Résumés
Résumé
Les services de santé et les services sociaux en français ne sont accessibles qu’auprès d’un quart de la population francophone au Manitoba (de Moissac, 2011). Une pénurie de professionnels pouvant offrir des services en français est perçue comme un obstacle important pour les usagers qui recherchent ces services et pour les professionnels qui voudraient assurer un suivi en français pour leurs clients. Une hésitation à s’identifier comme francophone et un manque de connaissance des ressources disponibles en français contribuent-ils à cette perception de pénurie? Cet article traite des défis entourant l’offre de services de santé et de services sociaux en français au Manitoba et suggère des pistes de solutions.
Mots-clés :
- disponibilité,
- accessibilité,
- minorité francophone,
- Manitoba,
- professionnels
Abstract
Health and social services in French are accessible to only one quarter of the francophone population in Manitoba (de Moissac, 2011). A shortage of health professionals capable of offering services in French is perceived as a significant obstacle, not only for clients requesting these services but also for health professionals wanting to assure referral and follow-up care in French for their clients. Does the reluctance to identify one’s self as francophone and the lack of knowledge in regards to available resources in French contribute to this perception of professional shortage? This article deals with the challenges associated with the offer of health and social services in French in Manitoba and potential solutions to improve access to these services.
Keywords:
- availability,
- accessibility,
- francophone minority,
- Manitoba,
- professionals
Corps de l’article
Introduction
L’accès aux services de santé et aux services sociaux en français au Manitoba s’est grandement amélioré au cours des vingt dernières années. Depuis 1989, la Politique des services en langue française permet aux Manitobains et Manitobaines d’expression française et aux établissements qui les servent de bénéficier de services gouvernementaux comparables dans la langue des lois du Manitoba (Secrétariat aux affaires francophones, 1999). En tant que politique, elle n’a pas le même poids législatif qu’une loi, comme en Ontario, mais exige toutefois une action obligatoire, avec des conditions, qui doit établir et guider les décisions présentes et futures (Chartier, 1998). Cette politique s’applique à plusieurs secteurs, dont la santé et les services sociaux, et doit être appliquée dans les établissements désignés bilingues[2], dans les offices régionaux de la santé (ORS)[3] désignés bilingues ainsi qu’aux services à l’enfant et à la famille. Aujourd’hui, sept ORS sont désignés bilingues — toute nouvelle personne embauchée ainsi que tout affichage sont censés y être bilingues — dont les ORS de Winnipeg et du Centre du Manitoba ainsi que Santé Sud-Est inc., où l’on retrouve une plus grande concentration de francophones. Les ORS désignés bilingues sont également régis par une loi les obligeant à soumettre et à faire approuver un plan quinquennal de services en langue française (Gouvernement du Manitoba, 2011; Office régional de la santé de Winnipeg, 2009). De plus, environ quarante organismes de santé et de services sociaux servant tous les Manitobains sont désignés bilingues, obligeant les gestionnaires et les professionnels y oeuvrant à développer des politiques internes et des ressources nécessaires afin d’assurer l’offre active de services en français.
Plus récemment, d’autres institutions et organismes sont venus appuyer la cause francophone au Manitoba. Par exemple, le Conseil communauté en santé du Manitoba (CCS), incorporé en 2004, est devenu le porte-parole officiel de la communauté francophone en matière de services de santé et de services sociaux. Il regroupe les services d’appui pour les organismes et les établissements désignés bilingues au Manitoba et il est membre du réseau national Société Santé en français. Son rôle premier est de favoriser et de promouvoir l’accès à des services de qualité en français dans le domaine de la santé et des services sociaux. Ses activités comprennent : la promotion des services en français; la concertation, l’élaboration et la mise en oeuvre de stratégies répondant aux besoins de la communauté; la représentation de la communauté franco-manitobaine; la gestion des ressources humaines et financières; l’appui aux initiatives et le regroupement des partenaires. En fait d’appui aux professionnels de la santé, le CCS offre en collaboration avec la Division de l’éducation permanente de l’Université de Saint-Boniface (USB) des ateliers d’aisance (Université de Saint-Boniface, 2011). Ces ateliers s’adressent généralement à des intervenants en santé qui occupent un poste désigné bilingue, leur offrant l’occasion de s’exprimer en français sur des sujets de nature professionnelle afin de rehausser leur niveau d’aisance et de confiance à s’exprimer en français dans le contexte du travail.
L’USB joue également un rôle primordial dans la communauté francophone de l’Ouest en y formant des professionnels en plusieurs domaines reliés à la santé. De plus, le Consortium national de formation en santé (CNFS), dont les bureaux régionaux pour le Manitoba sont situés à l’université, vise à rehausser le nombre de professionnels de la santé bilingues au pays (Consortium national de formation en santé, 2011). Conjointement avec le CNFS, l’USB offre un baccalauréat en service social, un baccalauréat en sciences infirmières et un certificat d’aide en soins de santé, avec sous peu l’ajout d’un nouveau programme en soins infirmiers auxiliaires. Depuis les débuts du CNFS-USB, on compte 368 inscriptions dans les divers programmes offerts en santé (Consortium national de formation en santé, 2011). Parallèlement, un baccalauréat en sciences générales peut mener à des études spécialisées dans plusieurs domaines reliés à la santé, tels que la médecine, la pharmacologie ou la physiothérapie. Le CNFS et l’USB travaillent étroitement avec l’Université d’Ottawa, l’Université de Sherbrooke et la Faculté de médecine de l’Université du Manitoba afin de renforcer la formation de médecins franco-manitobains et de promouvoir l’établissement éventuel de leur pratique médicale au sein de la communauté francophone de la province (Consortium national de formation en santé, 2011).
L’offre de services dans des centres de santé désignés francophones ou bilingues à Winnipeg et en région rurale connait donc un certain progrès. Certaines stratégies ont été développées en fait de promotion et de prestation de services en français. À titre d’exemple, l’Office régional de la santé de Winnipeg offre sur demande un service d’interprète, finance la traduction de documents et garde un inventaire général de documents imprimés bilingues (formulaires, documents d’information à l’intention des patients, dépliants, etc.). Un affichage bilingue à l’extérieur et à l’intérieur des établissements et un accueil en français, en personne comme au téléphone, augmentent la visibilité des services disponibles dans cette langue. Une campagne de promotion par l’entremise d’épinglettes « Hello-Bonjour » visant à identifier le personnel bilingue des établissements désignés bilingues a été lancée en 2008 par le Conseil communauté en santé du Manitoba. Ce dernier offre également un service de traduction, d’évaluation des compétences linguistiques et de formation linguistique pour les professionnels ainsi qu’un répertoire des professionnels francophones par l’entremise de son site Web. Ces stratégies visent à assurer un accès à des services en français et à les promouvoir auprès de la population francophone.
Progrès et limites de l’accès à des services en français au Manitoba
Quelques études menées depuis la mise en oeuvre de ces stratégies permettent de constater des progrès dans l’accessibilité pour les Franco-Manitobains de services de santé et de services sociaux offerts dans leur langue. Une étude provinciale démontre que les services de santé en français sont une préoccupation pour les sept ORS désignés bilingues, de même que pour l’ORS de Brandon qui ne fait pas partie de ce regroupement (Deroche, 2009). Une étude nationale sondant 925 Franco-Manitobains d’âge adulte constate que 61 % d’entre eux trouvent qu’il est important d’avoir des services de santé en français, mais seulement 14 % disent pouvoir communiquer dans cette langue avec leur médecin omnipraticien (Corbeil, Grenier et Lafrenière, 2006). Selon la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (2001), 35 % des Franco-Manitobains ont un accès partiel ou complet à un centre médical clinique en français, 37 % ont accès aux services en français dans un hôpital et 35 % disent avoir accès aux soins à domicile en français. Ces pourcentages sont sous la moyenne nationale, qui est d’environ 50 %. Enfin, l’étude de Chartier, et collab. (2012) sur la santé et l’utilisation des services de santé des francophones du Manitoba indique que 28 % de ces derniers ont consulté un médecin en mesure d’offrir des services en français.
Bien que restreintes en nombre, les études portant sur le sujet en viennent aux mêmes conclusions : il est important pour les Franco-Manitobains de recevoir des services dans leur langue, mais ces services ne sont pas disponibles pour tous. Même si les francophones ne comptent que pour 4,4 % de la population manitobaine, le nombre de personnes dont la langue maternelle ou la première langue officielle parlée est le français s’élève à près de 50 000 (Forgues, Landry et Boudreau, 2009). Près de 80 % des Franco-Manitobains sont nés au Manitoba, 15 % viennent d’autres provinces canadiennes et 6 % de l’extérieur du pays (Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, 2009). Plus des deux tiers des francophones habitent à Winnipeg, principalement dans les quartiers désignés bilingues, soit Saint-Boniface, Saint-Vital et Saint-Norbert (Lepage, Bouchard-Coulombe et Chavez, 2012; Commissariat des langues officielles, 2007), tandis que 10,4 % habitent dans la région sud-est et 7,1 % habitent dans la région du Centre (Deroche, 2009).
Le profil sociodémographique de la population francophone au Manitoba est tel que l’accès aux services de santé en français devient de plus en plus important. On constate en premier lieu que la population francophone est vieillissante : plus de 21 % de celle-ci est âgée de 65 ans et plus, comparativement à 13 % de la population anglophone (Allaire, et collab., 2010). Deuxièmement, les Franco-Manitobains de 65 ans et plus sont légèrement sous-scolarisés, comme l’indique un pourcentage plus élevé de personnes n’ayant pas terminé d’études secondaires (52,7 % pour les francophones vs 44,8 % pour les anglophones), et ce, particulièrement en région rurale (Lepage, Bouchard-Coulombe et Chavez, 2012; Allaire, et collab., 2010). Une sous-scolarisation est un déterminant de la santé et reflète un besoin plus important d’un service qui n’est pas toujours disponible, surtout à l’extérieur des centres urbains (Gagnon-Arpin, Bouchard et Bouchard, 2011; Deroche, 2009; Bouchard, et collab., 2009a; 2009b; Boivin, 2007). Enfin, selon une récente étude épidémiologique sur la santé des francophones du Manitoba, les plus âgés semblent en moins bonne santé que les non francophones du même groupe d’âge (Chartier, et collab., 2012). Le fait que la population franco-manitobaine présente ce profil pourrait avoir un impact important sur les besoins en santé, car de façon générale, une population vieillissante requiert plus de services de santé et, de préférence, dans sa langue maternelle (Lepage, Bouchard-Coulombe et Chavez, 2012; Fédération des aînées et aînés francophones du Canada, 2010; Bouchard, et collab., 2009; Levesque, 2005; Marmen et Delisle, 2003). En plus des aînés, la population croissante d’immigrants et de réfugiés francophones de Winnipeg déplore un manque de médecins francophones (Bernier, et collab., 2012; Buissé, 2005). Dans certains cas, au-delà des services médicaux de base, cette population vulnérable a besoin de services en santé mentale ou de services spécialisés. Sans médecin, le nouvel arrivant ne peut accéder à de tels services. En tenant compte des besoins de ces deux groupes à risque parmi la population francophone du Manitoba, on constate que l’accès aux services de santé en français est d’une grande importance, car le fait de pouvoir communiquer dans sa langue peut encourager le recours à des mesures préventives ainsi que mener à un diagnostic plus juste et à des consignes mieux suivies (Bowen, 2001; Woloshin, et collab., 1997; Johnstone et Kanitsaki, 2006; Manson, 1988). De telles circonstances pourraient améliorer l’état de santé général de la population à risque.
Enfin, l’enquête que nous avons menée en 2011 sur la disponibilité et l’accessibilité des services de santé en français au Manitoba explorait la perspective des usagers quant à leur vécu se rapportant aux services de santé en français (de Moissac, et collab., 2011). Les données ont démontré qu’en moyenne, seulement 25 % des répondants avaient eu accès à des services de santé en français. Par contre, ce pourcentage variait selon les professionnels consultés; par exemple, près de 50 % des usagers franco-manitobains avaient reçu des services en français de la part des médecins généralistes, comparativement à 33 % en Ontario (Gagnon-Arpin, Bouchard et Bouchard, 2011). Les professionnels les plus couramment consultés, auprès desquels le moins d’usagers avaient reçu un service en français, étaient les médecins spécialistes (8 %), les pharmaciens (14 %) et les optométristes (15 %). Selon les usagers, la barrière la plus importante à l’accès aux services en français était la pénurie de professionnels pouvant offrir de tels services (de Moissac, et collab., 2011).
Les professionnels de la santé pouvant offrir des services de santé en français : l’état des lieux
Jusqu’à présent, il s’est avéré difficile de dresser un portrait précis des professionnels de la santé pouvant offrir des services en français dans les communautés franco-manitobaines. À la suite du recensement de 2006, Statistique Canada (2009) a publié un tableau de ces professionnels (Tableau 1). Bien que les analyses aient été effectuées pour toutes les professions, seulement quatre catégories sont accessibles au public, soit les médecins généralistes[4], les infirmières, les psychologues et travailleurs sociaux combinés et l’ensemble des autres professionnels de la santé. Mais le portrait n’est pas complet, étant donné le nombre limité de professionnels francophones dans l’échantillon — selon Statistique Canada, les tests statistiques ne peuvent se faire dans des régions où le total de professionnels est inférieur à 400 ou lorsque le nombre de professionnels de la santé francophones est inférieur à 20 personnes. Selon ce tableau, le pourcentage de l’ensemble des professionnels de la santé dont la première langue parlée est le français n’est pas statistiquement différent du pourcentage de la population de langue officielle minoritaire (4,4 %). Par contre, les pourcentages sont plus faibles pour les médecins généralistes (2,6 %) ainsi que pour les psychologues et les travailleurs sociaux (2,7 %). Selon Statistique Canada, l’écart entre la proportion de ces professionnels de langue française et celle de la population de langue officielle minoritaire n’est pas significatif. Cela peut s’expliquer par le très faible effectif de médecins, de psychologues et de travailleurs sociaux, ainsi que par un faible pourcentage de la population francophone au Manitoba (Statistique Canada, 2009).
La situation observée au Manitoba en fait de proportion de professionnels pouvant offrir des services en français est assez semblable à celle observée dans toutes les régions du pays où vivent des minorités francophones, à savoir, dans les provinces l’Ouest, dans celles situées à l’est du Nouveau-Brunswick et dans les Territoires (Statistique Canada, 2009). Dans ces régions, les effectifs de la population de langue française (< 4 %) et des professionnels ayant le français comme première langue officielle parlée (0-2, 6 % pour médecins, 0,2-7,9 % pour infirmières, 0-6,1 %, pour les psychologues et travailleurs sociaux, à l’exception de 14,3 % aux Territoires du Nord-Ouest, et 0,3-5,8 % pour les autres professionnels de la santé) sont relativement faibles. Le Manitoba se retrouve généralement à la limite supérieure de ces pourcentages, avec des taux plus élevés que les autres provinces de l’Ouest canadien et des provinces situées à l’est du Nouveau-Brunswick pour toutes les catégories de professionnels, sauf les psychologues et les travailleurs sociaux. Ces pourcentages sont toutefois inférieurs à la moyenne pour le Canada moins le Québec (Statistique Canada, 2009).
Le Tableau 1 présente également des données sur les professionnels ayant une connaissance de la langue officielle minoritaire. Depuis l’instauration du système d’écoles d’immersion au cours des années 1970 (Boland-Willms, et collab., 1988), une forte proportion de jeunes Manitobains ont reçu leur éducation en français, du primaire jusqu’à la fin du secondaire pour certains, et ont donc une certaine capacité de s’exprimer en français. Si l’on tient compte de ces individus, le pourcentage de professionnels ayant une connaissance du français augmente considérablement, dépassant largement celui des francophones de la province. Moins évident par contre est le niveau de facilité et de confiance qu’ont ces professionnels à s’exprimer en français dans leur milieu de travail. Le désir de communiquer dans une deuxième langue et de promouvoir la communication interculturelle avec un client appartenant à un groupe linguistique minoritaire dépend largement du contexte, des normes linguistiques et de la vitalité de la langue dans un milieu donné (Landry, et collab., 2009; Gilbert, et collab., 2005; Clément, Baker et MacIntyre, 2003). Un contact fréquent et plaisant avec le groupe linguistique minoritaire peut augmenter le niveau de confiance du professionnel, particulièrement en rehaussant sa perception de compétence linguistique dans une deuxième langue. En diminuant son anxiété et en améliorant ses compétences en communication, le professionnel s’identifiera davantage au groupe minoritaire et sera plus apte à offrir des services en français (Clément, Baker et MacIntyre, 2003). Encore faut-il que l’occasion lui soit donnée d’interagir avec la minorité francophone. Le client n’aura pas nécessairement le réflexe de s’adresser en français au professionnel, à moins de savoir au préalable que celui-ci peut communiquer en français. En milieu minoritaire, un certain engagement quant aux comportements langagiers dans des contextes de communication particuliers peut influencer l’utilisation de la langue minoritaire par le client (Landry, et collab., 2009; Allard, Landry et Deveau, 2005).
Statistique Canada reconnait que même si la proportion de professionnels pouvant offrir des services en français semble atteindre un niveau comparable quant à la proportion de francophones au Manitoba, cela ne suffit pas pour répondre aux besoins de la population. Ces professionnels doivent être disponibles et travailler dans les régions où les francophones peuvent accéder à leurs services (Statistique Canada, 2009). Selon les données disponibles, les professionnels francophones travaillent plutôt dans les grands centres urbains, malgré la dispersion des populations francophones dans les communautés rurales (Marmen et Delisle, 2003). Pour le Manitoba, les résultats du recensement 2006 démontrent que la proportion de professionnels de la santé qui habitent la région de Santé Sud-Est et la région du Centre dépasse la proportion de francophones de ces régions (Statistique Canada, 2006). Cependant, le lieu de travail de ces professionnels n’est pas connu et il est donc difficile d’évaluer si le nombre de professionnels d’une région est suffisant pour répondre aux besoins de la population de cette même région.
Objectifs de la recherche
Nous avons montré que le portrait dressé par Statistique Canada ne représente pas la réalité et demeure incomplet. Le présent article s’inspire d’une recherche qui tentait de dresser un portrait plus complet de ce que l’on observe sur le terrain relativement aux professionnels de la santé et des services sociaux pouvant offrir des services en français au Manitoba. La recherche avait un double objectif : dresser d’abord un portrait des proportions et de la répartition géographique des professionnels pouvant offrir des services de santé en français au Manitoba, puis préciser les défis entourant l’offre de ces services, et ce, du point de vue des professionnels oeuvrant dans divers milieux de santé et de services sociaux, désignés bilingues ou non. En conclusion, quelques recommandations formulées par les professionnels visaient une amélioration de l’accès aux services de santé en français au Manitoba. Voici donc résumés les principaux éléments de cette recherche.
Méthodologie
Une méthodologie mixte a été utilisée afin d’atteindre les objectifs visés. Une approche quantitative, utilisant principalement des données administratives, a permis de dresser un inventaire des professionnels pouvant offrir des services en français au Manitoba. Une approche qualitative, obtenue par l’entremise d’entrevues semi-dirigées, visait à mieux comprendre la réalité du terrain de ces professionnels afin de dégager les défis principaux à l’offre de services en français et les pistes de solution pour en améliorer l’accès.
Recrutement
Un inventaire des professionnels de la santé pouvant offrir des services en français a été dressé en collaboration avec les associations et les ordres professionnels du Manitoba afin de mieux identifier les professionnels pouvant potentiellement participer à l’étude. Seuls les membres d’un ordre professionnel règlementé par la province ont été inclus dans l’inventaire. Des vingt-deux ordres reconnus, seulement trois (dentistes, denturologistes et médecins) rendent publique cette information par l’entremise de leur site Web. Une liste non publique des optométristes et des physiothérapeutes pouvant offrir des services en français a été obtenue à la suite d’une requête spéciale. Les sages-femmes francophones se sont identifiées par courriel à la suite d’une requête acheminée par leur corps professionnel. Certaines listes publiques de membres, majoritairement dans le secteur privé (psychologues, pharmaciens), ont également été obtenues; les membres de l’équipe de recherche ont pu repérer certains professionnels qu’ils connaissaient personnellement. Dans cer- tains cas, un appel téléphonique a été fait ou un courriel a été acheminé directement aux professionnels, leur demandant de s’identifier auprès de l’équipe de recherche s’ils pouvaient offrir des services en français. Également, certains professionnels ont été identifiés par d’autres professionnels, soit des collègues francophones de leur profession ou de leur milieu de travail. Enfin, deux ressources communautaires, soit l’Annuaire du 233-ALLÔ de la Société franco-manitobaine et le Réseau des personnes-ressources sur le site Web du Conseil communauté en santé du Manitoba (http://ccsmanitoba.ca/repertoire), ont été consultées afin de recenser des professionnels servant les communautés francophones.
Échantillon
Cinq groupes de discussion rassemblant une variété de professionnels de la santé ont eu lieu en septembre et octobre 2010. Les professionnels identifiés dans l’inventaire ont été invités à participer à une rencontre dans leur région. Des informations générales au sujet du projet de recherche, le formulaire de consentement, ainsi que le protocole d’entrevue ont été envoyés électroniquement ou par la poste. Trois groupes de professionnels oeuvrant en milieu urbain à l’Office régional de la santé de Winnipeg se sont rencontrés à l’USB. Ces groupes comprenaient sept participants chacun. Deux groupes en milieu rural se sont rencontrés, soit de l’ORS du Centre (3 participants) et de l’ORS du Sud-Est (3 participants). De plus, deux professionnels du milieu rural qui ne pouvaient se rendre à l’entrevue de groupe ont envoyé leurs commentaires par courriel. Le nombre de participants s’élevait à vingt-neuf personnes issues des professions suivantes : audiologie, chiropractie, dentisterie, nutrition, ergothérapie, hygiène dentaire, médecine, sciences infirmières (santé publique, oncologie, services de soins de longue durée, soins à domicile, psychiatrie, vérification des normes et de la qualité des soins), optométrie, pharmacie, physiothérapie, psychiatrie, psychologie, profession de sage-femme et travail social.
Profil des répondants
Le profil sociodémographique des participants aux groupes de discussion démontre que près de 80 % des participants sont des femmes. Plus de 72 % des participants travaillent principalement dans la région urbaine de Winnipeg. De ce pourcentage, 48 % oeuvrent dans les quartiers francophones de cette ville (Saint-Boniface et Saint-Vital), 28 % travaillent dans un cabinet privé, 24 % dans un centre hospitalier, 21 % en santé publique ou dans des cliniques ou centres communautaires, 7 % en soins de longue durée et 21 % dans une combinaison de sites, tels une clinique et un centre hospitalier. Plus de 34 % des participants oeuvrent depuis plus de 30 ans dans leur profession respective, tandis que 38 % le font depuis 15 à 30 ans et 24 % depuis moins de 10 ans.
La très grande majorité des participants (86 %) ont le français comme langue maternelle, 52 % communiquant le plus souvent en français à la maison comparativement à 30 % en français et en anglais. La langue la plus souvent utilisée au travail est l’anglais (62 %), le français (7 %) ou les deux langues (31 %). La langue d’étude pour la majorité des participants est l’anglais, 72 % d’entre eux ayant poursuivi leurs études professionnelles dans des établissements anglophones au Manitoba. Seulement quatre participants ont étudié dans des établissements francophones canadiens, mais il a été noté de façon anecdotique qu’au moins huit participants ont fait des études à l’USB avant de poursuivre leurs études dans d’autres milieux universitaires, au Manitoba ou ailleurs. Quant à la langue de l’enseignement lors de ces études, certaines distinctions se font quant à la langue de l’enseignement proprement dite, à la langue de la littérature d’enseignement (textes, articles ou outils d’apprentissage) et à la langue utilisée pendant les stages. On remarque un plus haut taux d’utilisation du français dans l’enseignement et lors des stages, mais il demeure que l’anglais domine particulièrement dans la langue de la littérature d’enseignement.
Éthique
Le projet de recherche a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’USB. Le consentement libre et éclairé des participants a été obtenu par écrit avant leur participation aux entrevues. Un code alphanumérique a été utilisé pour identifier les répondants, assurant ainsi l’anonymat lors de la transcription des commentaires émis, l’analyse des données et la présentation des résultats obtenus. De plus, le participant s’engageait dans le formulaire de consentement à préserver la confidentialité quant au nom des personnes présentes et à la source des commentaires émis au cours des entrevues de groupe. Ainsi, l’identité des participants ne peut aucunement être associée aux propos énoncés lors de la diffusion des résultats.
Collecte des données
D’une durée approximative de deux heures, les entrevues de groupe semi-dirigées ont été enregistrées sur bande audio et retranscrites après accord avec les participants. Cette méthode a été privilégiée, car en ayant comme guide d’entretien une série de questions ouvertes permettant de centrer les discussions sur certains thèmes limités par l’objet de recherche, les participants avaient l’occasion d’approfondir certains éléments en lien avec leur vécu, réalités moins bien connues des chercheuses. Le protocole d’entrevue a été développé par l’équipe de recherche de l’Université Laurentienne et validé par un groupe de professionnels du Nord de l’Ontario. Les questions posées portaient sur quatre thèmes principaux, soit :
la perception des professionnels quant à la proportion de leur clientèle s’exprimant en français et à la capacité de cette clientèle de bien s’exprimer et de comprendre un diagnostic et des consignes médicales en français;
la présence de l’offre active des services en français dans leur milieu de travail;
les façons dont les services en français sont assurés, tant dans l’identification d’un client désirant un service en français que dans les suivis auprès d’autres professionnels;
la disponibilité des professionnels aptes à offrir des services en français, dans leur domaine professionnel ou dans leur milieu de travail[5].
Les questions visaient à encourager de la part des participants une discussion entourant leur représentation de la situation actuelle, telle qu’ils la saisissent, et les expériences vécues dans un milieu de travail en situation linguistique minoritaire. Le tout, afin de mieux connaître l’offre de services en français au Manitoba.
Traitement des données
Le logiciel d’analyse de données qualitatives NVivo 9 (Bazeley, 2007) a servi à analyser les données issues des entretiens et un système de codification, inspiré du protocole d’entrevue, a permis de le faire en fonction des principaux thèmes abordés. Ainsi, une liste de départ de catégories analytiques (codes) a été produite à partir des quatre thèmes principaux. Par exemple, les codes du premier niveau hiérarchique comme « Perceptions des professionnels face aux clients », « L’offre active dans l’accueil des clients », « L’offre active dans les services offerts aux clients », « Perceptions des professionnels face à leur profession » et « Description de l’équipe de travail » faisaient partie de la liste de départ. Par la suite, pour chacune des catégories retenues, des catégories de second niveau hiérarchique ont été identifiées de façon inductive lors de l’analyse. Par exemple, sous le code du premier niveau hiérarchique « Perceptions des professionnels face aux clients », nous avons identifié plusieurs catégories secondaires, dont « Caractéristiques des clients quant à l’utilisation du français ». Chacune des catégories de second niveau hiérarchique est appuyée par plusieurs énoncés tirés des transcriptions. Deux chercheurs ont participé de façon indépendante à la codification des données, puis une chercheuse neutre a été consultée lors de différences dans le codage, afin d’assurer une analyse juste et fidèle. Enfin, une analyse du contenu des différents codes a permis de mieux les décrire, de les regrouper et d’en faire la priorisation.
Étant donné la différence importante quant au nombre de participants aux entrevues de groupe en milieu urbain et en milieu rural, la saturation a été atteinte pour les propos recueillis auprès des participants en milieu urbain. En région rurale, en raison d’un faible nombre de professionnels ayant pu participer à l’étude et des disparités quant aux services disponibles en français dans chacune des régions, la saturation n’a pas été obtenue pour toutes les catégories identifiées.
Présentation et analyse des données
L’analyse des données vise dans un premier temps à identifier la proportion et la répartition géographique des professionnels de la santé et des services sociaux pouvant offrir des services en français au Manitoba, ainsi que les défis associés à l’offre de services de santé en français dans la province. Dans un deuxième temps, l’analyse des données suggère des approches ou des stratégies pour contrer les barrières identifiées en matière de services de santé. Les informations recueillies ont permis d’identifier sept barrières principales regroupées en deux grandes catégories, à savoir, les défis propres à l’identification des francophones (clients et professionnels) et des services disponibles en français, et les défis portant sur l’offre de services professionnels en milieu minoritaire.
Proportions de professionnels pouvant offrir des services en français au Manitoba
Les données provenant des associations ou ordres professionnels du Manitoba ont permis de dresser un inventaire des professionnels pouvant offrir des services en français, et ce, pour sept professions (voir Tableau 2).
Au total, 312 professionnels ont été repérés dans le cadre de cette recherche. On remarque que le pourcentage de médecins généralistes et spécialistes (catégorie combinée), d’optométristes, de physiothérapeutes et de sages-femmes dépasse le pourcentage de francophones vivant au Manitoba (> 4,4 %), tandis que le pourcentage de psychologues dans le domaine privé est nettement inférieur (1,7 %). Le pourcentage de dentistes et de denturologistes gravite autour du pourcentage de francophones de la province. Tout autre professionnel a été placé dans une catégorie générale (autres professionnels), le pourcentage ne pouvant être calculé étant donné le manque de données. Nous tenons à préciser qu’il est difficile de comparer les données recueillies présentement et les données publiées par Statistique Canada en 2009, les catégories de professionnels n’étant pas identiques.
Une répartition géographique du lieu de travail des professionnels offrant des services en français a été effectuée afin de déterminer si la majorité des francophones, soit ceux qui habitent dans la région urbaine de Winnipeg et dans les régions rurales du Sud-Est et du Centre, ont accès à des services dans leur langue (voir Tableau 3).
En tenant compte de la répartition de la population francophone au Manitoba, soit 66,2 % vivant à Winnipeg, 10,4 % dans le Sud-Est et 7,1 % dans le Centre, l’on constate que les francophones de Winnipeg ont accès à une plus grande proportion de professionnels tels que les médecins, les dentistes, les optométristes et les physiothérapeutes que ceux qui habitent en milieu rural. Le pourcentage de professionnels pouvant offrir des services en français dans les régions du Sud-Est et du Centre est en dessous du pourcentage de la population francophone habitant dans ces régions. Comme le décrivent Marmen et Delisle (2003), le ratio de densité relative est utilisé pour indiquer si le nombre de professionnels de la santé qui travaillent en français est proportionnel au nombre de francophones dans la population totale. Un ratio égal et supérieur à 1 signifie que la proportion de professionnels de la santé travaillant en français correspond à la proportion de francophones. En milieu urbain, le ratio est supérieur à 1 pour toutes les professions pour lesquelles nous avons obtenu des données. En région rurale, cela dépend de la profession, mais de façon générale, la tendance est un ratio inférieur à 1, particulièrement dans la région du Sud-Est.
Les défis associés à l’identification des francophones (clients et professionnels) et des services disponibles en français
Les professionnels participant aux groupes de discussion reconnaissent que d’énormes progrès ont eu lieu quant à la disponibilité et à la visibilité des services de santé et de services sociaux en français :
C’est mieux, oui! Bien, v’la quarante ans, il y avait peu de professionnels qui étaient francophones… Puis, on s’en foutait comme de l’an quarante au niveau provincial. Puis maintenant, il y a toute une variété de services, d’efforts qui se font…
Entre autres, un nombre croissant de professionnels francophones, de services et de ressources disponibles en français ainsi que la mise sur pied de programmes de formation professionnelle ont été notés. Certains ont observé que le client se sent plus à l’aise de faire une demande de services en français en sachant que la possibilité de les recevoir existe réellement. On note des progrès quant aux politiques, à la recherche et aux appuis offerts à la cause francophone par le gouvernement provincial, les ORS et les organismes communautaires. Dans certains cas, on décrit une adaptation des services en français en fonction des besoins de la population et en fonction de la disponibilité d’un professionnel qui est en mesure de les offrir. Récemment, la construction d’un centre de santé en région rurale a attiré non seulement une clientèle francophone, mais également des professionnels francophones. Cela indique que parmi les divers groupes, autant les clients que les professionnels et les instances administratives, une plus grande sensibilisation aux besoins des francophones se traduit par une augmentation des services. Certains obstacles se présentent toutefois, particulièrement en ce qui a trait à l’identification des francophones, autant celle du client désirant un service en français que celle du professionnel apte à le lui offrir.
Les participants à l’étude disent qu’il leur est difficile d’identifier le français comme étant la langue parlée d’un client et que son patronyme n’indique pas nécessairement sa préférence linguistique. Certains noms se disent aussi bien en anglais qu’en français. Certains clients nés d’un couple exogame et dont le nom est anglophone préfèrent recevoir des services en français. Mais « personne ne l’aurait su si elle [la cliente] ne nous l’avait pas dit ». Si le professionnel n’offre pas spontanément et activement des services en français à son client, la communication risque de se faire en anglais dès le premier rendez-vous et lors des rendez-vous subséquents. En d’autres mots, si le professionnel « l’affiche seulement verbalement quand [il] reconnait un nom francophone », « on manque le bateau » quant à l’offre de services en français. À titre d’exemple, un professionnel avoue avoir communiqué en anglais pendant trois ans avec un client, en ignorant qu’il était francophone. D’autre part, le professionnel qui ne s’affiche pas comme pouvant offrir des services en français ne sera pas identifié comme tel par ses collègues qui auraient pu lui référer des clients désireux de se faire servir en français. Ce problème semble moins important en région rurale, où les professionnels se connaissent et connaissent bien les membres de leur communauté.
Certains professionnels ont une certaine réticence à s’afficher comme pouvant offrir des services en français :
C’est pas tout le monde qui vont afficher leur francophonie, tu sais… Ils ont été embauchés parce qu’ils peuvent parler français, mais ils ne le font pas aussi instinctivement…
Pour certains, c’est par crainte d’une possible surcharge de travail, n’étant déjà pas en mesure de répondre à la demande actuelle :
Tu n’oses pas trop l’afficher non plus, parce que tu es déjà débordée d’avance.
Également, question de sécurité personnelle, les professionnels ne veulent pas être facilement identifiables par tous les membres de la communauté francophone. On craint des menaces :
J’ai une collègue francophone qui a travaillé pour les services de protection à la jeunesse… Dans notre domaine, on enlève des enfants de leurs parents… Pis elle a toujours refusé de servir la communauté francophone… Elle a un nom de famille assez reconnu dans la francophonie, pis elle [ne] voulait pas que ça mette des risques à sa famille.
Pour ces raisons, des professionnels préfèrent conserver leur anonymat. D’autres, bien qu’ils soient capables d’offrir un service en français, ne se sentent pas à l’aise de le faire, doutent de la qualité de leur discours ou craignent les fautes de langage. Comme nous le dit un professionnel :
Des fois, j’ai honte, parce que ça fait longtemps que je n’ai pas parlé le français… Puis des fois, je trébuche sur des mots, et puis je ne peux pas les retrouver.
On note que cette réticence va de pair avec la demande de services en français :
T’es pas à l’aise de parler [en français] parce que tu ne le fais pas assez souvent.
Cela est particulièrement ressenti par les professionnels qui n’ont pas le français comme première langue.
À la difficulté de repérer des professionnels francophones s’ajoute un manque de connaissances quant aux ressources humaines disponibles en français, et ce, tout autant de la part du client que de celle des professionnels. Ces derniers remarquent que les francophones ne savent pas toujours où chercher les services en français. Un participant commente l’importance pour la clientèle francophone de savoir où se trouvent les ressources. Dans un même ordre d’idées, dans chaque groupe de discussion, on aborde le sujet des ressources disponibles pour repérer les professionnels francophones, tel l’Annuaire des services en français de la Société franco-manitobaine. Bien que certains participants aient une certaine connaissance de quelques ressources, la majorité d’entre eux ne les connaissent pas. Ce manque de connaissance semble mieux ressenti par les professionnels en milieu urbain, et ce, en raison d’un plus grand nombre de professionnels de la santé.
Les défis associés à l’offre de services en français en milieu minoritaire
Les participants ont constaté plusieurs défis associés à l’offre de services en français dans leur milieu de travail, à savoir, la pénurie de professionnels pouvant offrir de tels services, l’anglais comme langue de travail, la formation des professionnels de la santé, l’organisation des services axée sur les régions et le besoin de revendiquer les droits des francophones au Manitoba.
1. La pénurie de professionnels pouvant offrir des services en français
Les participants perçoivent une pénurie de professionnels au Manitoba. Elle est encore plus grande pour les professionnels pouvant offrir des services en français, particulièrement pour les médecins spécialistes, les médecins en région rurale, les infirmières et les professionnels travaillant en santé mentale (psychiatres et les psychologues). En région rurale, la pénurie dans toutes les professions est encore plus marquée. Deux centres de santé désignés francophones ou bilingues existent présentement en région rurale, l’un dans la région du Sud-Est de la province et l’autre dans la région du Centre. Or, les francophones doivent parcourir de grandes distances pour accéder aux services dans ces deux endroits.
Afin de répondre aux besoins, les participants suggèrent une augmentation de 20 à 30 % du nombre de professionnels francophones; mais il est très difficile d’en évaluer de façon précise le nombre nécessaire à combler les besoins, faute de connaître le pourcentage de professionnels pouvant offrir actuellement des services en français. Comme nous le dit une participante :
Je n’ai aucune idée du pourcentage de [professionnels dans ma profession] qui parlent français au Manitoba. Alors, je ne peux même pas dire… prendre la quantité de patients qui auraient besoin d’un service en français, puis savoir s’il y a assez de professionnels dans le domaine pour [répondre à la demande]… Il faudrait que mon association identifie les professionnels qui peuvent offrir des services en français.
Dix-huit participants avouent que lors de l’embauche de personnel pour un poste désigné bilingue, un candidat francophone est privilégié, mais on précise que souvent aucun candidat francophone ne se présente. On tient également compte de la qualité du dossier du candidat, et donc, on ne peut utiliser la langue parlée comme le critère déterminant de sélection.
2. L’anglais comme langue de travail
Bien que la majorité des participants constatent que leur équipe de travail est plutôt anglophone, 41 % ont l’occasion de travailler au sein d’une équipe principalement francophone ou bilingue, dans laquelle tous les professionnels parlent les deux langues officielles.
On soulève que les équipes en milieu rural sont plus souvent francophones ou bilingues. Les participants qui travaillent dans une équipe où 50 % des professionnels sont francophones remarquent que la langue parlée lors des rencontres est tout de même l’anglais, même s’il n’y a qu’un anglophone dans la salle. Mais même en milieu professionnel francophone, toute la documentation est en langue anglaise afin d’assurer des suivis auprès d’autres spécialistes. Comme le dit un participant :
Même si je suis bilingue et que je peux parler le français avec l’individu, il faut que je parle l’anglais parce que sinon, je n’ai pas le temps de retraduire ça pour expliquer toute l’entrevue à tout le monde anglophone autour de moi…
Du point de vue du professionnel, la majorité des clients francophones sont bilingues et sont à l’aise de communiquer dans les deux langues. Souvent, les francophones parlent dans les deux langues, mêlant le français et l’anglais dans une langue reconnue comme « le franglais », et ce, sans nécessairement s’en rendre compte. De ce fait, un client ne pense pas demander un service en français, surtout si une telle requête a été infructueuse dans le passé. Les clients sont plus préoccupés de recevoir le service que de le recevoir en français, étant donné la familiarité avec les deux langues : « Un est aussi facile que l’autre ».
3. La formation des professionnels de la santé
Le professionnel francophone souhaite offrir des services en français à ses clients, mais certaines contraintes s’imposent quant à ses capacités de le faire. Souvent, le professionnel a reçu sa formation en anglais et la terminologie ne lui est pas familière en français. Cela exige que le professionnel s’informe sur les bons termes à utiliser, soit auprès de collègues, soit en faisant lui-même de la recherche, parfois auprès de son client. À l’inverse, les étudiants qui reçoivent leur formation professionnelle en français font des stages de formation ou se trouvent un emploi dans un milieu anglo-dominant sans connaître la terminologie en anglais. Cela pose un défi de taille, particulièrement pour les professionnels ne connaissant que le français comme langue officielle :
Je me suis retrouvé dans un milieu, j’avais pris des cours en français, je ne parlais que le français, presque, mais les gens avec qui je travaillais étaient tous anglophones.
De plus, la formation continue en français pour les professionnels est très limitée au Manitoba. Dix-huit professionnels disent devoir se déplacer au Québec pour profiter d’un ressourcement professionnel en français. Peu ont la capacité financière de s’y rendre; ils poursuivent donc leur formation en anglais. On reconnait que certaines conférences organisées par les associations professionnelles canadiennes permettent de faire du réseautage avec des collègues francophones, particulièrement du Québec, mais cela n’est pas accessible à tous. Enfin, Télé-Santé et les conférences organisées par le CNFS-USB comme sources de formation continue sont cités, mais par un petit nombre de participants.
4. L’organisation des services, axée sur les régions
Les participants ont noté que la décentralisation des services de santé provinciaux vers les ORS en 1997 a permis au gouvernement manitobain de mieux répondre aux besoins des régions éloignées. Cette régionalisation vise à intégrer et à consolider les services de santé afin de réduire les coûts associés, d’encourager la participation des membres de la communauté dans la prise de décisions et d’améliorer ainsi le jumelage entre les ressources disponibles et les besoins de la population (Marchildon, 2009). Par contre, cela a grandement réduit l’accessibilité des services en français pour tous les Franco-Manitobains. On cite comme exemple un francophone qui vit dans une communauté rurale et qui ne peut accéder à des services en français quand ces derniers sont offerts à Winnipeg. Cette réalité touche plus particulièrement les francophones en régions rurales où les frontières entre régions sont invisibles, mais bien présentes. Ainsi, un client recevant des services en français dans un centre hospitalier situé dans une région se voit incapable d’accéder aux soins à domicile en français, puisqu’il habite « sur le mauvais bord de la frontière ». Ces défis systémiques limitent l’accès à des services de santé en français.
5. Le besoin de revendiquer les droits des francophones au Manitoba
Les participants ressentent encore le besoin de revendiquer les droits des francophones en matière de services de santé en français. Selon ceux qui travaillant en milieu urbain, il est important d’offrir un service en français, et de « chialer pour l’avoir ». Les professionnels doivent encourager leurs clients à en faire la demande :
Il disait ça, qu’il haïssait ça parler l’anglais. J’y dis : “Bien! tu demandes… on est désigné bilingue, ça fait que si tu veux une francophone, tu demandes, puis on va essayer de t’accommoder…” Ça fait qu’il dit : “OK, c’est ça que je veux!”
Cette idée a également été reprise par les participants venant des régions rurales. Ils disent devoir militer pour des services en français lors des tables de concertation, des réunions de l’ORS et des réunions avec un conseil d’administration. Un cas particulier démontre par contre les conséquences malheureuses qui peuvent découler du fait de se prononcer par rapport à la langue. Lorsqu’un nouveau poste s’est ouvert dans une communauté rurale, la suggestion d’en faire un poste désigné bilingue a été faite afin de répondre aux besoins de cette communauté. À la suite de cette requête, le poste a été déplacé vers une autre région. Le message transmis par l’administration dans ce cas semble être qu’une telle revendication ne sert à rien, et décourage même les gens de militer pour les droits des francophones. Depuis ce temps, on hésite à demander des postes bilingues par peur de perdre d’autres postes. D’autres participants partagent ouvertement leur « bataille » pour garder leurs services en français, qui, selon eux, se dégradent depuis la décentralisation vers les régions. Leurs convictions et leur engagement sont exemplaires, surtout en ce qui a trait au bénévolat, à l’organisation de collectes de fonds en dehors des heures de travail, tout ça dans le but de préserver les services en français dans leur région.
Discussion sur les recommandations des professionnels
Les quelques études portant sur les services de santé et les services sociaux en milieu minoritaire francophone au Canada utilisent des données administratives et d’enquêtes pour repérer le nombre et la proportion de professionnels aptes à offrir lesdits services. Par contre, Statistique Canada (2009) constate que le nombre restreint de professionnels francophones dans l’échantillon manitobain, comme il a été observé lors du recensement de 2006, ne permet pas de faire des analyses statistiques justes pour un bon nombre de professions. Cette réalité s’étend à toutes les provinces et aux territoires canadiens, à l’exception du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, où le nombre de francophones est suffisamment élevé (Bouchard, et collab., 2009b). Cela rend donc difficile, voire impossible, la tâche de dresser un portrait précis des professionnels qui peuvent offrir des services en français au Manitoba.
Une façon de surmonter ce défi est d’intégrer la variable linguistique dans les données administratives recueillies, entre autres, par les associations et ordres professionnels de la province (Gaboury, et collab., 2009). Cette idée a d’ailleurs été soulevée par les professionnels participant aux groupes de discussion. À l’heure actuelle, seulement trois des vingt-deux ordres professionnels rendent publique, par l’entremise de leur site Web, une liste des professionnels pouvant offrir des services en français. Bien que certains registraires semblent intéressés par la question, d’autres s’opposent même au principe de recueillir cette information. Une présentation expliquant l’importance de la variable linguistique, faite conjointement avec le Conseil communauté en santé du Manitoba auprès des registraires réunis par l’entremise du Bureau du commissaire à l’équité du Manitoba, s’est avérée infructueuse, car bon nombre de registraires sont préoccupés par la question éthique entourant la sécurité du client et l’autodéclaration des professionnels quant à leurs compétences linguistiques. Lors d’une rencontre subséquente avec certains registraires, il a été suggéré qu’une lettre soit envoyée à chacun des membres des associations et ordres professionnels, les invitant à s’identifier et à s’enregistrer auprès du CCS. Le dossier portant sur l’ajout d’une variable linguistique dans les données administratives des associations et ordres professionnels demeure toujours actif auprès du CCS.
En tenant compte des professions pour lesquelles suffisamment de données sont disponibles pour la province, nous pouvons constater qu’à Winnipeg, le ratio de densité relative supérieur à 1 signifie que la proportion de professionnels de la santé travaillant en français correspond à la proportion de francophones, et ce, pour les médecins, les dentistes, les optométristes et les physiothérapeutes. En milieu rural, le ratio de densité relative inférieur à 1 indique plutôt une insuffisance dans le nombre de professionnels en mesure d’offrir des services en français. Cela reflète précisément ce qui est rapporté par Statistique Canada en ce qui a trait aux professionnels de la santé, et plus particulièrement pour les omnipraticiens, en Ontario, en Alberta, en Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick (Marmen, et Delisle, 2003). Les francophones en région urbaine ont accès aux services de ces professionnels de la santé, mais il reste à déterminer si ces services sont également disponibles auprès d’autres professionnels qui sont plus couramment consultés, tels les infirmières, les hygiénistes dentaires et les pharmaciens. De plus, étant donné que près de 33 % des francophones du Manitoba habitent en région rurale, on constate que les services en français ne sont pas accessibles à tous les Franco-Manitobains.
Peu d’études qualitatives ont été menées auprès des professionnels de la santé travaillant en milieu minoritaire. Il est donc difficile de connaître leurs perceptions des défis que représente au quotidien l’offre de services en français dans leur milieu de travail. Dans le sud de l’Ontario, les physiothérapeutes francophones constatent un manque de ressources humaines et d’outils de travail disponibles en français (Goulet, 2002; Casimiro, et collab., 2002). Les défis liés à l’offre de services en français et à leur accès, tels que soulevés par des professionnels de la santé et des services sociaux du Manitoba, confirment qu’une pénurie de ressources humaines pouvant offrir des services en français constitue un facteur important. Une formation professionnelle difficilement accessible en français pour la majorité des professionnels et la dominance de la langue anglaise comme langue de travail sont des barrières difficilement franchissables.
La difficulté éprouvée dans l’identification des francophones, qu’ils soient clients ou intervenants, contribue à cette perception de pénurie. Des professionnels ignorent parfois que plusieurs de leurs collègues peuvent s’exprimer en français. La réticence à offrir des services de façon active, que ce soit par crainte de surcharge de travail, par sentiment de menace à la sécurité personnelle ou par manque de confiance dans une langue seconde, est justifiable. Par contre, les professionnels reconnaissent l’importance de l’offre active qui, lors de l’accueil du client, peut grandement augmenter le nombre de clients qui reçoivent des services en français.
Selon les professionnels, l’offre active de services s’exerce d’abord en s’adressant eux-mêmes en français à leurs clients et aux autres intervenants et en assurant si possible un suivi dans la langue de préférence du client. Certains professionnels reconnaissent qu’ils doivent prendre l’initiative, que la responsabilité leur revient d’offrir des services en français et que cela implique davantage que de simplement porter une épinglette « Hello-Bonjour ». De plus, les professionnels doivent accepter qu’en milieu minoritaire francophone au Manitoba, le français parlé est riche en expressions et que l’utilisation du « franglais » est chose courante.
Je pense qu’on a une mentalité comme minorité… On a l’impression qu’il y a un bon français qui est meilleur que le nôtre…
La crainte de ne pas parler « un bon français » ne devrait pas constituer une entrave à l’offre active de services dans cette langue.
Puis, toujours selon les professionnels, l’offre active de services doit être appuyée par les établissements de santé qui doivent assumer leur mandat et s’assurer que des services en français sont disponibles dans les faits. Cela implique non seulement une reconnaissance de l’importance de la langue dans les services de soins de santé, mais aussi un engagement à bien servir la clientèle. L’affichage bilingue ne suffit pas; les services qui accompagnent cet affichage doivent également être disponibles dans les deux langues. À cette fin, les gestionnaires dans le domaine de la santé doivent être sensibilisés à l’importance de la langue et de la culture dans la prestation des services. Également, le développement d’un modèle de service ou d’une approche systémique pour l’offre de services en français, qui permettrait d’aller au-delà des frontières entre régions et qui serait applicable à toute la province, devrait être une priorité.
Les participants ont soulevé d’autres moyens de repérer les professionnels pouvant offrir des services en français. Par exemple, un réseau de professionnels pouvant offrir des services en français permettrait non seulement de faire connaître les collègues capables de fournir de tels services, mais également d’offrir à la relève l’occasion de rencontrer des professionnels chevronnés oeuvrant en français. Ces échanges entre apprenants et professionnels favoriseraient une meilleure connaissance des milieux de travail propices à un stage ou à une expérience de travail en milieu francophone. Les étudiants francophones ou francophiles qui sont en formation dans les programmes de santé de tous les établissements d’enseignement postsecondaire du Manitoba pourraient faire partie de ce réseau, où l’on pourrait promouvoir des ateliers de sensibilisation au sujet de l’offre active et de la situation minoritaire. À cet effet, le CNFS offre un cadre de référence pour la formation à l’offre active des services de santé en français (Lortie et Lalonde, 2012). On y décrit bien ce qu’est l’offre active et le rôle que le professionnel y joue, depuis la conscientisation et l’évolution identitaire jusqu’au leadership entourant les soins personnalisés pour les patients. Les professionnels pourraient en effet profiter de ce genre d’atelier de formation.
Conclusion
Des progrès importants dans le domaine de la disponibilité et de l’accessibilité des services de santé et de services sociaux en français au Manitoba ont été constatés depuis les vingt dernières années. Un plus grand nombre de francophones reçoivent aujourd’hui des soins dans leur langue. Par contre, le portrait réel de la proportion et de la répartition géographique des professionnels de la santé pouvant offrir des services en français demeure incomplet, en raison de l’absence d’un mécanisme permettant de les identifier. Il devient alors difficile pour les organismes de santé gouvernementaux et communautaires désignés francophones ou bilingues d’assurer des services en français, tout comme il est difficile de prévoir les ressources humaines nécessaires pour l’avenir de ces services. Il est donc primordial de développer un mécanisme assurant la cueillette et la mise à jour de ces données. De plus, il demeure vrai que la demande de services en français est supérieure à sa disponibilité, car une pénurie de professionnels et un manque de connaissance des ressources disponibles en français se font sentir. Une sensibilisation quant à l’importance de la langue dans les services de santé ainsi qu’une promotion de l’offre active par les professionnels sont essentielles afin d’augmenter la disponibilité et l’accessibilité des soins de santé en français pour les Franco-Manitobains.
Parties annexes
Notes
-
[1]
L’auteure principale de cet article est Danielle de Moissac. Elle peut être jointe à l’Université de Saint-Boniface, 200 avenue de la Cathédrale, Winnipeg, MB, R2H 0H7. Téléphone : 204-237-1818, poste 348. Télécopieur : 204-237-3240.
Cette étude a été rendue possible grâce à l’appui financier du Consortium national de formation en santé et de Santé Canada.
-
[2]
Un établissement désigné bilingue par le gouvernement du Manitoba doit offrir activement des services en français et en anglais en conformité avec la Politique des services en langue française du gouvernement du Manitoba. Voir le site suivant : http://www.wrha.mb.ca/about/policy/files/10.40.220_F.pdf
-
[3]
Au Manitoba, les offices régionaux de la santé sont les entités gouvernementales chargées de dispenser et d’administrer les services de santé dans des régions géographiques données.
-
[4]
Ce groupe comprend les médecins en médecine familiale et les médecins omnipraticiens.
-
[5]
L’équipe de recherche de l’Université Laurentienne a rencontré des informateurs-clés du secteur de la santé et des informations fournies à cette rencontre ont émergé les thèmes principaux de la recherche. Nous avons insisté sur le dénombrement ou la quantification des données afin de dépasser la simple perception des services bilingues offerts compte tenu de la loi sur les services en français et la désignation des organismes. Étant donné que cette étude se voulait au départ une occasion de mieux connaître les similarités et différences entre le Nord de l’Ontario et le Manitoba, il s’avérait important d’utiliser le même outil de recherche.
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