Résumés
Résumé
La segmentation sociospatiale et la crise des processus de reproduction socio-ethnique à Media Luna (La Guajira) permettent de comprendre la transition des Wayuu vers une dépendance à l’assistanat néolibéral. D’après les ethnographies réalisées entre 1998 et 2018, le processus de segmentation sociospatiale trouve son origine dans la réduction et la fixation sur le territoire et dans les politiques néolibérales de reconnaissance multiculturelle. Ses conséquences sont 1) que les nouvelles unités sociospatiales n’ont plus les moyens matériels de subsistance et dépendent du travail salarié et de l’offre institutionnelle, et 2) que des ruptures se produisent dans les liens de solidarité, de collaboration et de complémentarité pour le soutien mutuel et les conflits internes dus à la concurrence des ressources et des équipements institutionnels.
Mots-clés :
- transitions vers le capitalisme,
- dépendance,
- autonomie relative,
- reproduction socio-ethnique,
- segmentation sociospatiale,
- Wayuu
Abstract
The socio-spatial segmentation and the crisis in the processes of socio-ethnic reproduction in Media Luna (La Guajira) allow us to understand the transition of the Wayuu towards a dependence on neoliberal assistance. From the ethnographies carried out between 1998 and 2018, it is argued that the process of socio-spatial segmentation originates from the reduction and fixation in the territory and the neoliberal policies of multicultural recognition. Its consequences are 1) that the new socio-spatial units no longer have the material means for subsistence and depend on salaried work and institutional supply; and 2) that ruptures are generated in the bonds of solidarity, collaboration and complementarity for mutual support and internal conflicts due to competition for institutional resources and equipment.
Keywords:
- transitions to capitalism,
- dependence,
- relative autonomy,
- socio-ethnic reproduction,
- socio-spatial segmentation,
- Wayuu
Resumen
La segmentación socioespacial y la crisis en los procesos de reproducción socioétnica en Media Luna (La Guajira) permiten comprender la transición de los Wayuu hacia una dependencia frente al asistencialismo neoliberal. A partir de etnografías realizadas entre 1998 y 2018, se argumenta que el proceso de segmentación socioespacial se origina de la reducción y la fijación en el territorio y las políticas neoliberales de reconocimiento multicultural. Sus consecuencias son 1) que las nuevas unidades socioespaciales dejan de contar con los medios materiales para la subsistencia y dependen del trabajo asalariado y la oferta institucional; y 2) que se generen rupturas en los lazos de solidaridad, colaboración y complementariedad para el apoyo mutuo y conflictos internos debido a la competencia por los recursos y equipamientos institucionales.
Palabras clave:
- transiciones al capitalismo,
- dependencia,
- autonomía relativa,
- reproducción socioétnica,
- segmentación socioespacial,
- Wayuu
Corps de l’article
Au moment de l’écriture de cet article, mon collègue et ami Robert V.H. Dover, avec qui j’ai réalisé la plupart de mes recherches à La Guajira, est décédé. Je lui dédie ces réflexions.
Certaines communautés du peuple autochtone Wayuu (Colombie) connaissent actuellement une crise alimentaire sans précédent (Bonet-Morón et Hahn-de-Castro 2017 ; Defensoría del Pueblo Colombia 2014 ; Departamento Administrativo de Planeación de La Guajira 2014 ; Raffalli et Padrilla 2014 ; Velandia Arango et al. 2016 ; WFP 2015). Selon diverses sources, plus de 4770 enfants seraient décédés à cause de la faim depuis 2010 (Guerrero 2018). Dans cet article, nous argumentons que quelques communautés wayuu subissent actuellement des processus de transition accélérée qui les empêche de maintenir leur autonomie économique, alimentaire et socioculturelle dans le contexte du changement climatique, de la dépossession des territoires autochtones, de la mise en péril des moyens de subsistance (par l’installation de projets extractifs), de la crise politique, économique et sociale au Venezuela, de la corruption et de la pauvreté.
Pour illustrer cette transition, nous nous efforçons de mettre en évidence l’évolution des modes de production matérielle et de reproduction socio-ethnique – qui permettaient auparavant aux Wayuu de s’organiser de manière relativement autonome face à l’économie et à la géopolitique globales – vers leur dépendance aux ressources offertes par l’État, les organisations non gouvernementales (ONG) et les entreprises minières. Dans le cadre de nos travaux, nous nous concentrons sur le cas des communautés wayuu habitant la région de Media Luna, dont le territoire était occupé par le projet minier El Cerrejon – spécifiquement pour la construction de Port Bolivar –, d’où est exporté le charbon extrait au sud, toujours dans le territoire wayuu. Il n’existe pas de données démographiques précises sur le nombre de personnes habitant cette zone géographique qui s’étale sur approximativement 12 km2 à l’intérieur de la réserve autochtone de Media y Alta Guajira (voir la carte 1). À partir de notre travail de terrain, nous calculons que ces quinze communautés comptent environ 2500 personnes[1].
La segmentation sociospatiale, crise propre de la transition, met en lumière le mal-être, les pertes, les conflits, enfin, les changements qui empêchent les Wayuu de reproduire les stratégies autochtones traditionnelles leur ayant permis jusqu’alors de gérer les conditions écologiques, l’organisation des modes de production et les capacités de reproduction socio-ethnique – des stratégies cruciales pour l’articulation de leur subsistance aux dynamiques régionales et globales. Cette crise met en péril l’autonomie et l’autodétermination des communautés de Media Luna, car la subsistance matérielle, les dynamiques sociales collectives, l’établissement d’alliances, la résolution des conflits, le rétablissement de l’ordre et de la normalité et la reproduction de la société par relais générationnel sont en danger.
Dans la première section, nous présenterons le cadre théorique et méthodologique de notre étude. Ensuite, nous analyserons la crise de la segmentation sociospatiale pour proposer une lecture des conséquences de cette segmentation sur la reproduction socio-ethnique. Nous chercherons à démontrer dans quelle mesure cette segmentation prouve en partie la transition que la société wayuu expérimente depuis plusieurs décennies. Enfin, nous exposerons nos conclusions.
Références théoriques et méthodologiques
Dans l’ouvrage Transitions et subordinations au capitalisme, Godelier et ses collaborateurs décrivent divers processus de transition et de subordination au capitalisme (Godelier 1991 : 14). La transition est une phase au cours de laquelle une société expérimente des difficultés à reproduire ses relations économiques et sociales, alors que dans le même temps, de nouvelles dynamiques socioéconomiques apparaissent et se généralisent plus ou moins rapidement et plus ou moins violemment (Godelier 1987 : 265). Pour renforcer cette compréhension marxiste des processus de transition, il est fondamental de comprendre qu’en plus des modes et relations de production, les processus de reproduction sociale et ethnique sont eux aussi en jeu. Avec Fraser, nous comprenons ces processus de reproduction sociale comme les activités de remplacement, d’allocation des soins et d’interactions et toutes les capacités sociales qui « produisent et soutiennent les liens sociaux », qui constituent les personnes « comme êtres sociaux, formant leurs habitus et l’éthos culturel dans lequel elles évoluent » (2016 : 114). Nous reprenons sa proposition sur le concept de reproduction socio-ethnique, dont les processus, qui sont responsables de la formation relationnelle et subjective des personnes wayuu, permettent à cette société de reproduire ses formes de compréhension du monde, ses pratiques socioculturelles distinctives et sa subsistance matérielle et symbolique.
Les processus de transition se produisent dans le cadre de l’expansion et de la consolidation du capitalisme et se développent favorablement dans la modernité/colonialité où coexistent l’exploitation et la rhétorique salvatrice du développement (Mignolo 2008 : 10). L’offre étatique et corporative reproduit ainsi la logique de la modernité/colonialité en prenant la forme d’« assistanat néolibéral ». Ce terme fait référence à l’ensemble des politiques et actions ayant pour objectifs de compenser les carences et d’éliminer les inégalités, mais qui, en même temps, favorise la « fragmentation des intérêts collectifs » (Grassi 2003 : 30) en focalisant les politiques et actions sur l’individu plutôt que sur la collectivité. La perte continue de ses moyens et modes de subsistance, ainsi que des ressources reproductives nécessaires au maintien de la communauté, amplifie la dépendance du peuple wayuu aux aides gouvernementales et corporatives. L’individualisme, en tant que représentation des personnes dans le capitalisme et la modernité/colonialité, provoque une rupture des liens communautaires. Les Wayuu se sont articulés au système mondial capitaliste depuis le xvie siècle ; pourtant, leur subordination paraît s’accélérer, notamment leur dépendance à l’État, aux entreprises et autres organismes, dont les actions s’inscrivent dans le cadre de ce que nous appelons ici l’assistanat néolibéral.
La crise socioreproductive que traverse le peuple wayuu a un impact autant sur ses capacités de production économique que sur celles de la reproduction sociale, toutes deux nécessaires pour éduquer les nouvelles générations et subvenir aux besoins des membres (Fraser 2016 : 111). L’assistanat néolibéral contribue de manière contondante à cette crise : d’une part, parce qu’il internalise « la logique d’assistanat et le principe néolibéral de la responsabilité individuelle » (Codoceo et Muñoz Sougarret 2017 : 371) ; de l’autre, parce que la fracture entre les relations traditionnelles de collaboration (Codoceo et Muñoz Sougarret 2017) et les éléments de cohésion politique intensifie la dépendance des personnes au travail salarié moderne et à l’offre d’assistance, sous la forme de subventions, de transferts directs conditionnés et d’aide de programmes de Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)[2]. L’assistanat remplace les moyens matériels traditionnels d’existence dont les autochtones ont été dépossédés au profit des processus d’accumulation du capital global.
Dans la région de Media Luna, certains de ces processus de reproduction socio-ethnique sont en crise. Les matrilignages éprouvent des difficultés à maintenir l’ensemble des capacités sociales nécessaires à la formation des membres aux relations traditionnelles de production et de reproduction – celles qui ont configuré la société autochtone différenciée, sa continuité historique et son processus social d’accumulation et de transformation (Friedman 1996 : 7-9). Dans le cadre de notre étude, nous analysons les crises liées à la segmentation sociospatiale des matrilignages wayuu en tant que preuve des difficultés auxquelles font face les Wayuu de Media Luna pour maintenir leur autonomie, illustrant le renforcement de leur dépendance à l’assistanat néolibéral.
Dans l’actuelle période de transition, plusieurs matrilignages passent d’une relative autonomie à une situation de dépendance. Ils se métamorphosent en formations socioculturelles incapables de créer et de maintenir les capacités autochtones nécessaires pour jouir de leur autonomie dans le cadre de leur reproduction socio-ethnique, ces capacités étant désormais dépendantes du capitalisme et de l’assistanat néolibéral. Ces deux types de relations font partie des trajectoires du peuple wayuu dans la modernité/colonialité et supposent la domination et la subordination. Bien qu’intégrés au capitalisme, les Wayuu ont réussi, au cours de transitions antérieures, à s’articuler au système de manière relativement autonome, à travers la différenciation de leurs moyens et capacités de reproduction socio-ethnique matérielles, sociales et culturelles. Nous entendons par « articulation autonome » la stratégie wayuu de participer activement au capitalisme global à différentes époques (depuis le xvie siècle) moyennant la configuration de divers modes (et relations) de production tout en maintenant son autonomie territoriale et économique. En revanche, dans le cas de la dépendance, la population wayuu perd ses capacités autochtones et relationnelles, ainsi que ses modes de production propres, l’obligeant à se reposer sur l’assistanat pour subvenir à ses besoins et soutenir ses modes de vie.
Depuis le xvie siècle, ces deux types d’articulation – l’autonomie relative et la dépendance – s’inscrivent dans la subordination au capitalisme. Toutefois, on note une accélération de cette dépendance avec la transition amorcée au cours de la décennie 1970, comme en témoignent les récits historiques portant sur les stratégies d’articulation du peuple wayuu aux dynamiques globales du capitalisme et de la modernité/colonialité.
Cet article se base sur des informations et données générées lors de travaux de terrain ethnographiques effectués périodiquement depuis 1998 dans différentes régions de La Guajira et, plus particulièrement, au cours des derniers terrains de recherche en avril et juin 2018, réalisés à Media Luna par un groupe de chercheurs et chercheuses avec l’appui d’étudiants et étudiantes.
Nous avons eu accès aux discours et pratiques politiques des Wayuu résidant à Media Luna. Nous avons conduit une série d’entrevues et d’observations du quotidien des habitants et des activités politiques telles que les assemblées internes des communautés de Media Luna, les réunions avec des représentants gouvernementaux, des fondations, des ONG, des entreprises minières et des universitaires. Nous avons réalisé divers ateliers de cartographie sociale, dont certaines cartes sont présentées dans cet article. Nous avons aussi retracé les repères et équipements territoriaux, grâce à des marquages GPS effectués en vue d’analyser les politiques de l’État, les projets miniers et énergétiques ainsi que les délimitations des territoires associés aux matrilignages et les lieux où sont réalisées les activités économiques. Enfin, pour décrire la transition, nous avons examiné d’autres études qui nous ont permis de retracer les discontinuités et continuités dans les modes de production économique et de reproduction sociale wayuu et leurs articulations aux dynamiques globales.
Les wayuu de Media Luna dans la région colombienne de Guajira
Le peuple autochtone wayuu réside dans la péninsule de La Guajira (actuel département de La Guajira) en Colombie et dans l’État du Zulia au Venezuela (voir carte 1). Avec plus 380 000 membres du côté colombien, selon le dernier recensement (DANE 2019), le peuple wayuu bénéficie de la reconnaissance binationale de la Colombie et du Venezuela. Bien que les habitants se présentent comme des membres à part entière de la communauté wayuu, ils se distinguent les uns des autres selon leurs modes de production (pêche, agriculture, élevage, ou la combinaison de leurs activités avec le commerce et l’artisanat, ou encore le travail salarié) et leur localisation dans la péninsule. Des variations linguistiques sont à signaler entre la partie haute (Alta) et basse (Baja) de La Guajira. Les niveaux de relations culturelles, politiques et économiques, plus ou moins proches, avec les alijunas[3] différencient aussi les membres de la communauté. Actuellement, les communautés wayuu vénézuéliennes sont plus urbaines que celles établies en Colombie, ces dernières évoluant dans des zones majoritairement rurales et des réserves autochtones, bien que beaucoup de ses membres disposent de résidences familiales dans les centres urbains (Goulet 1981 ; Guerra Curvelo 2001 ; Perrin 1989 ; Picon 1978 ; Puerta Silva 2013 ; Saler 1988).
La littérature sur les Wayuu décrit ces personnes comme un peuple majoritairement pastoral, bien que ses membres combinent souvent diverses activités productives, culturelles et économiques, comme on le voit à Media Luna. L’organisation sociale wayuu est matrilinéaire, reposant sur les matrilignages en tant qu’unités fonctionnelles. On connaît l’existence d’au moins vingt-sept clans répartis dans les deux pays, dont vingt-deux en Colombie. L’organisation sociale wayuu a fait l’objet de nombreuses études, bien qu’il n’existe pas de consensus sur celle-ci, laquelle varie en raison de la diversité interne de cette communauté et de dynamiques historiques (Cerquera González 2009 ; Correa et Vásquez 1995 ; Guerra Curvelo 2002 ; Gutiérrez de Pineda 1948 ; Pineda Giraldo 1947 ; Saler 1988 ; Vásquez et Correa 1986 ; Watson 1967 ; Wilbert 1962). Le mythe d’origine associe chaque clan wayuu à un animal totémique et à un lieu d’origine, mais actuellement ils sont disséminés dans le territoire et ont perdu leur importance sociologique et politique au profit des matrilignages (Guerra Curvelo 2002 ; Perrin 1996 ; Saler 1988 ; Picon 1983). Cela coïncide avec la définition de Ghasarian selon laquelle les clans partagent certains liens de filiation, mais que « le lignage constitue l’expression sociale de la filiation… Les membres du lignage ont un ensemble de droits et de devoirs entre eux » (1996 : 79). Les matrilignages se partagent le territoire et se distribuent les ressources entre eux selon les propriétés ou les unités résidentielles. Une nouvelle résidence est généralement matrilocale, bien qu’il en existe des néolocales ou patrilocales. La composition d’unités domestiques au sein des rancherías présente des variations qui ne correspondent pas toujours à la matrilinéarité, certains des membres ne s’établissant pas sur le territoire de la descendance pour divers motifs (études, travail, alliances matrimoniales, etc.). Les Wayuu continuent de poursuivre un schéma d’occupation territoriale polyrésidentielle[4].
L’articulation historique des Wayuu aux dynamiques globales depuis le xvie siècle peut se caractériser selon trois étapes, chacune rendant compte des processus de transition socioéconomique. La première étape a débuté au xvie siècle avec l’arrivée des Espagnols à La Guajira, qui trouvèrent divers peuples autochtones de chasseurs, cueilleurs, pêcheurs et horticulteurs. Au cours du xviie siècle, les groupes autochtones adoptent massivement l’élevage[5] (Barrera Monroy 2000 ; Candelier 1893 ; Picon 1983 ; Polo Acuña 1999 ; Simons 1885). La marque de l’occupation coloniale en Amérique se révèle dans cette première transition qui configura les communautés autochtones en une société différenciée, articulée aux dynamiques globales, jouissant cependant d’une autonomie relative. Grâce à l’adoption de l’élevage et à la participation à des activités extractives stratégiques pour l’économie des Caraïbes, les lignages wayuu ont majoritairement maintenu leur domination territoriale et ont gagné la capacité économique nécessaire pour acquérir des armes et des montures, indispensables dans leur lutte contre le contrôle espagnol.
La seconde transition résulte de la perte de contrôle territorial et d’autonomie à la suite de l’occupation non autochtone grâce aux alliances matrimoniales et économiques au début du xixe siècle (Vásquez et Correa 1986). Les ports installés ont été cruciaux dans la consolidation de « véritables enclaves commerciales et portuaires de dimension relative » (ibid. : 9). Durant cette période, le conflit entre les matrilignages wayuu s’est intensifié à cause de l’expansion des affaires commerciales, de la pression territoriale étrangère et des intenses sécheresses. La crise la plus symptomatique de cette période reste la traite des esclaves autochtones[6] et la migration économique des populations autochtones vers le Venezuela, motivée par le boom pétrolier au début du xxe siècle et la diminution de la demande en bétail. La distribution spatiale des lignages a été reconfigurée. L’immigration vers le Venezuela a permis aux personnes wayuu défavorisées, sans bétail, d’accéder aux ressources économiques pour acquérir leur propre troupeau et, consécutivement, de s’élever socialement, notamment des jeunes, que les Wayuu eux-mêmes appellent « civilisés ». Les familles les plus puissantes ont perdu du contrôle territorial au profit de clans moins fortunés. Au même moment, la politique étatique d’établissement et d’assimilation des populations autochtones – par l’implantation d’un processus d’éducation-évangélisation et de villages sédentarisés – s’est intensifiée.
Durant cette transition, les peuples wayuu se sont intégrés aux dynamiques économiques par le travail, mais toujours en maintenant leur relative autonomie. Toutefois, les premiers indices de dépendance sont apparus, avec le processus de monétarisation de la société et l’accès par la monnaie aux biens manufacturiers de consommation. Les Wayuu ont commencé à expérimenter au niveau interne des changements dans leurs relations sociales d’alliances et de voisinage, par l’émergence en leur sein d’aspirations politiques et économiques nouvelles, la participation des femmes à la vie publique, etc.
La troisième transition, précédant celle que nous connaissons actuellement, débute avec le violent processus de dépossession territoriale et de déplacement des populations à la suite de la construction et de l’opérationnalisation du projet minier d’El Cerrejón à la fin de la décennie 1970. Jusqu’à la création de la réserve de l’Alta y Media Guajira en 1984, le territoire des lignages de Media Luna était considéré comme un terrain vague. La réserve repose sur une extension de 1 065 505 hectares, placés sous la juridiction des municipalités de Riohacha, Maicao, Uribia et Manaure. Depuis les années 1980, au moins vingt réserves ont été créées dans La Guajira, mais elles n’ont pas obtenu leur autonomie administrative même après la promulgation de la nouvelle constitution politique du pays en 1991.
Les communautés wayuu, dépossédées de leurs territoires et ressources, ont commencé à accéder depuis la fin des années 1970 de manière minoritaire à l’emploi salarié et de manière majoritaire aux « aides sociales », labellisées « Responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE). Plus d’une décennie plus tard, la constitution politique de 1991 sur le multiculturalisme est approuvée. Les bases de l’état néolibéral se consolident, caractérisées par l’amplification de la stratégie de subventions dans la lutte contre la pauvreté et par le transfert de ressources fiscales aux entités territoriales (incluant les territoires autochtones), en même temps que la privatisation des services publics (santé, éducation, attention nutritionnelle, provision d’eau et électricité, etc.). L’ouverture démocratique, le pluralisme et la décentralisation des pouvoirs de l’administration vers les municipalités sont promus en même temps que l’ouverture aux multinationales étrangères en vue de l’extraction de matières premières.
Un des aspects fondamentaux de la constitution de 1991 vers l’autonomie et l’autodétermination des peuples autochtones a été la promulgation de réserves autochtones comme Entités territoriales autochtones (E.T.I). Malheureusement, la législation n’a pas réglementé clairement les normes encadrant ces unités politico-administratives. Provenant du Système général des participations (S.G.P.), les ressources fiscales sont ainsi destinées aux administrations municipales pour la gestion des projets de santé (24,5 %), d’éducation (58,5 %) et d’assainissement de base et d’eau potable (17 %). Les autorités autochtones doivent élaborer leurs plans de vie (ou plan d’investissement) selon le nombre d’habitants, puis conclure des accords avec les administrations municipales avant de pouvoir ordonner les dépenses sur leur territoire. Pour la réserve de la Alta y Media Guajira on réalise autant de plans d’investissement qu’il y a d’Associations d’autorités traditionnelles, associations qui représentent des ensembles de lignages. Pour le moment, l’autonomie des communautés est ainsi limitée par l’intermédiation contractuelle avec la municipalité dans la conception et l’exécution de leurs plans.
Nos affirmations sont basées sur des observations effectuées lors de notre travail de terrain et se limitent à l’analyse du comportement des matrilignages wayuu à Media Luna, en tant qu’unités sociospatiales fondamentales dans l’appropriation et l’occupation du territoire (et l’usage des ressources comme l’eau, les zones de pâturage et les équipements comme les cimetières, les ports, les écoles, les postes de santé, etc.), et dans l’organisation de la production économique et de la reproduction sociale et ethnique. Dans le cas des populations de Media Luna, les activités économiques de pêche sont combinées avec l’élevage et l’agriculture saisonnière en décroissance, ainsi que la vente artisanale, le commerce de biens et le travail salarié. Notre travail de terrain entre avril et juin 2018 couvrait les 12 km2 et les alentours de la zone où se situe aujourd’hui Port Bolivar et où résident approximativement 2500 personnes. Dans la section suivante, nous analyserons la segmentation sociospatiale en tant que manifestation de la transition des communautés wayuu de Media Luna.
La segmentation sociospatiale du matrilignage
La segmentation sociospatiale correspond au processus de division du matrilignage en unités de plus petite envergure qui délimitent, à l’intérieur du territoire ancestral, un espace différencié appelé « territoire propre », dont les populations wayuu ont revendiqué la reconnaissance étatique, notamment celle du Ministère de l’Intérieur et d’autres organisations qui participent de l’assistanat. Selon la législation colombienne, les territoires et réserves autochtones ont accès aux ressources fiscales de la nation pour améliorer les conditions de vie de leurs populations. Ces ressources dépendent de la reconnaissance étatique de leur légitimité ethnique, des liens qu’entretiennent les habitants et habitantes avec le territoire et du recensement des populations.
Pour les peuples de Media Luna, comme pour le reste des habitants et habitantes des territoires de la réserve de l’Alta y Media Guajira, l’État a reconnu d’une part l’organisation wayuu en matrilignages en tant qu’unités sociospatiales indépendantes, et d’autre part l’Association des autorités traditionnelles en tant que conglomérat de matrilignages établis sur un territoire délimité à l’intérieur des réserves. Ces associations disposent d’une représentation légale, une fonction usuellement occupée par un neveu ou une personne de la lignée qui dispose de certaines caractéristiques que nous décrirons dans les prochaines sections.
L’atomisation des matrilignages est le fruit de divers facteurs : 1) la réduction du territoire à cause de la dépossession et du déplacement des populations occasionnés par l’accroissement de l’urbanisation, les activités d’extraction et le réchauffement climatique ; 2) l’augmentation démographique, la fixation territoriale, la migration économique, l’implantation d’internats et de l’attention étatique sanitaire ; 3) l’accès à l’offre d’assistanat néolibéral.
Réduction du territoire à cause de la dépossession et du déplacement
La construction de Port Bolivar à Media Luna est responsable de la première vague de déplacement des communautés qui se consacraient auparavant à l’élevage, à l’agriculture et à la pêche (Fajardo Gómez 2007). La majeure partie s’est établie sur des territoires voisins, propres ou empruntés, réduisant du même coup les territoires disponibles. Certaines familles, défavorables à leur relocalisation, ont subi la contamination de leur territoire par la construction et l’opérationnalisation du port avant de se retrouver en situation précaire, victimes d’enfermement, de surveillance et de harcèlement par les agents de la sécurité privée (ibid.).
Les populations locales ne supportant plus l’impact socio-environnemental de l’activité portuaire ni les accrochages constants avec la sécurité privée, une seconde vague de déplacements a eu lieu. Les cartes 2 et 3, élaborées grâce à des cartographies sociales réalisées au cours de l’année 2001 lors d’ateliers avec les habitants et l’Université d’Antioquia, illustrent ces évolutions.
Élargissant la zone cartographiée, la carte 4, élaborée en 2018, illustre en blanc et noir (entourées par la grille ou voisines de celle-ci) communautés déplacées et en gris (ou en couleurs) celles qui aujourd’hui forment Media Luna.
La construction et l’opérationnalisation du port ont détruit des ressources en eau et réduit les accès aux zones de pêche et d’élevage wayuu. Les populations déplacées ont subi d’une part la perte des moyens matériels nécessaires à leur subsistance et d’autre part l’expropriation de leurs terres, tandis que les populations d’accueil éprouvent des tensions liées à la réduction des ressources disponibles sur le territoire (Dover, Rincón et Zapach 1997 ; Echavarría Urcher et al. 1999 ; Fajardo Gómez 2007 ; Guerra Curvelo 2007 ; Mendiola Molina et al. 2001 ; Puerta Silva 2010, 2013 ; Puerta Silva et al. 2018 ; Puerta Silva et Dover 2008 ; Simon 2011 ; Vargas Silva 2016).
Quand l’entreprise est arrivée, ils ont négocié et nous ont dit n’importe quoi. Ils nous ont transféré le cimetière et nous, nous étions habitués à vivre proche de la première grille de sécurité de l’entreprise, pourtant ils ne nous ont pas laissés vivre ici, nous vivions malades et tout pleins de poussière. Puis l’Autorité traditionnelle de ce territoire m’a donné ce bout de terre sur lequel vivre mais mon cimetière se trouve là-bas.
Autorité traditionnelle de Media Luna, avril 2018, registre 91[7]
Le traumatisme dont sont victimes les populations locales est non quantifiable : « le territoire est partie du prestige des Wayuu » (Chef masculin, registre 8), il est un élément crucial de la reconnaissance dont jouissent les membres de la communauté. « Le territoire c’est la communauté, il offre la sécurité et un lieu sur lequel vivre et mourir » (Homme adulte, registre 92). Qui cède ses terres et reste sans elles perd son statut et sa crédibilité pour assumer les responsabilités communautaires (Fajardo Gómez 2007)[8].
[…] ils ont quitté le territoire où se trouve le Port, ils sont partis vers Puerto Nuevo. Ils sont arrivés au territoire d’une autre communauté et bien que sur ce lieu se trouvaient des pâturages et des espaces pour préserver les animaux, ils ont des problèmes avec les propriétaires légitimes de ces terres, c’est ainsi qu’ils reviennent au territoire qu’il reste de Piulat.
Homme adulte, registre 9
Conséquence de la contamination des sols, on assiste à une réduction de la faune et de la flore (moyens de subsistance des Wayuu) ainsi qu’à une diminution drastique de leur qualité nutritionnelle. Les populations ont été dépouillées de leurs moyens matériels et symboliques. Une personne wayuu sans territoire et sans bétail met en péril ses moyens de subsistance et ses chances de réaliser ses aspirations à une vie paisible, de maintenir ses alliances, de participer aux affaires familiales et d’avoir des funérailles dont tout le monde se souviendra. Pour garantir sa survie et celle de sa famille, il lui reste le travail salarié[9] ou, plus communément, l’artisanat et le travail informel et précaire.
L’augmentation de la population et la fixation sur le territoire
Comme dans le reste des peuples autochtones d’Amérique latine, on observe l’accroissement démographique de la population wayuu (CEPAL 2014). Entre 1993 et 2005, La Guajira a connu l’une des plus grandes expansions démographiques à la fois dans ses zones rurales et dans la municipalité d’Uribia où se situe Media Luna (Bonet-Morón et Hahn-de-Castro 2017 : 25).
La croissance démographique se reflète dans la hausse des unités domestiques sur un même territoire.
Le territoire appartient à la communauté et si, à un moment, quelqu’un décide de déplacer son logement au sein de la communauté, il peut le faire ; de plus les enfants vont implanter leurs foyers sur le territoire, en général proche de leur mère. Le terrain ne peut être vendu en tant que tel puisque prime la propriété collective sur celui-ci. Chaque année, la communauté est recensée pour le logement, l’eau, les ressources avec comme objectif d’actualiser les données sur l’augmentation de la population.
Femme adulte, registre 86
L’accroissement démographique s’accompagne de l’implantation de nouvelles unités sur le territoire. Depuis le début du xxe siècle, l’État encourage la création de villages agglomérant la population wayuu, d’ordinaire dispersée et mobile (République de Colombie 1911 : 10, art. 3, a. 5). La constitution de réserves, l’imposition d’un système de municipalités et la disparition des ressources d’eau à la suite d’intenses sécheresses[10] ont, d’une part, limité les migrations saisonnières et d’autre part participé à la fixation de matrilignages et unités résidentielles sur le territoire ancestral, bien que, dans certains cas, ces unités maintiennent d’autres résidences dans des villes en Colombie et au Venezuela. La construction de moulins et de puits d’eau, d’internats et de postes de santé a favorisé la concentration dans des petits villages.
Pour les Wayuu, leur nation supplante la division territoriale (entre la Colombie et le Venezuela) :
[…] les Wayuu ne connaissent pas de frontières et peuvent aller du Venezuela à la Colombie, ce n’est pas comme les alijunas, qui eux doivent avoir un passeport, un visa ; à l’inverse, les Wayuu s’en fichent de ce machin, ils n’ont pas de drapeau, ils vont là où bon leur semble.
Homme adulte, registre 9
Ils ne sont pas obligés d’apporter des documents et de s’établir sur un site spécifique pour accéder aux services étatiques.
Homme adulte, registre 9
Le schéma de résidence multilocale reste en vigueur pour garantir la complémentarité des moyens de subsistance, incluant les sites sur lesquels les Wayuu travaillent (dans les centres urbains ou dans d’autres communautés) et les mouvements migratoires dans la péninsule vers les centres urbains ou le Venezuela (Hommes adultes, registres 9 et 29). Conséquences directes du projet minier, la dépossession territoriale et les migrations n’ont cependant pas éliminé le sentiment d’appartenance aux « territoires propres ». On observe néanmoins des changements dans leur composition sociospatiale :
Originalement, les Wayuu étaient dispersés, mais aujourd’hui ils sont plus proches de par l’accroissement des familles, des relations avec l’Occident et des conditions climatiques actuelles qui ne permettent pas de détenir beaucoup de bétail. Ils n’ont plus besoin d’être séparés. Mon épouse et moi-même appartenons au même clan (matrilignage) bien qu’elle soit d’une autre famille ; mes enfants ne sont pas de ma famille puisqu’ils ne viennent pas de ma lignée maternelle, alors que mon neveu est issu de ma famille directe puisqu’il provient du même matrilignage ; mes enfants ne peuvent pas diriger ma communauté puisqu’ils sont réellement d’une autre communauté – celle de leur mère.
Leader masculin, registre 51
Plusieurs Wayuu qui habitent dans des villages plus denses démographiquement ont adopté des stratégies de propriété privée comme le marquage, selon les clôtures ancestrales, de leur propriété (où se trouve leur habitation), refusant les droits d’autres parents d’emprunter ou d’user de leurs zones agricoles ou de leurs ressources d’eau.
L’accès à l’offre institutionnelle
Depuis la création des premières réserves, les Wayuu de Media Luna ont perdu de vastes portions de leur territoire ancestral. En plus d’être figées en unités spatiales politico-administratives, les réserves sont aussi subordonnées à l’administration municipale dans leur gestion fiscale et dans l’accès aux services de santé, d’éducation, d’eau et d’assainissement.
Pour faire valoir leurs droits devant l’État, les habitants de la réserve Alta y Media Guajira se sont organisés en Associations d’autorités traditionnelles avec un représentant légal à leur tête. Dans le cadre des négociations des programmes de RSE, les entreprises ont exigé de pouvoir s’entretenir avec des représentants de chaque territoire, donnant du même coup une impulsion à la segmentation sociospatiale. Selon les propos d’un jeune dirigeant, « il y a eu une diversification des clans [en référence aux matrilignages], occasionnant une séparation des communautés » (registre 8). Si auparavant il n’existait qu’une autorité traditionnelle par matrilignage, aujourd’hui on observe que chaque famille étendue dispose d’une autorité.
Ce qui semble être de « nouvelles communautés » apparaissant à Media Luna est le résultat de deux processus : 1) la division interne des matrilignages ; 2) la stabilisation territoriale des matrilignages localisés sur un territoire « emprunté ». Dans les deux cas, ces unités sociospatiales ont souhaité se distinguer de l’unité plus large à laquelle elles appartiennent pour accéder directement à l’assistance étatique.
À Media Luna, les personnes aînées retracent les territoires de quatre matrilignages avant la construction de Port Bolivar en 1980. Aujourd’hui, on distingue seize nouvelles unités sociospatiales disposant de territoires délimités, bien que celles-ci continuent à faire partie des matrilignages ancestraux plus larges et à participer de processus de reproduction socio-ethnique. Il nous intéresse de comprendre quelles sont les ruptures des processus de reproduction socio-ethnique qui se manifestent dans la segmentation sociospatiale.
La perte de la capacité corporative des matrilignages (définis localement comme des « clans ») est mise en évidence dans le témoignage suivant : « Il est nécessaire que les institutions comprennent que les Wayuu ne se conçoivent pas comme une collectivité au sens où l’entend l’État. Chaque communauté défend des intérêts quasi individuels, bien qu’elles puissent se doter d’organisations collectives dans certains cas. » (Chef masculin, registre 8)
Selon les plus jeunes dirigeants, il vaut mieux collaborer pour la gestion des aides étatiques au sein de communautés de plus petite envergure, telles les familles étendues ou unités résidentielles. Les personnes aînées font cependant remarquer qu’auparavant les membres se formaient et travaillaient en associations, confirmant du même coup que l’actuelle division des matrilignages est le fruit de facteurs externes à celles-ci. La nouvelle unité sociospatiale est une forme organisationnelle qui permet d’accéder aux ressources d’assistance étatique. Les matrilignages, quant à eux, continuent d’exister en vue d’assumer leurs fonctions de résolution des conflits avec d’autres matrilignages, de complémentarité et de réciprocité, de la vie rituelle (funérailles, mariages et rites de passage des femmes et des hommes), des droits de succession, etc. Les autorités traditionnelles jouissent encore de leur compétence sur les affaires internes du matrilignage mais sont exclues des affaires externes gérées par les nouvelles unités sociospatiales, puisque l’autorité traditionnelle ne dispose que de quelques capacités nécessaires pour exercer la fonction de représentation légale reconnue par l’État, les ONG et les entreprises.
La segmentation sociospatiale des matrilignages entraîne le transfert de certaines de leurs capacités corporatives externes vers les nouvelles unités, ce qui génère parfois des conflits territoriaux et de subsistance et réduit les capacités de soutien social dont disposent les parents.
La crise des processus de reproduction socio-ethnique
En lien direct avec la crise de reproduction socio-ethnique, la segmentation sociospatiale met en lumière la transition wayuu vers la dépendance. Trois processus parallèles rendent compte de cette affirmation : 1) les nouvelles unités sociospatiales ont arrêté de compter, en vue de leur subsistance, sur les moyens matériels et symboliques disponibles sur leur territoire – sources d’eau, vergers et pâturages et accès à la mer dans le cas de la pêche – au profit du travail salarié et de l’assistanat ; 2) l’accroissement de la concurrence pour l’accès aux ressources et aux aides étatiques et entrepreneuriales est au coeur de l’augmentation des conflits internes entre les autorités et les dirigeants d’une même parentèle lignagère ; 3) il existe des tensions intergénérationnelles et un décalage entre les aspirations futures de nouvelles générations et le respect des traditions culturelles.
Des « ressources propres » aux « ressources extérieures »
Fruit du processus de segmentation, les nouvelles unités sociospatiales se situent dans des zones territoriales vidées de leurs ressources en eau, vergers ou pâturages et de leurs accès à la mer. D’après un certain nombre de nos interlocuteurs et interlocutrices à Media Luna, cette situation – aggravée par d’importantes sécheresses – met en péril la santé et la subsistance de leur bétail. Parallèlement, il arrive que les nouvelles unités sociospatiales – composées de jeunes familles – n’aspirent pas à effectuer les activités économiques traditionnelles de leurs aïeux, préférant entretenir leur foyer en bénéficiant des ressources fiscales, de l’assistanat ou d’autres aides externes. Ils sont nombreux à travailler dans le port, au Venezuela et dans les institutions étatiques (telles que l’hôpital, l’Institution éducative, le Centre pour le développement infantile [CDI] ou dans des Unités communautaires d’attention aux enfants [UCA] du ICBF[11]).
Si certaines nouvelles unités sociospatiales souffrent de la perte de leurs propres moyens de subsistance, ce dommage peut être pallié par l’implantation de nouveaux modes de subsistance tels les équipements fournis par l’État, les ONG ou le secteur privé. La carte 4 illustre d’une part les équipements traditionnels et institutionnels disponibles sur le territoire et ses zones limitrophes, et d’autre part les unités sociospatiales qui exercent leur juridiction sur ces espaces. Comme l’illustre l’exemple des barrages hydrauliques de Pineda Giraldo, il arrive que des membres s’approprient des équipements institutionnels destinés à la communauté. Afin d’éviter les conflits internes d’accès aux ressources, Pineda Giraldo a proposé de construire un barrage hydraulique sur chaque territoire puisque, après avoir implanté un barrage sur le territoire du Chef Barros, celui-ci en a fait sa « propriété personnelle » (Pineda Giraldo 1947 : 550).
La construction d’un équipement sur un territoire augmente la capacité de contrôle de la parentèle, y compris sur la participation de ses membres par leur force de travail aux services prodigués par cet équipement. Un individu nous a raconté qu’après avoir travaillé neuf mois dans une entreprise, il s’est retrouvé sans emploi et il a parlé avec le « […] chef pour voir s’il m’offrirait la possibilité de travailler ici, et il a dit oui, alors je travaille » (Homme adulte, registre 29).
En subordonnant les moyens matériels d’existence des Wayuu à l’offre étatique et aux projets financés par le secteur privé, la transition consolide la dépendance des populations autochtones à des forces extérieures tout en favorisant l’émergence de conflits internes.
Conflits pour l’autorité
Cette transition se matérialise par ailleurs à travers la coexistence de juridictions et de l’autorité du matrilignage avec celle des nouvelles unités sociospatiales, une situation à l’origine de tensions politiques entre les nouveaux dirigeants (représentants légaux et autres porte-parole) et les autorités traditionnelles (oncles maternels ou femmes aînées d’un matrilignage en charge des affaires internes). Ces divergences s’expliquent notamment par la domination des premiers sur les « affaires externes », une autorité sujette à controverses entre représentants légaux et autorités traditionnelles dans l’accès à l’assistance étatique.
La transition est visible dans la distinction opérée par les habitants entre les autorités ancestrales, les autorités traditionnelles et les représentants. Si d’usage la coutume imposait que l’autorité traditionnelle soit reconnue aux personnes aînées de chaque matrilignage – soit l’oncle aîné ou, en son absence, la femme aînée (qui représentaient l’ascendance utérine de parentalité) –, il est désormais possible de transférer ces prérogatives à un membre tiers si tant est que ce dernier consolide une nouvelle unité sociospatiale sur un territoire donné. Prenons l’exemple d’une communauté que nous numérotons C1. C1 a été divisée entre deux frères H1 et H2 : C1.1 et C1.2. C1.1 maintient l’oncle maternel aîné en tant qu’autorité traditionnelle H1 et est subdivisée en trois communautés : C1.1.1, dans laquelle l’oncle maternel H1 conserve l’autorité traditionnelle avec un de ses neveux utérins S1 comme son représentant légal (ou dirigeant) ; C1.1.2 repose sur un dirigeant S2, le fils d’une autre soeur de H1, aussi autre neveu utérin ; C1.1.3 compte sur un autre leader S3 qui, à son tour, est le fils d’une troisième soeur. C1.2, de son côté, se présente devant le Ministère de l’Intérieur régi par une autorité traditionnelle femme, qui est la petite fille de H2 (et que nous nommerons ici N1) [fig. 1].
Dans ce cas, le territoire du matrilignage – dont l’autorité est reconnue par tous et qui détient encore un pouvoir d’ingérence dans les affaires internes – a été scindé en quatre unités sociospatiales. Des leaders sont en charge des affaires externes pour trois d’entre elles, et la dernière est représentée par l’autorité traditionnelle elle-même.
Dans un autre cas, un frère décide de mettre en place une nouvelle unité sociospatiale sur son territoire ancestral (fig. 2). Nous l’appellerons C2. Le dirigeant était jusqu’à récemment le frère aîné (H1), fils de la femme aînée et fondatrice du matrilignage, et reconnue comme l’autorité traditionnelle (A1). Très occupé par des affaires annexes, H1 ne remplit pas toutes ses fonctions de représentation dans les affaires du territoire et de sa population, de telle manière que H2, avec l’appui d’autres soeurs et de A1, décide de former une nouvelle unité sociospatiale et de l’inscrire au ministère de l’Intérieur. Pour maintenir l’héritage, un des neveux aînés (S1) est initié pour reconnaître les limites de son territoire ancestral et les droits qui y sont rattachés.
Certains voisins arguent que ledit territoire est nouveau et n’a jamais existé auparavant, illustrant dès lors la division du matrilignage et son impact sur l’espace, expliqué justement par la nécessité d’accéder à la reconnaissance de l’État et de l’entreprise gestionnaire du port. Afin d’attester la légitimité de la « nouvelle communauté », H2 nous montre le cimetière, le jagüey (large lac) et d’autres marqueurs territoriaux qui rendent compte de son droit d’accès aux ressources étatiques et aux compensations de l’entreprise minière. L’autorité des membres se matérialise par leur présence physique sur le territoire et par l’inscription officielle de leur communauté auprès du Ministère. Désormais, la mémoire orale ne suffit plus pour attester l’appartenance à un territoire – par antériorité spatiale ou occupation permanente : l’État pèse lourdement sur les processus de reconnaissance d’appartenance territoriale[12]. Il intervient en reconnaissant les autorités traditionnelles et représentants légaux d’un groupement de population. Les critères étatiques de légitimation ont donc contribué au processus de segmentation sociospatiale, et sont d’une certaine manière influencés par lui.
Le fait que l’État et le reste des institutions présentes dans La Guajira disposent de l’autorité pour valider l’appartenance d’une communauté à un territoire ainsi que les droits qui y sont affiliés entérine l’argument selon lequel les Wayuu se dirigent vers la dépendance. L’État est désormais un arbitre des relations sociospatiales wayuu et participe de fait activement au processus de reproduction socio-ethnique. L’appartenance territoriale est une des composantes de la subjectivité de la personne wayuu, pour laquelle les individus qui ne disposent pas de « lieu propre » sont perçus comme des parias sans richesse, sans ancestralité et sans histoire.
Les multiples stratégies déployées pour bénéficier de l’assistance extérieure se rendent visibles dans le malaise des communautés et les conflits sociaux. La phrase « être légitime d’ici » est fréquemment employée pour revendiquer une forme d’autorité dans la représentation d’une unité sociospatiale. Pour leur part, les habitants qui ne revendiquent pas d’autorité sur un territoire mais qui se reconnaissent comme des occupants, se demandent « à qui ils appartiennent », et non d’où ils sont – c’est-à-dire qui sont leurs représentants. Bien que la présence d’un territoire et l’identification à celui-ci soient importantes, l’appartenance à une unité sociospatiale prime, et ce, même si elle ne coïncide pas avec un matrilignage.
Selon les Wayuu de Media Luna, on peut différencier les habitants et habitantes originaires de la région, les personnes étrangères ou les personnes annexées pour classifier le droit de chacun et chacune sur le territoire et la représentation par l’autorité d’une unité sociospatiale en vue de contrôler les ressources du territoire, notamment les équipements étatiques et les projets aidés par les entreprises minières, énergétiques et l’État.
De nombreuses lignées au sein d’un matrilignage sont représentées par un seul dirigeant ou une seule dirigeante, bien que cette personne n’ait pas de liens directs de parenté ni ne soit résidente sur le territoire. Les lignées ont soutenu que ladite personne s’était engagée à leur obtenir des bénéfices majeurs et de meilleures négociations avec les entreprises que par le passé. Cette situation révèle que l’actuelle représentation de l’unité sociospatiale repose désormais sur des critères autres que l’appartenance territoriale, la proximité territoriale ou les liens de parenté.
Il est commun d’entendre que « les autorités cherchent seulement le bien individuel… qu’elles ne cherchent pas le consensus dans la prise de décisions » ou que les personnes ne vont pas aux réunions… et que les autorités se battent seules (Femme adulte, registre 93). Les habitants cherchent donc des informations ailleurs et ne font pas confiance aux autorités : « […] nous en sommes venus à les écouter ici puisque ni notre autorité, ni notre dirigeant ne nous dit quoi que ce soit. Le Monsieur […] est véritablement une autorité qui est là pour sa communauté. Alors que le nôtre veut tout pour lui et ne nous communique rien » (Femme adulte, registre 93). Cet individualisme, qui fracture la cohésion sociale, renforce le processus de dépendance aux agents extérieurs.
Tant entre les matrilignages qu’à l’intérieur de ceux-ci, des conflits émergent en vue de l’exercice de l’autorité dans le cadre de la gestion des ressources étatiques et corporatives, devenues de véritables objets de discorde. On observe simultanément deux phénomènes : pour certaines affaires, diverses unités sociospatiales se rassemblent sous l’autorité d’un dirigeant ou d’une dirigeante (comme dans le cas de négociations avec l’entreprise minière) alors qu’au même moment ces unités perdurent sous le commandement de leur autorité traditionnelle et de leur dirigeant ou dirigeante dans la gestion des affaires étatiques.
Ni les mécanismes de régulation interne ni les pratiques de rétribution ne sont appliqués dans le cas de conflits relatifs à la représentation des intérêts des unités sociospatiales devant l’État et les entreprises. Aucun système ne punit les dirigeants et dirigeantes (neveux ou nièces, enfants et petits-enfants des autorités traditionnelles) qui ne se conforment pas à leur devoir de représentation. Quand une autorité traditionnelle se sent trahie par la personne dirigeante, elle décide de s’emparer elle-même de la représentation légale en s’accompagnant d’un jeune parent, responsable de tout traduire et de vérifier les documents avant de prendre une décision. Nous n’avons pas obtenu d’enregistrement sur les actions entreprises en vue de sanctionner une personne dans le rôle de dirigeant qui n’aurait pas respecté ses obligations, illustrant du même coup la coexistence de multiples juridictions. Si, auparavant, les personnes dirigeantes jouissaient du monopole sur la gestion des relations externes des matrilignages et unités sociospatiales (correspondant aux lignées, familles étendues et unités résidentielles), force est de constater que les personnes aînées commencent désormais à revendiquer ces pouvoirs. Ce contexte de prolifération de nouvelles unités sociospatiales et autorités a conduit à l’Arrêt de la Cour constitutionnelle T-172 de 2019 pour calmer les vives tensions qui ont émergé entre les personnes dirigeantes et leurs communautés, ainsi qu’entre les communautés.
Tensions dans les liens sociaux et maintien de l’appui mutuel
La transition en cours dans la reproduction socio-ethnique se manifeste également dans les malaises et les tensions générés par le respect des règles culturelles et dans le changement des aspirations futures des jeunes. Lors de « l’enfermement », un rituel de passage des jeunes femmes vers l’âge adulte à la suite de leurs premières menstruations, on remarque des variations résultant de l’action des jeunes femmes elles-mêmes. Par exemple, une jeune qui a passé le rituel de l’enfermement nous confie que, bien qu’elle respecte les pratiques rituelles encadrant son alimentation, elle a refusé de se faire couper les cheveux, et elle nous a assuré que sa petite soeur ne subirait pas non plus cette pratique (Jeune femme, registre 95). La pratique du prix de la fiancée[13] dans le cadre d’une alliance matrimoniale est aussi moins courante. Une mère a affirmé que, bien que sa fille aînée ait passé le rituel de l’enfermement « lors de son développement », elle ne pensait pas l’imposer à sa cadette. Cependant, notons que certaines traditions restent intactes. Ainsi, une femme nous a assuré qu’« acheter une femme était trop coûteux » puisque ce prix pouvait coûter jusqu’à « 100 chèvres, deux chevaux, voire une moto » ; ainsi, « les jeunes préfèrent se voir en secret, optant pour une union libre », laquelle peut être source d’« accrochages entre les familles » (Femme adulte, registre 40).
L’évolution des aspirations chez les jeunes provient souvent du manque de perspectives d’avenir, notamment chez certaines femmes qui aspirent à établir leur famille avec des alijunas et à rompre avec la traditionnelle subordination aux intérêts parentaux. Paradoxalement, nous observons, dans le cas d’une union entre un étudiant et une étudiante du secondaire, que la conjointe a été contrainte de quitter l’école tandis que l’homme a poursuivi sa scolarité (Homme adulte alijuna, registre 60). Parlant de sa fille résidant à l’internat de Uribia, l’homme alijuna en union mixte affirme que « c’est mieux car elle apprend à être une bonne femme ». Quant à son fils, l’homme émet la réflexion : « Pourquoi l’envoyer [à l’internat], si celui-ci est bien ici avec sa famille » (Homme adulte alijuna, registre 96). La femme de cette union raconte qu’elle est allée à l’internat sur recommandation de ses frères « pour qu’elle ne souffre pas dans la vie », puisque « les hommes n’aiment pas les femmes qui ne prennent pas soin de leur maison et de leur conjoint » et qu’à l’internat ils lui enseigneraient l’artisanat, l’« obédience » étant le slogan de l’institution. Désormais employée tous les matins par une institution étatique, elle nous confie qu’au regard de son union libre – non réglementée par la loi wayuu – avec un alijuna, elle craint que son conjoint « se sente à l’aise et fréquente d’autres femmes ». Elle ajoute : « je ne veux pas qu’il pense pouvoir m’avoir pour toujours et en même temps qu’il voie d’autres femmes ». Elle affirme avoir changé sa manière de penser : lors de son premier mariage, elle « voulai[t] qu’il [la] paye [monétairement] afin de défendre [s]on honneur et [s]a dignité ». Cependant, les personnes interrogées soulignent que, de nos jours, le mécanisme du prix prévaut rarement.
À l’époque de mes parents, c’était une obligation ; il n’existait pas ce que les alijunas appellent l’amour. Avant, tout était ordonné ; l’homme pouvait emmener une femme, mais il fallait d’abord l’acheter avec des chèvres, des colliers pour que la famille la prépare pour le mariage, car si elle ne remplissait pas ses devoirs, il ne pouvait pas l’emmener.
Immédiatement, la femme interrogée ajoute, sur un ton jovial :
J’aime la civilisation ! Tout ne repose pas sur les épaules de la femme, le poids est réparti avec l’homme. Avant c’était à la femme d’aller seule à l’eau et au bois, de cuisiner et vendre le poisson, de prendre soin des enfants, de travailler et tout. Grâce à la civilisation, aujourd’hui quelqu’un est avec une personne par amour.
Femme adulte, registre 45
En d’autres termes, une jeune fille de 14 ans nous confie :
J’aimerais étudier. J’étudiais dans un internat à Uribia mais ma maman ne pouvait plus continuer à payer ; j’ai supplié pour qu’elle me mette dans une meilleure école, je veux aller de l’avant, avancer devant mes frères, ma mère boit et ne fait pas attention à nous et ça me préoccupe, ma grand-mère prend soin de moi, elle veut le meilleur pour moi. Ma grand-mère m’a enfermée pendant quatre jours, ils m’ont donné une brioche blanche pour la douleur, pour que je prenne du poids ; ça sentait bon et avait bon goût, elle m’a donné cela avec de l’eau et voilà, seule ma grand-mère entrait pour voir comment j’allais, ils m’ont donné un hamac et voilà. Je me suis sentie très triste car je ne comprenais pas pourquoi ils faisaient cela… Alors pour ne pas m’ennuyer, j’ai commencé à lire les contes qu’on me donnait au collège.
Registre 50
Cette jeune, en dépit de sa solitude, ne veut pas se marier ou avoir des enfants. Elle n’aime pas les hommes de Media Luna, considérant que ceux-ci ne traitent pas les filles correctement. Elle veut « avancer devant ses frères » et rêve « d’être médecin ou ingénieure ». Une autre jeune femme partage ces aspirations : après avoir fini sa formation au collège, elle souhaite poursuivre ses études, nourrissant le désir de devenir infirmière. Cependant, elle nous confie être dans l’impasse, compte tenu des distances qui la séparent des villes où elle pourrait faire carrière et du manque de financement dont elle aurait besoin pour déménager. Elle ne veut pas vivre plus longtemps à Media Luna, soutenant qu’elle « ne progresse pas », qu’« il n’y a rien », aucune opportunité dans la région. Elle ne veut pas se mettre en ménage et souhaite avant tout étudier et jouir d’une stabilité économique (Jeune femme, registre 50).
Deux jeunes hommes partagent des envies similaires. L’un veut étudier « la machinerie au Sena[14] ou à Uribia ou le droit à Riohacha ». La première option lui permettrait de réaliser son rêve de travailler pour l’entreprise El Cerrejón : « Il est impossible d’entrer dans une entreprise sans avoir fait des études, minimalement un baccalauréat », affirme-t-il. Son camarade nous confie ne pas être heureux dans sa communauté. Il souhaiterait en sortir pour étudier et travailler, mais précise qu’il y retournera dans le futur. Comme les femmes interrogées, il ne pense pas à se mettre en couple, préférant se concentrer sur ses études (Registres 57 et 58).
Avec ces témoignages, nous ne souhaitons pas reproduire une vision essentialiste de la personne wayuu. Les multiples changements que connaît la communauté, à la fois dans les perspectives, les aspirations et le suivi des rituels traditionnels, entraînent une crise des processus de reproduction sociale. Ces jeunes Wayuu récusent la tradition et démontrent un désir de s’intégrer à la société alijuna. Il s’est ainsi formé une tension entre la cosmopraxis et la cosmologie défendues par les personnes aînées et les dynamiques de la modernité/colonialité. Les personnes aînées affirment que le non-paiement d’un prix (pour formaliser une alliance matrimoniale), le travail salarié, la fin de l’élevage et de la pêche, la désertion des territoires et l’éducation des enfants sans l’appui de la mère affectent les capacités reproductives de certaines communautés à Media Luna. D’après plusieurs de nos interlocuteurs et interlocutrices, les traditions se perdent car certains membres voudraient être « civilisés » ; or cet affaiblissement des normes a des conséquences sur la santé et la tranquillité dans le territoire autochtone.
Conclusions
L’actuelle crise alimentaire dont sont victimes les Wayuu met en lumière une phase de transition. Au cours de nos travaux, nous avons identifié certaines des difficultés que connaissent les habitants et habitantes de Media Luna pour maintenir leurs modes de subsistance traditionnels. Nous nous sommes attachée à démontrer que la crise des processus reproductifs repose sur l’incapacité de pérenniser les liens sociaux, les pratiques de soins et l’ordre socioculturel. La segmentation sociospatiale indique un affaiblissement de la faculté des matrilignages à redistribuer et à garantir les moyens de subsistance à leurs membres. À Media Luna, la capacité des matrilignages – divisés en leur sein – à accéder à l’assistance néolibérale est apparue après que les membres eurent été dépouillés de leur territoire, à la suite de l’opérationnalisation du port et de l’intensification des sécheresses. Matérialisant l’émergence de nouvelles stratégies relationnelles avec l’État et d’autres acteurs externes, tels que les ONG et les entreprises minières et énergétiques, les divisions internes ne signifient cependant pas la fin des communautés wayuu. Dans le cas présent, on observe un type de tensions qui se produit lors de transitions : les nouvelles unités sociospatiales entrent en conflit avec le reste du matrilignage parce qu’elles sont en compétition pour les ressources externes et internes. Inhérent à la modernité et stimulé par l’assistanat néolibéral des politiques de l’État colombien, l’individualisme se nourrit de ces dissensions internes.
Les modes relationnels de reproduction socio-ethnique – la subsistance, la formation des sujets et le soutien collectif – sont perçus différemment par la société. L’individualisme promu par le système néolibéral se renforce par la limitation des capacités sociales à former les nouvelles générations wayuu. C’est ainsi que d’autres aspirations pour le futur se dessinent, telles que la volonté de quitter le territoire pour des raisons professionnelles ou le refus de se plier aux pratiques rituelles ancestrales – qui jusqu’alors établissaient les liens de solidarité, de collaboration, de réciprocité et de complémentarité entre les membres, leur permettant de prendre soin des uns et des autres et de bénéficier des ressources partagées au sein des matrilignages.
De nombreuses difficultés à reproduire les principes éthiques et à transmettre les savoirs émergent. Au cours de cette transition, trois générations sont concernées, mais c’est auprès des jeunes et très jeunes adultes qu’on peut observer une tension entre les moyens et capacités traditionnels et occidentaux.
Cette transition a pour origine deux dimensions du processus de subordination au capitalisme : d’une part, la dépossession des moyens matériels ; d’autre part, les tensions autour des moyens non matériels qui ne se renouvellent plus dans ces nouvelles conditions d’existence. L’absence de ressources matérielles pour stopper les sécheresses, auxquelles la solution se trouve entre les mains d’agents externes, rend inutile l’aide des matrilignages qui ne peuvent offrir que leurs territoires. Les nouvelles alliances s’orientent stratégiquement vers les protagonistes qui détiennent des ressources précieuses : l’eau, le travail, les ressources monétaires, la nourriture.
La subordination au capitalisme et à l’État colombien est le résultat de la perte des moyens de subsistance tant matérielle que symbolique. Il ne s’agit pas seulement de l’incapacité ou de l’indifférence des familles à se mobiliser face à un but commun (Simon 2011 : 159). La subordination au capitalisme et à la modernité, dans un cadre colonial, a obligé les Wayuu à se fragmenter pour « sauver » les leurs, provoquant la crise des processus reproductifs socio-ethniques, notamment ceux qui garantissent l’autonomie et l’autochtonie (en tant que possibilité de créer des trajectoires et des horizons de futur possible, depuis la société même et son ancrage territorial).
Ce phénomène affecte les Wayuu et d’autres communautés dans le monde qui s’articulent de manière alternative au capitalisme, mais qui endurent la catastrophe métaphysique et démographique (Maldonado-Torres 2016) de la modernité/colonialité, à l’origine de luttes intestinales entre les sujets subordonnés/colonisés, comme nous l’avons vu lors de nos travaux sur Media Luna. À cause des carences, tensions et contradictions du processus de subjectivation et de l’individualisme renforcé par la dépendance à l’assistanat néolibéral, ces conflits internes individuels affectent les liens communautaires et familiaux.
Plusieurs femmes et hommes wayuu – jeunes et adultes –, originaires de multiples territoires dans La Guajira, proposent une réflexion sur l’impact de la dépendance à l’assistanat néolibéral. Les nouvelles générations pourraient rendre compte des tensions occasionnées par la phase transitoire et faire le lien entre les personnes aînées, qui s’appuient sur les capacités autochtones, et les jeunes, qui en ont développé d’autres. Cet article propose une interprétation qui se veut utile dans le dialogue entre l’académie alijuna et les Wayuu. Tant les Wayuu que nous, chercheurs et chercheuses, devons découvrir des manières collectives de rompre avec la dépendance et de faire valoir le droit à l’autonomie et à l’autochtonie.
Parties annexes
Note biographique
Claudia Puerta Silva, Ph.D. en anthropologie sociale et en ethnologie, est professeure associée au département d’anthropologie de la Faculté de sciences sociales et humaines et coordinatrice du Grupo Recursos Estratégicos, Región y Dinámicas Socioambientales (RERDSA) à l’Institut d’études régionales Iner de l’Université d’Antioquia (UdeA). Par l’analyse critique du développement et des politiques publiques de la santé et du bien-être, Claudia Puerta Silva aborde les conflits socio-environnementaux, les processus autochtones de gestion de la vie et du territoire et la configuration des citoyennetés. Elle a notamment publié « La crisis venezolana y la crisis alimentaria wayuu en Colombia » (Estudios Políticos 57, 2020), « Las múltiples alteridades en el Desarrollo: más allá de la interculturalidad étnica » (Revista de Antropologia Social 23, 2014 : 55-72) et Stratégies et politiques de reconnaissance et d’identité. Les Indiens wayuu et le projet minier du Cerrejon en Colombie (Peter Lang AG, Berne, 2013).
Notes
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[1]
Il n’existe pas de données officielles en Colombie sur la base des communes, ni de recensement des populations autochtones par associations d’autorités traditionnelles. Les données démographiques présentées dans cet article font référence au recensement des habitants enregistrés dans les histoires familiales réalisées durant le travail de terrain en avril 2018 sur quatorze des quinze communautés résidant sur le territoire de Media Luna 2.
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[2]
Modèle actuel des relations entre les entreprises et la société (Ramiro 2009). La RSE est le domaine d’actuation entrepreneurial qui inclut le marketing solidaire, l’attachement aux accords internationaux, les codes de conduite, les informations de sensibilisation et de bonne gouvernance, les fonds d’inversion, la réalisation d’activités socioculturelles, les projets éducatifs, d’investigation et de coopération, etc. C’est l’incorporation des « préoccupations sociales, professionnelles, environnementales et des droits humains comme partie de la stratégie des affaires » (Ramiro 2009 : 49-50).
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[3]
Dénomination utilisée par les Wayuu et faisant référence aux personnes non autochtones, en général la population métisse colombienne, vénézuélienne et, avant l’indépendance, les étrangers espagnols, français, portugais, hollandais avec lesquels ils ont interagi depuis le xvie siècle.
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[4]
Il existe un imaginaire selon lequel le peuple wayuu est semi-nomade, étiquette qui a été démentie, puis qui a servi l’entreprise d’expropriation territoriale des matrilignages et a justifié la non-prestation des services publics sur les territoires wayuu (Vásquez Cardoso et Correa 1993).
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[5]
Processus de « guajirización » ou homogénéisation des autochtones de la péninsule qui combinent l’élevage, la pêche, l’agriculture et l’extraction de perles, de sel, de bâton du Brésil, etc.
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[6]
Sachant que le processus d’abolition de l’esclavage en Colombie a débuté en 1821 avant d’être officiellement aboli en mai 1851 – en 1854 au Venezuela –, la capture et la traite des femmes, hommes et enfants wayuu étaient considérées comme illégales selon ses détracteurs. Malgré l’abolition de l’esclavage dans ces deux pays, à cause de la vision des élites à l’endroit des populations autochtones et les débuts de l’exploitation pétrolière, les Wayuu ont été mis au travail forcé dans les haciendas de l’État Zulia jusqu’au début du xxe siècle (González Mendoza 2009 ; Uriana Portillo 2013).
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[7]
Chaque témoignage est codifié et retranscrit pour donner des indices sur la personne qui est l’objet de l’enquête, et sur son vécu.
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[8]
Aujourd’hui, il est possible d’affirmer que tous les déplacements ont été involontaires. Les habitants ont été « poussés » en échange d’une indemnisation ou d’une compensation. On parle de « déplacement involontaire » quand les personnes affectées par un projet ne disposent pas du droit de le refuser ou quand l’expropriation est irrévocable (Van Der Ploeg et Vanclay 2017). Selon les témoignages, cela fut le cas des habitants ancestraux du territoire auxquels on a promis le retour à leur foyer une fois le projet terminé.
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[9]
Les Wayuu n’ont pas connu un processus de prolétarisation lié au travail dans la mine et dans le port. Au contraire, l’accès au travail était et reste très limité pour eux. L’articulation économique avec le projet minier se fait principalement par le biais d’indemnités et de la RSE (Puerta Silva 2013).
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Comme résultat de l’injustice environnementale, les Wayuu souffrent de la contamination liée à l’extraction du charbon thermique, lequel s’exporte et dont la combustion a contribué au réchauffement climatique global qui affecte les Wayuu avec d’intenses périodes de sécheresse.
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Il reste encore à approfondir la nature des relations de genre par rapport au type de travail, à savoir, par exemple, si, davantage que les hommes, les femmes occupent des postes qualifiés et non qualifiés dans le secteur des services (cuisine, garde des enfants, services infirmiers, enseignement, etc.). Cette analyse permettra peut-être de comprendre les dimensions de la reproduction sociale liées au care, spécifiquement l’éducation des enfants et la protection de personnes âgées.
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En espagnol, « pertenencia territorial » fait référence à deux choses à la fois : 1) que la personne est originaire de ce territoire et 2) qu’elle exerce sur le territoire la propriété traditionnelle (non pas avec un titre parce que la totalité de la réserve est sous un titre de propriété collective général pour le peuple wayuu), c’est-à-dire que son matrilignage a occupé un lieu et est reconnu comme « propriétaire » de celui-ci.
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Les Wayuu utilisent le terme espagnol dote.
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Service national d’apprentissage.
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