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Publié au lendemain de la publication du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR), The Land We Are rassemble les écrits de plus de 19 artistes, chercheurs et activistes pour déconstruire le discours sur la réconciliation prôné par le gouvernement canadien et ses institutions. Tout en proposant une trame alternative sur les relations entre les Autochtones, les Allochtones (settlers) et l’État canadien, l’ouvrage interroge le rôle des arts et des artistes dans le processus de réparation, ainsi que la résurgence identitaire et spirituelle des Premières Nations.

Les directrices de cet ouvrage collectif, Gabrielle L’Hirondelle Hill et Sophie McCall, annoncent en introduction le ton engagé qui traversera les 12 chapitres de l’ouvrage, rapprochant en premier lieu l’émergence du discours sur la réconciliation à la crise d’Oka en 1990. S’inscrivant dans une littérature scientifique qui conteste le récit prôné par le gouvernement fédéral et la CVR, elles dénoncent l’invisibilisation des revendications territoriales et l’effacement de la plupart des violences coloniales perpétrées par l’État dans un objectif d’« unité » et de « pacifisme ». En s’inspirant d’un projet de l’artiste Rebecca Belmore, Ayum-ee-aawach Oomama-mowan: Speaking to Their Mother, elles proposent une réponse par l’art et au travers d’un récit alternatif où la résurgence et la réparation sont au centre des préoccupations. Loin de viser l’unité et la résolution, les directrices appellent à un discours en constante redéfinition, parsemé de tension et de fractures. Elles proposent de reconnaître les violences du passé et du présent et d’en générer des espaces de dialogues « productifs d’inconfort, de déconnexion et de perturbation (p. 13) ». The Land We Are explore ainsi les possibilités et les limites de l’art dans la décolonisation et la transformation des consciences. Réuni au sein de quatre grandes sections, chaque chapitre expose un projet ou une performance artistique qui a été réalisé entre 2010 et 2014 sur le thème de la réconciliation. Tout en présentant leur démarche artistique, les artistes approfondissent les réflexions des directrices et proposent de nouvelles trames narratives axées sur le territoire, l’autonomie et la collaboration. Si l’introduction et le dernier chapitre reflètent des questionnements plus théoriques, le coeur de l’ouvrage laisse place aux expériences et aux performances des artistes.

C’est dans la première partie, « Public Memory and the Neoliberal City », que le rapport au territoire est le plus manifeste. Après avoir participé au projet d’art public lancé par la ville de Vancouver pour souligner « l’Année de la réconciliation (p. 11) » en 2014, les artistes Dylan Robinson et Keren Zaiontz, de même que le collectif The New BC Indian Art and Welfare Society Collective, questionnent le discours mémoriel de la ville à travers ses arts et militent pour la reconnaissance de la présence autochtone sur le territoire et dans l’histoire. Revisité à plusieurs reprises sous les thèmes de rupture, de dépossession, mais également sous le souffle de la guérison et du dialogue, le territoire est un point d’ancrage dans la pensée et l’art des contributeurs.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « “Please check against delivery”: The Apology Unlocked », les artistes et poètes « répondent, rejettent et réécrivent les excuses officielles des gouvernements canadiens et américains » (p. 4) à l’égard des Premières Nations, Métis et Inuit. Par l’entremise de trois formes d’expressions distinctes, ils dénoncent les discours gouvernementaux sur la réconciliation en percevant l’absence d’actions concrètes et de reconnaissance officielle des droits territoriaux comme un manque de sincérité et une hypocrisie. Suivant l’orientation des directrices, ce chapitre expose la conversion « d’espaces de contestations » en espaces de créativité et de pédagogies. C’est en effet le discours d’excuses de Stephen Harper en 2008 sur les pensionnats qui a inspiré David Garneau et Clement Yeh à créer l’« Apology Dice » (voir chap. 4), une expérimentation sous forme de jeu de dés visant à initier la réflexion et les échanges sur le processus de réconciliation au Canada. Assis en cercle sur une couverture, les participants sont amenés à rouler trois dés pouvant indiquer des affirmations comme « I am / very / sorry » ou « They are / very tired / of this » (Je / suis / désolé) (Ils sont / très fatigués / de cela). Tout en les poussant à s’exprimer sur les dés, l’expérience vise à offrir des réponses alternatives plus empathiques et personnelles au « discours officiel unitaire » (p. 13).

C’est dans la même veine que les artistes Leah Decter et Jaimie Isaac ont initié leur projet (official denial) trade value in progress (voir chap. 7), présenté au sein de la troisième partie intitulée « Collaboration, Creative Practice, and Labour ». En réaction à la déclaration par laquelle Stephen Harper affirmait que le Canada n’avait pas d’histoire de colonisation, les artistes ont rassemblé des réponses d’Autochtones et d’Allochtones dans un livre et ont réalisé des ateliers de broderie amenant les participants et participantes à inscrire le message d’une autre personne sur des couvertures de la Compagnie de la Baie d’Hudson. L’un des objectifs de Decter et d’Isaac était de permettre aux survivants et aux survivantes des pensionnats de partager leurs voix sans être contraints par les « modèles gouvernementaux » (government designs). En critiquant les limites qui ont été imposées lors de différentes expositions sur la « réconciliation », elles militent pour une autonomie et une décolonisation de l’art en se dégageant des récits coloniaux. C’est d’ailleurs un autre filon qui traverse l’ouvrage.

Un autre objectif du projet était d’engager la participation active et la collaboration à travers les ateliers de broderie, mais aussi d’encourager la conversation sur le passé et le présent colonial, ainsi que sur la mémoire et sur les relations entre Autochtones et Allochtones. Selon Jaimie Isaac, la collaboration peut mener à un « ajustement des visions du monde » et à « reconnaître les effets de la colonisation » (p. 124). À travers leurs écrits s’insèrent ainsi plusieurs citations d’auteurs anonymes écrits dans le cadre du projet. Centrales à la troisième section, ces thématiques proposent de nouvelles narrations sur la réconciliation et revisitent la mémoire dans ses marges et ses silences. À l’ère de la CVR, où la réconciliation s’appuie sur un discours passif axé sur la « résolution et l’unité (p. 17) », les directrices de l’ouvrage insistent sur l’importance de soulever les différences qui peuvent s’établir dans le dialogue. S’opposant au caractère fixe des relations et des acteurs, les dialogues qui orientent The Land We Are sortent également de la « binarité Autochtone/Allochtone » pour mettre en lumière des profils métissés dont les expériences sont souvent situées en marge du récit « officiel ». Comme le soulève David Garneau (voir chap. 4), cette approche inscrit la collaboration sous de nouvelles dynamiques et dépeint les projets artistiques sous de nouvelles sensibilités. Le chapitre 8 présente d’ailleurs les narrations croisées de Leah Decter et d’Ayumi Goto, deux Allochtones – Decter est Euro-Canadienne et Goto d’origine japonaise – qui revisitent le territoire colonisé en s’interrogeant sur son passé et les acteurs autochtones qui l’ont habité.

Ces dialogues situés en périphérie de la narration sur la réconciliation s’inscrivent comme une trame de fond dans la quatrième partie du livre, « Insurgent Pedagogies, Affective Performances, Unbounded Creations ». Les performances décrites dans les trois premiers chapitres plongent le lectorat dans des rapports forts et intimes entre Allochtones et Autochtones, où sont confrontées les fractures intergénérationnelles du colonialisme, les possibilités de l’art dans la guérison, la réparation et la transformation. L’ouvrage se conclut enfin par un essai des chercheurs allochtones, Allison Hargreaves et David Jefferess, qui redessinent la réconciliation comme un processus en éternel commencement (always begining), comme un espace où s’engage « la tâche difficile de repenser les relations et de renégocier les responsabilités » (p. 200). La réconciliation, symbolisée par les blocus autochtones, est ainsi une ouverture au changement qui s’amorce par la reconnaissance, de la part des Allochtones, de leurs propres privilèges et bénéfices hérités du colonialisme. D’emblée, les auteurs optent pour des objectifs parallèles plutôt que d’un objectif commun : la prise de responsabilité et la reconnaissance du colonialisme par les Allochtones et pour les Premières Nations, la guérison.

Riche en illustrations, The Land We Are tire son originalité par son format, sa mise en page et ses styles d’écriture qui varient de chapitre en chapitre. Bien qu’ils soient tissés entre eux, chaque chapitre nous renvoie à un nouvel espace d’expression unique et singulier. Les directrices ont aussi réussi à faire valoir le caractère collaboratif du livre en distinguant certaines narrations par des codes de couleur, laissant les voix se confronter, se croiser ou s’unifier. La correspondance entre Skeena Reece et Sandra Semchuck dans « Writing Touch Me » (voir chap. 9) déstabilise d’emblée le lectorat dans sa mise en lumière des nombreux commentaires et corrections éditoriales situés dans les marges. Bien que publié en 2015, l’argumentaire de The Land We Are renouvelle les perspectives sur la réconciliation et trouve encore des repères dans l’actualité, renvoyant aussi bien les chercheurs que les artistes sur des pistes de réflexion et d’action tournées vers le territoire, la réparation et la résurgence des Premières Nations.