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La quasi-totalité des habitants de la communauté autochtone shipibo[1] péri-urbaine de San Francisco a été infectée par le SARS-CoV-2 en raison de leur fréquentation régulière, malgré la fermeture de l’accès à leur terre à partir de mars 2020[2], de la ville de Yarinacocha, située à moins d’une heure de trajet en voiture. En effet, bien que l’accès à la communauté ait été également bloqué pendant le confinement entre mars et juin 2020, les habitants étaient autorisés à se rendre avec leur moto-taxi personnelle au marché de Yarinacocha deux fois par semaine.

Cependant, cela n’explique pas la forte proportion d’individus, hommes et femmes, ayant subi des complications, notamment la COVID longue. Neuf personnes âgées de 50-60 ans, toutes en situation de comorbidité – alcoolisme, anémie, diabète de type 2 et maladies cardiovasculaires – sont même décédées. Ce phénomène serait lié à une dégradation de l’état sanitaire de l’ensemble des habitants, due en grande partie au passage d’une économie d’autosubsistance fondée sur une production horticole variée et une pêche abondante, à un processus de transition à un modèle capitaliste ayant pour conséquence l’émergence d’un phénomène de paupérisation.

Si la société shipibo est réputée pour les liens étroits qu’elle entretient traditionnellement avec le monde végétal (Leclerc 2003 ; Slaghenauffi 2019 et 2020 ; Tournon et Reategui 1984 ; Tournon 1988 et 1999), l’évolution sociologique actuelle va de concert avec un certain déclin de la consommation de plantes dans la communauté et une progression de la médecine allopathique.

La crise de la COVID-19 aurait contribué à revitaliser ces liens avec le monde végétal. En effet, la gestion de la maladie par les comuneros via l’élaboration d’une automédication mettant en avant la pharmacopée locale a permis à de nombreuses familles de se guérir. Ces choix, présentés comme relevant de leur identité autochtone, constitueraient selon eux une réponse thérapeutique, mais aussi économique[3] efficiente face à l’inefficacité des structures publiques sanitaires. Dans un pays où 73,4 % de la population vit d’économie informelle, incompatible avec les politiques de confinement rigide (OIT 2020 : 3), les structures médico-légales en ville, en particulier les structures étatiques, se sont retrouvées complètement démunies face à l’afflux de malades atteints de la COVID-19, dont nombreux sont morts des suites de leur non-assistance par le personnel médical. Le pays a enregistré plus de 180 000 décès dus à la COVID-19 entre 2020 et 2021, ce qui en fait l’un des pays les plus touchés au monde[4]. Selon la DIRESA (Direction régionale de la santé), le nombre de cas confirmés de malades symptomatiques de la COVID-19 dans la région amazonienne d’Ucayali (Nord-Est) s’élevait en 2021 à 28 115, dont 3 866 autochtones et 1 535 Shipibo, ce qui semble très inférieur au taux d’incidence réel (DIRESA Ucayali 2021). Mentionnons cependant l’action bénévole du collectif Comando Matico, formé à l’initiative de jeunes shipibo de Yarinacocha, qui, en réponse à l’efficacité de ses politiques de santé combinant l’utilisation de plantes locales (dont le matico), de la biomédecine et du chamanisme dans le traitement de la COVID-19, a bénéficié de l’appui de la Direction régionale de la santé de Pucallpa et de la Fédération des communautés autochtones de la rivière Ucayali (FECONAU). Une annexe de l’organisme a été créée à San Francisco, qui n’a cependant pas fonctionné en raison d’un manque de structure et de rigueur, ce qui a resserré les choix thérapeutiques des comuneros autour de la sphère familiale (parents, enfants, grands-parents, frères et soeurs). Indiquons cependant que contrairement à de nombreuses structures sanitaires en zone rurale ayant fermé leurs portes, le centre de santé de San Francisco est resté ouvert en période de confinement. Or, l’accès aux soins et aux médicaments était considérablement limité.

Si les discours des comuneros font la part belle à l’efficacité de leurs remèdes autochtones, les traitements utilisés dans le cas de la COVID-19 intègrent néanmoins certains produits d’origine étrangère naturels, allopathiques et même chimiques. Une telle configuration thérapeutique supposerait une certaine ambivalence de ces Shipibo en voie d’urbanisation vis-à-vis d’un mode de vie importé de la ville.

De quelle manière les politiques de santé de la COVID-19 élaborées par les comuneros constituent-elles un contre-pouvoir thérapeutique visant la revendication de leur spécificité autochtone face à des fluctuations sociologiques croissantes ? S’agit-il également d’un moyen de s’approprier un ensemble de connaissances exogènes répondant à un besoin de restauration d’un pouvoir qui a été précédemment érodé par le contact prolongé avec le monde occidental ?

Après une brève analyse de l’évolution de l’état sanitaire et des pratiques alimentaires à San Francisco, nous verrons comment les choix thérapeutiques liés à la COVID-19 ont contribué à une recrudescence des remèdes naturels sous la forme d’un bricolage thérapeutique intégrant des produits vernaculaires, mais aussi exogènes, via une assimilation de la maladie aux représentations nosologiques shipibo et sa prise en charge au sein des rituels chamaniques.

Cette enquête a été facilitée par le fait que je réside au Pérou et possède une maison dans la communauté qui m’a permis d’y séjourner pendant toute l’année 2021.

En m’appuyant sur des matériaux recueillis grâce à une longue et profonde expérience de la vie sociale et des pratiques thérapeutiques de San Francisco au cours de ma recherche postdoctorale, j’ai observé différents traitements utilisés en cas de maladies populaires. J’ai alors mené 28 entretiens semi-directifs auprès d’un public hétérogène : des hommes et des femmes d’âges variés (de 16 ans à 67 ans) de différentes orientations et spécialités (chamanes, chrétiens, professeurs bilingues, pêcheurs et horticulteurs). J’ai également observé à une occasion des soins chamaniques apportés à des malades atteints de la COVID-19.

Précisons que ce terrain n’a pas été réalisé en temps de confinement, mais pendant une période où les mesures avaient été levées depuis longtemps et où le nombre d’affligés, bien qu’encore important, était en baisse considérable comparé à la situation de 2020. J’ai donc vécu mon terrain, non pas comme une période de crise, mais plutôt comme une période de relâchement après le contrôle et les mesures drastiques qui accompagnaient le confinement de 2020, que j’ai moi-même passé dans la région de Cusco.

Transition nutritionnelle chez les Shipibo de San Francisco

La récente intensification des relations dans le temps et dans l’espace entre les sociétés sur les plans économiques, technologiques et culturels soulève la question des relations entre le global et le local, notamment en ce qui concerne la santé publique et les changements alimentaires. En effet, si la plupart des communautés shipibo sont encore plus ou moins liées à un mode de subsistance dit « traditionnel » fondé sur la pêche, la chasse et l’agriculture, on assiste depuis une trentaine d’années à un phénomène croissant d’urbanisation dans certaines communautés situées non loin de la ville, ainsi qu’à une migration importante vers les villes régionales (Pucallpa, Yarinacocha) et Lima. Dans ce contexte, San Francisco connaît de profondes mutations structurelles et socioculturelles. Fondée au début du siècle dernier par un prêtre franciscain, cette communauté n’a longtemps été composée que d’une vingtaine de maisons entourées de forêts en bordure du lac Yarinacocha. Toutefois, au début des années 1990, les autorités ont vendu à des entreprises forestières des centaines d’hectares de bois dont l’exploitation, ajoutée aux multiples incendies annuels pendant la saison sèche et les coupes illégales de bois, notamment par la municipalité de Pucallpa, détruisirent les forêts sur plusieurs dizaines de kilomètres. Cette activité intensive entraîna l’appauvrissement des sols et l’augmentation de leur acidité, rendant de plus en plus difficile la production horticole en général. Alors que San Francisco produisait jadis des plantations variées telles que le plantain, le topinambour, le maïs et le manioc, seul ce dernier est encore cultivé aujourd’hui. Parallèlement, le poisson, qui était autrefois abondant toute l’année, se fait de plus en plus rare en conséquence de l’exploitation intensive non réglementée du lac Yarinacocha par un nombre croissant de pêcheurs métis. Pour leur approvisionnement personnel, les comuneros sont donc obligés de s’aventurer dans des zones de plus en plus lointaines, non plus en pirogue, mais en bateau à moteur dont le coût ne leur est en général pas accessible. Les habitants de San Francisco ont alors progressivement remplacé l’économie d’autosubsistance par une monétarisation de l’économie locale via le commerce de l’artisanat et des prestations chamaniques[5], ainsi que les emplois salariés tel celui d’enseignant bilingue[6].

Ce passage progressif vers une économie marchande a fortement contribué à la modernisation de cette communauté de plus en plus peuplée – environ 4 000 habitants aujourd’hui – qui dispose, depuis quelques décennies, de différents services publics ou privés relevant de diverses institutions. On y trouve en effet trois églises évangéliques, un établissement scolaire primaire et secondaire, un centre de santé (où l’on délivre des antibiotiques, des vaccins et autres médicaments allopathiques), ainsi qu’une garderie ouverte aux enfants âgés de deux à trois ans.

Si la modernisation de San Francisco a conduit à une nette amélioration du niveau de vie économique de certains individus, notamment les professeurs bilingues et les chamanes tournés vers une clientèle étrangère, la monétarisation de l’économie locale a néanmoins généré un phénomène de paupérisation pour la majorité des foyers. La plupart des pères de famille, dépourvus de qualification professionnelle, se retrouvent aujourd’hui sans emploi fixe et cherchent par tous les moyens la manière de faire face aux difficultés croissantes rencontrées pour subvenir aux besoins de leur foyer, généralement composé de nombreux enfants ainsi que des parents ou beaux-parents. Par la commercialisation de leur artisanat, certaines femmes parviennent cependant à apporter un gain financier parfois non négligeable.

La monétarisation alimentaire qui découle de cette situation, conjuguée à une sédentarisation croissante, est à l’origine d’une dégradation de l’état sanitaire des comuneros, entraînant des maladies chroniques non transmissibles – anémie, hypertension, surcharge pondérale, diabète de type 2, etc. – sans que ne disparaissent pour autant les maladies infectieuses, notamment les épidémies de dengue et de tuberculose.

Tout indique alors que l’épidémie de COVID-19, telle qu’elle a été vécue dans la communauté, correspond à un phénomène de syndémie au sens où, comme le rappelle Singer (2015), des facteurs de risque et des comorbidités s’entremêlent et se potentialisent, exacerbant ainsi les symptômes et le pronostic de l’infection. Ces comorbidités sont socialement structurées et augmentent au fur et à mesure que le capital économique et social des individus diminue. Cette analyse corrobore le constat d’Irène Bellier selon lequel les taux de mortalité sont plus élevés chez la plupart des Autochtones en raison de conditions socio-économiques défavorables qui accentuent leur vulnérabilité face au nouvel agent infectieux (Fléchet 2020), une situation qui trouve son ancrage dans le contexte historique colonial d’exclusion et de paupérisation de ces populations (Roy 2002 ; Roy, Labarthe et Petitpas 2013 ; Ferreira et Lang 2005).

Dans ce contexte, l’espace social alimentaire (Poulain 2003 [2002] : 228-235) shipibo de San Francisco s’aligne progressivement sur un modèle mixte traditionnel-occidentalisé qui alterne les plats traditionnels à base de poisson et la cuisine métisse de la ville privilégiant le poulet. Cette occidentalisation de l’alimentation favorise des produits peu diversifiés et de faible qualité (surconsommation de farine blanche, de riz, de sucre et d’huile, combinée à une sous-consommation en fibre) qui présentent une charge glucidique trop importante et donc, une surcharge pondérale à l’origine des nouvelles maladies chroniques évoquées précédemment. Les habitants de la communauté ont en effet un goût prononcé pour les viandes et poissons gras en friture et pour eux, un plat délicieux est un plat où la graisse est abondante. Comme me l’ont affirmé certains de mes informateurs : « s’il n’a pas mangé son pollo broaster (poulet et patates frites), le Shipibo ne va pas bien ». Les boissons contenant une quantité importante de sucre sont également appréciées, ce que l’on observe également au sein d’autres sociétés de la région comme les Yaminawa et les Matsigenga (Shepard 1999 : 174).

La dégradation sanitaire qui découle de ces mutations est consolidée par une propension culturelle au surpoids en tant que vecteur de réussite sociale et de bonne santé, une posture que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés en transition au capitalisme (Poulain 2009 ; Serra-Mallol 2008 ; Garine 1995). Il n’est en effet pas rare d’observer, dans l’ensemble de la communauté, une tendance à l’engraissement à l’adolescence chez les filles et, à partir de l’âge de 18 ans environ, chez les garçons.

Si, chez les générations de plus de 60 ans, les individus des deux sexes sont plutôt minces, voire très minces, en raison du fait qu’ils ont, plus que les autres, conservé les composantes traditionnelles de l’alimentation shipibo (les plats traditionnels sont majoritairement composés de poisson et de bananes consommés en purée ou grillés au feu de bois), tous les comuneros, quel que soit leur âge, valorisent néanmoins la forte corpulence. Les hommes comme les femmes aspirent ainsi à prendre du poids dans une volonté de devenir forts et bien portants. Dans le contexte d’un corps gros considéré, non pas comme malade, mais comme un organisme sain, manger de grosses quantités de nourriture qui tiennent au corps et permettent de prendre du poids est, de ce fait, synonyme de force physique et de vitalité. C’est aussi un facteur de fécondité pour les femmes, en opposition à la maigreur qui est associée à la maladie et à l’anémie.

Dès lors, l’évolution des pratiques alimentaires dans la communauté témoigne d’un processus de glocalisation. Contraction des termes « globalisation » et « localisation », la glocalisation englobe les processus dialogiques – syncrétisme, créolisation, hybridité, cosmopolitisme, translocalité, hypermodernité – par lesquels les éléments propres au système global s’intègrent aux conditions locales (Robertson 1994 : 36-37). Ce processus paraît alors en contradiction avec la conception shipibo de la santé. En effet, être en bonne santé, pour cette société, dépend d’une forte consommation de végétaux (rao) selon une conception animiste des ontologies établissant un rapport de fluidité entre les règnes humain et non humain. Les rao désignent ainsi les plantes médicinales et hallucinogènes, mais aussi les végétaux capables d’influer sur le comportement des personnes ou de le modifier (dans ce cas précis, ils sont qualifiés de « waste » — piri piri en espagnol local [Cyperaceae]) : aphrodisiaques, contraceptifs, poisons, plantes réputées accélérer le processus d’apprentissage des enfants ou augmenter les aptitudes à la chasse, à la pêche, au football, pour l’artisanat, etc. Ces plantes sont conçues par les Shipibo comme des « êtres » évoluant au sein d’un « environnement socialisé » (Descola 1986), capables d’agir dans la formation des personnes, la gestion des rapports sociaux et l’initiation à différentes spécialités.

La prise de rao est souvent accompagnée par ce que les Shipibo qualifient de « diète » (sama), qui consiste en un régime alimentaire calqué sur les plats traditionnels dépourvus d’adjuvants gustatifs et de graisse, donc en opposition avec la transformation alimentaire actuelle de la communauté. Notons que le sel en Amazonie, tant chez les métis que chez les Autochtones, est traditionnellement associé au monde civilisé en opposition à la forêt (Dupuis 2016 : 229 ; Dobkins de Ríos 1992 : 84-85). La reconfiguration alimentaire de San Francisco dénoterait alors une stratégie civilisationnelle à travers une volonté des individus de s’aligner sur les pratiques alimentaires de la ville, avec laquelle ils sont en relation de plus en plus étroite, et de se mettre à distance de la culture locale vernaculaire associée au passé. Un tel comportement est bien évidemment hérité de la colonisation via l’action « civilisatrice » des institutions religieuses, notamment celle de l’ILV et du regroupement des populations dans des communautés autochtones, dont la formation requiert l’acquisition d’une école primaire bilingue, d’un poste de radio et d’un poste sanitaire. L’attrait des comuneros pour le poulet, central dans les pratiques culinaires en milieu urbain au Pérou, corrobore cette analyse. Les aliments importés seraient alors, pour les Shipibo, des marqueurs civilisationnels qui renvoient à la prospérité et leur consommation donnerait l’illusion au mangeur d’accéder à un certain prestige dont il est habituellement exclu et qui fonctionne comme une compensation sociale.

Cette glocalisation alimentaire va de concert avec le remplacement progressif de l’usage thérapeutique des végétaux par des comprimés allopathiques dans le traitement des maladies populaires comme la grippe, en vente libre dans les boutiques de première nécessité de la communauté. Les individus en consomment de manière irraisonnée selon les conseils des vendeurs, voisins ou familiers, sans passer par aucune consultation médicale. Il n’est en effet pas rare, par exemple, que les mères donnent à leur enfant malade, mais aussi à ses frères et soeurs qui ne le sont pas et qui en réclament, des doses pour adulte de paracétamol ou autres analgésiques plus puissants.

Comme nous le verrons à la suite, la forte utilisation de rao dans la gestion de la COVID-19 pendant les vagues pandémiques de 2020 et 2021 constitue, de ce fait, un mode thérapeutique subversif.

La gestion shipibo de la COVID-19 : une réactualisation des liens entre humains et végétaux

Selon une représentation étiologique commune dans la région (Rolando 2022 ; Sueyo 2022), la COVID-19 est conçue par les Shipibo comme une maladie du vent ou de l’air (niweisin) en tant que phénomène météorologique. Autrement dit, elle serait véhiculée par l’air et aurait une provenance étrangère.

En Amérique autochtone, le vent (ou le souffle) est fréquemment considéré comme vecteur de maladies (Erikson 2022 ; Chaumeil 2022) et peut faire l’objet de concepts complexes, comme c’est le cas chez les Shipibo. En effet, selon la nosologie shipibo, l’air (ou le vent) (niwe) est considéré comme un flux ou un fluide chargé d’une agentivité. Il peut être « bon » (jakon niwe) ou « mauvais » (jakoma niwe)[7] selon les cas, et se transmet par « contagion » ou « contamination » (kopia)[8] des attributs d’une entité (humaine ou non humaine). Illius (1992 : 63) le définit comme une « essence » animée et mobile qui circule d’une entité à une autre et peut, par conséquent, se communiquer à l’être humain.

Si, selon les cas, le vent (ou l’air) est associé à des températures chaudes (xana niwe) ou froides (matsi niwe), comme dans le cas de la grippe, les conceptions locales relatives à l’étiologie de la COVID-19 assimilent le virus à des « airs chauds » (xana niwe), d’où son appellation yona koxi isin : littéralement « la maladie de la forte fièvre ». Comme chez les Chacobo de Bolivie (Erikson 2022), les traitements appliqués étaient alors thermiques, l’objectif étant de réduire la température du corps de l’affligé via une thérapie par l’identique qui consistait en l’application de remèdes ayant les mêmes caractéristiques « chaudes » supposées faire suer le malade et ainsi expulser la chaleur qui l’afflige.

Comme dans l’ensemble des villages autochtones de la région (Espinosa et Fabiano 2022), dès les premiers cas de COVID-19 dans la communauté en mars 2020, la grande majorité des foyers ont appliqué l’ensemble des remèdes maison traditionnellement utilisés en cas de maladies respiratoires, tant pour prévenir que pour lutter contre l’agent infectieux. Cela consistait en prises et sudations répétées, au cours de la journée, de tisanes à base de différents ingrédients naturels locaux intégrant certains ingrédients importés – oignon, ail, gingembre régional, citron régional et miel sylvestre – achetés au marché de Yarinacocha. Cette recette semble être devenue l’une des plus courantes pour soigner la COVID-19, sans pour autant faire partie d’une tradition ancestrale spécifiquement shipibo. Le breuvage était complété par du matico (Piper aduncum), généralement utilisé comme antiseptique par les Shipibo, et de l’eucalyptus d’origine andine, que les individus ramenaient du marché, après la diffusion nationale médiatique de l’efficacité thérapeutique de ces deux végétaux contre la COVID-19. De nombreux foyers combinaient cette préparation avec des remèdes locaux prélevés autour de la maison comme le boins (anamu en français) (Petiveria alliaceae) généralement utilisé en cas de problèmes respiratoires sévères.

D’autres ont combiné ces différentes préparations à la consommation de boissons alcoolisées, qualifiées dans la région de « preparados », sorte de macération de plantes, d’écorces et de miel sylvestre dans de l’alcool de canne à sucre, version amazonienne de l’eau-de-vie. L’alcool fort combiné aux végétaux macérés agirait, selon les personnes consultées, comme un revitalisant capable, par la « chaleur » qu’il provoque à l’intérieur du corps, de donner des forces.

Les foyers dont le père ou la mère de famille était un guérisseur (médico) intégraient à ce corpus thérapeutique certains éléments de première main du chamanisme shipibo, en particulier l’ayahuasca sous la forme de tisane (feuilles de la liane) ou de doses infimes prises à la petite cuillère. Ayahuasca est le nom donné aux lianes du genre Banisteriopsis dont l’écorce, combinée à des feuilles de chacruna (Psychotria viridis), sert à la composition d’une décoction hallucinogène.

Un autre élément emprunt au chamanisme shipibo est l’Eau de Cologne par aspersion ou par ingestion. Le chamane shipibo utilise généralement plusieurs variétés d’eau de Cologne (Agua de Florida, Agua de Kananga, Agua de Rosa, Agua de Huaringa, etc.) qu’il se procure dans les marchés de la ville. Il s’agit en réalité d’un emprunt au chamanisme métis local et au curanderismo norteño, pour lesquels le parfum est un gage de chance et de protection et est utilisé dans des remèdes destinés à obtenir le succès amoureux, la fortune économique et le pouvoir politique.

L’amertume de l’ayahuasca et l’acidité du parfum auraient agi, selon les informateurs, contre la perte de goût et d’odorat provoquée par le virus.

La fièvre était traitée par des petits bains tièdes confectionnés à partir de plantes malaxées à la main dont on induisait le front de l’affligé, généralement à base de malva (mauve en français) (Malva sylvestris), de citron et de wiso pionis (jatropha en français) (Jatropha gossypifolia L). Parallèlement, la toilette se faisait exclusivement avec des bains élaborés à partir de ces mêmes plantes, pris tièdes ou chauds. Les boissons froides et glacées étaient, quant à elles, totalement bannies, tout comme toucher de l’eau froide.

D’une manière générale, des produits pharmaceutiques antiinflammatoires et antidouleur comme le paracétamol et l’aspirine achetés dans les boutiques de la communauté étaient intégrés aux préparations herboristes. Leur prise se faisait généralement une heure avant la sudation. Certains individus se sont livrés à un bricolage thérapeutique fondé sur la combinaison de comprimés analgésiques et de produits alimentaires importés (lait en boîte, cacao en poudre), ou encore d’eau de coco mélangée avec du soda de couleur rouge − la couleur agissant, selon les informateurs, comme un agent réchauffant.

Cette association de composantes antinomiques locales et exogènes n’est pas une nouveauté en Amazonie et est même récurrente au sein du système nosologique shipibo pour soigner différents maux, notamment dans le chamanisme, à travers un dispositif de récupération et d’appropriation des traits les plus contemporains (Slaghenauffi 2019 : 77-82 ; Colpron 2012 et 2013).

Selon une thérapie par combustion commune à de nombreuses sociétés autochtones d’Amazonie (del Aguila Villacorta et al. 2022), l’air était régulièrement « traité » par la combustion, autour des maisons, de plantes odorantes (généralement de l’eucalyptus et du matico) par les pères et mères de famille afin de neutraliser cette « maladie de l’air ».

En cas de complications, les malades recevaient des soins au centre de santé de la communauté et dans une pharmacie de la ville tenue par un médecin et largement fréquentée par les comuneros (antibiotiques reçus sous forme d’injection, sérum par intraveineuse, vitamines, etc.). Or, toutes les personnes interrogées affirment que le traitement allopathique n’était pas efficace et que c’est l’automédication privilégiant les rao qui les ont véritablement soignés.

Les différents traitements étaient toujours accompagnés de massages répétés au cours de la journée et de la nuit. Le massage est en effet un élément central du corpus thérapeutique shipibo, dont beaucoup d’individus des deux sexes et d’âges variés ont la maîtrise à des degrés variables. La société shipibo compte à ce titre un masseur traditionnel (tobi akai) spécialiste dans le replacement des os. L’ensemble du corps était frotté par des préparations considérées « chaudes » et réputées « refroidir » le corps de l’affligé, telles que des graisses animales (de boa noir − Boidae − et d’opossum), ou des huiles de massage confectionnées à base de gingembre et d’essence ou de produit ménager, autres manifestations d’association de composantes antinomiques locales et exogènes.

Notons à ce titre l’importance de l’entourage familial, où l’on ne craint pas la contagion lorsque l’on masse les proches infectés par le virus, ce qui indiquerait que la distanciation sociale s’est avérée incompatible avec le mode de vie local. De nombreux anthropologues ont en effet souligné l’importance des liens familiaux parmi les populations autochtones, qui fonctionnent comme un lieu de reconnaissance et un rempart contre l’environnement extérieur où l’individu expérimente souvent le racisme (Roy 2002 : 183 ; Ferreira 2005). À cet égard, aucune des personnes interrogées n’a fréquenté l’hôpital, dont elles ont une représentation négative, consolidée par le fait que cinq des huit personnes décédées de COVID-19 sont mortes dans une structure hospitalière étatique. Les proches ont par ailleurs été privés de leurs corps, incinérés par les services sanitaires pour éviter les contagions, ainsi que de leurs pratiques du deuil et les considérations eschatologiques qui s’y rattachent. L’institution est ainsi décrite comme un lieu d’isolement où le souffrant est enfermé tout seul dans une chambre et privé du soutien de ses proches, ce qui le conduirait irrémédiablement à la mort. Il en ressort le rôle essentiel joué par la famille dans les représentations shipibo de la santé et au sein du processus de guérison. Cette perception est renforcée par la nature radicalement autoritaire et asymétrique des rapports entre soignants hospitaliers et soignés, souvent fondés sur des représentations des malades avant tout considérés à partir d’éléments discriminants de leur indianité, elle-même associée à une ignorance médicale qui viendrait affecter la trajectoire de leur maladie.

Le choix de l’automédication répond bien évidemment aux représentations locales de l’efficacité du traitement en accord avec la conception animiste des ontologies caractéristique de cette société. En effet, si être en bonne santé est fortement corrélé à une consommation importante de rao, on l’a vu, le refroidissement du corps de l’affligé passe par son « imprégnation » (kopia) à travers les vertus thérapeutiques des différents remèdes utilisés, végétaux comme non végétaux. Cette configuration est propre à la représentation locale de la personne suivant laquelle l’individu se construit à partir de ce qu’il incorpore selon un principe de « contagion » (kopia), dont l’objectif est d’intégrer les attributs des substances absorbées (Fausto 2007 ; Perez Gil 2010).

Cette « imprégnation » a été rendue possible par l’application de la « diète » (sama) qui, dans le cas précis de la COVID-19, consistait en l’abstinence de certains aliments comme le porc et le piment, ainsi qu’une réduction des graisses et des condiments, dont les saveurs prononcées auraient perturbé le processus. Ces mesures thérapeutiques pourraient en quelques sortes constituer un retour aux pratiques alimentaires du passé décrites auparavant. À ce titre, la nosologie shipibo considère que la consommation simultanée de porc, animal exogène par excellence, et de remèdes médicinaux est incompatible et peut entraîner la mort, même si actuellement, le tabou attribué à cette viande est progressivement levé dans de nombreux foyers en raison de la diminution de la consommation de rao dans la communauté.

Une fois le corps du souffrant « imprégné » par les principes thérapeutiques des remèdes consommés, leur odeur fonctionnerait comme un bouclier olfactif agissant à l’intérieur du corps, capable d’expulser tout agent infectieux et d’en empêcher toute nouvelle intrusion. La COVID-19 est en effet réputée pour véhiculer de mauvaises odeurs. Notons que l’élément olfactif est considéré comme un puissant véhicule d’agentivité dans l’ensemble de l’Amazonie (Albert 1988 ; Fausto 2016).

Le récit du chamane Ermiño Vasquez illustre bien ce point :

Tous les jours, je faisais des massages et je préparais des sudations à ma femme, à mes enfants. Je leur faisais des bains de boins et je leur en donnais à boire. Ils se sont soignés comme ça. Son odeur est forte, alors la maladie se heurte à cette odeur et sort du corps, parce que chaque plante qu’on prend reste dans notre corps. Le boins reste dans notre corps quand on le prend. Quel genre d’odeur il y a dans notre corps quand on est malade ? Donc les plantes sont comme une protection. Le virus ne peut plus approcher.

Entretien avec E. Vasquez, août 2021

La fontanelle (maiti) de l’affligé était généralement « soufflée » (coxonti ; soplada en espagnol local) à l’aide de tabac régional (rome) afin de « fermer » son corps et d’éviter, là encore, toute nouvelle intrusion du virus, cette partie du corps étant considérée comme une zone vulnérable par laquelle peuvent s’introduire les entités jugées malveillantes. Mentionnons également que le tabac est utilisé par l’ensemble de la population shipibo – hommes et femmes confondus – afin de « nettoyer » leur corps des entités pathogènes environnantes susceptibles de leur nuire et ainsi de les chasser de leur territoire. Il constitue un remède thérapeutique de première main en Amazonie, notamment dans le chamanisme (Gebhart-Sayer 1986 : 211 ; Arévalo Valera 1994 : 154 ; Chaumeil 2022).

Il est frappant d’observer que de nombreux chamanes (médicos) n’ont pas été affectés par la COVID-19 malgré des proches tous contaminés et dont ils ont été le soignant. Ils affirment alors que leur forte consommation de plantes les a rendus hermétiques au virus.

Il arrivait que les malades participent à des rituels répétés d’ayahuasca (nixi pae) dirigés par un chamane de l’entourage familial[9]. Selon la gravité des cas, la guérison pouvait nécessiter plusieurs sessions répétées chaque nuit pendant une à deux semaines, voire parfois jusqu’à un mois. Ces rituels reposent sur un chamanisme de contagion et d’expulsion commun à de nombreuses sociétés amazoniennes et autres, qui consiste à transmettre au patient les vertus thérapeutiques des rao jeûnés par le guérisseur, et extraire de son corps l’agent pathogène, appréhendé en des termes occultes. D’une manière similaire à la représentation étiologique des épidémies dans la région (Fabiano 2022 ; Buchillet 1995), le virus est ainsi assimilé à la catégorie cosmologique du mawayoxin (esprit d’un mort), qui aurait capturé « l’âme » ou principe vital (kaya) du malade. Les yoxin, dont il existe une gamme variée, sont généralement décrits comme des spectres errants et solitaires sortant la nuit du cimetière, des rivières, des fleuves ou des épaisseurs des bois. La plupart présentent des traits anthropomorphes et seraient capables de nuire aux vivants. Parmi eux, le mawa yoxin apparaît comme le plus redouté par les Shipibo.

Le rituel d’ayahuasca est décrit par les informateurs comme une « guerre » opposant le guérisseur à l’agent infectieux, dont l’objectif est son expulsion du corps du patient. Une fois cette opération accomplie, le médico prend le dessus sur son adversaire, jusqu’à être à même de négocier le kaya retenu prisonnier, qu’il parviendra, par le biais de ses chants là encore, à récupérer et à replacer à l’intérieur du corps du patient.

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La communauté shipibo de San Francisco connaît aujourd’hui un phénomène de transition au capitalisme facilité par sa proximité géographique avec la ville, ouvrant la voie à une glocalisation, qui se traduit notamment par des transformations de l’alimentation, de plus en plus calquée sur le modèle de la ville. Or, ces transformations sont à l’origine de maladies chroniques non transmissibles. À cela s’ajoute le remplacement progressif de l’usage thérapeutique des végétaux par la médecine allopathique dans le traitement des maladies populaires.

La gestion auto-médicamenteuse de la COVID-19, qui a mis en exergue l’usage de la pharmacopée locale, combinée à certains emprunts à la médecine allopathique, constituerait donc une revitalisation des médecines vernaculaires, en accord avec une thérapie thermique par l’identique selon laquelle le Coronavirus, caractérisé par des « airs chauds », serait neutralisé par des remèdes possédant les mêmes propriétés thermiques. Ces pratiques thérapeutiques intègrent les rituels chamaniques, où le guérisseur s’emploie à expulser du corps du patient le virus, assimilé à la catégorie cosmologique du mawayoxin (esprit d’un mort), et à récupérer et replacer à l’intérieur du corps « l’âme » ou principe vital (kaya) du malade, que le virus aurait capturé.

La gestion shipibo de la crise de la COVID-19 aurait agi, dès lors, comme un moyen de contrebalancer, dans une certaine mesure, les effets de la modernisation et de l’urbanisation sur la culture shipibo, qui sont à l’origine des conséquences dramatiques sur l’état de santé des comuneros. En effet, cette thérapie autochtone a mis en lumière les liens particuliers qu’ils entretiennent encore avec le monde végétal, manifestes de représentations nosologiques locales encore très ancrées et qui s’intensifient en temps de crise sanitaire.

Ce réenchantement de la médecine autochtone aurait alors eu pour objectif de renverser la suprématie de la médecine occidentale moderne via l’élaboration d’une configuration antinomique fondée sur une série d’oppositions entre intériorité et extériorité avec des soins (pharmacopée locale) et une alimentation (retour à une « diète » traditionnelle) capables de neutraliser cette « maladie de l’air » associée à l’extérieur.

Cette série d’oppositions se conjugue à une intégration de certains éléments du monde moderne dans le système thérapeutique local, via un dispositif d’appropriation, de récupération et de traduction des traits les plus prisés de la société dominante, dans une volonté de les « autochtoniser » afin, là encore, de neutraliser le virus et ainsi désarçonner la prédominance de la médecine occidentale.

Face à la vision nationale d’une indianité amazonienne à la traîne, ignorante, voire « sauvage », l’automédication de la COVID-19 telle qu’elle a été élaborée par les comuneros constituerait pour lors un contre-pouvoir thérapeutique ayant permis l’exaltation des valeurs traditionnelles via la revitalisation des savoirs ancestraux et un moyen subversif de prendre le dessus sur une modernité à leurs yeux aussi menaçante que désirable. En donnant la primauté aux savoirs locaux sur les savoirs occidentaux, la gestion de la COVID-19 par les Shipibo de San Francisco aurait contribué au renforcement de l’auto-estime collective, traduisant ainsi la volonté d’une autonomie économique et médicale à l’exigence d’un respect des personnes.