Corps de l’article

Introduction

Les Samis sont un peuple autochtone de l’Arctique. Samis et anthropologues s’accordent à reconnaître qu’ils partagent des traits culturels avec d’autres populations circumpolaires, comme les Inuits ou certains peuples autochtones de Sibérie et du nord-ouest de l’Amérique du Nord. Par exemple, l’anthropologue Irving Hallowell, qui consacra des recherches aux rituels et cérémonies liés à l’ours dans les régions circumpolaires, montre que les traditions samies font partie de cet ensemble culturel (Hallowell 1926). De même, la chasse et l’élevage du renne constituent d’autres exemples pointant un dénominateur commun à ces peuples de l’Arctique. André Leroi-Gourhan (2019 [1936]) parlait même de « civilisation du renne » qui, à l’échelle de l’Europe, établit une profonde continuité entre les chasseurs du paléolithique et les chasseurs contemporains. L’ethnomusicologue Jean-Jacques Nattiez (1999) intègre aussi la littérature orale samie et en particulier le joïk (chant sami) au sein des musiques circumboréales. Ces traditions forment ensemble un vaste système avec d’importantes variantes. Les Samis contemporains se trouvent dans une vaste région qui s’étend de la moitié nord de la Norvège et de la Suède, passant par le nord de la Finlande, jusqu’à la péninsule de Kola en Russie. Tous ces territoires sont désignés aujourd’hui par le mot Sápmi.

Figure 1

Carte de Sápmi

Carte de Sápmi
Source : samer.se

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La mission protestante à l’oeuvre à Sápmi à partir du xviie siècle − après quelques mouvements missionnaires catholiques et orthodoxes initiés au xiiie siècle − considérait le joïk comme un rituel païen à éradiquer, car dangereux pour l’avènement de la foi chrétienne chez les Samis (Solbakk 2006). « Joïker » signifiait, pour les missionnaires scandinaves, communiquer directement avec le diable et était donc sévèrement réprimé. Les noaidi, les chefs spirituels samis, étaient chassés et brûlés avec leurs tambours et le joïk fut réduit au silence dans l’espace public.

De cette manière les pratiques de joïk et leur transmission sont devenues une des formes de résistance à la suppression. Le fait que l’action de joïker était considérée honteuse, forma aussi une relation d’intimité avec le chanteur car personne n’était supposé le faire en public ou montrer qu’on avait entendu un joïk.

Ragazzi 2012 : 14

Figure 2

Dessin de l’auteur représentant Juhán-Niila Stålka

Dessin de l’auteur représentant Juhán-Niila Stålka

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Dès le xvie siècle, la couronne norvégienne sanctionnait déjà de peine de mort tout comportement jugé appartenir à de la sorcellerie (Bours 1991). La conversion au christianisme prit surtout de l’ampleur au début du xviiie siècle à Sápmi suite aux politiques d’assimilation forcée des pouvoirs coloniaux, notamment via les pensionnats chrétiens (Odner 2000). Ces institutions visaient à assimiler les peuples autochtones et à les intégrer à la société suédoise en éliminant progressivement leurs langues et leurs pratiques ancestrales (Hilder 2012). Tout un appareil idéologique servait à justifier cette assimilation, associant par exemple la pratique du joïk à des représentations d’abord diaboliques, puis primitives et sauvages (Graff 2016). Après la Seconde Guerre mondiale, les politiques de développement des États scandinaves, notamment via l’intensification de l’extractivisme industriel, continuèrent la dépossession territoriale et culturelle des Samis (Graff 2016).

L’intensité avec laquelle des chercheurs ont enregistré, collecté et archivé une multitude de joïks au cours du xxe siècle témoigne de la croyance de l’époque selon laquelle la tradition du joïk touchait à sa fin (Jones-Bamman 1993 ; Ternhag 2011). À l’instar du chamanisme polaire, cette croyance reste vivace du côté des chercheurs occidentaux (Oosten, Laugrand et Remie 2006). Il avait été démontré au cours du xxe siècle qu’il existait une intrication profonde entre les pratiques de joïk et le mode de vie nomade à Sápmi. Ces recherches destinaient donc le joïk à mourir avec la sédentarisation et l’assimilation des Samis. Plusieurs chercheurs ont cependant, et très justement, exprimé un jugement différent, en insistant sur la résilience des peuples samis et leur capacité à actualiser de manière créative et pragmatique leurs traditions (Edström 2003 ; Gaski 2008 ; Graff 2011 ; Aubinet 2017).

La profusion, dans les années 1970, de ce que certains appellent le « joïk moderne » permit non seulement à la tradition orale de continuer sa route, mais elle lui offrit également une place au sein du monde globalisé (Jones-Bamman 1993). Aujourd’hui, des chercheurs comme Thuen par exemple, remarquent dans leurs travaux une corrélation positive entre l’accélération des luttes décoloniales samies initiées principalement au xixe siècle et l’apparition de nouvelles formes de joïk (Thuen 2007). À la fin des années 1960 à Sápmi, des mouvements politiques samis réclamèrent une place plus juste pour le peuple autochtone dans les sociétés scandinaves modernes. Une dynamique de réveil culturel et de renforcement juridique de la société samie prit progressivement de l’ampleur (Jones-Bamman 1993). Cette période d’effervescence fut animée notamment par des expressions artistiques samies (Ragazzi 2012). Cette dynamique protestataire, s’inscrivant dans la continuité de la révolution de 1968, fut inspirée par les combats socio-politiques de la fin du xixe et du début du xxe siècle de leaders politiques comme Elsa Laula Renberg. Cette femme samie, figure héroïque anti-coloniale, est née en 1877 en Suède. Elle est la fondatrice de plusieurs associations samies, comme l’association centrale lapone ou la ligue des femmes samies. Elle participa à l’unification de différentes communautés de Sápmi autour d’enjeux sociaux communs et à l’émergence d’une conscience politique commune dans laquelle les joïks modernes s’inscrivent largement (Solbakk 2006 ; Jones-Bamman 1993).

Nils-Aslaak Valkeapää, sans doute l’artiste le plus connu à Sápmi, fut l’un des premiers samis à mêler au joïk des instruments de musique, alors que ce chant s’interprétait traditionnellement a capella. Il était soucieux d’affirmer une identité personnelle et ethnique « profondément enracinée et pourtant en constante évolution » (Bours 1991 : 128). La tradition orale samie, via le joïk, reprend donc massivement sa place autour des années 1970 à Sápmi, permettant à une minorité nationale de s’exprimer et de résister à l’assimilation culturelle (Edström 2003). Elle est portée fièrement sur la scène publique en tant qu’expression collective. Les joïks expriment ainsi une culture autochtone avec sa littérature orale, ses langues, sa toponymie et sa territorialité. En d’autres termes, comme le soulignent plusieurs observateurs, le joïk symbolise l’union de la résistance samie et la résurgence autochtone (Jones-Bamman 1993 ; Fernandez 1997 ; Gaski 2008).

Dans cet article, je souhaite interroger quelques influences de la globalisation, avec ses technologies, ses marchés et ses réseaux de communication, sur les pratiques contemporaines de joïk. La littérature orale samie est très vaste et a fait l’objet de nombreux travaux. Ses origines et ses rapports avec la mythologie samie ont été documentés par de nombreux chercheurs (Lüderwaldt 1976), tout comme son intrication avec l’environnement de Sápmi (Helander et Kailo 1998 ; Edström 2003 ; Gaski 2008 ; Ramnarine 2009 ; Graff 2011 ; Aubinet 2017). D’autres recherches ont mis en avant les variations régionales diversifiant la tradition du joïk (Fagerheim 2014). La diabolisation du joïk par l’Église chrétienne et la place que lui accordait la branche protestante laestadienne ont aussi été analysées (Delaporte 1978 ; Graff 2016). La technique vocale (Diamond 2007 ; Somby 2007) ainsi que la structure musicale du chant (Lüderwaldt 1976 ; Szomjas-Schiffert 1996 ; Graff 2004 ; Aubinet 2015), ou encore le rapport du joïk avec la communication des vivants avec les morts, ont également été étudiés (Wennström 1996). Enfin, des travaux ont mis en avant la fonction thérapeutique du joïk (Helander et Kailo 1998 ; Hanssen 2011 ; Ragazzi 2012) ainsi que sa fonction identitaire et politique contemporaine (Jones-Bamman 1993 ; Szomjas-Schiffert 1996 ; Gaski 2008 ; Hilder 2013 ; Graff 2016). Pour ma part, je me focaliserai sur les pratiques de joïk telles que les populations jeunes (18-35 ans) en parlent en Sápmi suédoise. Pour ce faire, je me baserai sur une immersion ethnographique de neuf mois dans la communauté samie de Jåhkåmåhkke (Jokkmokk en suédois), où j’ai pu rencontrer plusieurs « joïkeurs » (des praticiens de joïk), partager leur quotidien et mener des entretiens. Cette recherche de terrain fut réalisée dans le cadre d’un master en anthropologie sociale et culturelle réalisé à l’UCLouvain (Belgique). L’observation participante a été la méthode d’enquête privilégiée pour traiter ce sujet. Ainsi, j’ai participé autant que possible à la vie du village de Jåhkåmåhkke en nouant des relations humaines et en rejoignant des activités locales, comme des répétitions de concert ou des soirées festives par exemple, moments propices à l’écoute de joïks. De plus, j’ai mené une série d’entretiens semi-directifs afin de préciser la compréhension de mes observations à la lumière des points de vue locaux. J’ai ainsi réalisé une dizaine d’entretiens en anglais avec des praticiens de joïk, mais aussi avec des artisans, des activistes et des éleveurs de rennes samis. Cette diversité de métiers me semblait la bienvenue dans l’étude des rapports entre tradition et modernité, qui m’apparait transversale en pays sami. Les personnes citées dans cet article ont choisi d’utiliser leur identité. Cette étude de cas dans ce lieu de tradition samie de Lule demande à être complétée et nuancée par d’autres études issues de différentes régions et traditions de Sápmi, ainsi qu’à être éclairée par la littérature scientifique en langue samie et scandinave, que je n’ai pu que faiblement m’approprier.

Comme me l’ont exprimé mes informateurs samis pendant mon séjour de terrain, il est important que cette recherche s’écrive avec eux, et non pas seulement sur eux. En tant que chercheur belge, je suis un outsider de la culture samie et le resterai toujours. C’est pourquoi chaque mot que j’écris à propos d’eux, de leur vie et de leur culture, demande à être lu et critiqué par leurs soins ; non seulement pour me permettre de me rapprocher de leur vérité, mais également pour tendre vers une perspective postcoloniale en anthropologie. Dans cette optique, l’écriture de l’histoire des Samis doit rester entre les mains des Samis. Il me semble que le chercheur occidental peut proposer de contribuer, depuis la place qui lui est accordée localement et avec un profond souci de l’autodétermination des peuples, à cette écriture.

Je suis arrivé le 14 juillet 2020 à Jåhkåmåhkke après avoir voyagé en train depuis Stockholm. Jåhkåmåhkke, littéralement « coin de la rivière Lule », est un village d’environ 3000 habitants. Ce village est situé juste au-dessus du cercle polaire et est principalement connu pour son grand marché d’hiver. Parmi les habitants du village, environ la moitié possède des origines samies. Jåhkåmåhkke se nourrit depuis plusieurs millénaires de la tradition samie de Lule qui s’est développée autour de la rivière locale portant le même nom. Parmi les 1500 Samis vivant à Jåhkåmåhkke, 20 % d’entre eux parleraient couramment une langue samie selon les estimations de mes interlocuteurs. Certains ont le sami comme langue maternelle, d’autres l’ont appris en deuxième ou troisième langue. Jåhkåmåhkke est un endroit relativement isolé géographiquement (le premier village voisin se trouve à 40 km). Fabriquées généralement en bois, les maisons sont peintes en couleurs vives (rouge, bleu, jaune, etc.), à l’instar de l’habit traditionnel sami qui offre aux yeux un agréable contraste avec la blancheur de la neige en hiver. Porter des couleurs vives est également important pour se distinguer des animaux lors de la chasse comme me l’a raconté une interlocutrice.

Le joïk s’est rapidement imposé à moi comme objet de recherche en arrivant sur mon terrain. En effet, les deux personnes avec qui je passais le plus de temps étaient de jeunes joïkeurs qui aimaient me partager leur passion pour cette tradition. Le joïk désigne une façon spécifique de s’exprimer/chanter et s’appréhende comme un système symbolique (Graff 2011). Les sons de gorge sont les signifiants capables de porter et d´exprimer des expériences de vie diverses, les signifiés. En faisant varier le rythme et la mélodie de son souffle, le joïkeur ouvre une scène sonore et joue les différentes figures du théâtre de son imagination. Ainsi, il est possible de « joïker » des personnes, des animaux, des lieux, des événements, à partir des sentiments que ces figures inspirent (Fagerheim 2014). Il s’agit au fond de raconter musicalement une histoire en communiquant par ces sons spécifiques, un ressenti. Jocelyne Fernandez utilise la notion d’espace musical dans lequel se déploient ces variations de son qui forment un ensemble de signes dont l’interprétation sémantique dépend d’un contexte social particulier (Fernandez 1997). En interprétant son père, son arrière-grand-mère, cet ours, cet aigle ou cette montagne, l’espace musical du joïk permet à son interprète de rejoindre l’espace territorial et plus qu’humain de Sápmi (Aubinet 2017).

Figure 3

Élevage de rennes dans le village sami de Jåhkågasska

Élevage de rennes dans le village sami de Jåhkågasska
Photo de l’auteur, décembre 2020

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Dans le contexte de la globalisation, les pratiques du joïk seraient traversées désormais par deux tendances, une qui tend à l’enracinement régional et une autre qui tend à un sentiment d’appartenance samie plus global (Jones-Bamman 1993 ; Gaski 2008). L’ethnomusicologie samie placerait donc dans la catégorie de joïk traditionnel : le contexte culturel local, la relation à l’autre, à l’environnement et aux animaux, la spontanéité de l’expression, le savoir des ancêtres et les pratiques coutumières. Tandis que dans la case du joïk moderne se trouverait : la décontextualisation du chant, les enjeux sociopolitiques contemporains, l’affirmation identitaire, et la performance de scène (Hilder 2013 ; Graff 2016). On peut dès lors se demander quel rapport il existe entre ces nouvelles formes de joïk et la manière coutumière de joïker dès lors que la littérature scientifique a tendance à opposer ces catégories. Quelles sont les ruptures et les continuités entre le joïk moderne et le joïk traditionnel ? Le joïk moderne s’oppose-t-il au joïk traditionnel pour le remplacer progressivement ou bien viendrait-il complexifier et épaissir le sens de cette pratique ancestrale ?

De sociétés microscopiques à la société macroscopique

Le joïk est peut-être la plus vieille tradition musicale du continent européen. Il n’a cessé d’évoluer et de changer de signification au cours du temps et selon les régions de Sápmi. Rappelons qu’avant de se sédentariser complètement au cours du xxe siècle, beaucoup de Samis vivaient en groupes réduits et menaient une vie de nomade. Les deux frontières qui séparent la Finlande de la Norvège et de la Suède se sont fermées à la fin du xixe siècle, ce qui a contraint les Samis, en particulier les éleveurs de rennes, à la sédentarisation (Fernandez 1997). Ce changement de mode de vie aurait provoqué l’affaiblissement, voire la perte de compétences ancestrales en matière d’écoute et de décryptage de joïks. « Nous avons perdu l’habilité d’entendre et d’écouter » me disait Piera Nila Stålka, un joïkeur de Jåhkåmåhkke, à propos de l’occidentalisation des modes de vie à Sápmi. Selon Piera, les anciennes sociétés samies étaient probablement plus outillées pour comprendre, sentir et utiliser les joïks que ne le sont les sociétés d’aujourd’hui. Pour m’expliquer cette idée, il compare le joïk à un pinceau que l’on utilise pour peindre un tableau abstrait. Si l’auteur du tableau, son histoire, ses moeurs et ses intentions sont ignorés du spectateur, impossible pour lui de comprendre la signification du tableau. Mais si le spectateur connait toutes ces informations sur l’auteur, alors il peut recomposer à partir des taches de couleurs et des formes abstraites une idée assez précise de ce qu’a voulu signifier son auteur.

Selon Piera, cette comparaison avec la peinture abstraite permet de comprendre comment les Samis ont pu perdre ces compétences d’audition des joïks. Car dans une société « microscopique », comme il dit, où chaque individu du groupe est familier de tous les autres, chaque joïk personnel (qui dépeint une personne) était reconnu et compris immédiatement par la communauté. Il était donc plus facile d’appréhender la signification d’un joïk car on connaissait bien la personne qui était peinte. Souvent d’ailleurs, les joïks des membres d’une même famille possédaient une résonance commune. Aujourd’hui, les sociétés samies sont beaucoup plus étendues et sont sédentarisées. Elles sont en contact avec d’autres sociétés et utilisent des moyens de communication modernes comme les réseaux sociaux. Dans ce changement de contexte, les joïks sont devenus de plus en plus impersonnels et abstraits car le groupe réduit et relativement isolé qui donnait les clés de l’audition a été incorporé dans une société samie élargie. Piera, explique :

Dans l’ancienne société samie, les joïks étaient bien sûr plus locaux. Les gens connaissaient les personnes joïkées ou ils avaient une certaine relation avec elles […]. Quand tu fais quelque chose pour une performance de scène ou pour un CD, le contexte devient un petit peu différent. Et je pense que d’une certaine manière c’est ce qui est arrivé au joïk. Il est passé d’une société microscopique où on joïkait sa propre famille à une société macroscopique. De nos jours, on peut écouter des joïks de différentes régions […] car on vit dans un monde globalisé […]. Tu racontes sûrement une histoire différente si tu fais un chant qui interprète ton meilleur ami pour ton meilleur ami que si le public que tu vises est le monde ou le marché d’hiver de Jokkmok.

Extrait d’entretien, Piera Nila Stålka, janvier 2021, Jåhkåmåhkke

Les descriptions contenues dans les joïks étaient gorgées de métaphores et d’allusions dont seule la communauté restreinte possédait les clés d’interprétation. La société « microscopique » connaissait « le code » ou « le langage quasi secret » utilisé par le joïkeur pour peindre ses proches (Bours 1991 : 121). Avec l’avènement des technologies à Sápmi, et en particulier avec le développement des réseaux sociaux, ces informations sont désormais disponibles et accessibles sur internet. Le recours au joïk pour obtenir des informations sur des personnes, pour saisir les images d’un corps ou pour enregistrer les moments importants d’une vie, se fait de plus en plus rare. Aujourd’hui la pratique du joïk à l’échelle « microscopique » apporte toujours du sens aux « joïkeurs traditionnels » bien que ceux-ci soient minoritaires par rapport aux « joïkeurs modernes ». Pour les praticiens de « joïk moderne », le sens du joïk se trouve ailleurs et répond désormais à d’autres enjeux pour les sociétés samies. Ce changement de contexte social entourant les pratiques de joïks a ainsi amené les Samis à forger les catégories de joïks traditionnels et de joïks modernes afin de mieux se représenter le dynamisme de cette tradition orale (Jones-Bamman 1993).

Joïk traditionnel ou joïk moderne : une opposition significative bien que relative

Dès mon arrivée à Jåhkåmåhkke, lorsque j’ai commencé à poser des questions sur le joïk, mes hôtes m’ont expliqué qu’ils établissaient une différence entre « joïks traditionnels » et « joïks modernes ». La première fois que j’ai rencontré Juhán-Niila Stålka, le fils de Piera, celui-ci m’a informé que l’on appelait « joïk moderne » tous les joïks accompagnés d’instruments de musique. Le « joïk traditionnel » serait alors un joïk réalisé a capella. Plus je m’imprégnais de la culture locale, plus je me rendais compte que ces catégories étaient moins figées qu’elles n’en avaient l’air au début. D’ailleurs, Juhán lui-même a remis en question ces catégories lors d’un entretien, mettant en avant leur relativité historique :

J’imagine que dans 200 ans, les choses que je considère « modernes » aujourd’hui […] seront très « traditionnelles ». Le joïk évolue tout le temps et change […]. Nous avons vu des changements précédemment et un des plus grands facteurs de changement a été bien sûr les musiques d’église […]. Ces musiques n’apparaissent peut-être pas traditionnelles, mais aujourd’hui on considère ces joïks comme des joïks traditionnels de ma région car ils ont 100 ans ou quelque chose comme cela. Les joïks sont toujours influencés par ce qui les entoure.

Extrait d´entretien, Juhán-Niila Stålka, octobre 2020, Jåhkåmåhkke

Juhán, qui se dit membre d’un groupe de « joïk moderne », se présente également comme un « joïkeur traditionnel ». Comment parvient-il à combiner les deux catégories dans sa pratique ? Au moins trois autres facteurs, s’ajoutant au facteur « instruments de musique », viennent complexifier la typologie locale des joïks : la question de la technique vocale, de l’ancienneté et de la signification d’un joïk. Si je considère d’abord la question de la technique vocale, j’apprends qu’il existe une manière de chanter spécifique au joïk, répandue dans tout Sápmi. L’utilisation de cette technique marquerait aussi le caractère traditionnel, ou non, du joïk. Ensuite, si l’on interroge le critère de l’ancienneté, on réalise que certains joïks ont une vieille histoire et ont été transmis, non sans une certaine liberté interprétative, de génération en génération. L’interprétation de ces joïks-là joue également un rôle dans le caractère traditionnel ou non du chant. Enfin, la signification véhiculée par le joïk : si le joïkeur s’applique à interpréter un sujet précis au travers de ses sons de gorge, comme un lieu qui lui est cher par exemple, il sera alors davantage du côté de la tradition que de la modernité. Je me souviens de Juhán qui soulignait l’importance du « message » inhérent au joïk. Si une personne est désagréable, brusque et chaotique, pourquoi vouloir la joïker de manière agréable, douce et harmonieuse ? La signification du joïk et ses destinataires, comme expliquait Piera, deviennent tout autre dans les joïks modernes. Le message s’adresse alors, non plus seulement au groupe familial, mais également aux autres communautés samies, voire au reste du monde. Je montrerai plus loin comment le sens du joïk, traditionnellement contenu dans le joïk lui-même et intelligible seulement par des intimes, glisse vers les paroles accompagnant le joïk pour devenir intelligible par un plus grand nombre d’auditeurs.

Figure 4

Sur les hauteurs de Jåhkåmåhkke

Sur les hauteurs de Jåhkåmåhkke
Photo de l’auteur, 13 décembre 2020

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Les frontières entre joïks modernes et joïks traditionnels sont plus floues qu’il n’y parait au premier abord. On peut, en effet, vite passer d’une catégorie à l’autre selon le contexte, comme Juhán qui se dit à la fois « joïkeur moderne » et « traditionnel ». Cependant, la dichotomie tradition-modernité, bien que relative d’un point de vue historique reste abondamment utilisée dans la communication autour du joïk. Elle fait aujourd’hui partie du sens commun à Sápmi :

[…] on pourrait dire que le joïk a pris deux chemins différents. Si on appelle joïk traditionnel les joïks a capella sans instruments on peut dire que c’est un chemin. Ces joïks se sont transformés pendant des décennies et des siècles. D’une certaine manière on peut dire que cette tradition est toujours très vigoureuse à Sápmi et il existe ces compétitions de joïks tous les ans à Kautokeino où des joïks traditionnels sont jugés en tant que joïks traditionnels par de très bons juges qui savent exactement ce qu’ils cherchent dans les joïks. Et d’une certaine manière on peut dire que ces jugements sur la façon de joïker représentent les valeurs traditionnelles. Sur l’autre chemin, le joïk a été mélangé avec des instruments. Il y a eu toutes les fusions possibles entre le joïk et le jazz, le joïk et la techno, le joïk et le rock, le joïk et la pop, le joïk et le flamenco, tout ce qu’on peut imaginer.

Extrait d’entretien, Piera Nila Stålka, janvier 2021, Jåhkåmåhkke

Piera semble ici insister sur le fait que les notions de tradition et de modernité dans le contexte du joïk contemporain ne recoupent pas les notions de passé et de présent. En effet, des joïks traditionnels continuent aujourd’hui d’être pratiqués et transformés par des joïkeurs contemporains et peuvent faire l’objet de compétitions lors de festivals musicaux. Lors de ces compétitions, toujours selon Piera : « des joïks traditionnels sont jugés en tant que joïks traditionnels par de très bons juges qui savent exactement ce qu’ils cherchent dans les joïks ». Il mettrait là en avant l’existence, d’une part, d’indicateurs de traditionnalité relatifs au joïk et, d’autre part, d’une expertise sur ces indicateurs. J’ai évoqué la présence d’instruments, la technique vocale, l’ancienneté et la signification. Ainsi, la pluralité des formes contemporaines de joïks, classifiables après jugement éclairé dans les catégories de tradition et de modernité, reflète moins une tradition orale moribonde et un affaiblissement du sens qu’un épaississement de ce dernier. Le sens du joïk s’épaissirait, selon mes informateurs au travers d’un balancement énergique entre la rigueur de règles coutumières et la souplesse de la créativité. C’est ce balancement que je propose à présent d’explorer à partir de l’allégorie de la « boule de neige ».

L’allégorie de la « boule de neige »

Juhán-Niila Stålka inventa l’allégorie de la « boule de neige » et me la conta ainsi : imagine-toi en pleine bataille de boules de neige. Nous préparons les boules à lancer. Afin de réaliser les plus belles et les plus puissantes boules possible, nous tassons la neige dans le creux de notre main afin de lui donner une forme bien ronde. Nous continuons à tasser la boule ce qui la rend de plus en plus rigide et précise dans ses contours. Nous voyons alors que si l’on continue de tasser notre boule, elle se rétrécira de plus en plus et finira par se briser en petits morceaux. Cette force centripète, que nous utilisons pour tasser la neige, laissée à elle-même, est donc nuisible à la boule de neige. Il faut bel et bien ajouter une force centrifuge, c’est-à-dire ajouter de la nouvelle neige continuellement et, ce faisant, modifier la forme de la boule, pour que celle-ci grandisse et se fortifie.

L’on peut relever dans cette allégorie une tension entre deux forces (centripète et centrifuge) qui apparaissent nécessaires à la vitalité et à l’adaptation d’une tradition, en l’occurrence du joïk. L’idée derrière cette allégorie peut également s’exprimer sous forme de dilemme : comment actualiser les traditions du joïk sans les abimer et les consolider sans les geler ? Ainsi, Juhán m’expliquait que toute règle traditionnelle relative au joïk doit inclure un contrepoids en vertu de cette pensée de la résilience, celui de la souplesse et du mouvement, de l’ouverture aux circonstances.

Juste avant que mon hôte de terrain me raconte cette allégorie, il me montrait son habit sami, ses couteaux et une ceinture qu’il était en train de fabriquer pour une de ses amies. Une autre personne admire ces objets et m’explique que ces couleurs et ces motifs sont typiques de la tradition samie de Lule dont ils sont tous deux issus. Un débat se lance alors à propos de la rigidité des formes, motifs et styles de la tradition de Lule. Quelle place aurait la créativité personnelle au sein de cette rigidité coutumière ? Juhán raconte qu’il avait amené avec lui lors d’un cours à Samernas, l’école d’artisanat samie de Jåhkåmåhkke, un objet d’artisanat gardé par sa famille pendant plusieurs générations. Les formes et les couleurs de son objet, âgé de 100 ans, différaient de ce que l’enseignante appelait les formes et couleurs « traditionnelles » de Lule. Cela avait alors amené l’enseignante à disqualifier l’objet apporté par Juhán, le relayant dans la catégorie « non-traditionnelle ». Qui de l’enseignante ou de l’ancêtre de Juhán devait servir de modèle pour les productions artisanales contemporaines ? Selon mes interlocuteurs, la réticence de la professeure à accepter une pluralité de styles au sein de la tradition artisanale de Lule est représentative du souci de protection de la culture locale découlant de la colonisation. Ainsi, définir des critères stricts de traditionnalité, vouloir archiver et figer, posséder une catégorie « tradition » qui soit tangible, préserver un imaginaire de l’authenticité générateur d’idées fixes, serait des attitudes sociales générées par la situation de précarité dans laquelle la colonisation de Sápmi plongea les traditions autochtones.

Cependant, cette approche de l’héritage, que je désigne sous le nom de « gel de la tradition », est nécessaire, dans une certaine mesure, pour assurer la continuité de traits culturels et doit être associée, selon mes informateurs, au contrepoids de la créativité et du mouvement. Tassez trop la boule et elle éclatera, ajoutez-y arbitrairement trop de neige, et sa forme disparaitra. Il semble donc essentiel de solidifier la tradition en fixant certains indicateurs de traditionnalité tout en continuant à développer les expressions culturelles, les adaptant au fil des circonstances. Le double mouvement de la boule de neige pourrait également être illustré dans les propos suivants d’une interlocutrice joïkeuse qui rappelle l’attitude de l’artiste Valkeapää :

J’essaye de trouver ma propre manière de joïker tout en ne dépassant aucune limite, toujours suivre la tradition, ou s’inspirer des quelques traditions dont on a encore trace, et ensuite y ajouter ma touche personnelle.

Extrait d´entretien, Sarah Hermansson, septembre 2020, Jåhkåmåhkke

Dans le dynamisme de la « boule de neige », il est possible de retrouver deux attitudes adoptées par les Samis contemporains face à leur héritage et décrites par Thomas Hilder (2012). L’auteur s’inspire de la distinction effectuée par Diana Taylor, dans son ouvrage de 2003 intitulé Performing Cultural Memory in the Americas, entre ce qu’elle nomme « archive » et « répertoire ». L’» archive » gèle, selon elle, du contenu culturel par souci de préservation et établit dès lors une distance entre le savoir traditionnel et le récepteur contemporain de ce savoir qui ne peut finalement ni se l’approprier ni le développer (Hilder 2012). Elle transforme de la mémoire et de la connaissance orale en contenu immuable, accessible et durable qui fixe ce que j’appelais plus haut « les indicateurs de traditionnalité ». Le « répertoire », quant à lui, désigne un héritage vivant et vécu à la première personne ; une mémoire collective qui peut sans cesse être explorée par les individus qui, en se l’appropriant de manière créative, actualisent et développent les pratiques et pensées ancestrales (Ibid.).

Dans ses travaux sur l’oralité des Samis, Jocelyne Fernandez distingue deux types de joïk : les longs et les courts. Les joïks longs exposeraient des épisodes historiques et mythiques des peuples samis à travers de long textes épiques, là où les joïks courts laisseraient le soin du sens à la mélodie et au rythme du chant − plus qu’à ses mots (Fernandez 1997). La chercheure écrit en 1997 que les joïks longs ont « totalement disparu aujourd’hui » (Ibid. 1997 : 165). Cependant, la voie globale du joïk, en remettant au centre le texte présent dans le chant et en marginalisant le sens des rythmes et des mélodies, reprend en quelque sorte certaines caractéristiques des joïks longs. Le sens de ce type de joïk aurait donc, en vertu de ce changement, glissé vers les paroles qui racontent souvent des épisodes historiques et des conflits socio-environnementaux contemporains. La chanson WE ARE STILL HERE de Sofia Jannok et d’Anders Sunna, deux artistes samis engagés politiquement, en est un exemple[1]. On en trouve un autre chez Marie Boine, dont la construction identitaire, selon Stephane Aubinet : « ne se fait pas ex nihilo, mais en favorisant la perception de certaines intensités du joik et des répertoires indigènes lointains jugés pertinents, déployant ainsi un nouveau territoire à explorer » (Aubinet 2017 : 32). Et si l’on écoute les propos d’une joïkeuse contemporaine de la tradition samie du Sud, nous apercevons ce glissement de sens typique des joïks modernes qui contraste avec une apparition ex nihilo de valeurs :

J’écris des chansons avec des joïks de fond [...]. J’utilise le joïk pour accentuer les paroles afin de renforcer le texte et renforcer la chanson encore plus, mais quand tu as un joïk traditionnel je crois que tu fais l’inverse, tu utilises quelques mots pour renforcer le joïk, pour l’accentuer et le clarifier, mais tu n’as pas besoin des mots.

Extrait d’entretien, Sarah Hermansson, septembre 2020, Jåhkåmåhkke

Figure 5

Répétition de concert à Jåhkåmåhkke d’un groupe de joïk moderne

Répétition de concert à Jåhkåmåhkke d’un groupe de joïk moderne
Photo de l’auteur, janvier 2021

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Dans les propos de Sarah apparait un mouvement d’inversion entre joïk traditionnel et joïk moderne. Le sens se trouve à présent concentré dans le texte et non plus dans le joïk. Un glissement de terrain (la société « microscopique » s’est transformée en société « macroscopique ») qui engendrerait de nouveaux besoins pour les Samis contemporains : recherche et affirmation identitaire, inclusion sociale et politique, protection de l’environnement, etc. Cependant, cette transformation du joïk ne vient pas annihiler les pratiques coutumières puisque, d’une part, les joïks modernes se positionnent par rapport aux règles anciennes (le sens est dirigé vers les paroles que le joïk accompagne et renforce) et, d’autre part, ils semblent actualiser la tradition des joïks longs dans lesquelles le texte avait une grande importance. Une relation de proximité peut alors prendre place avec les ancêtres et les Samis contemporains par cette reprise de la littérature orale.

Le glissement de sens mené par ces joïkeurs modernes, loin d’évincer les valeurs traditionnelles contenues dans le joïk, vient complexifier et épaissir ces valeurs. Cette interprétation des pratiques contemporaines de joïk s’oppose à une lecture eurocentrée de l’histoire de ces pratiques qui distingue très clairement une période traditionnelle et une période moderne (Hilder 2013). Penser les joïks modernes comme des joïks en dehors de la tradition, c’est « se fourvoyer dans des idées essentialistes bien étrangères à la pratique du joik, qui semble impliquer une ouverture sur le monde et un sens de l’accueil plutôt qu’un repli identitaire » (Aubinet 2017 : 30). Les significations données à cette pratique de la littérature orale glissent avec le temps, mais restent liées entre elles par une sorte de schème culturel stable (Sahlins 2007). Le concept de « tradition inventée » de Hobsbawm et Ranger (1983) ne peut donc être adéquat dans le cas du joïk puisque la continuité avec l’héritage ancestral est, non pas de l’ordre de l’illusion théâtrale, mais bel et bien ancrée dans l’histoire longue et complexe de la littérature orale samie.

En d’autres mots, l’allégorie de la « boule de neige » met en avant l’importance au niveau de la transmission culturelle de transformer les connaissances et valeurs archivées en répertoire de pratiques samies contemporaines (Hilder 2012). Cette manière de se positionner par rapport à l’héritage a longtemps permis aux peuples samis de résister sous le joug colonial en maintenant vivante leur ethnicité, malgré les transformations sociales amenées par les Occidentaux (Ragazzi 2012). L’allégorie de la « boule de neige » symboliserait ainsi un comportement social, une reprise culturelle, à la fois « pragmatique et globalisé », mais aussi « profondément enraciné dans les idées de tradition, d’origine, d’authenticité et d’unique » (Fagerheim 2014 : 80-81). Ces positions ne sont pas mutuellement exclusives, mais répondent à une dialectique féconde à la fois entre indicateurs de traditionnalité et créativité individuelle, entre modèles anciens et archivés, mais aussi entre répertoires vivants et ondoyants.

Parmi les artistes samis les plus présents sur la toile se trouve Sofia Jannock, l’une des « grandes pop-stars du joïk contemporain », pour reprendre les mots de Juhán. La trajectoire de cette artiste illustre un phénomène assez récent dans la tradition orale samie : la professionnalisation du joïk, c’est-à-dire la possibilité de faire carrière, de voyager, de se faire connaitre et de gagner sa vie à travers cette pratique ancestrale autochtone. Sofia Jannock aurait pris le chemin moderne du joïk tracé par N. A. Valkeapää. La voix est harmonieuse et le joïk suit et accentue les paroles de la chanson, centrales dans le message diffusé. La professionnalisation du joïk amène souvent à une ouverture du public visé, la scène devient internationale, ce qui pousse souvent les artistes à remplacer le sami par l’anglais, ou une langue scandinave, dans leurs performances. Cette globalisation réfléchie du joïk vise notamment à créer un sentiment de solidarité entre peuples autochtones du monde entier, se reconnaissant mutuellement à travers leur histoire, mais aussi à partir de leurs expressions musicales (Ragazzi 2012 ; Aubinet 2017).

Le joïk comme instrument d’indigénisation de la modernité

Les studios d’enregistrement pour le joïk, les nouveaux médias comme Spotify ou Instagram, l’archivage numérique, etc., sont mobilisés par beaucoup de jeunes Samis contemporains afin de s’approprier leur héritage culturel et le transmettre. Mes observations de terrain me conduisent à affirmer que ces processus de modernisation n’aboutissent pas nécessairement à l’extinction des traditions ancestrales samies, mais peuvent tout à fait les renforcer et assurer la reprise culturelle entre générations. Cette idée rejoint donc celle de l’ » indigénisation de la modernité » de Marshall Sahlins (2007), pour qui les innovations techniques et les marchandises, issues d’Occident et transformant les sociétés autochtones, peuvent être réorientées localement selon les intérêts sociaux et culturels de ces sociétés. Ces réorientations axiologiques sont interprétées par Sahlins comme des stratégies de résistance mises en place par « des sociétés employées à persévérer dans leur être, trouvant sans cesse les moyens (y compris dans le marché) de reproduire les conditions de leur autonomie, et finalement d’exercer leur liberté » (Babadzan 2009 : 113). Enfin, ces réorientations locales des produits de la modernité s’appuieraient, pour se réaliser, sur des catégories culturelles spécifiques aux sociétés autochtones (Sahlins 2007), que je nommais dans ce texte « indicateurs de traditionnalité ».

La question de l’apprentissage et de l’enseignement contemporain du joïk constitue également un enjeu sociétal important pour les Samis. Pendant des siècles, la pratique du joïk était transmise d’une personne à l’autre au sein de la famille et de la tradition locale. Progressivement les phénomènes de sédentarisation et de globalisation ont redistribué les cartes de l’éducation du joïk. Internet a ouvert les portes de toutes les autres traditions de Sápmi (celles qui n’ont pas été effacées par la colonisation), ainsi que celles de la plupart des traditions musicales du monde. Piera Nila Stålka, né à Jåhkåmåhkke en 1975, a appris à joïker principalement en « écoutant des anciens enregistrements » de joïks dont certains datent des années 1960. Il fut le directeur d’un projet collaboratif d’archivage de joïks achevé en 2007 (Hilder 2012). L’ensemble de ces archives est maintenant disponible au musée Ajjte de Jåhkåmåhkke et constitue, comme le souhaitait Piera, un répertoire en attente d’actualisation (Ibid.). La radio, la télévision et internet servent aussi aujourd’hui de manière efficace à la transmission des traditions orales samies en rendant accessibles et utilisables des joïks issus de différentes époques et régions de Sápmi :

Spotify, je pense, est le meilleur exemple car là où moi j’ai appris le joïk de mon père quand on roulait en voiture, je pense que mes enfants apprendront le joïk en écoutant Spotify. Il y a tellement de joïks auxquels participer, à écouter et à apprendre. Donc c’est une bonne manière de débuter votre aventure au sein du joïk [...]. Les gens partagent, je veux dire la consommation médiatique augmente chaque jour avec les réseaux sociaux donc je pense que peut-être les gens y participent plus et que c’est plus facile pour partager. Cependant ce n’est pas organisé du tout, nous n’avons aucun groupe de discussion [...] où l’on débat sur le joïk.

Extrait d´entretien, Juhán-Niila Stålka, octobre 2020, Jåhkåmåhkke

Si, comme le mentionne Juhán, il n’existe pas, sauf exception[2], de cadre institutionnel en Sápmi suédoise qui régulerait l’apprentissage et l’enseignement du joïk (au contraire des traditions artisanales duodji), quelles sont aujourd’hui les institutions samies responsables des indicateurs de traditionnalité pour le joïk ? Piera mentionnait le rôle des festivals de musiques samies et notamment les juges de concours de joïks dans ce contrôle des savoirs ancestraux.

Figure 6

Street art à Jåhkåmåhkke

Street art à Jåhkåmåhkke
Photo de l’auteur, septembre 2020

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La diffusion de joïks à la radio, à la télévision et sur les plateformes médiatiques est valorisée par les jeunes Samis de Jåhkåmåhkke. Dans le système éducatif suédois, les élèves apprennent très peu la culture samie dans leur cursus scolaire. Avoir du joïk à la radio, à la télévision et sur les réseaux sociaux permet de montrer aux outsiders que les Samis existent, que leur culture est bien vivante, et non de l’histoire passée « bonne pour les vitrines de musées ». La production de sons par les Samis dans ces nouveaux espaces de modernité participe également d’un processus de « maintenance de frontières ethniques, d’identification [...], d’énonciation politiques, de célébration ou négociation de valeurs culturelles » (Fagerheim 2014 : 69). Indigéniser la modernité et se développer durablement signifie ainsi pour les Samis : résister à l’assimilation culturelle et à la dépossession territoriale, maintenir vivantes leurs langues, leurs visions du monde et leurs pratiques ancestrales, de même que devenir des sujets politiques en Suède et en Europe (Hilder 2012). Pour répondre à ces enjeux sociétaux, les Samis contemporains établissent collectivement des stratégies visant à la reconnaissance d’un territoire ancestral, Sápmi, ainsi que la réaffirmation de leurs droits autochtones. Les pratiques contemporaines de joïks s’inscrivent largement dans ces luttes de reconnaissance sociales et politiques (Jones-Bamman 1993 ; Hilder 2012).

Les discours sur le joïk que j’ai pu récolter sur le terrain associaient systématiquement à cette pratique les notions de force, de puissance, d’appartenance et d’unité. Juhán me décrivait, lors d’un entretien, des personnes se faisant bouger de force par la police suédoise pendant qu’elles étaient en train de joïker sur le site du projet minier de Gállok lors des protestations de 2013. Il me confiait que « souvent quand on s’organise pour agir contre un problème pareil, il y a un sentiment de désespoir, un sentiment que ce qu’on fait ne suffit pas, donc avoir de la musique et du joïk est un bon moyen de dépasser ces sentiments d’impuissance ». Les joïks contemporains qui se laissent entendre à Jåhkåmåhkke, dans les mouvements protestataires comme dans les arènes politiques, obligent à voir l’altérité culturelle au sein d’un système politique suédois imprégné de l’idéologie d’État-nation (Fagerheim 2014).

[...] je pense tout d’abord que le joïk est très puissant et très fort. Il existe beaucoup d’exemples au cours de l’histoire où le joïk fut utilisé politiquement, où il était très vif. C’est parce que le joïk est très fort. Je pense [...] qu’une fonction du joïk est de renforcer le groupe sami car c’est un genre de musique très puissant qui peut te soulever [...]. Le joïk utilisé en concert est très puissant.

Extrait d’entretien, Piera Nila Stålka, janvier 2021, Jåhkåmåhkke

Se rassembler et joïker dans un contexte de conflit socio-environnemental permet ainsi aux Samis d’affirmer leur territorialité en mentionnant, par exemple, des noms de lieux importants, en interprétant les animaux ou en racontant des histoires passées ici et là. Par cette pratique, ils questionnent les notions ethnocentrées de progrès et de développement durable. Joïker serait donc un acte symbolique et politique puissant dans la mesure où cela affirme un mode d’être au monde particulier où les liens ontologiques entre l’homme et le milieu sont signifiés (Berque 2015). Dans le mouvement d’Alta en 1980, qui protestait contre la construction d’un barrage hydroélectrique au nord de Kautokeino, le joïk joua un rôle significatif selon Piera. De grands concerts étaient organisés en l’honneur du mouvement et des joïks peignant le conflit sont devenus célèbres par la suite. Les joïks ont ainsi été utilisés pour raconter et témoigner du conflit d’Alta. Ils sont un moyen d’indigéniser la communication politique. Il s’agit, par le rythme, la mélodie et les paroles, de conscientiser, d’attirer l’empathie, de dire les injustices, de se faire entendre sur d’autres scènes (festivals autochtones, arènes politiques, internet, etc.).

Raconter des événements historiques à travers le joïk ferait partie de ce mouvement de reprise et de développement des pratiques ancestrales documenté dans cet article. Ce mouvement engendre des sons et façonne des individualités en résonnance avec les valeurs des ancêtres samis (Fagerheim 2014). Un ancien joïk long appelé « Sámeeatnan álgodbmuid birra » (littéralement : « Des premiers habitants de Sápmi »), transcrit au xixe siècle par Jacob Fellman, relate l’origine du peuple sami. Dans ce joïk, on peut d’abord entendre la conquête de Sápmi par un peuple très ancien qui, se mélangeant aux populations locales, deviendra le peuple sami. Ensuite, une autre ère historique s’ouvre et raconte l’arrivée d’un deuxième peuple, apparenté et bientôt mélangé au premier, qui apporte avec lui, non sans violence, un renouveau technique et culturel. Enfin, une troisième période de l’histoire est contée où les rois scandinaves s’attaquent aux coutumes samies pour leur substituer leurs propres systèmes politiques (Solbakk 2006). Les nouveaux joïks qui émergent dans un contexte protestataire montrent bien l’importance des sons et de l’oralité dans la culture samie et dans la décolonisation des sociétés samies modernes (Hilder 2012 ; Ragazzi 2012).