable d’avoir un p’tit bébé puis de le faire vivre. (Mario, 17 ans)
D’autres se disent satisfaits de ce qu’ils ont réalisé, ils se disent plus confiants et ils perçoivent une amélioration de leur vie.
Je m’impressionne des fois, c’est vrai en maudit. Avant, je n’avais pas de job. Ça, ça a aidé ma confiance à cause que le fait que j’aie une job, je peux aller en appart, je peux faire vivre mon enfant, je peux vivre avec ma blonde, ma famille. Ça a fait un gros morceau du casse-tête là… (Simon, 17 ans)
Au moment où l’accouchement devient imminent, la situation économique et la préparation matérielle qui y est intimement liée sont les aspects qui occupent encore le plus de place dans les réflexions des jeunes hommes. À ce chapitre, ils ont souvent eu de l’aide de leur entourage. On a organisé une fête pour célébrer l’arrivée de l’enfant, un shower. Ils ont reçu beaucoup de vêtements, de couches, d’accessoires de bébé, parfois des meubles.
« Se métamorphoser en père »
C’est sous ce titre que sont regroupées les préoccupations et les réflexions que les participants ont exprimées concernant leur façon d’accepter ou non la grossesse, de réaliser qu’elle est en cours, de visualiser un mode de vie d’adultes et de parents, d’identifier les responsabilités qu’ils vont devoir assumer face à leur enfant. L’aspect qui témoigne le plus de cette phase de la préparation des jeunes pères est le changement dans leur mode de vie, parfois directement lié à la grossesse : il leur faut être plus ordonnés, avoir un environnement de vie propre, limiter les sorties, la consommation de tabac, de drogue et d’alcool, porter plus d’attention à l’alimentation.
C’est pas la question si je me sens prêt ou pas, c’est que ça vient tout seul on dirait. Une fois que tu te fais à l’idée, que tu vas avoir un enfant, tout commence à changer dans ta vie. Tu te métamorphoses en père. (Jules, 18 ans)
Ils tentent davantage d’éviter des conflits qui peuvent dégénérer afin de s’habituer à créer un climat paisible en prévision du moment où l’enfant sera présent. Ils commencent à regarder les autres enfants et leurs parents et réfléchissent parfois aux façons dont ils vont réagir devant leur enfant, à leur façon d’être père. Une partie importante de la préparation des jeunes pères se manifeste dans leurs discussions avec leur compagne; ils pensent parfois à la façon de discipliner leur enfant, de lui montrer à être calme, de lui expliquer des choses.
Une autre façon de se sentir dans un processus de préparation à l’arrivée de leur enfant est l’écoute du coeur du bébé lors de l’examen médical. Cela constitue un événement marquant pour les futurs jeunes pères. D’ailleurs, ils ont presque tous accompagné leur compagne aux séances d’échographie, une expérience qu’ils ont qualifiée d’importante, de « spéciale », de « moment intense » de la grossesse. Dans leur esprit, cet événement contribue à faire une place plus importante à l’enfant. Il s’agit d’un moment fort au cours duquel ils diront avoir « reçu un petit coup » que « ça allait vite en dedans », qu’ils ont « eu des papillons » ou ont éprouvé une grande fierté.
Ça fait chaud au coeur de voir ça. Dire que c’est ton enfant, pis le visage de ma blonde quand elle m’a regardé. Je l’ai même pas vu encore pis j’me sens plein d’amour, j’me sens comme amoureux, fou. Pis quand tu vois ça, t’as hâte de l’voir, de le tenir dans tes bras. (Donald, 16 ans)
L’échographie a aidé les jeunes pères à réaliser que leur enfant existait vraiment. Dans presque tous les cas, ils ont pu connaître son sexe, ce qui rendait encore plus concrète son arrivée prochaine.
Ça m’a montré il est vraiment là. Oui, tu vois la bosse, oui, tous les symptômes, mais tu l’as pas encore dans tes bras, mais tu sens que ça approche dans ce temps-là. Tu commences à te l’imaginer. (Samuel, 18 ans)
Néanmoins, même si cette étape du suivi médical est cruciale, l’échographie à elle seule ne suffit pas à avoir un effet durable leur permettant de sentir, de réaliser qu’ils seront pères. Après avoir ressenti plusieurs émotions, notamment lors de l’échographie, ils rapportent ressentir peu d’affect par la suite, même s’ils tentent de se projeter dans l’avenir pour visualiser leur nouvelle vie. Ils reconnaissent que de grands changements sont en cours, mais ils ne ressentent pas pour autant d’émotions particulières. Ils se préparent parfois à un certain choc, à quelque chose qu’ils ne peuvent pas prévoir tout à fait, bien qu’ils y pensent. Même pour ceux qui démontrent le plus d’intérêt et qui se préoccupent des conditions matérielles, la grossesse demeure une sorte d’abstraction : ils ont de la difficulté à « sentir », à réaliser ce qui leur arrive.
La préparation mentale c’est pas que je ne la vois pas, c’est plus on dirait qu’il n’y en a pas, tant qu’il n’est pas là. Parce que je vois la bedaine grossir, mais ça va plus me donner une claque dans la face quand il va arriver. (Matis, 20 ans)
Quand l’enfant va être là, d’après moi, ça va me faire un choc, je l’sais que ça va me faire un choc. J’ai déjà le choc dans ma tête. Ça m’a déjà réveillé sur pas mal d’affaires. […] J’étais pas prêt, mais j’vais l’être, pas le choix, il va falloir que je le sois. (Paul, 20 ans)
Toujours au chapitre des questions générales portant sur leur façon de vivre la grossesse et leur rôle à venir, d’autres thèmes furent abordés. Par exemple, certains se demandent si toute la famille tournera autour de la mère. Certains se questionnent sur leur capacité de comprendre l’enfant s’il a des malaises ou de petites maladies, alors qu’il ne parle pas encore, et se questionnent sur la façon d’y arriver. À cet égard, quelques-uns n’ont jamais vu un bébé de leur vie. Ils ne savent pas ce que c’est que d’en prendre un dans leurs bras, d’en prendre soin, de changer une couche, ni ce qu’ils doivent faire quand il pleure. D’autres jeunes hommes ont aussi mentionné avoir peur de la fatigue, de ne pas comprendre les pleurs, de devoir sacrifier du temps consacré aux activités de loisir, aux amis, de ne plus pouvoir faire la fête quand ils veulent.
C’est l’inconnu qui est devant moi. T’accumules l’accouchement qui est inconnu, l’après-accouchement qui est inconnu, la vie de couple qui est inconnue, à long terme. Plusieurs choses mises dans le même paquet, qui fait qu’il faut foncer dans le tas. Mes réactions sont neutres et non ‘OK, go, go, go!’. (Didier, 22 ans)
J’ai pas eu de père quand j’étais jeune, mon père a jamais été présent pour moi. C’est une chose que j’connais pas, avoir un père, être père. Y’a certaines notions que d’autres jeunes qui vont avoir des enfants ont que j’ai pas. (René, 18 ans)
Certaines appréhensions sur le plan des habiletés parentales ont parfois été exprimées au cours des entretiens.
J’vais tu être capable d’être un bon père? Capable d’être là comme il faudrait, de la structuration, l’encadrement du p’tit que j’ai peur de pas avoir comme du monde, comme j’ai pas eu. (Gilles, 21 ans)
Peu avant la naissance de leur enfant, les exigences associées à son arrivée sont perçues plus clairement, mais comportent encore un niveau important d’abstraction. Par exemple, afin d’être prêts à affronter différentes éventualités, les jeunes pères disent prévoir des moments difficiles sans pouvoir les mentionner. Quelques-uns font allusion au baptême, au prénom, au nom de famille. D’autres s’attendent à vivre de la fatigue. Ils spéculent parfois sur les traits de caractère que l’enfant aura, les activités auxquelles il aimera s’adonner et dans lesquelles ils l’accompagneront, l’amour qu’ils auront l’un pour l’autre. Parmi les sujets de discussion de couple dont les jeunes font état, ils mentionnent celui de vouloir éviter d’être exclus, la relation mère-enfant étant fusionnelle.
La préparation à leur rôle prend également une dimension sociale à travers le regard que les gens portent sur eux. À cet égard, ils évoquent souvent la reconnaissance qu’ils ressentent de la part de leur réseau social face à leurs efforts pour se préparer à jouer leur rôle de pères.
Je gagne de la dignité, puis je gagne du respect mettons envers le monde [au travail]. […] Même mes parents ont plus de respect. Mettons qu’ils aiment mieux ça de même. Même mes amis quand ils ont su que je deviens père : hein? toi? Y’en qui n’en revenaient pas. Mais plus ça va, plus ils ont su que je pouvais le devenir, que c’était pas une joke, puis que j’étais vraiment sérieux. Ça me fait du bien, que le monde… mettons qu’y se réveillent. J’suis pas tata, là. (Simon, 17 ans)
Pour certains, il s’agit d’un nouveau départ, d’une occasion de recommencer une étape de vie plus prometteuse. Certains disent qu’ils n’avaient rien à faire, qu’ils ne faisaient rien. La grossesse devient alors un catalyseur de leur énergie vers un but reconnu socialement, qui les aide à structurer leur vie. Il s’agit alors d’un objectif qu’ils ont et en même qui les « oblige » à mieux organiser leur vie.
Je ne le voyais pas [son avenir], je ne savais pas quoi faire. Je ne savais pas où m’enligner […]. Ça m’a poussé à me décider où j’voulais aller. (Samuel, 18 ans)
Toutefois, des réflexions demeurent sans réponses, notamment sur le plan de l’identité, sur le modèle de père que les jeunes hommes veulent devenir.
On dirait que je ne suis pas capable de me trouver une idée de ce que je veux être vraiment. Ça fait que si je ne suis pas capable de me trouver ce que je veux être, je vais me trouver une idée de ce que je ne veux pas être. (Jean, 18 ans)
Également, ils réfléchissent beaucoup à leurs écarts de conduite et sont décidés à bien guider leur enfant. Ils estiment devenir de « meilleures personnes » en prenant une distance face à leur vie et en réfléchissant à leurs valeurs. La paternité représente également le passage d’une identité de jeune vers une identité d’adulte.
J’ai dit là, on pensera plus juste au jour le jour. Mais ça, c’est comme si pour moi, faut qu’tu prennes un coup de… j’dirais pas un coup d’maturité, comparé à mes chums de job, eux autres mettons le jeudi soir, c’est les sorties. (Félix, 20 ans)
En ce sens, plusieurs expressions sont utilisées pour expliquer l’élan que la grossesse leur a donné pour se préparer à l’exercice de leur paternité : « se prendre en main », « se déniaiser », « se réveiller », « s’enlever les doigts du nez », « se sentir responsable », avoir l’occasion de « passer à autre chose », « remettre les idées à la bonne place », « évoluer », « maturer », « ramenés sur la terre ». Bref, il semble qu’à l’approche de la naissance de leur enfant, ils sont plus ancrés dans leur vie et motivés par les responsabilités qu’entraîne le rôle nouveau qui les attend. De plus, ils donnent plus d’exemples de situations où ils se sentent mieux intégrés à la vie en société, particulièrement à travers leur milieu de travail. Cette intégration est valorisante :
J’aime ça feeler de cette manière-là. J’trouve ça l’fun. Ça m’fait évoluer… ça m’fait maturer. J’suis obligé, trouver un emploi, pis tout faire ces choses-là. Ça m’fait maturer, ça m’fait viellir pis j’aime ça. (Simon, 16 ans)
Ça a changé la manière que j’pense. J’réfléchis avant d’faire quelque chose comme, j’me sens plus responsable. Comme avant de faire, mettons, comme une connerie, j’vais, j’ai un enfant qui s’en vient, c’pas l’temps d’faire ça. (Donald, 15 ans)
De plus, leur façon de concevoir leur nouvelle réalité transforme leur jeune âge en avantage. À ce sujet, ils sont d’avis qu’un écart d’âge réduit entre eux et leur enfant leur permettra de le voir atteindre la majorité alors qu’ils seront encore relativement jeunes. Ils y voient un avantage sur le plan des capacités physiques qui, le croient-ils, leur permettront de s’adonner à des activités avec lui.
Se préparer à devenir père en contexte de séparation
Lorsque le couple est déjà séparé durant la grossesse, la tension vécue durant cette période est encore plus grande, car en plus de devoir se préparer à leur rôle, ils sont confrontés à des conflits de valeurs. Ceux qui le vivent mentionnent qu’ils ne sont pas prêts pour assumer ce rôle, mais qu’en même temps, ils ne veulent pas abandonner l’enfant.
Si à l’aurait pas le bébé dans elle, c’est sûre qu’à la longue, j’aurais pu l’oublier plus facilement, mais à l’a d’quoi dans elle qui appartient à elle et qui appartient à moi aussi. Tu peux pas la laisser aller pour le restant de ta vie genre. C’t’un bébé qui va naître. Y va falloir que j’deal avec le restant de ma vie. (André, 20 ans)
Dans ce contexte, la plupart des jeunes pères se sentent à la remorque des événements.
Chaque fois que je vois mon ex, j’vois son ventre grossir puis ça me fait quasiment un choc à chaque fois. […] On peut plus retourner en arrière. J’vais me préparer mentalement pour avoir le jeune. Y va savoir j’suis qui puis y va savoir ce que j’ai pensé qu’au début, que c’était une erreur. (André, 20 ans)
Également, les jeunes pères expriment leurs craintes concernant l’organisation familiale après l’accouchement et leur accès à l’enfant. Si la relation avec la mère est cordiale, leur crainte est atténuée. Malgré le contexte non idéal, la joie d’accueillir un enfant est exprimée en même temps que le regret de ne pas vivre dans une famille unie comme ils l’auraient souhaité.
Les jeunes pères qui rejetaient l’idée de la grossesse et qui, dans certains cas, ne sont plus avec la mère acceptent généralement mieux qu’au début l’arrivée prochaine de l’enfant et se voient assumer leur rôle de père auprès de lui. Lorsqu’une séparation est survenue, les jeunes hommes rapportent vivre de la tristesse et ce sentiment fait alors partie de la préparation à l’arrivée de leur enfant.
C’est ça qui est plate, on ne sera pas une famille toute réunie, ce ne sera pas comme, on va faire quand même des choses, je veux qu’il m’aime, je vais l’aimer aussi, ça c’est sûr que je vais l’aimer, je vais faire des choses avec, des activités. Je veux que ça se déroule bien. (Matis, 21 ans)
Outre le regret de ne pas pouvoir vivre la vie de famille qu’ils espéraient avec leur compagne et leur enfant, la pension alimentaire constitue une préoccupation importante exprimée par les jeunes hommes qui sont séparés de la jeune mère.
Discussion : le sens que les futurs jeunes pères donnent à leur expérience
Dans cette section, nous mettrons en perspective les propos recueillis auprès des futurs jeunes pères à l’aide de la théorie psychosociale du développement (Erikson, 1980), notamment en ce qui a trait aux tensions émanant des paradoxes entre le rôle d’adolescent, ou de très jeune adulte, et les exigences du rôle de parent.
La présence des jeunes pères durant la période prénatale
Tout d’abord, rappelons que les résultats de la présente recherche indiquent que les jeunes pères sont plus présents qu’on ne le croit durant la période prénatale. Comme il existe peu de recherches portant sur cet aspect particulier de l’expérience des jeunes pères, il est utile de prendre connaissance de ce que les jeunes mères rapportent à leur sujet. Sur ce plan, nos données correspondent avec d’autres recherches effectuées auprès de jeunes mères et selon lesquelles approximativement 75 % des couples sont unis et 25 % sont séparés durant la grossesse (Charbonneau, 1999; Letendre et Doray, 1999).
De plus, ces résultats se rapprochent de données populationnelles qui indiquent que les mères de moins de 20 ans sont en lien d’une façon ou d’une autre avec le père de leur enfant puisque dans 84 % des cas, ce dernier signe l’acte de naissance (Institut de la statistique du Québec, 2006). Ce geste confirme légalement la paternité du jeune homme. De plus, il s’agit d’un indice important de la présence des jeunes pères durant la période périnatale, lequel indice correspond à nos résultats.
Les obstacles rencontrés par les jeunes pères
Comme la recension des écrits le mentionne, une difficulté majeure rencontrée par les jeunes pères durant la phrase prénatale est la vitesse à laquelle ils doivent franchir différentes étapes habituellement espacées dans le temps pour en arriver à l’exercice de leur paternité. En effet, selon les stades développementaux issus des travaux d’Erikson (1980), la transition de l’adolescence à l’âge adulte et vers la paternité s’étale généralement sur plusieurs années. Or, pour les jeunes hommes rencontrés, ce passage se concrétise dans un laps de temps très bref. Passer de l’insouciance de la jeunesse, de la dépendance aux parents à la paternité imminente exige, entre autres, une intégration sociale; et non seulement une autonomie financière, mais aussi la capacité de répondre aux besoins de base d’un enfant.
Sur le plan de leur relation avec la jeune mère, le niveau de responsabilité entraîné par la venue de leur enfant et le stress d’être liés si vite à leur compagne pour le restant de leur vie causent une certaine inquiétude chez les jeunes pères. Leur relation avec elle est significative, mais généralement, ils ne cherchaient pas à s’engager à un tel point et à si long terme. Sur ce plan aussi, on note une désynchronisation des événements dans le contexte où, alors que beaucoup ne connaissent la mère que depuis peu et ne cohabitent pas encore avec elle, ils doivent déjà prendre des décisions sur la façon de vivre leur vie de famille. Ce contexte constitue une transition très brusque comparativement à la découverte de la vie amoureuse à l’adolescence ou à un contexte planifié de la venue d’un enfant où un couple a le temps d’apprivoiser la vie à deux et de s’installer. En effet, les exigences de la réussite de la vie de couple sont élevées et se présentent souvent aux jeunes couples de façon condensée, en accéléré : elles requièrent la capacité de communiquer, de cohabiter, de développer leur individualité au sein de leur relation, de s’occuper des finances, de déterminer la place de leurs parents respectifs dans leur vie de couple et de parents.
De plus, ils font face à une responsabilité qui requiert des compétences habituellement développées avec le passage à l’âge adulte sur le plan de l’intégration à la société : études terminées ou avancées, expérience de travail, autonomie face aux parents. Contrairement à ces préalables, ils sont jeunes et ont décroché de l’école. À l’annonce de la grossesse, ils sont 27 à vivre sous le niveau de pauvreté, parfois sans revenu. Ces indices socio-économiques des participants à l’étude rejoint celui qui est documenté par les travaux existants sur les jeunes pères (Bunting et McAuley, 2004). Cette précarité peut avoir une incidence directe sur leur engagement paternel. Malgré un éclatement des normes concernant l’exercice de la paternité, la recherche sur le rôle de père indique que la fonction de pourvoyeur en constitue encore une dimension importante (Christiansen et Palkovitz, 2001). Leur situation socioéconomique est donc susceptible de les placer en situation d’échec, générant différents sentiments négatifs et du stress. La plupart expriment des craintes par rapport à leur situation financière. Ils craignent ne pas avoir d’emploi ou que celui-ci ne leur rapporte pas un revenu suffisant. Ce décalage entre ce que les normes sociales prescrivent et leur situation est clairement ressenti par les jeunes pères.
Le point de vue des jeunes pères et la théorie du développement psychosocial
D’un point de vue théorique, la situation des jeunes hommes qui vont devenir pères présente des contradictions irréconciliables avec les attentes de notre société face au rôle de parent. Leur situation est faite de désynchronisations, où les exigences du rôle de pères arrivent trop rapidement dans leur développement psychosocial. De plus, à partir des constats plutôt sombres qui se dégagent des écrits sur les jeunes pères présentés, nous nous attendions à ce que les jeunes hommes rapportent plus de difficultés de tous ordres et, conséquemment, qu’ils expriment souvent du découragement et de la démotivation. En effet, les écrits mettent en lumière leur passé familial souvent parsemé de problèmes, leur mode de vie instable.
Toutefois, leur discours révèle que même s’ils vivent les nombreuses difficultés, ils ressentent également de l’espoir. Une fois l’annonce de la grossesse passée, peu de participants ont évoqué des sentiments négatifs face à leur situation, sauf ceux qui n’étaient plus en relation avec la mère. Les propos des participants à notre recherche soulèvent des questionnements de par le niveau d’optimisme exprimé. En effet, quand on place leur discours en lien avec leur situation psychosociale et socioéconomique et la teneur générale des écrits à leur sujet, il est difficile de comprendre comment ils peuvent tenir des propos si confiants et engagés.
Il est possible que les craintes soient niées par les jeunes hommes eux-mêmes afin de préserver leur équilibre, ou encore par naïveté (Quinlivan et Condon, 2005, p. 917). Toutefois, une autre explication possible est que le facteur qui protège les jeunes hommes rencontrés des tensions causées par le passage accéléré d’un stade de développement à un autre et les responsabilités liées au rôle de parent est le sens qu’ils attribuent à leur expérience. Ce changement que l’on aurait pu croire brutal pour eux est vécu par la majorité comme un défi, une nouvelle étape souhaitable. Malgré l’ensemble des facteurs adverses à leur engagement, la grande majorité des jeunes hommes manifestent beaucoup de volonté pour s’acquitter de leur rôle. En effet, malgré les obstacles qui se présentent à eux par la suite et le fait que l’annonce de la grossesse soit encore récente, la majorité des jeunes hommes parviennent à intégrer leur nouvelle situation assez rapidement. Ils développent une interprétation de leur expérience qui permet à certains de mieux composer avec ce qu’il leur arrive et en amène d’autres à estimer que la paternité constitue une occasion d’améliorer leur vie. Il s’agit là d’un élément majeur de leur discours : le passage d’une position plutôt passive face à l’annonce d’une grossesse vers la formulation graduelle d’un projet de vie (Ballard et Greenberg, 1995).
Un élément clé du sens qui se dégage de leur expérience est qu’à partir d’une grossesse plus ou moins planifiée, ou pas du tout, émerge un projet de vie (Kiselica, 2008). Il semble que le sens que les jeunes hommes donnent à leur expérience durant la grossesse soit le contrepoids au choc du passage de la vie de jeune à celui d’adulte et de parent dans un contexte socioéconomique défavorable.
Ce sens donné à leur expérience prend différentes formes. Devenir responsable constitue un thème récurrent dans notre recherche sur les jeunes pères et, sur ce plan, il rejoint d’autres recherches qui en arrivent aussi à ce constat (Reeves, et collab., 2009). Ce sentiment de responsabilité se concrétise sur le plan socioéconomique (Devault, et collab., 2008); les jeunes pères se disent plus motivés à améliorer leur condition pour assumer la responsabilité d’assurer le bien-être matériel de leur famille et d’y arriver en trouvant un emploi (Negura et Deslauriers, 2009). Cet élément constitue une partie essentielle à leurs yeux dans l’évaluation qu’ils font de leurs compétences comme pères, ce qui rejoint encore ici des constats de recherche qui se dégagent de travaux sur la situation de jeunes pères en situation de vulnérabilité (Devault, et collab., 2009; Allard et Binet, 2002). Parfois, il s’agit de la première fois qu’ils se projettent dans leur futur, qu’ils ont des projets d’avenir, « quelque chose à faire ». Pour tous ceux qui sont encore en relation avec la mère, l’arrivée prévue de l’enfant devient vite un projet. À ce sujet, selon nos résultats et comme le démontrent d’autres recherches, l’expérience de l’échographie est un moment charnière vers la conception de leur projet de famille (Dallas, 2009; Draper, 2002). Tout à coup, l’enfant à naître existe plus concrètement à leurs yeux.
Une autre façon de donner un sens à cette expérience vécue plus rapidement que prévu est, selon eux, d’être jeune et d’avoir plus d’énergie pour s’occuper de leur enfant. D’autres estiment avoir vécu et terminé tôt « leur jeunesse »; la paternité à venir peut les aider à s’extirper d’une jeunesse dont ils étaient insatisfaits. Ils estiment que cette période devait se terminer et qu’il s’agit d’une occasion de faire quelque chose de plus constructif. La réussite de ce projet dépend de l’atteinte de différents objectifs, notamment, celui d’assurer le bien-être matériel de leur enfant et de leur compagne. Cette obligation consacre le passage à l’âge adulte tout en conférant le statut de parent, lesquels constituent deux repères sociaux valorisés (Quéniart, 2003). En effet, sur le plan social, leur paternité à venir les amène à remplir un rôle, à assumer des responsabilités qui les propulsent dans un statut d’adulte. Le sentiment d’avoir terminé cette étape semble enlever ou diminuer le niveau de tension entre leur jeunesse et le rôle de parent.
On pourrait qualifier de naïve cette façon d’anticiper la paternité. Néanmoins, le rôle de parent constitue pour le père, autant que pour la mère, un moteur de changement important (Kiselica, 2008). Quelques semaines après avoir appris leur paternité à venir, un changement important s’est déjà opéré dans la manière d’entrevoir leur vie comme futurs pères. Pour certains, il semble qu’il s’agisse d’une période d’éveil (Allen et Doherty, 1998).
Un autre facteur qui agit comme tampon à cette tension entre le stade de développement lié à l’adolescence et les responsabilités de parent est la relation avec la jeune mère. Malgré le contexte, les jeunes hommes expriment un haut niveau de satisfaction face à la relation qu’ils entretiennent avec leur compagne durant la grossesse, ce qui semble être un déterminant important de leur préparation à leur rôle. Notre constat rejoint tout à fait les conclusions de Letendre et Doray (1999) indiquant que 67 % des jeunes mères estiment que leur relation avec leur compagnon est bonne.
Elles décrivent leur chum de façon positive et la relation qu’elles ont avec lui est satisfaisante, ou était satisfaisante, s’il n’est plus là. Le chum est décrit comme présent, attentif, il est un confident. Il semble exister un attachement de l’adolescente envers son chum, qui est significatif dans sa vie.
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Ces constats vont à l’encontre de l’image souvent négative du jeune père que l’on présente dans les recherches et dans les services sociaux comme un déserteur qui fuit ses responsabilités à la suite de l’annonce de la grossesse (Kiselica, 2008; Rhoden et Robinson, 1997). D’ailleurs, rappelons à ce chapitre que 28 des 30 jeunes pères étaient présents lors de la naissance leur enfant. À l’étape du recrutement des participants, rien ne laissait présager un tel taux de présence à l’accouchement. Cet aspect est important, car la relation avec la jeune mère est un puissant facteur d’engagement paternel (Brown, 2009; Futris, et collab., 2010). D’ailleurs, les résultats sont clairs à ce sujet, la relation avec la jeune mère occupe une grande place dans la façon d’entrevoir la paternité à venir et contribue à y donner un sens.
En somme, appliquée à l’étude des propos tenus par de futurs jeunes pères, la théorie du développement psychosocial permet de jeter un éclairage sur les tensions causées par les demandes opposées associées à l’adolescence et à celles de l’âge adulte et de parent. Toutefois, un des postulats de base selon lequel le passage d’un stade à un autre survient de façon séquentielle lorsque les tâches et les objectifs qui y sont liés sont atteints s’avère relatif. Effectivement, outre le stade auquel se trouvent les jeunes, d’autres facteurs sont cruciaux, particulièrement le sens qu’ils donnent à leur expérience. Cet aspect permet, dans bien des cas, de percevoir une situation difficile comme porteuse d’un projet de vie, même s’il était très peu ou aucunement planifié. Ce constat soulève la nécessité de poursuivre la recherche sur la façon d’analyser les propos des jeunes pères en se basant sur leur perspective. Enfin, cette théorie ne tient pas compte des effets de la pauvreté qui rend plus complexe et difficile le passage d’un stade de développement à un autre. Un croisement entre la théorie du développement psychosocial et une perspective structurelle pourrait mettre en lumière la complexité de l’influence des facteurs individuels et le contexte socioéconomique qui prévaut.
Des retombées pour l’intervention
Alors que l’on doute souvent du maintien à long terme de l’engagement des jeunes pères et qu’ainsi on estime qu’il ne vaut pas la peine de les intégrer aux interventions, nos résultats confirment une plus grande présence de leur part durant la période prénatale. D’ailleurs, des recherches montrent que les pères en situation de vulnérabilité sont plus présents dans la vie de leur enfant que les intervenants ne le perçoivent (Brown, 2009; Dubowitz, et collab., 2000; Malm, 2003, Mayer, et collab., 2006). Cette conscience de leur présence est susceptible d’entraîner une mobilisation des intervenants sur le plan du recrutement. Ce regard favorise l’établissement d’un lien de confiance entre les intervenants et les jeunes pères et, par conséquent, augmente les chances de succès de l’intégration de ces derniers aux interventions. Ce succès est tributaire des efforts et de la diversité des stratégies employées (Deslauriers et Rondeau, 2004). Si on reconnaît que les jeunes pères font partie de la vie des jeunes mères, on tentera davantage de les rejoindre de différentes façons. Cette relation entre les services et les jeunes pères devrait s’instaurer dès cette transition vers la vie de parent, de façon à ce qu’elle se maintienne lorsque leur enfant sera au monde et qu’ils rencontreront des défis comme pères ou comme jeunes hommes.
Une autre contribution de ces résultats à l’intervention est l’utilisation du sens que les jeunes hommes donnent à l’avènement de la paternité. Il s’agit d’un angle d’intervention crucial autant pour effectuer une évaluation de la situation de futurs jeunes pères que des suivis psychosociaux. Par exemple, explorer comment ils se voient comme futurs pères, quels effets cet événement a sur leur vie, constitue des façons de leur donner la parole et de faire place à leurs perceptions et croyances. Il s’agit d’une passerelle prometteuse entre les jeunes pères et les intervenants qui amène l’intervention à se centrer sur les forces et les motivations à effectuer certains changements. Cet angle d’approche axé sur les forces facilite l’établissement d’un lien de confiance qui, à son tour, permet des interventions qui touchent leurs inquiétudes et leurs difficultés. Les jeunes pères étant difficiles à recruter, il est d’autant plus crucial, pour espérer les maintenir dans un processus d’intervention, de se centrer sur leurs préoccupations et perceptions des aspects positifs et de ce qui fait problème dans leur vie. L’intervention sociale en contexte prénatal est donc cruciale pour les soutenir et porte ses fruits lorsqu’elle tient compte de l’ensemble de ces considérations (Fagan, 2008).
Conclusion
Cette étude démontre que beaucoup de jeunes pères sont présents dans la vie de la jeune mère durant la grossesse. Toutefois, les défis qui se présentent à eux demeurent imposants : ils sont jeunes, pauvres et sous-scolarisés. De plus, ils font face à la nécessité de développer leur capacité de répondre à plusieurs exigences de façon simultanée, une situation compliquée par le fait qu’ils se trouvent, comme jeunes, à un stade développemental et qu’ils sont propulsés vers la vie d’adultes et de parents.
Néanmoins, bien que souvent peu planifiée, la grossesse devient un projet de vie pour la plupart d’entre eux. Malgré tous les obstacles devant lesquels ils sont placés, tous ceux qui sont en couple avec la mère estiment, une fois la poursuite de la grossesse décidée, que la paternité à venir est dans l’ensemble une bonne chose dans leur vie. Ils y donnent un sens, y voient un objectif, un but qui structure leur vie et qui les motive à s’améliorer. En effet, leur paternité devient un projet qui les aide à orienter leur vie. Également, la relation avec la jeune mère s’avère un facteur qui facilite ce passage anticipé vers la paternité. Ces constats démontrent l’importance d’inclure les jeunes pères dans l’offre de services destinés aux jeunes parents durant la phase prénatale. En effet, les résultats de cette recherche indiquent que cette période constitue une fenêtre qui s’ouvre sur différentes possibilités d’intervention pour rejoindre et soutenir les jeunes hommes lors de cette transition vers la paternité.
Parties annexes
Note
-
[1]
L’Agence de la santé et des services sociaux de l’Outaouais a contribué financièrement à la réalisation de cette étude.
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