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Menée sous la direction de Carine Ayélé Durand, directrice ad intérim du Musée d’ethnographie de Genève, l’exposition « Injustice environnementale. Alternatives autochtones » est le résultat d’un projet ambitieux qui investit, par le biais d’un discours basé sur une éthique du soin et une culture de la réparation, le rôle du musée comme un espace d’échange, de co-construction des savoirs et de collaboration équitable entre les sociétés. L’exposition donne temporairement la parole aux populations autochtones et reconnait le rôle important de ces hommes et de ces femmes qui, partout à travers le monde, font entendre leur voix pour défendre leurs droits face à l’injustice environnementale, tout en appelant à un effort mondial dans la lutte pour la préservation de toutes les formes de vie. Pour signifier ce retour sur le chemin de la bonne vie, l’exposition nous invite à penser d’autres formes de manière de vivre pour tisser ensemble le temps de la rencontre. L’expérience muséale se conçoit ici comme un processus relationnel, émotionnel et sensible qui se propose de nourrir une réflexion sur notre avenir commun.

À travers plusieurs temporalités qui structurent l’exposition en cinq sections – être autochtone aujourd’hui ; le temps du soin et de la réparation ; le temps des responsabilités réciproques ; le temps de la crise ; le temps de la rencontre –, le parcours muséal s’articule autour de la situation politique, géographique et sociale de divers peuples autochtones dans le monde. Au sein du parcours, le présent, le passé et le futur se confondent dans un espace-temps propre à l’exposition qui nous invite à penser le rôle de la transmission des savoirs et savoir-faire de plusieurs peuples autochtones dont les collaborations multiples témoignent de leur engagement, de leur résistance et de leur capacité d’adaptation face à l’urgence climatique et environnementale. L’exposition présente un contenu abondant, à la fois riche et protéiforme, qui invite les visiteurs par le biais d’objets, de photographies, de textes, de témoignages vidéo, de projections et d’installations artistiques contemporaines, à saisir les enjeux face aux dégradations environnementales et au changement climatique qui nous concernent toutes et tous.

Pour signifier cette lutte commune, le parcours s’ouvre sur une carte du monde. Réalisée à l’occasion de l’exposition, la Carte des peuples autochtones, de la biodiversité et des conflits environnementaux dans le monde[1] fait état des conflits mondiaux qui menacent la survie et la préservation de la culture de ces peuples, gestionnaires des ressources naturelles et gardiens d’une grande part de la biodiversité mondiale. La question de la relation au territoire ici abordée rend compte des inégalités souvent basées sur des rapports de force hérités et actuels. En effet, malgré l’adoption en 2007 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, la reconnaissance de leurs droits et de leurs territoires reste souvent un défi majeur. Pourtant, le respect des droits humains fondamentaux est essentiel dans notre lutte commune pour la survie à une époque où le changement climatique est une préoccupation mondiale. À cet égard, l’exposition nous rappelle le rôle que ces communautés ont à jouer dans la recherche d’alternatives et la façon dont elles contribuent, à travers une éthique du soin et une culture de la réparation, à l’amélioration des rapports entre tous les êtres animés et inanimés.

Cette éthique du soin se présente notamment sous la forme d’un jeu vidéo conçu par l’artiste Elisabeth LaPensée qui diffuse des chants destinés à guérir les eaux, une pratique cérémonielle traditionnelle qui témoigne du rôle des femmes anishinaabeg dans le protectorat de l’eau. La suite du parcours évoque, sous diverses formes, la manière dont les savoirs, les cultures et les pratiques des peuples autochtones, transmis de génération en génération, peuvent être partagés par tous les peuples afin de trouver des solutions alternatives pour la protection de l’environnement. C’est le temps des responsabilités réciproques qui appelle à un principe de gestion responsable des ressources naturelles et à la préservation du bien vivre sur la Terre avec toutes les formes de vie. Ce temps s’exprime notamment au travers du conte ts’msyen « Le Prince qui avait été enlevé par le Saumon » réinterprété par le poète Gavin Hudson dont l’histoire nous rappelle les principes d’interconnexion, de respect et de responsabilité entre les humains et le monde autour. Le parcours présente ensuite la manière dont les peuples autochtones résistent et défendent leurs droits lorsque ce lien se rompt et que la crise s’installe. Partout dans le monde, les peuples autochtones défendent leurs droits collectifs à contrôler leurs terres selon le principe de consentement préalable, libre et éclairé et s’opposent à l’exploitation des ressources naturelles qui nuisent à l’environnement. Seulement, dans un contexte mondial où l’urgence climatique impose la nécessité d’une rencontre, l’exposition nous rappelle l’importance de faire face et d’agir ensemble pour notre futur commun. C’est le temps de la rencontre qui clôture l’exposition et nous invite à réfléchir à de nouveaux modèles de relation à l’environnement. Cette réflexion commune se matérialise à travers l’oeuvre collaborative de Máret Ánne Sara intitulée « Gákte-Quipo » dont le processus de création a permis de nouer des histoires personnelles entre elles. Cette installation monumentale, créée selon une technique de nouage ancestrale, a été complétée par des vêtements traditionnels des peuples de Sabah en Malaisie et par une oeuvre de l’artiste ts’msyen Kandi McGilton.

Au moyen de médiums et d’interprétations pluriels, le musée invite à une prise de conscience et explore dans une perspective multiple les expériences des peuples autochtones face aux conditions sociales et environnementales changeantes. Les voix sont importantes pour sensibiliser, promouvoir le dialogue et cultiver ainsi le bien vivre ensemble. Ts’msyen d’Alaska, Amazighs du Maroc, Anishinaabeg des États-Unis et du Canada, Samis de Fenno-Scandinavie, Māori de Nouvelle-Zélande, Maasaï du Kenya et de Tanzanie, Aïnous du Japon, Insulaires des Îles Marshall, Kali’na de Guyane, l’exposition propose de donner la parole à ces peuples autochtones afin de rendre compte de leurs réalités multiples face au combat pour une justice environnementale. Plusieurs artistes, activistes, juristes, chercheurs et chercheuses autochtones ont été invités à collaborer à la mise en oeuvre de l’exposition afin de faire entendre leur voix à travers des biographies et des témoignages vidéo, mais également au moyen d’installations artistiques inédites ou préexistantes.

Le parcours présente les portraits de dix représentants et représentantes de groupe d’intérêt autochtone dont les témoignages apportent un éclairage sur la manière dont ces peuples s’organisent, partout à travers le monde, pour trouver aujourd’hui des réponses aux défis de demain. Les voix de Pablo Mis, Maja Kristine Jåma, Kenneth Atsenhaienton Deer, Benjamin Andres Ilabaca De La Puente, Duane « Chili » Yazzie, Binota Moy Dhamai, Shankar Limbu, Moha Tawja, Hindou Oumarou Ibrahim, et Adam Kuleit Ole Mwarabu Lemareka sont ainsi convoquées et rythment la visite par le biais de vidéos réalisées à l’occasion de l’exposition qui jalonnent le parcours du visiteur. L’exposition met également en scène des oeuvres de créateurs engagées ; artistes, chercheurs, chercheuses et activistes autochtones ont ainsi été conviés à collaborer et à s’exprimer dans le cadre de cette exposition. Ces contributions multiples et variées témoignent avec force de l’engagement et de la résistance des peuples autochtones face à l’urgence climatique. Certaines oeuvres ont été spécifiquement créées à l’occasion de cette exposition grâce à la collaboration étroite avec Gyibaawm Laxha - David Robert Boxley, Ti’iwan Couchili, Huk Tgini’itsga Xsgyiik - Gavin Hudson, Mangyepsa Gyipaayg - Kandi McGilton et Máret Ánne Sara. Le regard que portent ces artistes sur leurs territoires, leurs histoires et leurs communautés interpelle nos sensibilités et nous questionne sur notre propre relation au monde. La contribution de ces artistes a également pour effet d’initier un nouveau mode de monstration au Musée qui souhaite valoriser et promouvoir les échanges et les partenariats équitables avec les communautés sources.

De cette manière, le musée propose une véritable expérience de muséologie participative menée avec des représentants et représentantes autochtones et entend ainsi établir une relation de collaboration en reconnaissant le principe international du consentement préalable, libre et éclairé. Dans la perspective de répondre à une inclusion effective et équitable des peuples autochtones dans les processus décisionnels, les équipes de conception se sont également entourées d’un comité consultatif composé de quatre experts et expertes de groupe d’intérêt autochtone : Lounes Belkacem, Andrea Carmen, Myrna Cunningham et Jennifer P. Linggi. En donnant la parole à une diversité de voix, le Musée d’ethnographie de Genève entend ainsi créer un espace de dialogue qui favorise la représentation de Soi par les populations autochtones. De cette manière, le Musée contribue d’une part, à la connaissance des cultures et des réalités socio-politiques de communautés d’origines diverses et, d’autre part, initie une discussion globale et translocale. Cette démarche, qui met en valeur des échanges équitables entre des communautés diverses, permet de penser l’un des enjeux majeurs de la décolonisation des pratiques muséales par le biais d’une conversation à plusieurs voix.

La décolonisation des pratiques muséales se concrétise ici par une remise en question de toutes les formes de pouvoir. Décoloniser le musée, c’est interroger les rapports de force hérités et remettre en question la manière dont ceux-ci persistent au sein de nombreuses pratiques que ce soit dans le champ disciplinaire, dans la pratique muséographique ou dans la manière de collaborer. L’exposition problématise ces questions d’inégalités et propose de mener une réflexion sur le passé à partir du présent. Mener cette réflexion implique de questionner le rôle des musées dans la définition d’un monde interculturel, d’interroger le principe de décentrement des savoirs et d’investir les potentialités nouvelles offertes par la mise en place d’une véritable éthique relationnelle.

Cette exposition, présentée de septembre 2021 à août 2022, marque le début d’un nouveau cycle et vient concrétiser les orientations nouvelles prises par le Musée d’ethnographie de Genève qui se positionne comme un véritable laboratoire social de diffusion du savoir. De ce point de vue, l’exposition ouvre le champ réflexif et permet de repenser les typologies muséales dans un contexte où le musée d’ethnographie continue de traverser une époque de redéfinition et doit répondre à une conception nouvelle, plus équitable et inclusive, du monde et de la culture. De nombreux musées ont ainsi opéré une prise de conscience nécessaire pour se distancier de l’ethnographie comme discipline anachronique, coloniale et eurocentrique. A partir de ce projet, le Musée d’ethnographie de Genève nous invite à (re)penser le musée et les modes de productions et de diffusion des savoirs à l’heure où les musées se refusent à n’être que des lieux de sacralisation et de persistance d’un discours unilatéral pour devenir de véritables « forums citoyens ».