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Rappelons d’abord, pour mémoire, que Cole Harris fut le directeur du tome premier de l’Atlas historique du Canada [de la British America, en fait], Des origines à 1800, monument de synthèse et de scolarship dont il a signé la préface il y a deux décennies (1987). Il est également l’auteur d’un ouvrage devenu classique, The Seigneurial System in Early Canada, publié il y a quelque quarante ans et qui demeure un modèle de la tradition anglo-saxonne de géographie historique. Laquelle géographie a subi quelque influence de l’école française fondatrice, férue d’histoire, de sociologie spatiale, et nimbée d’une notion alors identifiée sous l’appellation « genres de vie ». Sans courtiser alors l’idée de « vécu » et la perspective apportée par la tradition orale qui s’amèneraient par la suite.
S’écartant et procédant à la fois de la rigueur présidant à ses travaux précurseurs, le dernier ouvrage de Cole Harris, Making Native Space. Colonialism, Resistance, and Reserves in British Columbia constitue un appel, un cri raisonné, une analyse passionnée et sans doute un testament. Celui d’un non British Columbian d’origine, ressortissant de l’Amérique atlantique et des Grands Lacs ayant choisi l’Amérique de la côte du Pacifique comme lieu de résidence ; celui aussi d’un dedicated humaniste comme il ne s’en fabrique plus tellement, à peu près de la même façon qu’on n’arrive plus à produire du native space. On est alors tenté de dire d’entrée de jeu... s’il vous plaît, s’il vous plaît, il y a urgence : prière de produire un peu plus d’humanist space et de resistant analysis afin de révéler et de repenser ce pays, sinon le penser.
Il n’y a eu dans l’histoire de la British America telle que créée en 1867 et devenue Canada par usurpation – compte tenu de ses extensions ultérieures et de ses ajouts territoriaux – que trois urgences où la violence de l’État soit explicitement intervenue. La pendaison et l’assassinat politique de Louis Riel et de huit résistants autochtones et métis ; la loi sur les mesures de guerre et le déploiement des forces armées de la Reine du Canada, à Montréal, pour abattre le FLQ ; et enfin, ce qu’il est convenu d’appeler la crise d’Oka. Est-il besoin de faire observer ici la présence combinée, dans chaque instance, de l’élément autochtone, canadien (au sens canayen du mot) et métis.
L’Isle de Vancouver et les territoires adjacents sur le « continent », appelés jusque-là Nouvelle-Calédonie, font partie des territoires en voie d’amalgamation et d’annexion par l’AANB, sous le nom de « Colombie britannique ». De fait, jamais la pax colombiana ne se verra menacée de quelque urgence susceptible de remettre en question la structure et l’étau géopolitique mis en place pour contenir les populations précolombiennes (pre-british colombian) qui habitaient ces terres : soit les Nations premières et les Nations secondes, Canayens et Métis.
Les premiers habitants, exogènes à la région (entre autres à Fort Douglas ou Victoria) et dans le mainland adjacent, furent donc des voyageurs canadiens et des Métis à la solde de la Compagnie du Nord-Ouest ou l’ayant précédée de plusieurs années, dans de nombreux cas. À ceux-ci s’ajoutent des Espagnols et des ressortissants venus de la Californie mexicaine, des Insulaires engagés depuis le Pacifique-Sud (Isles Sandwich), des Noirs loyalistes de l’Empire réfugiés d’un vaste intérieur yanqui en cours de fabrication, quelques Russes descendus de l’Alaska, et aussi quelques Anglais, bien sûr ! Bref, tout ce qu’il fallait pour créer le parler chinouque (« chinook jargon », en anglais) et ce n’est pas peu dire. Il s’agit là d’un milieu composite et cosmopolite avant la lettre que la création d’une British Columbia se donnera comme objectif implicite de tuer dans l’oeuf. Au fait, le premier journal de la colonie britannique en passe d’être transformée en province se nomme Le Calédonien (et sera bilingue français-anglais), en raison de la présence de Français-de-France (les Canadiens étant pour la plupart analphabètes). Lorsqu’on ajoute à cette macédoine les instances autochtones de la côte Nord-Ouest, sans nul doute parmi les plus variées de l’hémisphère panamériquain, on se prend à frémir devant l’extraordinaire richesse d’un tel pays avant qu’il ne soit britannisé. Mais où donc est passé ce monde multiculturel en puissance ?
L’ouvrage de Cole Harris traite justement, de façon urgente, d’un territoire sur lequel ne pèse cependant aucune autre urgence qu’une idée de justice, de moralité et de respect. Et c’est là un défi de taille dans un univers politique qui fonctionne par déclarations de guerre, ultimatums, craintes, manipulations et menaces. Comment mettre au point une politique de rédemption territoriale et de remèdes géographiques qui puisse compenser les politiques d’assimilation, de dépossession et les abus perpétrés sur plus d’un siècle et demi ?
Par un jeu de miroir et de réfraction, la réflexion de Cole Harris porte moins sur l’univers autochtone per se que sur la Colombie britannique – et la Fédération contemporaine qui recouvre cette dernière depuis Ottawa – dans leur relation à l’univers autochtone. Il s’agit donc d’un ouvrage sur la nature et le système de valeurs incarnés par la « British Columbia » et la « British America ». Pour discerner le troc identitaire auquel on se trouve confronté, il est impératif de rappeler ici que le « BNA Act » s’appelle BNA (British North America) et non pas « Canada Act », et il y a des raisons fort sérieuses à cela. Notamment l’aveu que ni le « British America » ni la « British Columbia » ne sont canadiens au départ, ni n’entendent à l’origine être canadiens, c’est-à-dire à se revêtir de la dépouille identitaire des vaincus !
De fait, l’une et l’autre, l’Amérique britannique et la Colombie britannique, constituent l’avers et l’envers d’une même effigie géographique et l’expression des mêmes mythes fondateurs ou défondateurs qui les sous-tendent ! Ainsi, la volonté de produire un espace premier – Making Native Space – en British Columbia constitue un défi d’une magnitude d’autant plus manifeste qu’il évolue dans un univers refusant dans son nom même – et dans son essence – de se déclarer aussi bien « native » que « canadien ».
Dans un tel contexte, l’ouvrage de Cole Harris s’avère donc un document clef sur la nature de la Colombie-Britannique et l’espace autochtone qui s’instille à travers tous ses pores géographiques. Mais comment faire alors du « Native Space » à partir d’un « Native Space » devenu « White Space » ? Comment faire ressurgir d’un « Native Space » distillé dans un monde colonial permanent, un nouveau « Native Space » compensatoire ? Dès lors, une autre question se pose : l’espace autochtone, l’espace premier n’est-il pas aussi celui de l’esprit ? On a beau en sentir la percolation à travers les pages, les mots esprit, sacré, dieux ou totems (spirit, mind, gods) n’apparaissent guère dans l’index de ce fort ouvrage de 400 pages. Que dire alors ? Toute politique de réparation a beau vouloir établir des mesures de compensation, en argent et en terres, pour rédimer l’espace perdu, jamais ne pourra-t-on rétablir les conditions qui eurent prévalu autrement. Et jamais ne recréera-t-on l’esprit qui eût permis le bourgeonnement et l’éclosion d’une société nouvelle, et de fait métisse, à travers un siècle et demi d’histoire pervertie. C’est-à-dire d’une British Columbia qui eût pu être porteuse des promesses de ce monde nouveau qui a constamment frappé à sa porte sans que jamais il ne lui soit permis de participer à quelque banquet fondateur que ce soit.
Mais peut-être la British Columbia n’a-t-elle jamais été fondée ? Et se sera retrouvée là dans les outskirts de l’Empire, sans jamais sentir le besoin de se demander et encore moins de se dire qui elle est ! Ainsi, est-ce précisément en cela que réside la pierre d’achoppement géopolitique et spirituelle de ces « pays non-pays », de ces « provinces non-provinces » qui s’imposent brutalement dans leur relation au Monde premier sans s’avouer leur vide de départ et l’absence de tout Acte de fondation qui établisse leur légitimité. Et ce qu’elles ont à proposer en échange de la géographie qu’elles ont reçue et n’ont cessé de dévaster. Et partant, elles continuent de se laisser dériver à même des législatures de surface qui leur viennent à peine d’elles-mêmes sans jamais accepter de se laisser féconder, sauf sur le plan artistique, par les forces telluriennes, autochtones et métisses qui circulent dans le substratum inavoué de l’espace conquis !
Et pourtant ? Une autre assertion s’impose ici et fortement. À savoir qu’il y avait un Mexique potentiel le long de la Côte Nord-Ouest et de son hinterland. Il y avait un ensemble de peuples et de langues, d’espaces côtiers et d’hinterlands, de fjords et de rivières, de montagnes et de coulées immenses ; une combinaison de neiges, de forêts, de vapeurs, d’océans, de lacs et de déserts, de nords, de rainforests constituant des subtropiques boréaux (!) d’une telle richesse... il y avait aussi une rencontre de fin de Prairie, de Rocheuses, de chaînes côtières, de plateaux intermédiaires, de piedmonts, de canyons, de mornes, de fjords, de glaciers, d’inlets, de lacs longilignes se combinant pour créer, dans une juxtaposition d’espaces foisonnants le pays unique et pluriel, créole et métis, dont rêvent depuis toujours les utopistes du devenir occidental recyclé ! Mais on a tout fait pour empêcher la permanence et l’expansion d’un tel devenir. On s’est emparé des totems, on a détruit leur moelle épinière, on a vidé les êtres de leur substance, on a incarcéré leurs esprits tutélaires dans des entrepôts-prisons et on a enfermé leur liberté dans des réductions géographiques au point où tout ce qui aurait pu résulter de leur pouvoir de création fut à jamais anéanti. Qu’on relise à ce sujet le roman de Marius Barbeau, Le Rêve de Kamalmouk pour s’en convaincre. Et ce qui tient du miracle et de la survie, c’est qu’en dépit de telles contraintes et de telles agressions morales, des artistes ont réussi individuellement à percer alors même que l’esprit premier se voyait banni de la fabrique d’un tel espace.
En réfléchissant à l’ouvrage de Cole Harris, on se dit que c’est un pays nouveau dont parle celui-ci en des mots contrôlés mais significatifs, à commencer par l’idée de « refaire l’espace ». S’il est un esprit conscient de l’esprit de dévastation qui a régné et de l’esprit de rénovation chorologique et sociale qui pourrait se redéployer, c’est bien ce dernier. Géographe parmi ceux qui connaissent le mieux et, au demeurant, se sont le plus efforcés d’appréhender ces humanités et ces pays qu’on a couchés sous « le Dominion of Canada », à commencer par le Canada lui-même, son régime seigneurial et ces peuples cachés ou exilés depuis l’Acadie jusqu’au Koyoukon.
Dès qu’on s’y attarde un peu plus, on ne sait plus trop, car le seul corollaire possible au « making native space » est un « demaking white space », ou, alternativement, une refonte de l’espace depuis un système de pensée qui s’apprête à privatiser la glace, l’aura et la beauté se dégageant des « pristine spaces » jusque-là intouchées et dont la British Columbia se fait une gloire d’en être l’un des principaux dépositaires avec l’Arctique. Et alors on se dit qu’il y a là un aller-retour assez perturbant : on entend retourner à l’espace premier dont les peuples premiers ont été dépossédés tout en taxant ces derniers d’avoir perdu leur sens premier : ainsi, y a-t-il eu inversion en cours de route. L’écologiste de la British Columbia a pris la place de l’Homme premier en renvoyant celui-ci dans les skid rows de Vancouver. Que reste-t-il à interchanger ?
Comment arriver à extirper d’un univers colonial qui a tout pris de l’espace antérieur un espace nouveau devant être dorénavant extirpé de sa propre extirpation ? « Que vous signiez ou non les Traités, ont affirmé partout les Commissaires, vous êtes assujettis aux lois du Dominion. » Une fois la Convention signée ou le Traité paraphé, il ne reste que la réserve comme espace résiduel de tout un continent. Et l’idée même de réserve est aussi étrangère à l’espace sacré qu’elle peut l’être chez tous ceux qui ont été mis en réserve, alors que tout espace mis en réserve en vient implacablement à constituer tôt ou tard un encerclement dans une idée coloniale. Si bien que sous l’idée de justice et de reconnaissance, la pensée libérale britannique en arrive à enfermer dans sa vision de l’espace ce qu’elle entend libérer dans l’espace.
Peut-il alors en être autrement ? Difficile de répondre à une telle question sans se demander d’abord où se trouve la British Columbia dans l’histoire des Amériques et du monde ?
Dès qu’on y réfléchit, il n’est pas facile de savoir à qui et à quoi on s’adresse sur un plan mémorial et identitaire lorsqu’on parle de la British Columbia. Dans les vieux atlas scolaires canadiens des années 1950, on faisait parfois mention de Colombie canadienne, mais ce n’était là que voeux pieux de la part d’une élite cléricale canayenne, car il n’y avait pas du côté anglo la moindre volonté ni le moindre concept d’une Canadian Colombia. Ce qui est là l’aveu que le Canada constitue un pays et un peuple autre. Qu’est-ce alors que la Colombie britannique ? Quelle est son identité, sa sensibilité, sa pensée, sa mythique, son rapport à l’environnement ? Questions essentielles à aborder afin de circonscrire le système de valeurs géographiques auquel se confronte depuis toujours le Native Space qu’on entend remodeler et refabriquer.
Dans les brochures touristiques et la production iconographique accréditée, la British Columbia est présentée de façon emphatique comme investie d’un débordement d’espaces ludiques et montagneux, propices aux activités outdoor de toutes sortes, ski, trekking, alpinisme, etc. Bref, un monde à la géographie hédoniste sertie d’une matière première à coffee table books illimités où l’espace comme tel se voit désacralisé et transformé en marketing subliminal devant lequel l’Homme premier ne peut faire le poids. L’idée de « pieds nus sur la terre sacrée » a vite fait de s’estomper sous la propagande de « bottes à crampons sur la terre à conquérir » ! Ainsi, la distance métaphysique ne saurait être plus prononcée entre un autochtone marginalisé à même son espace et un espace devenu denrée comestible par balayage numérique.
Quand on sait par ailleurs jusqu’à quel point les activités liées à la pêche, à la forêt et à l’exploration minière, bref à l’espace dans tous ses angles, font l’objet d’une promotion systématique englobant le Youkon dans l’espace naturel de la Colombie, la lutte pour l’espace matériel s’ajoute à l’espace spirituel vis-à-vis d’un Native Space toujours susceptible d’être évincé pour des motifs prioritaires. Avec comme résultante l’existence d’une guerre larvée continue qui se saurait être sous-estimée, dès que le nombre des victimes est jaugé à l’aulne du taux de suicide dans cet univers se voulant un royaume de paix, de liberté et de plein air !
S’il y a donc une Colombie britannique dont la nature procède essentiellement de l’espace alors que la moralité juridique émane des valeurs impériales et de la Couronne, existe-t-il, sur le plan de la mémoire et de l’éthos identitaire, une « british colombianité » nommée et définie par rapport aux autres entités des Amériques ?
Le British Honduras (le Honduras britannique de la cartographie coloniale) est devenu Belize, affirmant ainsi et proclamant un projet identitaire et une volonté d’autonomie à la face du monde. Que dire alors d’une « British Columbia » n’ayant pas senti jusqu’à maintenant la nécessité de se nommer et donc de s’interroger en dehors de sa désignation coloniale ?
Les questions qui précèdent sont celles que se posent le Mexique, le Brésil, la Caraïbe, de même que tous les pays des Amériques et, depuis l’affirmation du Canada d’origine sous le nom de Québec, l’Amérique britannique elle-même en s’emparant du nom de Canada et en voulant faire du Nord et de l’espace ses fondements identitaires, plutôt qu’en recourant à la mémoire ou à quelque « réalisme merveilleux ». Parce que la British America ne peut, tout comme la British Columbia, faire appel à la mémoire sans devoir faire face à la dépendance identitaire et à l’appropriation dissimulée dont elles se sustentent. Pour contourner ce carcan identitaire plus ou moins reconnu, le travail patient, sensible et documenté de Cole Harris apparaît comme un devoir de mémoire dont il importe d’analyser le cheminement et les conclusions.
Celui-ci s’interroge, pèse constamment le pour et le contre, s’efforce de fouiller le fond des choses et d’interroger les événements touchant à l’établissement ou au refus des réserves, le travail des commissions chargées des relevés, de parcourir les terres, d’identifier les regroupements et les ayants droit. On sent les occasions ratées ou les rêves reportés, on perçoit l’appareil colonial et gestionnaire qui s’avance sur le socle géographique autochtone et on demeure pensif. La fin du xixe siècle et le début du xxe marque une période cruciale entre le devenir de l’Amérique britannique, la possibilité encore prégnante d’un Canada du Saint-Laurent qui puisse s’étendre jusqu’au Dèh-Tcho (le Mackenzie) et finalement, l’écrasement de l’Amérique métisse dans les Prairies comme le véritable fait fondateur du so-called Canada de maintenant et qui aura un effet dévastateur sur tout le reste. Pendant que les commissaires vont et viennent en Colombie-Britannique, ailleurs des serviteurs de l’Empire vont littéralement à la chasse aux Métis et aux Sauvages [sic]. C’est à ce moment qu’on assiste à des flux et reflux de populations, à la fuite vers les Territoires du Nord-Ouest, les ruées vers l’or, la constitution de nouvelles provinces (1905), après l’abrogation au Manitoba du français ou plutôt du canadien – car ce n’est pas le français comme langue européenne dont on disposera, mais comme langue métisse. Et aussi, la mort par la maladie et par la désaffection. Une photo reconnue par l’auteur montre littéralement la mort d’un village aux Isles de la Reine-Charlotte. La géographie meurt aussi, surtout quand on l’aide.
Comment reconstituer, en parallèle à tous ces faits, la société anglo-coloniale in the making allant chercher des renforts partout en Europe pour se constituer des blocs de peuplement solides afin de minoriser tout le reste ? Comment pénétrer à l’intérieur de ses pensées ? Si on s’attarde aux visages apparaissant sur la photographie (prise à Victoria en 1913) des six membres de la Commission des Réserves [sic], on arrive difficilement à saisir leurs propos off-duty. Ces gens sont d’un sérieux, d’un terne et d’un laconisme désespérants. Mais quel propos ces messieurs échangeaient-ils autour d’une tasse de thé ou d’un bivouac ? Seul un roman peut le suggérer, car la transcription de la parole des Blancs et des settlers, l’histoire orale à la jonction des nouveaux venus et des gens déjà sur place est laissée à l’imagination du lecteur. Un fait est évident : ces commissaires ne sont pas en train d’établir et de rêver d’un pays ou d’établir des contacts avec des cultures millénaires, non, ils sont en train de jeter des gens dans les prisons à ciel ouvert des réserves, faute de vouloir tendre la main et le sourire à la nouvelle humanité qui passe.
Lorsqu’on compare alors l’ouvrage de Cole Harris avec celui, par exemple de René Fumoleau, As Long as this Land Shall Last (paru en 1975) qui porte sur les traités nÞ effet d’une censure subtile et constante, de retenir dans les procès-verbaux. Paroles sans lesquelles on n’arrivera jamais à comprendre de l’intérieur ce qui s’est passé. Il est vrai que Fumoleau disposait d’une riche documentation, celle des missionnaires permettant d’extrapoler, d’autant que certains (tel Breynat) ont donné leur version des faits. De plus, en ce qui touche le traité nÞ 11 (1921), les témoignages des derniers aînés témoins de la mise en scène juridique de l’État pouvaient faire entendre leur version des événements dans les années 1970. Mais une autre raison permet ici de mesurer la différence. Pour le vaste pays des Prairies et de l’Athabaska–Dèh-Tcho, les points de vue – missionnaires français de France, Canadiens, Métis, Britanniques, Coloniaux et voyageurs de passage – pouvaient trouver leur expression en différentes langues sans que la parole de l’État et de ses fonctionnaires ne recouvre le tout en exclusivité. Si bien que pour la Colombie britannique, on a le sentiment, en contrepartie, de n’avoir accès qu’à une seule parole et une seule langue : celle qui émane de la juridiction et de la moralité attenantes à la mise en conquête impériale. Ce qui fait qu’il n’y a pour la Colombie ni tierce voix, ni tiers-regard et partant, une quasi impossible tierce-voie !
C’est pourtant là l’intention implicite de l’auteur de parvenir à un troisième terme entre l’espace perdu et la dignité restituée. Et Making Native Space constitue un effort déterminé de l’esprit et de l’intelligence pour attaquer de front la situation ayant conduit au désespoir tranquille de l’assimilation et de l’exclusion à la fois. « Comment, se demande alors Cole Harris, trouver une solution finale à la question du territoire autochtone ? » Et cela, tout en restant dans le cadre du « canadian predicament » et des fondements juridiques qui ont pourtant conduit à l’impasse. Entre un quotidien raciste et un vécu suicidaire, sous une violence psychologique devenue partie intégrante du libéralisme débonnaire et autoritaire régissant ce pays depuis toujours, l’objectif de parvenir enfin à une « entente commune... et raisonnable », pour employer le vocabulaire reçu, apparaît dès lors comme une fantaisie philosophique et un mensonge bien intentionné. Pour la bonne raison que l’objectif n’est pas de fonder un pays en commun, mais de satisfaire à la justice et de respecter les droits aborigènes, « selon la structure de l’État canadien et sous la souveraineté de la Couronne »... comme il est précisé en page 319 et, à vrai dire, entre chaque paragraphe de ce plaidoyer.
La poursuite de la justice en dehors de la libération, la reconnaissance de droits définis de façon unilatérale, sans que jamais les peuples en présence ne soient susceptibles de manger à la même table et de partager un rêve, apparaît un leurre plus subtil encore que la violence armée. Ou les peuples sont libres ou ils ne le sont pas.
Une des leçons du dernier siècle et demi en British Columbia, d’affirmer Cole Harris, est qu’il n’existe peut-être pas de solution finale à la question territoriale autochtone [ni à la question territoriale impériale, faut-il s’empresser d’ajouter]. Aucun des nombreux efforts consentis pour arriver à trouver une telle solution n’a réussi, continue-t-il. Aucun des Traités au Canada [sic] – telle la Convention de la Baie James au Québec – ne s’est avéré l’Entente finale que les gouvernements voulaient qu’il soit. À cet égard, la question autochtone paraît être comme la question du Québec, à savoir qu’il s’agit d’un axe de tension permanente de la « Canadian life » qui peut être en partie abordé sur un plan constitutionnel ou politique, mais qui demeure inévitablement partie de ce qu’est le Canada, eu égard à la composition historico-géographique du pays.
La question du titre et de la souveraineté autochtone est particulièrement difficile pour le Canada, en partie à cause du Québec, en partie parce que le pays lui-même, comme il ressort de plus en plus, repose sur le respect et la conscience de la différence et de liens issus d’une citoyenneté commune. [Un tel état de fait] ne procède pas de la conception hégémonique d’une identité unitaire, mais de la constatation que la défense de la différence constitue en bonne partie ce qui fait de nous une société attirante et intéressante. Ainsi, dans une telle perspective « canadian », il est on ne peut plus important de redresser une relation qui s’est avérée radicalement erronée [drastically wrong] [alors qu’il demeure] passablement difficile d’agréer à la souveraineté de ses composantes [its parts], parce que le Canada en un sens ne peut plus exister sans elles.
Ceux d’entre nous qui appartiennent à cette société de peuplement [settler society] doivent reconnaître non seulement la remarquable réalisation que constitue la création de la British Columbia moderne, mais aussi la destruction qui l’a accompagnée.
J’ai tenu à citer longuement ces propos tirés des dernières pages de Making Native Space, parce qu’ils représentent, comme on le disait à la Renaissance, la pensée d’un honnête homme qui tente viscéralement de s’entendre et de se réconcilier avec sa propre histoire. Un homme issu de ce Canada atlantique de départ recouvert par la British America et qui doit quelque chose à l’un et à l’autre. Un homme qui, en partie influencé, bien qu’il n’en fasse jamais état, par ce Canada des origines métamorphosé en Québec, a choisi la Colombie britannique comme terme et le Pacifique comme avenir.
Cependant, le suicide continue.
Et il continue, parce que ce système repose sur un mensonge de l’État et un self-abuse de l’intelligentsia.
Citant, en fin de course, une étude voulant que seul un titre aborigène légitime et reconnu puisse rendre l’État canadien [sic] légitime et permettre ainsi d’établir une relation de parité entre les deux parties – autochtones et allochtones – afin de partager des compromis à leur avantage mutuel, Cole Harris rétorque ce que voilà : « Une telle proposition se fonde sur un point de départ symbolique, à savoir que le titre aborigène émane du Créateur [or...] les symboles fomentent la passion et intensifient les débats » (p. 321).
Vraiment ? Si tel est le cas, l’idée même d’une Colombie britannique constitue un symbole tout autant virulent que l’instance d’un titre aborigène – les mots employés et le concept qu’ils expriment viennent du latin, langue qui n’est pas d’origine précolombienne, semble-t-il ! Mais comme le phonème « Canada » est lui-même une désignation autochtone francisée surgie des eaux du Saint-Laurent, la question de sa légitimité ne doit rien ni à la British America ni à ce qu’on considère comme le Canada actuel, puisqu’il l’antécède. C’est un mot phonétiquement métissé désignant un fleuve et un pays sans frontière naviguant dans le ciel des Amériques et n’ayant besoin de nulle autre reconnaissance que celle de son lit fluvial.
Quant à ces éternels pas de danse juridiques valsant autour de la légitimité, de la reconnaissance, de la cour de justice, de la crainte des symboles, etc., on se dit qu’ils se passent en circuit fermé dans la tête du Conquérant jouant avec sa propre morale. Et c’est pourquoi la reconnaissance de droits aborigènes ne sera jamais autre chose qu’une reconnaissance de droits dans la tête de l’autre tout comme l’adjudication de terres en réserves ne sera jamais autre chose que l’adjudication de terres sous réserve. Et s’il est une conclusion à tirer de tout cela, c’est qu’aucun peuple ne peut consentir à demeurer emprisonné dans la conscience de l’autre, si généreuse soit-elle, sans s’autodétruire à la longue.
Dans ce qui demeure l’un des plus vibrants essais et l’un des plaidoyers les mieux documentés pour arriver à trouver une solution, jamais le mot « métis » ou ses dérivés n’apparaît ; jamais n’est évoqué le vieux fonds canadien de ce pays dont on a pris le nom ; jamais non plus la British Columbia elle-même, dans sa désignation coloniale péremptoire, n’est remise en question.
L’histoire finira-t-elle un jour par cesser de se répéter en vain ?
Un vaisseau s’avance sur des eaux. Debout derrière le bastingage, des hommes portent leur regard sur les embarcations qui s’amènent depuis la terre ferme. Mais bientôt le vaisseau lui-même est devenu terre ferme, tandis que les pirogues se voient métamorphosées en réserves flottant sur celle-ci au nom de la Couronne... La découverte présumée n’a pas eu lieu et elle continue néanmoins d’imposer ses symboles.
Le temps est venu pour le vaisseau de partir à sa propre découverte et de soulever cette désignation importée dont elle se drape avec l’aval des toges, des juges et des couronnes, afin d’écouter le chant des pirogues.
Tant que cette opération n’aura pas été accomplie, le « Making Native Space » restera une histoire fictive...
Parties annexes
Note biographique
Jean Morisset
Écrivain-géographe et professeur associé à l’Université du Québec à Montréal, Jean Morisset a fait ses premières armes en enseignement au département de géographie de l’Université de Victoria (Isle de Vancouver), au milieu des années 1960.