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Cet article porte sur une démarche exploratoire qui émane d’une volonté collective de « faire autrement » au regard de la gouvernance de la recherche, et plus particulièrement au sein de La Chaire UNESCO en transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment. Dédiée à la transmission culturelle, au mieux-être et à l’empowerment des Premiers Peuples[2], cette chaire devait faire en sorte que le pouvoir décisionnel, les ressources et les informations soient le plus largement distribués (Paquet 2004). Comment coconstruire un modèle de gestion collaborative de la recherche universitaire par et avec les nations autochtones est la question à laquelle nous tentons de répondre. Cet article ne constitue pas une analyse critique, qui sera à venir ultérieurement. Nous proposons plutôt au lecteur de suivre les étapes adoptées par une équipe interdisciplinaire de chercheurs communautaires autochtones et de chercheurs universitaires en vue de la cocréation de modèles de gouvernance, présentés dans cet article. Des citations de nos partenaires autochtones tirées des différentes rencontres de travail ponctuent le texte, car ce sont leurs paroles qui constituent le terreau de l’ensemble de nos réflexions collectives.

Les auteures forment une équipe interculturelle (allochtone/autochtone) travaillant ensemble depuis de nombreuses années dans différents contextes reliés à la valorisation et à la transmission des cultures autochtones. Ayant toutes deux une formation en design, elles ont rapidement engagé leur parcours professionnel et leur recherche en design social. Cette discipline opère une extension du domaine du design des objets aux enjeux et problèmes de société, ainsi qu’aux modalités du « vivre ensemble » (Margolin et al. 2002). C’est plus précisément la création de processus et de méthodologies visant l’empowerment culturel des Premières Nations et des Inuit qui furent au coeur de leurs actions et réflexions et c’est à titre de cochercheures qu’elles signent cet article.

Le contexte

C’est à la demande de la Commission canadienne pour l’UNESCO qu’Élisabeth Kaine a été invitée à déposer un dossier de candidature pour l’obtention d’une chaire[3]. À la suite de nombreuses expériences de direction de projets de recherche impliquant chercheurs universitaires et partenaires autochtones, il était impératif pour elle que cette chaire puisse être un véhicule permettant d’atteindre un idéal de relations égalitaires entre chercheurs communautaires, experts de leur culture, et chercheurs universitaires − un idéal jamais complètement atteint auparavant[4]. Pour ce faire, il fallait mettre en place une démarche globale de collaboration touchant toutes les étapes du développement de la chaire de manière à favoriser l’innovation et l’empowerment, essentiels à la décolonisation de la recherche universitaire. L’outil privilégié pour atteindre ces objectifs fut la concertation, autrement dit la philosophie qui s’articule autour de trois piliers : environnement, société et économie (Brundtland et al. 1987), auxquels Gendron et Revéret (2000) ajoutent celui de la gouvernance qui permet la participation de tous les acteurs au processus décisionnel et à l’expression d’une éthique du futur (Jonas 1979). Le processus de concertation fut donc mis en place dès la conception, et à toutes les phases du projet, pour faire en sorte que nos partenaires autochtones aient accès à ce 4e pilier, la véritable gouvernance de la recherche. La concertation exige de partager le pouvoir décisionnel, contrairement à la consultation où les promoteurs d’un projet peuvent toujours décider de ne pas tenir compte des avis des personnes consultées.

Cette volonté de mieux travailler ensemble impliquait que la chaire mette rapidement en place un environnement favorable au développement du potentiel de leadership des experts autochtones dans un contexte de recherche universitaire. Cela sous-tend la reconnaissance de leurs systèmes de connaissances, de leurs compétences, de leur crédibilité au regard de leurs savoirs philosophiques, scientifiques et méthodologiques, de même que de leur capacité de gérer la recherche. S’inspirer des philosophies de gouvernance autochtones basées sur le consensus, la relation horizontale, la circulation de la parole et les alliances était un premier pas vers cette reconnaissance. Dans les sociétés dites « précolombiennes », n’ayant presque pas subi l’influence des Européens, Pierre Clastres (1974) constate que ces peuples mettent leurs énergies à écarter tout pouvoir politique de la communauté en exerçant une volonté délibérée de rester un « Nous » indivisé, exception faite des empires aztèques, mayas et incas. Il soutient que ces sociétés sont « sans organe séparé du pouvoir » et qu’elles réussissent à encadrer celui-ci afin d’éviter une structure de domination, ce qui nécessite une attention constante pour le retenir plutôt que de le détenir. Dans son ouvrage Eatenonha (2022), Georges Sioui parle des philosophies autochtones de la gouvernance comme étant basées sur la réciprocité, les échanges et la reconnaissance du cercle de la vie. Dans cet esprit, la co-conception du cadre de référence (philosophique, éthique, scientifique et méthodologique) de la Chaire UNESCO devait impliquer une dynamique de partage du pouvoir. C’est par un important processus de concertation que le programme, la structure de gouvernance, le système des valeurs et certains outils de management tels que les politiques et mécanismes de gestion ont été élaborés[5].

Un pas de plus pour décoloniser la recherche

Quand j’étais jeune, je pensais que c’était comme normal qu’on m’observe, mais aujourd’hui, je me dis qu’il doit y avoir beaucoup de photos et de choses de nous qui circulent sans qu’on ait donné notre approbation. Quand on répondait à des questionnaires, on avait le sentiment qu’il fallait qu’on passe dans le tordeur. Quand les chercheurs arrivaient, les Indiens se sauvaient dans le bois.

Caroline Vollant, innue, rencontre de réflexion des trois comités de la chaire, Wendake, février 2019

Naila Kabeer définit l’empowerment comme étant le développement de la capacité des individus à faire des choix de vie stratégiques dans un contexte où cette capacité leur était auparavant refusée (Kabeer 2001 : 19). Pour cette auteure, le processus d’empowerment est inévitablement lié à un contexte d’inégalité dans la distribution du pouvoir et à un état initial de manque de pouvoir, ce qu’est précisément la situation des Autochtones au regard du contexte universitaire. Pour les jeunes autochtones, l’accès aux études universitaires est un long parcours semé d’obstacles qui s’accumulent et font en sorte que seulement 10 % des diplômés du secondaire − déjà moins nombreux que l’ensemble des diplômés du secondaire au Québec − poursuivent à l’université. Le rapport au savoir est différent, les indicateurs pour le reconnaitre ne sont pas les mêmes et les détenteurs de ces savoirs ne sont pas les diplômés : ce sont les aînés, ceux qui connaissent le territoire, le mode de vie sur ce territoire, la langue et les récits. L’école représente une autorité qui ne reconnait pas ce système de connaissances. Même si on constate une certaine amélioration du taux d’inscription et de diplomation des Autochtones, ceux-ci sont toujours fortement sous-représentés au niveau universitaire. Il n’existe pas de statistiques sur le nombre d’enseignants autochtones dans les milieux universitaires, mais leur nombre est minime. Cette sous-représentation des Autochtones aux études postsecondaires, que ce soit comme étudiant ou comme professeur-chercheur, a de tristes conséquences puisque tout un univers de connaissances est ainsi absent du contexte universitaire. Celui-ci est souvent perçu comme fermé et inhospitalier par nos partenaires autochtones.

À l’étape de la conception des programmes de concertation, il était d’autant plus essentiel de créer un espace de rencontre qui soit non menaçant pour favoriser la confiance et l’engagement mutuels. Une des pierres d’achoppement importantes à la création de cet espace de rencontre est la posture diamétralement opposée des uns et des autres puisque les institutions universitaires, les organismes subventionnaires de la recherche, de même que les chercheurs se considèrent comme seuls responsables de l’ensemble des activités de la recherche. Les chercheurs communautaires autochtones, de leur côté, se considèrent redevables avant tout envers leur communauté, et plus largement envers les nations autochtones. Ils ne se sentent aucunement redevables envers l’organisme subventionnaire ou l’université.

Depuis une vingtaine d’années, dans une volonté de décolonisation, plusieurs groupes de recherche, qu’il s’agisse d’organismes autochtones ou d’organismes subventionnaires, ont, avec bonne foi, développé de nouveaux modèles pour une meilleure intégration de ces deux visions du monde de la recherche universitaire. Par exemple, le programme Réalités autochtones du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) a mis en place au début des années 2000 un modèle d’évaluation des projets par un jury à majorité autochtone, accompagné d’un aîné ou d’une aînée. Après quelques années, croyant qu’il n’était plus nécessaire de mettre en place des programmes et des méthodologies d’évaluation spécifiques pour la recherche autochtone, ce programme fut abandonné avec des conséquences malheureuses. Cependant, cette décision a motivé le Conseil national de recherches du Canada, dans le cadre de l’appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, à revoir ses protocoles en matière d’évaluation de projets en recherche autochtone, un processus présentement en cours. En 2019, le Grand dialogue national pour le renforcement des capacités en recherche autochtone réunissait 700 représentants des Premières Nations du Canada à Ottawa (Gouvernement du Canada 2019). Les trois organismes fédéraux de financement de la recherche ont, par la suite, créé le Cercle de leadership autochtone en recherche. Ce cercle conseille les présidents des quatre organismes susmentionnés en ce qui a trait à la mise en oeuvre du plan stratégique du comité de coordination de la recherche au Canada (CCRC) intitulé : Établir de nouvelles orientations à l’appui de la recherche et de la formation en recherche autochtone au Canada 2019-2022[6].

Dans cette même volonté de décoloniser la recherche, nombre de projets ont mis en place des processus de consultation, parfois de concertation ou de cotravail avec leurs partenaires autochtones, sans toutefois assurer une véritable gouvernance autochtone de la recherche. Dès le début de son élaboration en 2016, nous avons qualifié la chaire de « chaire autochtone »[7]. Dès lors s’est posée la question de la légitimité de cette appellation : qu’est-ce qu’un tel « sceau » implique ? Comment pouvons-nous parler de gouvernance autochtone de la chaire quand seule la cotitulaire, sur un total de 13 chercheurs universitaires, est d’origine autochtone ? Comment les chercheurs universitaires allochtones peuvent-ils véritablement prétendre décoloniser la recherche et travailler avec, par et pour les Autochtones dans ce contexte ? Certainement pas en organisant une rencontre par année d’un comité consultatif autochtone ou en intégrant les partenaires autochtones aux colloques. Il faut faire un pas de plus, mais quel serait « ce pas de plus » ?

Revenir sans cesse à la base[8]

Et pour revenir à la base, il faut d’abord partir de la base. Nous, on arrive avec rien dans les mains. La question est simplement : Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est eux qui définissent les contenus. Une fois que l’on a pris les données, on s‘assoient avec les spécialistes qui entrent en deuxième ligne. Puis, à chaque étape, il faut retourner auprès des gens.

Gloria Vollant, innue, rencontre de réflexion des trois comités de la chaire, Chicoutimi, juin 2019

Pour la Chaire UNESCO en transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment, la volonté de décoloniser la recherche doit reposer avant tout sur la parole autochtone qui doit s’incarner à toutes les étapes de la recherche, incluant celle de la gouvernance. Dans les lignes qui suivent, nous présentons les étapes de concertation qui ont mené à la création du programme et du mode de fonctionnement de la chaire, présentée aux différentes parties prenantes comme étant une coquille vide à remplir à partir des réponses à une question simple : que devrait être cette chaire ? Soulignons que si la question est simple, créer un contexte de recherche qui permette de la poser se révèle plutôt difficile, les subventionnaires exigeant une description exhaustive du programme de recherche avant que le processus de concertation puisse débuter − un non-sens dans le cadre de véritables projets collaboratifs. Dans le cadre du dépôt du dossier à l’UNESCO, afin de contourner cet écueil, le programme de recherche se basait sur l’expérience acquise depuis plusieurs années au sein du projet Design et culture matérielle, plutôt que sur un programme précis, donnant ainsi une légitimité au processus proposé. Deux grands axes de recherche furent alors proposés, soit : « le développement durable et viable par la concertation » et « l’empowerment par la création, la médiation et la transmission culturelles ».

La recherche doit davantage s’intéresser à nos actions

Reconnaitre nos recherches en communauté et les répertorier pour, ensuite, les inscrire dans un projet d’avenir en élaborant des politiques à partir des initiatives du milieu. Tout est là. Il faut savoir regarder et écouter, et cesser de toujours recommencer.

Jean St-Onge, innu, rencontre de réflexion des trois comités de la chaire, Wendake, février 2019

Un premier grand rassemblement d’une trentaine d’experts culturels issus de sept nations autochtones du Québec (Anishinabek, Atikamekw Nehirowisiwok, Innus, Inuit, Mi’gmaqs, Hurons-Wendat, Waban-Akis) s’est tenu sur trois jours en mai 2018. Les objectifs de cette rencontre étaient de formuler ensemble les grandes orientations de la chaire, d’en concevoir le programme de recherche, de valider une proposition de modèle de gouvernance élaboré au préalable par un comité autochtone et de mobiliser les acteurs du milieu pour réfléchir, en lien avec leur réalité et leurs expertises, aux actions à entreprendre à court et moyen terme. Un programme d’activités favorisant la création, la réflexion et l’expression fut conçu (UNESCO 2018). De manière à laisser libre cours à la parole autochtone, les chercheurs universitaires ne participèrent pas à cette étape de la démarche, mais furent plutôt invités à se joindre au groupe lors des repas, des activités en soirée et de la dernière plénière. En dépit de la déception et de l’incompréhension d’une minorité de chercheurs universitaires, il était impératif de ne pas placer nos partenaires autochtones dans une position où ils auraient eu l’impression d’être observés plutôt qu’écoutés, comme ils l’ont souvent vécu. Ils devaient être en position majoritaire et se sentir entièrement libres de s’exprimer. À mesure que la confiance se développa, les groupes de réflexion interculturels furent mis en place pour les étapes subséquentes.

Les participants ont d’abord été invités à réfléchir à une première question : quelles seraient les qualités attendues d’une pratique exemplaire en recherche ? Les réponses à cette question nous ont permis de démarrer la coconception du cadre de référence (éthique, scientifique et opérationnel) reposant sur une quarantaine de caractéristiques reflétant leur vision des bonnes pratiques en recherche autochtone. Par la suite, différents dispositifs de dialogue ont permis de créer une dynamique de complémentarité et d’oscillation par des conversations sectorielles et intersectorielles, favorisant la prise de parole et la mise à profit de l’expertise de chaque participant. Des mises en commun en grand groupe et des moments de replis en petits groupes ont facilité la concertation et l’évolution de la réflexion collective. Lors de ces rencontres, l’ajout d’un axe transversal de la recherche autochtone s’est imposé. Il s’agissait d’explorer les paramètres favorisant la sécurité culturelle comme condition préalable à la transmission culturelle, car comme l’ont mentionné les participants : « la transmission culturelle est impossible si nous n’assurons pas d’abord la sécurité culturelle ». La sécurité culturelle implique un partenariat égalitaire entre deux personnes de cultures différentes fondé sur le respect mutuel, partenariat qui permet de reconnaître les forces et capacités de chacun. Il peut aussi s’établir entre une personne et une structure organisationnelle et implique nécessairement la création d’un espace de dialogue entre les deux parties. Le respect mutuel et le dialogue amènent ainsi un partage du pouvoir en vue d’une action commune (Blanchet Garneau et Pépin 2012). Se sont alors précisés les grandes orientations, les axes de recherche, les critères d’appréciation des projets de recherche et les secteurs d’intervention de la chaire. De plus, neuf besoins prioritaires ont été nommés et deux autres axes furent ajoutés aux deux premiers à la demande des experts culturels autochtones : la sécurisation culturelle comme préalable à la transmission culturelle, l’interconnectivité et la mise en réseau[9].

Décoloniser la recherche : un projet collectif

Je veux que l’on nous écoute, je ne veux pas que l’on m’étudie, je ne veux pas d’extrapolation de mes paroles.

Marie Raphaël, ilnue, rencontre de réflexion des trois comités de la chaire, Wendake, février 2019

Les objectifs de la deuxième rencontre (juin 2018) étaient de coconstruire un projet collectif et des outils de coopération, une dynamique de collaboration et de réseautage interculturelle et multidisciplinaire au sein de la chaire. L’équipe de cochercheurs universitaires et quatre représentants autochtones du grand rassemblement de mai 2018, désignés par l’assemblée, ont alors évalué le réalisme des possibles actions de recherche identifiées en mai, compte tenu des moyens financiers limités de la chaire et des expertises en place. Cette importante étape ayant trait à la faisabilité des projets aura permis d’éviter les déceptions de nos partenaires autochtones dont l’expérience avec la recherche universitaire a souvent été vécue de façon négative. Cette rencontre aura également permis de trouver un terrain d’entente en opérant un maillage autour de quatre chantiers : Éducation, Santé et Mieux-être, Transmission culturelle, Relation allochtone-autochtone. L’appellation de « chantier », qui désigne un lieu où s’effectuent des travaux, fut choisie pour symboliser notre volonté de répondre, par l’action, aux besoins exprimés par les experts culturels, tel qu’il nous avait été demandé.

Dans un même temps, un atelier de type workshop a permis l’élaboration d’un plan de rayonnement de la chaire dédié exclusivement aux Premières Nations. Cinq assistants de recherche autochtones ont rédigé les messages, identifié les canaux de communication intra et extra-communautaires et ont conçu différents outils de rayonnement et de communication.

Favoriser la vision autochtone de la recherche

Dans un contexte où notre peuple a été victime de génocide culturel, la recherche apporte des preuves de notre existence, aux autres, mais aussi à nous-mêmes. Il faut qu’elle fasse plus que documenter, elle doit soutenir notre objectif de valoriser cet ADN qu’est notre culture, notre identité. Comment la recherche peut-elle alimenter notre quête ? Il faut qu’elle enrichisse le terreau, qu’elle travaille sur les conditions propices à notre transmission.

Jacques Kurtness, ilnu, rencontre de réflexion des trois comités de la chaire, Wendake, février 2019

La troisième rencontre, tenue à Wendake en janvier 2019, avait comme objectif de coconcevoir le cadre de référence de la gouvernance de la Chaire UNESCO, d’y développer les rôles et les responsabilités, de même que la composition des trois comités stratégiques et décisionnels[10] : le comité des Sages, le comité scientifique et le comité de gestion. Cette étape devait également permettre de réfléchir sur les conditions optimales pour favoriser l’inclusion de la vision des experts autochtones à la recherche. Cette réflexion a donné naissance à la publication « La transmission culturelle chez les Premiers Peuples comme dynamique de mieux-être et d’empowerment : approches méthodologiques pour mieux travailler ensemble » (Kaine 2020) qui témoigne des grands changements souhaités en recherche de manière à refléter la culture, les savoirs et les modes de penser et d’agir autochtones. Il fut alors décidé que le comité des Sages regrouperait cinq membres issus des Premiers Peuples assurant une équité homme/femme et une dynamique intergénérationnelle. Les membres de ce comité devaient posséder une expertise culturelle, être capables d’impartialité, de recul et de prendre en compte le bien-être collectif. Le comité scientifique serait, quant à lui, constitué de sept membres à parts égales ou supérieures de membres des nations autochtones, experts de leur milieu, et de chercheurs universitaires responsables de la direction intellectuelle, des approches scientifiques, ainsi que de l’appréciation des projets de recherche présentés à la chaire. Le comité de gestion regrouperait, lui, cinq membres, constitué à parts égales ou supérieures de membres des nations autochtones.

Pour les participants, il était important que le programme de recherche démontre que les experts issus des Premiers Peuples et les experts universitaires sont égaux et que si leurs connaissances respectives sont essentielles à la compréhension de la complexité de l’univers culturel autochtone, seuls les membres des Premières Nations peuvent décider pour eux-mêmes et pour leur culture. C’est pourquoi les chercheurs universitaires doivent favoriser la participation des partenaires issus des Premiers Peuples à toutes les étapes de la recherche, et ce depuis la définition du projet jusqu’à sa finalité. Cette volonté d’inclusion implique souvent que des programmes de formation adaptés soient offerts par les chercheurs et que ces derniers incluent dans leur programme de recherche le développement de méthodologies. L’objectif est de véritablement « travailler ensemble », en équipe interculturelle, multisectorielle, multidisciplinaire, intercommunautés au sein d’une même nation et internations de manière à contrer l’isolement dans lequel les nations autochtones ont été confinées. Aux programmes de formation développés par les chercheurs universitaires s’ajoute un programme de médiation culturelle entre autochtones et non-autochtones. Il importe d’inverser le sens avec lequel les chercheurs comprennent souvent leur rôle : encadrer, enseigner, former ; et de les inviter à se mettre en position d’apprenants face à une culture qu’ils ne connaissent pas, ou peu, ou mal. Plutôt que le mentorat habituel d’un chercheur vers les étudiants et/ou la société civile, il faut aussi savoir inverser le sens de cette transmission : des étudiants et/ou partenaires autochtones et de leur communauté vers le chercheur et son institution.

Enfin, la réflexion a porté sur la manière d’évaluer, du point de vue autochtone, les résultats d’un projet de recherche, non seulement en termes quantitatifs, mais aussi en termes qualitatifs et holistiques : le projet a-t-il mobilisé toutes les parties prenantes autour d’une mission, de valeurs et d’une vision partagée ? A-t-il reconnu la part de chacun à sa juste valeur ? A-t-il permis d’assurer un véritable développement durable pour les partenaires autochtones ? A-t-il mis en place un processus de prise de décisions concertée ? Dans le contexte de l’appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, il était important d’ajouter à ces critères : le projet a-t-il ouvert une voie pour la réconciliation en offrant une réelle participation à la gouvernance de la recherche à ses partenaires autochtones ?

Pour exprimer ces concepts, une modélisation qui avait été esquissée en mai 2018 fut développée par les participants. Elle présente, en quelque sorte, l’intentionnalité de la chaire, sa raison d’être.

Se mobiliser pour changer les façons de faire

Il faut que les chercheurs soient là, il nous faut saisir l’occasion pour récupérer avec eux ce que nous avons perdu. On n’est pas tous très scolarisés, on n’a pas de papiers, mais on a ce qu’il faut pour dire quoi mettre dans la recherche. La collaboration c’est de marcher côte à côte, de ne pas avoir à suivre derrière le chercheur.

Jean St-Onge, innu, rencontre de réflexion des trois comités de la chaire, Wendake, février 2019

La quatrième rencontre (juin 2019) voulait instaurer une dynamique de travail collaboratif entre les chercheurs communautaires et universitaires pour la constitution des plans d’action des trois comités. Il s’agissait de se mobiliser comme collectif : à partir des enjeux et des orientations déjà établis. Comment les chercheurs communautaires autochtones et les chercheurs universitaires pouvaient penser ensemble des actions structurantes qui permettraient l’atteinte des objectifs ? La participation de tous, dans un même lieu pendant plusieurs jours, aura permis de confirmer leur engagement, d’assurer le partage des responsabilités pour chaque comité, de proposer des actions réalistes compte tenu des moyens et ressources disponibles, et de proposer des indicateurs de résultats qui répondent au système de valeurs de la chaire. Il s’agissait aussi, et surtout, de devenir des amis qui ont à coeur de se soutenir mutuellement.

Figure 1

La Chaire : Une dynamique de transmission

La Chaire : Une dynamique de transmission

Le cercle rouge : la Chaire doit mettre en réseau les différentes nations autochtones et favoriser la rencontre de disciplines, de cultures, de systèmes de connaissances, de secteurs et de toutes les générations. Les racines : tous ces réseaux, mis en relation par la chaire, doivent s’unir pour respecter nos savoirs traditionnels en contribuant à les identifier, à les répertorier et à les conserver. Les feuilles : ces mêmes réseaux doivent contribuer à propulser nos savoirs vers l’avenir par la création et l’innovation. C’est la création qui fera lien entre notre passé, notre présent et le futur. Les branches mortes : elles symbolisent le projet de la colonisation de ne pas reconnaître nos cultures et d’en entraver la transmission

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Un leadership par alternance

Savoir donner, chercher mais aussi donner. Rechercher, c’est se donner avec tous nos savoirs, nos philosophies, notre histoire. La recherche pour moi c’est le don. C’est bon pour nous et c’est bon pour les chercheurs.

Lucien St-Onge, innu, rencontre du comité des Sages, réflexion sur le cadre éthique et les valeurs, Uashat mak Mani Utenam, juin 2020

En ilnu, le mot UTEPI veut dire RACINE ce qui pourrait correspondre à notre conception de ce que devrait être la recherche autochtone aujourd’hui. Nos parents et grands-parents creusaient afin d’aller chercher les racines dans le sol. Ce matériau essentiel servait à la fabrication de divers contenants d’écorce, pour attacher ou lier diverses parties d’un objet. Je crois que la recherche devrait participer à lier ce qui fut déchiré, éclaté.

Marie Raphaël, ilnue, rencontre du comité des Sages, réflexion sur le cadre éthique et les valeurs, octobre 2019

Les membres des comités des Sages et scientifique ont poursuivi leur réflexion en parallèle à partir d’octobre 2019 sous le leadership du comité de gestion. Pour assurer la connectivité, un représentant de chaque comité assistait aux rencontres des autres comités et faisait un rapport aux membres de son propre comité. Des mises en commun des avancées des travaux avec les membres des trois comités ont eu lieu à plusieurs reprises. Pour le comité des Sages, il fallait entre autres réfléchir à la manière dont les valeurs pouvaient se concrétiser dans l’évaluation, la mise en oeuvre et le suivi des projets de recherche. Le comité scientifique devait se pencher sur les critères scientifiques et les actions scientifiques à mener à court, moyen et long terme. Ce dernier comité a développé une fiche d’appréciation des projets de recherche tenant compte des divers protocoles d’éthique des organismes autochtones et gouvernementaux, du système de valeurs du comité des Sages et des qualités attendues d’un projet exemplaire en recherche autochtone dans une structure de gouvernance horizontale (2018). Cette fiche, élaborée par les membres du comité scientifique, est basée sur la qualité de la relation comme mode de vie des projets et ne constitue en rien un système de surveillance. Elle se veut, selon la volonté des membres du comité des Sages, un outil d’accompagnement et de soutien, plutôt que d’évaluation des projets. Le don de soi est alors identifié par le comité des Sages comme étant le principe directeur qui sous-tend tout le système de valeurs. L’image de l’arbre est à nouveau choisie pour représenter ce dernier.

Figure 2

La Chaire : Pour transmettre nos rêves aux générations suivantes

La Chaire : Pour transmettre nos rêves aux générations suivantes

Utepi*, les racines : elles représentent les savoirs et savoir-faire traditionnels, là où tout débute. Ces savoirs autochtones propulsent les actions et sont indissociables des projets. Nuitshimakan : le tronc de l’arbre qui représente le savoir-être, le concept de co-marcheur pour définir la relation basée sur le partage du leadership par alternance entre le chercheur universitaire et le chercheur communautaire. La métaphore des canoteurs qui, lors d’un voyage au long cours, seront tour à tour à la position de gouvernance du canot dépendant de la configuration du terrain et de l’expertise de chacun, de même que celle du voilier d’oies où les guides se succèdent dans un mouvement continu, seront utilisées pour démontrer que le chercheur universitaire doit partager le leadership de la recherche pour une relation de collaboration, de soutien et de réciprocité : il ne peut assumer seul tous les types de leadership que requière une recherche féconde en contexte autochtone. Ussi-Aitun : s’ajoutent les branches, les feuilles et les fleurs, le vivant par la création et l’innovation pour transmettre nos rêves aux générations suivantes. Aianashkat : L’ensemble de la démarche doit mener à une guérison réciproque pour un avenir meilleur, ensemble

* Les valeurs sont ici présentées en langue innue. Toutefois les membres du comité ont exprimé le souhait qu’elles soient éventuellement traduites dans les 11 langues autochtones du Québec.

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À partir de l’automne 2020, les modes de fonctionnement sont bien intégrés, les groupes sont autonomes dans la réalisation de leurs plans d’action respectifs tout en étant inter-reliés aux autres comités. Une sixième grande rencontre de travail aura permis aux membres des comités de partager et de consolider les avancées par l’expertise des uns et des autres, mais aussi de poursuivre la réflexion sur certains concepts et les façons de mobiliser les communautés autochtones autour de la chaire.

Le processus de concertation entamé en mai 2018 a mené, par étapes, à la co-création d’un modèle novateur de gouvernance collaborative d’une chaire institutionnelle autochtone. Outre les actions qui semblent évidentes, recrutement de chercheurs autochtones et sollicitation de collaborateurs et de partenaires issus des nations autochtones, il était essentiel de respecter la parole autochtone dans la conception et l’application de ce modèle de gouvernance de la chaire. Il s’agissait de « mettre en place des technologies de gouvernance qui sachent assurer cette participation active et créatrice de tous les intervenants, et de construire des contrats moraux suffisamment fermes pour que chacun sente le besoin d’honorer ses engagements » (Paquet 2016 : 7). Le contrat moral établi à la première rencontre de mai 2018 a reposé sur la volonté de déconstruire les modèles institutionnels connus et de décentraliser les pouvoirs décisionnels afin d’installer une organisation en réseau horizontal et transversal de trois comités qui se partagent les prises de décisions en lien avec la mission, les valeurs et les objectifs. Les membres de ces comités ont à coeur de créer les conditions favorables à la mobilisation et à l’engagement des membres des Premiers Peuples en les assurant d’une participation réelle aux décisions.

Figure 3

La chaire : Pour et par les Premières Nations

La chaire : Pour et par les Premières Nations

La forme ovale du modèle symbolise la fécondité de l’oeuf, de la matrice. La couleur rouge représente la présence autochtone : toutes les nations autochtones du monde à la base des actions de la chaire et le comité des Sages au coeur de la modélisation. Cette présence autochtone est également le liant entre les parties prenantes, leur raison d’être ensemble. Ce modèle de la Chaire UNESCO met en valeur le potentiel d’harmonisation entre des chercheurs communautaires et des chercheurs universitaires exigeant une dynamique de co-apprentissage interculturel

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Sommes-nous arrivés à « désapprendre » ce que nous savions pour mieux écouter ?

Depuis mai 2018, les parties prenantes ont travaillé assidument à accueillir la capacité de prise de décisions des nations autochtones au regard de la recherche universitaire et au sein de la chaire. Un des défis importants auquel nous aurons à faire face concerne le partage d’information en continu au sein des comités et des membres : comment « interconnecter » de manière efficiente les comités, autant sur le plan intellectuel que relationnel, de manière que la gouvernance ne se recentralise pas. Il faudra mobiliser les chercheurs communautaires autochtones et universitaires pour atteindre cet objectif et éviter d’être influencé par ce « conditionnement qui empêche d’écouter » dont nous parle Lucien St-Onge − le modèle standard de la recherche scientifique étant très fortement ancré dans les pratiques du contexte universitaire.

Garder les membres autochtones des comités engagés à oeuvrer dans un contexte qui ne leur fut pas toujours favorable demeure un défi à moyen terme. Inviter à prendre part, accueillir chaleureusement et écouter attentivement a permis de coconstruire un système de gouvernance basé d’abord sur la qualité de la relation en surmontant plusieurs obstacles, notamment la méfiance envers la recherche universitaire, la distance culturelle, mais aussi la distance géographique. Pour les partenaires autochtones, le partage des pouvoirs, des ressources et des informations s’installe dans la relation. Il ne s’agit pas d’un concept théorique, mais d’un mode de vie, d’une façon d’être ensemble. Que tous soient encore avec nous depuis trois ans est déjà un indicateur de succès. Mais comment faire pour que le système de valeurs et son influence d’action demeurent des principes actifs à long terme ? Se transmettront-ils ? Même si les systèmes de gouvernance traditionnels refusent le pouvoir centralisé, un leadership fort est nécessaire pour rallier les unités horizontales, un leadership sensible qui consiste à « devenir les membres » (Clastres 1974). Qui assurera ce leadership à long terme ?

Reste la question de l’imputabilité, un élément fondamental lorsqu’il s’agit de gouvernance. À la demande du comité des Sages, pour le suivi des projets admis à la chaire, on ne doit pas parler d’imputabilité dans le sens de « chercher une personne à blâmer » lorsque des conflits émergent. L’imputabilité n’est pas hiérarchisée. Elle aussi doit être décentralisée et participer au développement du sens des responsabilités qui, lui, est nourri par une mission à porter et une motivation à bien faire les choses, basée sur un système de valeurs unique en recherche universitaire. Cette notion se rapproche de la notion d’imputabilité douce (Juillet, Paquet et Scala 2001) qui ne signifie pas l’absence de reddition de comptes, mais au contraire la conscience de répondre de ses actes et d’être responsable des gestes posés envers sa communauté, et plus largement, envers sa nation. De la même manière que le partage de pouvoirs est décentralisé par la présence de trois comités imputables les uns envers les autres de manière réflexive, les membres s’assurent que leurs actions, leurs prises de décision, de même que tous les travaux de la chaire, respectent les orientations exprimées par les nations autochtones. Cette conception de l’imputabilité ressemble davantage à une veille permanente qu’à une reddition de comptes en s’assurant que les ressources ont été utilisées de manière responsable.

Le modèle de gouvernance collaborative ayant émergé de cette démarche est unique puisqu’il est le reflet de la compréhension de la recherche qu’a développé un collectif. De plus, il réussit à « transcender les différences entre les cadres de référence » (Juillet, Paquet et Scala 2001 : 14) que tout opposait au départ ; l’un culturel, reposant sur des principes et des valeurs autochtones et l’autre institutionnel, reposant sur des principes et des valeurs de la science occidentale. De ce double cadre a émergé un modèle de gouvernance adapté, basé sur les relations, la collaboration et la prise en compte des savoirs des Premiers Peuples.

Figure 4

Comité de réflexion, Wendake, janvier 2019

Comité de réflexion, Wendake, janvier 2019

Rangée du haut, de gauche à droite : Jean-François Vachon, David Bernard, Manuel Kurtness, Gloria Vollant, Jean St-Onge, Denis Bellemare, Lucien St-Onge, Élisabeth Kaine, Jacques Kurtness, Marie-Ève Vollant. Rangée du bas : Marie Raphaël, Évelyne St-Onge, Denise Lavoie, Caroline Vollant (absente sur la photo : Anne Marchand)v

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