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I. Comment Krynein fut éduquée à la Faculté et comment elle en fut chassée

Il y avait à Québec, à la Faculté de jurisprudence, une jeune femme à qui la nature avait donné les moeurs les plus ambivalentes. Sa physionomie annonçait son âme. Elle avait l’esprit alerte, la passion du jugement mais, de temps à autre, elle se mettait à rire et à chanter dans les couloirs; il lui arrivait aussi de pleurer sans raison apparente ou de se trouver en proie à de violents accès de fièvre qui pouvaient durer plusieurs jours; c’est pour cette raison, je crois, qu’on la nommait Krynein.

Les étudiants murmuraient que la jeune femme était le fruit des amours de l’ancien doyen Soupçon et d’une certaine Laetitia. Les professeurs disputaient discrètement entre eux sa généalogie. On la disait fille des Lettres et de la Raison, arrière-petite-fille du Droit et d’un « maître de la Grèce », jumelle de la Liberté. On la disait aussi, à voix basse, fille de personne ou fille de rien. À quoi certains ajoutaient que le défaut de ses origines était la cause de ses dispositions à la subversion.

À la Faculté de jurisprudence, on enseignait le droit et sa prudence. Ce qui était une manière de dire que l’éducation juridique n’était pas abandonnée à la seule étude du droit. On lui associait la « connaissance des choses divines et humaines, la science de ce qui est juste ou injuste, licite ou illicite ». On s’enorgueillissait pour cette raison de pratiquer un enseignement non dogmatique et qu’on pouvait dire alors critique. Tous les professeurs professaient donc la critique. Ce qui était, de l’avis de tous, une bonne chose. Car il était entendu que la critique, c’est bien (le doyen Reitrof, en bonne intelligence avec le recteur, lequel tenait ses instructions de la ministre, avait d’ailleurs oeuvré pour inscrire la liste des compétences à acquérir (Critical Skills) en bonne place dans le cursus).

Krynein était instruite par la professeure Deforis et le professeur Deintus. Elle leur vouait une profonde admiration, quoiqu’ils conduisissent son éducation dans des directions opposées. La professeure Deforis privilégiait la « critique externe ». Elle entendait par là la confrontation d’un objet, d’une idée ou d’un discours avec une forme de rationalité extérieure à celui-ci et qui permet d’en exposer les fondements ou les fins cachés aux tenants du discours, d’en déterminer la connaissance objective, d’en permettre l’évaluation. Elle aimait à parler d’épistémologie et soutenait que la critique visait à construire une « science rigoureuse du droit ». Le professeur Deintus, quant à lui, prônait la « critique interne ». Il estimait qu’il n’y avait pas d’objet « droit » que l’on aurait pu réduire dans l’unité d’un concept. Il répétait que le droit est fait d’opérations concrètes, de dispositifs matériels, de catégories et d’arguments déployés dans le réel par des acteurs et des institutions. Et que la critique devait porter sur ces éléments qui déterminent le droit pour mettre au jour la pluralité et l’opposition des forces qui les habitent. Krynein ne doutait pas que ses professeurs fussent aussi savants qu’elle pouvait le souhaiter, mais elle éprouvait à leur endroit une intuition. Il lui semblait qu’ils ne l’éclairaient pas de la plénitude de leur savoir. Krynein pensait qu’une part de celui-ci lui demeurait cachée.

Or, un soir où Krynein arpentait les couloirs déserts de la Faculté, elle surprit dans une classe la professeure Deforis et le professeur Deintus qui paraissaient avoir trouvé la voie de la synthèse. Krynein nota en particulier que le point de vue externe et le point de vue interne étaient amenés à se rejoindre de multiples façons. Elle en fut bien heureuse et songea qu’elle aimerait, elle aussi, pratiquer l’échange de points de vue afin de goûter à son tour ce qui avait l’air des délices du paradis. Elle fut navrée de constater qu’elle manquait d’expérience en la matière. Elle choisit de s’en ouvrir dès le lendemain à la vice-doyenne aux enseignements, la professeure Scitylana, afin que l’on ajoutât aux contenus universitaires l’apprentissage de la critique par corps. Pourtant, ses suggestions ne furent pas du goût de cette figure de l’administration de l’Université. La vice-doyenne indiqua à Krynein que la Faculté était un lieu d’enseignement qui laissait à la porte de la classe les questions du sentiment et du désir, inconnaissables par hypothèse. Elle ajouta que les études critiques du droit étaient bien des études de droit et que Krynein, à raisonner ainsi, risquait de se rendre indésirable. Krynein, hélas, comprit mal ce que signifiait ce dernier terme, si bien qu’elle tâcha de se rendre désirable aux yeux de la vice-doyenne. Elle lui indiqua, par le mouvement de son corps, qu’elle était au contraire disposée à partager son point de vue avec elle. La vice-doyenne la repoussa vivement en criant au scandale. Il s’ensuivit un grand désordre, et tout fut consterné à la Faculté de jurisprudence.

Krynein s’en trouva chassée et fut contrainte de quitter Québec.

II. Comment il fut donné à Krynein de s’interroger grâce à une subvention de l’Académie des sciences humaines et sociales

Rendue à la vie ordinaire, Krynein puisa dans ses économies pour se payer le voyage vers Montréal. Dans le train qui la conduisait à destination, elle songeait à ses récentes mésaventures et pleurait un peu sur son sort. Elle fut abordée par un homme encore jeune, richement vêtu, qui s’enquit de son air triste. Après qu’elle l’eut renseigné, il se présenta comme lauréat de la Fondation pour les justes causes. Il indiqua à Krynein que la Fondation soutenait la réflexion agissante dans des domaines prioritaires du nationalisme tolérant, de l’enrichissement acceptable, de la résilience continue et de la conscientisation du vivant. L’homme encore jeune était par ailleurs à la tête d’une subvention de 28 millions de dollars accordée par l’Académie des sciences humaines et sociales. Il pouvait ainsi rémunérer 66 étudiants : 21 l’aidaient à la préparation de ses cours, 22 l’assistaient dans ses recherches et 23 travaillaient sur des demandes de financement. Il avait toujours été premier de sa classe et avait obtenu son doctorat avec grande distinction à la Global Culture University. Il connaissait et appréciait les professeurs Deforis et Deintus.

  • N’aimeriez-vous pas?... demanda-t-il à Krynein.

  • Oui, répondit-elle, j’aimerais rejoindre la belle professeure Deforis et le charmant professeur Deintus.

  • Non, reprit-il, je vous demandais si vous n’aimeriez pas devenir ma 67e assistante. Cela vous éviterait l’oisiveté et vous conduirait à répondre aux questions que vous vous posez.

  • Qui a dit que je me posais des questions?

  • Eh bien… Je suppose que vous vous en posez. Il faut se poser des questions!

  • Parce que c’est la condition de la pensée? interrogea Krynein.

  • Oui, vous dites juste, répondit son interlocuteur.

  • C’est aussi une condition de l’esprit critique?

  • Sans aucun doute. C’est celle là-même qui caractérise l’esprit critique.

  • C’est donc que la pensée et la critique empruntent la même forme qui est la question? reprit Krynein.

  • C’est peut-être qu’il n’y a pas d’autre pensée que de pensée critique, répondit l’homme, ravi de cet échange. Quant à moi, toutes mes questions de recherche impliquent une perspective critique.

  • C’est donc que la critique n’a pas lieu d’être, puisqu’elle n’est que reprise de la pensée critique, pensée pensante parce que critique, continua Krynein, et j’en suis triste pour mes maîtres.

  • Vous avez sans doute raison… Mais vous verrez, vous et moi…, commença-t-il. Elle le coupa :

  • Non! Leur enseignement ne peut se trouver démenti de la sorte. L’amour de la vérité m’ordonne d’éclaircir davantage cette affaire. Il y a autre chose. Je ne sais le dire, mais je le sens. Ne le sentez-vous point?

  • Nullement, fit-il.

  • Elle poursuivit :

  • Ce que j’ai vu des délices que mes professeurs eurent dans leurs échanges nocturnes, ce dont on a voulu me convaincre de me désintéresser, a pour moi forme de leçon. C’est peut-être cela leur enseignement le plus précieux.

  • Je ne vous suis plus, intervint le chercheur.

  • Je veux dire, reprit-elle, qu’il se pourrait que la critique ne prenne pas sa source dans une opération intellectuelle qu’il nous faudrait établir, mais qu’elle se détermine par l’Éros, comme cette « tension inquisitive » qui marque la philosophie grecque.

  • C’en est assez de vous torturer l’esprit! Venez avec moi, lui enjoignit l’homme, vous ne serez pas malheureuse.

Krynein le suivit, en dépit de ce qu’elle se sentît comme attaquée par une maladie légère à l’idée de demeurer trop longtemps en sa compagnie.

III. Ce qu’il advint de Krynein au cours de ses recherches

Installée dans un joli bureau montréalais, entourée de l’attention de l’homme encore jeune (qui louait la vivacité de son esprit en toute circonstance), Krynein fut engagée par une solide réflexion à considérer les « théories et méthodologies » des sciences sociales. Son bienfaiteur lui apprit à déterminer un « cadre théorique ». Elle opta pour une « approche constructiviste » pour laquelle « les activités présumément subjectives et individuelles, d’une part, et celles qui sont supposées objectives et sociétales, d’autre part, se construisent ensemble dans les divers environnements sociaux, qu’ils soient intimes, institutionnels ou collectifs ». Krynein entra dans ce louable dessein. Elle posa que la critique était construite par les théories et les approches critiques. Elle entreprit donc d’établir les liens entre celles-ci. Elle travailla avec passion et, par une soirée de printemps, elle livra au chercheur une sorte d’arborescence de la pensée critique contemporaine ainsi présentée :

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Puis était examinée la généalogie des courants auxquels la pensée critique contemporaine était apparentée. Les Critical Legal Studies d’abord…

Autres sources : Guyora Binder, « Critical Legal Studies », dans Dennis Patterson (dir. ), A Companion to Philosophy of Law and Legal Theory, 2e éd., Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, p. 267; Martha Minow, « Law Turning Outward », (1979) 73 Telos 79

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…Law and Economics ensuite…

Sources : Mark D. White, Theoretical Foundations of Law and Economics, New York, Cambridge University Press, 2009; Jon Hanson, Kathleen Hanson et Melissa Hart, « Law and Economics », dans Dennis Patterson, A Companion to Philosophy of Law and Legal Theory, 2e éd., Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, p. 299

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…puis Law and Literature…

Sources : Guyora Binder et Robert Weisberg, Literary Criticisms of Law, Princeton, Princeton University Press, 2000; Richard A. PosnerLaw and Literature, 3e éd., Cambridge, Harvard University Press, 2009; Paul Aron, Alain Viala et Denis Saint-Jacques, Le dictionnaire du littéraire, 2e éd., Paris, Presses universitaires de France, 2010, «  Littérature »

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…Law and Society ensuite…

Sources : Lawrence M. Friedman, « The Law and Society Movement », (1986) 38 Stanford Law Review 763; Brian Z. Tamanaha, « Law and Society », dans Dennis Patterson (dir. ), A Companion to Philosophy of Law and Legal Theory, 2e éd., Oxford, Wiley-Blackwell, 2010, p. 368

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…et, enfin, le mouvement Critique du droit :

Sources : Martine Kaluszynski, « Sous les pavés, le droit/le mouvement critique du droit ou : quand le droit retrouve la politique », (2010) 76-3 Droit et Société 523; Martine Kaluszinski, « Accompagner l’État ou le contester? Le mouvement “Critique du droit” en France. Des juristes en rébellion », (2014) Criminocorpus, en ligne : <http://criminocorpus.revues.org/2831>

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– Il convient, dit Krynein, de remarquer que, sauf pour le cas du mouvement Critique du droit (qui fait ici figure d’exception continentale et dont il faut, par ailleurs, souligner la « brièveté de l’existence »), le réalisme juridique requiert une attention particulière. C’est pourquoi j’ai pensé faire quelque profit en rédigeant également sa généalogie. Celle-ci nous conduit loin dans le xxe siècle, à la pointe du xixe aussi :

Sources : Stephen M. Feldman, American Legal Thought from Premodernism to Postmodernism: An Intellectual Voyage, New York, Oxford University Press, 2000; John Henry Schlegel, American Legal Realism and Empirical Social Science, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995; Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, « La place de René́ Demogue dans la généalogie de la pensée juridique contemporaine », (2006) 56 Revue interdisciplinaire d’études juridiques 163

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« Je n’ai, dit le chercheur, que des compliments à vous faire. » Il contemplait l’écran sur lequel se déployaient les figures et les textes composés par Krynein. Il se tenait debout derrière elle et avait posé la main sur son épaule. Cependant que Krynein raisonnait :

  • J’en viens à la proposition qui vise à représenter au mieux mon objet d’étude. Elle s’attache au caractère que partagent l’ensemble des approches critiques, et trouve dans le réalisme juridique un solide point d’ancrage. Croyez-vous, continua-t-elle, que l’on puisse résumer le réalisme en disant qu’il consiste à prendre en considération l’ensemble des facteurs qui conduisent les juges (et les autorités chargées de dire le droit) à décider comme ils le font?

  • Qui dit cela? demanda l’homme. Et qu’est-ce que cela signifie?

  • Brian Leiter, dans son article « American Legal Realism » paru dans l’ouvrage The Blackwell Guide to Philosophy of Law and Legal Theory, dirigé par William A. Edmund fils et Martin P. Golding et publié à New York, par Blackwell, en 2005, répondit Krynein. Il explique que, pour les réalistes, les juges ne décident pas comme ils le font parce que les règles de droit prescrivent tel ou tel résultat. La manière dont ils « réagissent aux faits d’une affaire dépend de facteurs psychologiques et sociologiques, à la fois conscients et inconscients ». En réalité, le droit est ainsi fait qu’il n’est pas déterminé par le droit! Ma proposition sera donc la suivante : est une approche critique du droit celle qui, affirmant que le droit n’est pas tel qu’il est, vise à mettre au jour ses déterminations non juridiques. Lesquelles peuvent être politi-ques, économiques, esthétiques, liées à un contexte social, aux préjugés, etc. Par suite, la connaissance du droit doit s’associer d’autres formes de savoir que la science juridique. Ce pourquoi il y a tant de « Law and XYZ ». Ce que j’aime dans cette proposition est qu’elle englobe tous les mouvements critiques. Outre ceux qui ont déjà été étudiés, on pourrait y ajouter le Critical Legal Pluralism, le Critical Empiricism, et ainsi de suite. Par exemple, pour le premier, le droit ne saurait être décrit comme un objet extérieur aux êtres humains, même en admettant l’infinie pluralité de ses composantes. On ne peut que décrire la manière dont le droit est construit par le discours qui en parle et les sujets qui le vivent. Il n’est donc pas tel que ces derniers peuvent se le représenter, mais transformé au fur et à mesure de leurs actions et pratiques.

L’homme s’assit auprès de Krynein et ne la laissa pas poursuivre son exposé. L’étreignant soudain, il entendait visiblement triompher de sa personne. N’y parvenant pas en raison de la résistance qu’elle lui opposait, il se mit en devoir de l’invectiver et de la brutaliser. Tant et si bien que Krynein prit la fuite.

IV. Rencontre avec les soeurs – Krynein s’embarque pour l’Europe

Krynein erra plusieurs jours dans les rues. Elle songeait qu’elle pourrait, elle aussi, vivre dans une jarre. Un matin où elle méditait sur les circonstances qui l’avaient exposée aux insultes et aux avanies du chercheur, un vent glacial se mit à souffler sur la ville. Alors qu’elle s’abritait sous un porche à proximité de la basilique Notre-Dame, elle fut rejointe par un groupe de religieuses cherchant également un peu de chaleur. Elles se présentèrent comme soeurs de la Congrégation du Sacré-Coeur en visite. Elles retournaient le soir même en Europe. Krynein avait faim; elle avait soif de savoir, aussi. Elle accepta donc d’embarquer avec les soeurs. Pendant la traversée, ces dernières prièrent pour elle et raison-nèrent aussi beaucoup sur la destinée de la jeune femme. Celle-ci ne laissait pas d’admirer que l’on pratiquât les deux activités avec un égal bonheur. « Vous devriez, lui dirent-elles, si cela vous intéresse, vous rendre à l’abbaye de Königsberg. Vous trouveriez à vous instruire sur ces choses. » Elles abordèrent les côtes italiennes quelques semaines plus tard et Krynein prit la route en direction de l’ancienne cité prussienne.

V. Comment Krynein découvrit à l’abbaye de Königsberg la nécessité de s’orienter dans la pensée

Krynein fut accueillie avec tous les honneurs à l’abbaye de Königsberg. Cependant qu’on lui faisait toutes sortes de civilités, Krynein rapporta à l’abbesse ses conversations pendant la traversée :

  • Comment admettre, demanda-t-elle, que l’on s’en remette sans contradiction à Dieu pour ceci et à la raison pour cela? N’est-ce pas une contradiction qu’il faut résoudre au prix de la foi ou de l’intelligence? N’est-il pas vrai que ce à quoi un esprit critique ne se résoudra jamais est d’abandonner le savoir pour la croyance, de préférer l’obscurité à la lumière?

  • Au contraire, lui répondit l’abbesse, l’esprit critique est celui qui sait à quel moment la croyance doit se substituer au savoir.

Cette petite phrase fit naître dans l’esprit de Krynein une extrême curiosité. L’abbesse lui parla en ces termes : Je dois ce que je vais vous dire à mon vieux maître Immanuel. L’esprit critique est le fruit d’une révolution, c’est-à-dire d’un changement dans l’ordre du nomos – entendez : la loi. Jusqu’alors, la raison était hétéronome, obligée de l’extérieur d’elle-même. La critique a eu pour but de lui restituer son autonomie, soit la faculté de s’obliger par elle-même. Il s’agit, selon l’enseignement des Lumières, de pouvoir penser par soi-même. Ainsi, l’être humain libère son esprit de toute « puissance étrangère et extérieure » qui lui prescrit une vérité, une manière d’agir ou une opinion. Je vous dirais que ni la Nature, ni Dieu, ni les écoles chargées d’établir leurs dogmes ne sont fondés, comme tels, à imposer à chacun la connaissance, la morale ou l’esthétique ou encore à exiger l’obéissance passive de la raison.

Tout d’abord, comprenez bien qu’il n’y a pas de savoir qui ne soit pas conforme aux lois de notre entendement : « Nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. » C’est pourquoi le système de la Nature ne nous apparaît pas au terme de la contemplation de celle-ci, mais prend forme lorsque nous utilisons notre faculté de connaître : nous introduisons dans le monde l’ordre par lequel il nous devient intelligible. La tâche de la critique consiste à déterminer « la possibilité et les limites » de cette faculté de connaître, et à fixer alors les « principes de connaissances constitutifs a priori ». C’est ce qu’on a appelé une « critique de la raison pure ».

Ensuite, pareillement, le sentiment du devoir attaché à certaines valeurs ne saurait se fonder sur l’harmonie du cosmos ou la révélation des commandements divins. Au sein d’une nature désertée par les dieux et dont la connaissance se limite aux phénomènes, l’être humain est seul, comme l’a bien dit le poète :

Car la nature

Est insensible :

Le soleil brille

Sur les méchants et les bons,

Et pour le criminel,

Comme pour le juste,

Luisent la lune et les étoiles.

L’être humain doit en venir à faire usage de sa raison; à penser à partir de lui-même pour répondre à la question de son devoir :

L’homme seul

Peut l’impossible :

Il distingue,

Il choisit, il juge;

Il peut donner

À l’instant la durée.

Lui seul, il peut

Récompenser les bons,

Punir les méchants,

Guérir et sauver,

Relier utilement

Tout ce qui se trompe, ce qui s’égare.

Au bout du compte, la critique nous enseigne que les lois de la nature impliquent un rapport de causalité mécanique entre des phénomènes (tel cause produit tel effet) qui est incompatible avec la causalité libre rencontrée à la source des actions volontaires (car la volonté obéissante ne peut être que volonté libre). Ainsi, la nature est neutre éthiquement. On ne peut en extraire une morale.

En outre, pour ce qui serait d’une morale divine, la critique nous a conduit à affirmer que Dieu est inconnaissable, quoique son Idée soit une nécessité de la raison. Il s’ensuit que faire dériver la loi morale d’une révélation reviendrait à confier la conduite de nos actions à un « préjugé ». Et ruinerait le travail de la raison.

Il revient alors à la critique de préparer une refondation de la morale dont la source est en l’être humain – en son humanité. Il ne s’agit pourtant pas d’une reprise de la critique de la raison pure dans le domaine éthique. Car cette critique-là ne s’occupe pas de la faculté de connaître mais des « fondements de la détermination de la volonté »; en tant que celle-ci conduit à faire ceci plutôt que cela. Elle porte donc sur le pouvoir pratique de la raison, lequel consiste dans la détermination de la volonté. C’est ce qu’on a appelé une « critique de la raison pratique ». Or celle-ci trouve sur sa route une propriété de la volonté qui différencie sa détermination de la détermination des phénomènes (causalité mécanique). Cette propriété est la liberté. Autrement dit, les actions de l’être humain, irréductibles à des phénomènes, ne sauraient être gouvernées par une loi tirée de l’expérience. La loi morale est une loi de la causalité de la liberté.

  • Permettez-moi de vous interrompre dès à présent, fit Krynein, car j’ai peur de perdre le fil de raisonnements aussi subtils. Je voudrais bien vous demander quelle place il peut rester pour la foi. Vous parliez de substituer la croyance au savoir, et je ne vois ici que l’antithèse de cette idée.

  • J’y viens, répondit l’abbesse, et voici comment :

La critique nous permet de délimiter, dans le champ de la pensée, le domaine propre du savoir. Celui-ci comprend tous les objets d’une expérience possible, lesquels sont connaissables parce qu’on peut en démontrer la possibilité (par l’expérience ou a priori par la raison), c’est-à-dire qu’ils deviennent des phénomènes au moyen d’une opération de la raison pure. Pour autant, il demeure un domaine de la pensée qui n’est pas celui du savoir. Car c’est une nécessité de notre esprit que de penser au-delà de toute expérience possible. Ce pourquoi la critique ne dissipe pas le domaine de la métaphysique, mais en autorise l’exploration à l’aide d’une raison libérée de sa prétention à connaître les objets de la métaphysique (ce qui est impossible) et qui permet de s’orienter dans la pensée. C’est ainsi que la critique conduit à « mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance ». Nous sommes alors capables de penser Dieu par nous-mêmes.

Plus encore, la critique annonce l’éclosion d’une foi authentique en réinscrivant l’existence de Dieu sur le plan moral, après en avoir conclu à l’absence nécessaire sur le plan de la science. En effet, dans la tâche de la raison pratique qui consiste à « travailler en vue du souverain Bien », nous en venons à « postuler » l’existence d’un « être qui, par l’entendement et la volonté, est la cause de la nature, c’est-à-dire Dieu ». Rappelons simplement qu’un postulat est « une proposition théorique qui ne peut être prouvée, en tant qu’elle est inséparablement dépendante d’une loi pratique ayant a priori une valeur inconditionnée ».

Vous voyez donc là, ma chère enfant, les merveilles produites par la critique de la raison : organiser la police du savoir et autoriser la vraie croyance en Dieu.

VI. Où Krynein prend son repos et raisonne

Krynein était bouleversée par une telle profondeur de questionnement. « Sûrement, se disait-elle, devrais-je mettre cela à profit. Mais après avoir eu froid, être passée par l’humiliation et la violence, je n’ai guère le goût des dissertations. »

Il semblait une fois de plus à Krynein ressentir un tiraillement entre les appétits de l’intelligence et les nécessités du corps. Elle songea qu’il ne s’agissait peut-être que de sa raison en train de sentir. Elle s’en ouvrit à l’abbesse qui lui répondit ceci :

Vous êtes désorientée. Nous autres, chrétiens, sommes accoutumés au dilemme de la chair et de l’esprit. Laïcs, nous l’avons résolu à l’époque moderne par l’usage de la raison. Qui est ce qui permet de « s’orienter dans la pensée ». Vous êtes comme le philosophe dans une pièce obscure dont il connaît la disposition des objets qui l’habitent. Vous ne sauriez y faire entrer la lumière de l’extérieur, c’est-à-dire objectivement, mais vous pouvez vous y orienter grâce à la distinction de votre droite et de votre gauche – votre subjectivité. Vous devez donc, laisser libre cours à votre besoin de penser : c’est le droit de votre raison.

Krynein fut conduite dans une cellule afin qu’elle pût, une fois son repos pris, fixer son esprit sur l’objet de son choix. Voici quel fut le cours de son raisonnement à propos de ce qu’on lui avait appris, soit la critique du droit :

Je sais qu’il existe des mouvements de pensée du droit qui répondent au nom de critique. Je les ai étudiés; j’en ai offert une arborescence à ce méchant homme de Montréal. Il existe donc une pensée critique qui se différencie, d’autant de manières qu’il y a de mouvements critiques ou même de penseurs critiques, d’une pensée juridique non critique. Ainsi, les tenants des Critical Legal Studies se distinguent de la pensée juridique qu’ils considèrent comme dominante (mainstream) en déduisant des textes « des interprètes écoutés » les « structures cachés du libéralisme ». Ils se différencient aussi de ce qu’ils appellent le « formalisme ».

Pour ma part, je voudrais diviser la pensée juridique en deux « hémisphères » ou zones : une zone critique et une zone non critique. La première se détermine par rapport à la seconde, c’est entendu. Pourtant, et voilà ce qui pique ma curiosité, la seconde ne se détermine pas par rapport à la première. D’un côté, la critique s’affirme : que les mouvements de pensée se nomment critiques (comme la Critical Race Theory ou CLS), ou qu’ils prennent leur impulsion dans des travaux qui recourent au vocable critique (je songe à la « Critique de la pensée juridique moderne » dont François Gény a paré son maître ouvrage, ou à l’« Essai critique » consacré aux « notions fondamentales du droit privé » de René Demogue). Ainsi, il est assez aisé de repérer les projets critiques, même s’il est délicat de définir la méthode critique et, plus encore, de dire ce que la critique est. D’un autre côté, la pensée non critique ne s’affirme pas comme étant non critique. Elle est, de son point de vue, pensée tout court et elle n’est, en somme, non critique que parce qu’elle est l’objet d’une pensée critique. Ou bien, lorsque la critique prend le droit pour objet, c’est elle qui se veut pensée, et il est sous-entendu que le droit est considéré comme appelant une critique. Dans tous les cas, nous savons moins ce qui fait que la pensée non critique est non critique que nous ne savons ce qui fait que la pensée critique est critique. En épousant alors, bien sûr, le point de vue de la pensée non critique (puisque la pensée critique se charge d’indiquer le manque d’esprit critique de la pensée non critique). En ce sens, et à ce moment-ci de mes découvertes, la pensée non critique apparaît plus mystérieuse, plus attirante aussi : la pensée critique se pense critique; la pensée non critique ne se pense pas non critique. C’est alors que la pensée non critique offre le plus de prise à la pensée : « Ce qui donne le plus à penser est que nous ne pensons pas encore. »

Se pourrait-il que l’ajout de l’adjectif « critique » ait enlevé quelque chose d’important à la pensée du droit? Que la pensée « non critique » puisse apporter quelque chose à la pensée critique dont elle ne dispose pas en tant qu’elle se pense elle-même?

VII. Comment Krynein retrouva ce qu’elle aimait – Ce qu’il advint

Au matin, Krynein admirait encore les trésors dont son raisonnement l’avait mise en possession. Elle choisit d’en disputer avec l’abbesse. Elle la trouva dans son bureau conversant avec un personnage dont elle ne voyait que le dos. Cependant, entendre sa voix lui causa une telle surprise que Krynein sentit la force lui manquer. Elle tomba à ses pieds reconnaissant son bon maître, le professeur Deintus. Elle lui parla : ce furent d’abord des mots entrecoupés, des déclarations, des demandes, des larmes et des rires. On la fit asseoir et après qu’on lui eut recommandé le calme, le professeur la pria de lui apprendre tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait surpris sa relation avec Deintus et son expulsion à elle de la Faculté.

Une fois qu’elle eut fini, ils tinrent conférence sur leur objet commun, car Krynein était impatiente de partager les fruits de son raisonnement. Et le professeur Deintus lui dit ceci lorsqu’elle eut achevé sa démonstration :

Je conviens que l’analyse des différents types de critique, et les conflits que celle-ci provoque, perdent à la longue, de leur pertinence. À cet égard, il est sain de porter l’effort sur le non-critique. Cependant, j’irai aujourd’hui plus loin encore : « Oubliez la critique! » Nous sommes entrés dans une époque où ce qui constituait la substance de la pensée juridique critique, à savoir le repérage des structures du pouvoir derrière un droit réputé neutre et dont la forme différait de la forme politique, est devenu hors de propos. Effectivement, la critique s’était attachée à montrer que le droit était politiquement déterminé, qu’il était un instrument du pouvoir ou qu’il disposait des ressources pour constituer un contre-pouvoir. Or le rapport général du droit et du pouvoir a changé, et le voile s’est déchiré : le droit apparaît désormais comme « l’opération privilégiée du pouvoir, sa substance même ». L’autonomie de la forme juridique s’effrite parce qu’elle est absorbée dans le dispositif du pouvoir qu’elle constitue à son tour. Et le pouvoir le sait : il transforme le droit en toute conscience. De fait, le droit est pouvoir et le pouvoir est droit. On exporte la démocratie libérale comme on exporte des choses, on fixe l’histoire par une loi, tout comme la langue, on prétend dominer l’ordre politique international en plaçant le discours des droits de la personne au sommet de toute hiérarchie normative, on propose des codifications clés en main, on offre aux pays anciennement colonisés des systèmes de publicité foncière au sein desquels s’entremêlent la théorie juridique de la propriété et la technologie des systèmes d’information. De manière générale, l’intervention du pouvoir dans le réel est juridique. Tout cela figure un « tournant biopolitique global » qui achève la critique, du moins sous les formes que l’on connaît. Car la constitution contemporaine du pouvoir résulte de la domestication par celui-ci de la critique. Il l’a absorbée de façon à pouvoir en mobiliser les ressources en ce qui concerne la production même du droit qui marque ses actions. La critique a été, en d’autres termes, intériorisée par le pouvoir. C’est pourquoi on peut dire qu’« il n’y a plus de point de vue externe ». Toutes les formes de critiques du droit sont désormais « naïves ou de mauvaise foi ». L’art de la subversion doit être réinventé.

Krynein, pétrifiée d’un tel discours, se demanda si son cher professeur n’avait pas perdu la raison :

  • Comment? s’exclama-t-elle. Vous? Vous devenez l’exception au règne de la critique? Qu’adviendra-t-il alors de votre enseignement?

  • Je ne remise point celui-ci, répondit-il. Vous remarquerez au contraire que j’entre en résistance contre le règne de la critique en jugeant celle-ci.

  • On dirait… on dirait… un danseur! fit Krynein. Un danseur qui change son point de vue tant qu’il danse.

  • Ma chère, je ne voudrais pas que la joie de nos retrouvailles s’assombrît par votre fait. Je vous trouve bien effrontée de suggérer que mes conclusions puissent être dictées par autre chose que la réflexion. Tout cela est rien que sérieux!

Krynein finit par en convenir. Toutefois, elle demeurait secouée. Elle se retira dans sa cellule pour songer à cette étrange journée où elle se sentait si proche de ce que son maître disait, mais pour d’autres motifs. Elle pensait que, après l’enseignement dogmatique de la critique, on frôlait le dogme de la critique de la critique. En même temps qu’elle trouvait la tentative pleine de sagesse. Elle alla se coucher l’esprit fort agité.

VIII. Krynein en crise – Rencontre avec le docteur Ralph

Au matin, Krynein s’éveilla en proie à une crise. Son front brûlait. Son corps tremblait, tant et si bien qu’elle fut remise aux soins du docteur Ralph exerçant dans la ville. Après un examen attentif, et toutes sortes de tests qui durèrent plusieurs jours, celui-ci conclut :

  • Je ne trouve pas de cause physique à votre mal. J’en conclus que vous somatisez.

  • Je ne comprends pas ce que cela signifie, fit Krynein.

  • Somatiser, reprit le docteur, signifie « traduire des conflits psychiques en troubles somatiques », c’est-à-dire des troubles qui concernent le corps.

  • Mais je ne connais aucun conflit. Tout juste des disputes d’un ordre bien différent du psychisme : la discussion raisonnée, avança Krynein.

  • Le trouble vous est forcément caché, dit le docteur. En cas de somatisation, le ressenti du corps prend la place d’une émotion, lorsque « la représentation est coupée de l’affect » et qu’il ne reste que le « corps réel » pour exprimer ce que l’on ressent.

  • Je continue à ne pas comprendre, insista Krynein.

  • Prenez ce qu’on appelle le « refoulement ». Le terme désigne la situation dans laquelle un processus psychique est empêché de franchir la frontière qui sépare l’inconscient au sein duquel il existe et la conscience. Ce processus est, typiquement, une représentation (une pensée, une image, un souvenir). L’émotion qui y serait normalement associée est coupée de la représentation et elle est comme une énergie non canalisée qui va se déployer on ne sait où. Il se forme alors un symptôme. Il y a somatisation lorsque l’émotion – l’affect – s’exprime dans le corps.

  • La cause de mon état, dit Krynein, pourrait donc se trouver liée à une pensée dont j’ai perdu la trace et qui parle, si l’on peut dire, au travers de mon corps, comme si j’étais malade.

  • C’est exact, fit le docteur. À cela près que le symptôme somatique « ne parle pas », il « fait du bruit; il n’exprime pas, il vient à la place de la souffrance ». Il ne s’agit donc pas de le déchiffrer ou de l’interpréter, analytiquement, j’entends. En revanche, le symptôme disparaîtrait si vous retrouviez la représentation demeurée dans votre inconscient. J’ajouterais simplement que nombre de cas de somatisation que j’ai pu observer concernent une « problématique de l’absence, de la perte, de l’absence ou du vide ».

La consultation du docteur Ralph produisit sur Krynein deux effets notables, comme elle l’indiqua au professeur Deintus :

  • Je me flatte d’entrevoir, dit-elle, la fin de mes tourments. Je vais partir à la recherche de ce qui me manque le plus à ce jour. Ce qui permettra certainement de faire face à l’absence qui semble être à la source de mes ennuis.

  • Et que vous manque-t-il, selon vous? interrogea Deintus.

  • Vous savez bien que cette crise n’est pas la première. J’étais, à la Faculté de jurisprudence, coutumière du fait. Il faut donc remonter au-delà de cette époque. J’ai décidé de me lancer sur le chemin de mes origines. Ce qui fut, je crois, le sujet de certaines disputes à la Faculté.

  • Vous avez raison, reprit Deintus. Nous nous demandâmes souvent qui vous étiez, d’où vous veniez. Au fond, tout le corps professoral vous aimait beaucoup. Je ne souffrirais pas que vous demeuriez dans cet état maladif. Lancez-vous donc à la poursuite d’un pan de votre vie. Cependant, prenez garde : contrairement à ce que l’on croit, la généalogie ne renseigne pas sur l’origine (l’ancien Deintus vous dirait qu’elle est l’opération critique par excellence). Elle ouvre sur l’infini de nos propres causes. Elle permet de saisir la multitude de nos déterminations : qu’un seul rameau de l’arbre manque, et nous serions différents.

  • On pourrait dire aussi que je vais suivre mes propres traces…, ajouta Krynein.

  • Notre trace est comme celle du texte, le signe de cet autre que nous pourrions être, acheva Deintus.

  • Il y a autre chose que je ne peux m’empêcher de partager avec vous. Le docteur Ralph a piqué ma curiosité avec cette idée de ce qu’un évènement du corps puisse laisser entrevoir un trouble de la conscience. Ne se pourrait-il pas aussi que les anomalies, les irrégularités, les obscurités que l’on perçoit dans un champ problématique nous invitent à repérer l’équivalent d’un inconscient? Si je reviens à notre questionnement de prédilection à tous les deux, à savoir le droit, ne croyez-vous pas qu’il y ait, en son sein, un réseau de déterminations inconscientes qui échappent au système des causes, des sources ou à toute organisation consciente de la production normative? Et ainsi que les sujets, les acteurs, le Pouvoir et la Justice se trouvent soumis à une structure sous-jacente et dont ne saisissons que les manifestations qui crèvent la surface?

  • Je serais porté à le croire, dit Deintus. Toutefois, quel en serait le principe?

  • L’amour, répondit sans hésiter Krynein. L’amour d’institution, soit, comme cela a été dit, « la demande de tyran ou la nostalgie d’un pape ».

  • C’est à voir, fit Deintus.

  • Nous verrons, répliqua Krynein.

Elle quitta l’Europe le lendemain.

IX. Comment Krynein fut mise en présence du doyen Soupçon et ce qu’elle apprit de lui

Revenue à Québec, Krynein rencontra clandestinement certains de ses anciens condisciples de la Faculté. Ils l’instruisirent des bruits ayant couru sur sa possible filiation avec l’ancien doyen Soupçon qu’elle décida donc de retrouver.

Krynein parcourut en vain la province. La grande figure de la Faculté de jurisprudence semblait s’être évanouie. Krynein, pour échapper à l’ennui, avait pris l’habitude d’assister aux rencontres hebdomadaires du Club des poètes du Deffand. Elle s’était éprise d’une jeune femme nommée Giroflée qui y avait ses habitudes. Un soir, celle-ci vint, comme à l’habitude, chercher Krynein dans la petite chambre dont la location achevait de consumer ses économies. Elle lui annonça qu’elles ne se rendraient pas au Club : « Je vous emmène au cercle Montré-Caché, dit Giroflée. Un endroit ennuyeux, mais qui, pour ce soir, nous réserve une belle surprise : votre doyen Soupçon y sera. »

Krynein se laissa mener au fond du faubourg Saint-Joseph jusqu’à un petit immeuble au premier étage duquel se tenaient les réunions du cercle Montré-Caché. On y était, pour ce soir, occupé à un tarot. Un profond silence régnait. Les joueurs arboraient l’air triste des perdants et semblaient pourtant s’amuser. Dans un coin de la pièce, un cigare fumant entre ses doigts, le doyen Soupçon était assis, parfaitement immobile. Une lumière sombre brillait dans le fond de son regard. Il fit signe à Krynein de s’approcher. Il se leva et l’étreignit brièvement.

Passé la surprise, la colère et toutes ces sortes d’émotion, la première question que posa Krynein concernait la disparition du doyen :

  • C’est fort simple, répondit-il. Je ne me nomme pas Soupçon, mais Alup Ocuirre. Vous m’avez croisé souvent durant vos recherches, mais j’apparaissais sous un nom que vous ne connaissiez pas. Aussi, j’étais caché. Même si je me montrais, je demeurais caché.

  • Pourquoi vous connaît-on alors à la Faculté sous le nom de Soupçon? fit Krynein.

  • Mes collègues m’ont affublé de ce sobriquet après que j’ai défendu l’idée que l’interprétation comme exercice du soupçon était la source de toute méthode critique, du moins à l’époque contemporaine.

  • Deux choses échappent à ma compréhension dans ce que vous dites, dit Krynein. D’abord, le privilège de l’interprétation sur toute autre opération critique. Il me semble, par exemple, que certains ont avancé que la culture grecque a entretenu tout au long de son histoire un « rapport problématisé au monde » qui est typique de la pensée critique mais irréductible à la recherche ou à l’attribution du sens. Ensuite, je ne saisis pas ce qu’est l’interprétation comme exercice du soupçon.

  • Je vais tâcher de répondre à vos deux questions. Toutefois, je voudrais faire une remarque à titre préliminaire. Mon usage du soupçon revient à une tentative de transposer à la critique du droit les possessions d’une certaine philosophie herméneutique. Nous vivons, depuis bientôt un siècle, dans une ère philosophique caractérisée par le recoupement de l’ensemble des recherches et des exercices de sagesse sur le domaine du langage. De Wittgenstein à Austin et à Searle, de Husserl à Heidegger et à Derrida, de Ricoeur à Agamben, en passant par l’histoire comparée, la théologie exégétique et la psychanalyse, nous nous sommes résolus à ce que « tout soit devenu discours ». Je me suis donc demandé comment le droit, le juriste en fait, en tant qu’acteur et savant du droit, participait à « ce grand débat sur le langage ». Eh bien, j’en suis arrivé à penser qu’il s’agit d’abord pour lui de contribuer à la production d’une forme au sein de laquelle s’articulent un art de la justice et une « science perpétuelle du Pouvoir ».

  • Comment s’organise donc concrètement cette contribution? interrogea Krynein.

Et Ocuirre lui répondit ceci :

Dans chaque intervention du juriste. Chaque fois qu’il parle et, bien plus encore, chaque fois qu’il écrit pour les besoins de son activité, c’est-à-dire juger, plaider, enseigner, penser, etc., il réinscrit son discours dans la tradition de la Forme juridique. Simultanément, il étend celle-ci à son tour. La Forme juridique, constituée de cette multitude de textes dits ou écrits, chacun lié à sa propre cause, signifie autre chose que l’addition de ces causes. Le droit qu’elle incarne est une sémantique de la justice et du pouvoir. Car dans chaque cause se joue et se rejoue la nécessité d’attribuer à chacun le sien –suumcuiquetribuere – et l’institution de la contrainte. L’important est de réaliser que l’art de la justice et la science perpétuelle du pouvoir ne s’énoncent que dans une sémantique. Autrement dit, nous ne pouvons les saisir que dans les « vicissitudes du sens ». Toute la question est donc de savoir comment l’un et l’autre se disent; comment ils s’expriment. La place du droit dans le grand débat sur le langage tient à la signification continue de la justice et du pouvoir, au fait que l’un et l’autre parlent dans les termes du droit. C’est pourquoi, dans ce cadre de pensée, la critique du droit est, fondamentalement, une interprétation. Elle prend toujours pour objet un discours en attente de sens. Je ne parle pas des règles ou des jugements (qui appellent une interprétation d’un autre niveau), mais du discours juridique qui enchâsse aussi ces derniers et qui forme une expression de l’art de la justice et de la science du pouvoir. Ainsi, l’activité critique qui consiste à rechercher les « significations implicites, des déterminations silencieuses et des contenus obscurs » du droit est une recherche du sens. Il reste à en indiquer la modalité. C’est là que j’en suis arrivé à l’idée que la critique est une herméneutique soupçonneuse, ce sur quoi portait votre seconde question.

– En effet, dit Krynein.

Ocuirre reprit alors :

Pour y répondre, il convient de revenir sur les rapports de l’interprétation et du sens. Un premier type de rapport est celui selon lequel l’interprétation se charge de la restauration ou de la restitution de ce dernier. On parle parfois de récollection du sens, c’est-à-dire de son recueillement. C’est une formule intéressante dans la mesure où cette première conception implique une croyance, une foi. L’idée dominante est que le sens est donné à découvrir : il existe un sens puisqu’il y a un objet sémantique qui se présente à nous. Dans le cas du droit, l’interprète concentre son travail sur les objets du droit qui lui sont donnés comme tels, c’est-à-dire les objets porteurs du discours juridique qui traversent le champ de sa conscience : le texte d’une décision judiciaire, un code, une note, un livre, un dossier; tout ce qui est d’avance annoncé comme juridique. Cette conception de l’interprétation repose, vous le voyez, sur la croyance en l’objet. Ce dernier est fiable – digne de foi – dans son objectivité. Le sens à découvrir y est présent. Dès lors, le travail de l’interprète concerne le sens et pas l’objet porteur du sens.

Tel n’est pas le cas dans l’autre conception des rapports entre l’interprétation et le sens, conception qui s’enracine dans l’exercice du soupçon. L’interprète soupçonneux conteste le « primat de l’objet » parce qu’il doute de la conscience. Il refuse de limiter la découverte du sens à la conscience de l’objet. En d’autres termes, la certitude de soi, le fait d’être présent à soi-même, ne suffit pas à garantir l’objectivité de l’objet. Selon cette conception, le sens n’est pas donné à découvrir, parce qu’il se trouve déjà construit par une sorte d’opération de cryptage qui se produit à notre insu lorsque nous croyons appréhender l’objet porteur de sens. On ne peut affronter un tel cryptage qui nous fait apparaître le sens comme sens-à-découvrir qu’en partant de l’idée que la conscience est « fausse », qu’elle se trompe. Le sens-à-découvrir n’est pas neutre, objectivé du fait de son entrée dans la conscience par la vertu d’un objet sémantique, mais il est au contraire déjà caché par le fait même de cette entrée dans la conscience. Nous touchons au coeur de la philosophie du soupçon lorsque nous comprenons ce rapport montré/caché. Ce qui indique occulte en même temps qu’il montre. Par conséquent, nous devons soupçonner les apparitions du sens parce que notre conscience est suspecte d’être fausse.

Je vous donne un exemple afin de mieux comprendre : l’interprétation des rêves chez Freud. On se tromperait en affirmant que c’est le rêve qu’on interprète. Car cela voudrait dire que l’on saisit le rêve comme objet sémantique, qu’il entre comme tel dans le champ de la conscience et qu’il a, de ce fait, un sens donné à découvrir. Or cela occulte le récit du rêve qui constitue le seul moyen d’accès à ce dernier. Ce n’est donc pas le rêve qu’on interprète mais le « texte du récit du rêve ». On voit bien au travers de cet exemple comment fonctionne le rapport montré/caché. Si l’on se convainc que le récit du rêve montre le rêve, on occulte, par le fait même, le texte de ce récit. On cache le discours du rêve, on se détourne de ce qui s’y exprime et qui nous dit autre chose que le rêve. C’est pourquoi l’interprétation comme exercice du soupçon réclame que la « méthode consciente de déchiffrage coïncide avec le travail inconscient du chiffrage », travail que Freud, pour rester dans le même exemple, attribue au psychisme inconscient.

  • Est-il possible, dit Krynein, que l’on transposât ce genre de philosophie à notre jurisprudence? Comment imaginer que celle-ci s’accommode d’une structure aussi complexe? Sa fonction critique principale ne reste-t-elle pas d’indiquer les déterminations inaperçues des règles et des jugements?

  • Je conviens que ce n’est pas là chose facile, reprit Ocuirre, mais la tentative est jubilatoire.

  • Tout de même, poursuivit Krynein, je serais curieuse d’en scruter les résultats. Qu’est-ce que la conscience « fausse » des juristes leur dissimule?

  • Eh bien, ne pourriez-vous ouvrir la voie à votre propre raisonnement sur ce point? interrogea Ocuirre. – Je pourrais imaginer, en collant à l’exemple fourni plus haut, que lorsque les juristes pensent interpréter le droit à partir de ses objets sémantiques, mettons un code civil ou un jugement de common law, ils occultent quelque chose du droit. En particulier, s’appliquer à dégager le sens d’une règle de droit, c’est oublier le texte qui porte cette règle et qui, comme le récit du rêve, en fait le récit. Or ce texte de la règle, son écriture, signifie toujours en même temps autre chose. On peut dire, par exemple, que la règle prend corps dans un texte qui est celui-ci, mais qui aurait pu être écrit autrement (à structure intentionnelle identique, bien sûr, à savoir que l’auteur a voulu dire la même chose). L’entrée du texte dans la lumière de la conscience fait que nous voyons désormais autre chose que la règle : son écriture. D’où certaines questions : l’effet visé par la règle est-il celui de la règle ou de son écriture? Qui est l’auteur de la règle et, donc, la source du droit qui y est attachée : la volonté de l’organe législatif ou l’auteur du texte qui donne corps à celle-ci? La structure du droit tient-elle à une organisation politique (les organes chargés d’édicter et de dire le droit) ou à ses modalités d’existence (l’écriture, la forme, les dispositifs)? Dans cette perspective, l’objectivité du droit tend à s’évanouir au profit d’une extension du sens. On pourrait presque affirmer que le droit est l’interprétation du droit.

  • Il y a cependant quelque chose qui me gêne dans la transposition de cette conception somme toute psychanalytique du travail d’interprétation.

  • Je me flatte de vous entendre me l’expliquer, dit Ocuirre.

  • Il me semble évident, fit Krynein, que le rêve se prête à cette sorte d’interprétation parce qu’il constitue une expression multivoque. Il faut en effet accorder toute son importance à ce que « le rêve et ses analogues s’inscrivent dans une région du langage qui s’annonce comme lieu des significations complexes où un autre sens tout à la fois se donne et se cache dans un sens immédiat ». Autrement dit, le rêve se loge dans l’espace du langage symbolique. Or tel n’est pas le cas du droit. Non pas parce qu’il n’aurait pas plusieurs sens possibles, mais parce que sa texture intentionnelle fait de lui un langage univoque, un langage fait pour avoir un sens premier ou littéral. Le droit n’est pas un langage symbolique. L’auteur d’un texte ne veut pas dire autre chose que ce qu’il dit dès lors que l’auteur d’un texte symbolique veut dire ce qu’il dit.

  • C’est vrai, dit Ocuirre, mais il faudrait creuser les raisons que l’on peut avoir de vouloir maintenir la distinction analytique entre les expressions univoques et multivoques dans le cas d’un langage, le droit, qui se signale par la nécessité de son application à l’infinité des cas concrets. Car le droit implique l’opération herméneutique : il n’y a pas de droit possible sans interprétation. Peut-être que cela suffirait à faire basculer le droit du côté des langages symboliques. En tout cas, la nécessité herméneutique étant établie, le « conflit des interprétations est ouvert », et la place faite pour la philosophie du soupçon.

X. Où se posa la question de l’héritage

L’aube avait pointé et la lumière commençait d’emplir la pièce dans laquelle Krynein et Ocuirre, son père, avaient raisonné. Les joueurs étaient partis. Krynein avait senti croître son admiration pour cet homme et la puissance de son questionnement. Il émanait de lui une autorité tranquille, sûre d’elle. Ce pourquoi Krynein ne fut pas surprise lorsqu’il lui parla en ces termes :

  • C’est à vous, ma chère, qu’il appartient de poursuivre le travail. Vous retournerez à la Faculté et serez reprise. Vous y aurez une position des plus enviables. Vous aurez tout le loisir de semer les fruits de mon travail et de les voir mûrir pour votre propre compte.

  • M’accompagnerez-vous? demanda-t-elle. Je veux demeurer à vos côtés pour l’heure.

  • Non, je n’irai pas, répondit Ocuirre. J’ai dû me retirer lorsque la solidité de mon jugement fut mise en cause. Et je ne souhaite pas revoir quiconque là-bas, sauf pour me décerner les honneurs dus à ma personne.

  • Vos théories furent-elles mal jugées? interrogea Krynein.

  • Certes non, dit le doyen, mais on me reprocha une liaison avec ma collègue Laetitia à qui j’avais confié d’importantes responsabilités à la Faculté.

  • Alors, je vous dirai, mon père, que j’éprouve pour celle dont vous venez de mentionner le nom un intérêt bien supérieur au pouvoir que pourrait me procurer votre héritage, fit Krynein. Aussi, j’y renonce. Ma crise est plus importante que la critique.

« Voilà une étrange petite personne », se dit le doyen.

  • Je vous aiderais dans la mesure de mes moyens, poursuivit-il à voix haute. Cependant, il me faut vous mettre en garde. Laetitia, votre mère, est une personne bien fantasque. Elle ne goûte point les charmes de la raison. Elle s’intéresse à tout autre chose. Toutefois, je dois dire qu’elle m’a apporté beaucoup de joie et que, sans sa présence, je n’aurais pas pu penser. Allez la retrouver et faites votre choix.

XI. Comment Krynein retrouve Laetitia et achève ses recherches

Laetitia est une personne fort occupée. Elle ne cultive pas son jardin mais préfère, dit-elle, cultiver sa vie. Elle affirme aussi assumer sa volonté de puissance en chantant fort et clair lorsque l’envie lui prend : il faut « de la musique avant toute chose ». Elle a créé une école de danse dont la devise est inscrite au-dessus de la porte : « Ma volonté survient toujours en libératrice et messagère de joie. »

Krynein est venue assister à une leçon. Elle est assise à même le sol. Elle tient un livre entre ses mains et lit :

Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le rôle qu’a pu jouer l’amitié entre les représentants du mouvement. L’histoire des Conferences on Critical Legal Studies racontée par John Henry Schlegel donne l’impression d’une grande famille, avec ses divisions, qui se retrouve néanmoins rituellement avec plaisir interpersonnels qui expliquent sans doute le mieux la diversité des tendances regroupées au sein des CLS, une diversité qui interroge quand elle saute aux yeux au premier abord et qui devient encore plus énigmatique quand on la découvre dans toute son ampleur.

Laetitia interrompt le cours et lance « De la place pour toutes les danseuses! » en désignant Krynein et en l’arrachant à sa rêverie. Celle-ci songeait à ce qui ne se dit pas, à ce qui ne s’écrit qu’entre les lignes. La pensée commence comme un mouvement du corps; la critique se vit avant que de se raisonner. Elle est mue par la peur de l’ennui, l’envie d’en découdre et le besoin d’aventure dans un monde universitaire dont les cadres semblent parfois près de se refermer à jamais sur les gens. Krynein entre dans la farandole.

XII. Conclusion

Une matinée du mois de mai, il a été reçu dans les facultés de droit le message suivant :

Camarade Critique!

Maintenant t’apparaît comme une erreur quelque chose que jadis tu as aimé comme une vérité ou du moins comme une probabilité : tu la repousses loin de toi et tu t’imagines que ta raison y a remporté une victoire. Cependant, peut-être qu’alors tu étais encore un autre (tu es toujours un autre) : cette erreur t’était donc aussi nécessaire que toutes les vérités actuelles, en quelque sorte comme une peau qui te cachait et te voilait beaucoup de choses que tu ne devais pas voir encore. C’est ta vie nouvelle et non pas ta raison qui as tué pour toi cette opinion : tu n’en as plus besoin, et maintenant elle s’effondre sur elle-même, et la déraison en sort comme de la vermine. Lorsque nous exerçons notre esprit critique, ce n’est là rien d’arbitraire et d’impersonnel car c’est, du moins très souvent, une preuve qu’il y a en nous des forces vivantes et agissantes qui dépouillent une écorce. Nous nions, et il faut que nous niions puisque quelque chose en nous veut vivre et s’affirmer, quelque chose que nous ne connaissons pas, que nous ne voyons peut-être pas encore! Cela en faveur de la critique (Friedrich Nietzsche).

Il est temps de commencer à ne pas écrire.

K.