Résumés
Résumé
Claude Lefort est connu comme penseur du politique ; cet article interroge Lefort, toutefois comme penseur du social. Qu’est-ce qu’il veut dire par le social ? Quel rapport entretient-il avec le politique ? Et avec le symbolique ? Est-ce que la forme et le sens du social changent avec la révolution démocratique ? En répondant à ces questions, cet essai examine des textes clés de Lefort en ordre chronologique. Il montre que bien que Lefort retienne l’idée d’une « division sociale originaire », sa compréhension du social en démocratie se modifie. Ses écrits antérieurs sont plus « marxisants », au moins au sens qu’ils considèrent la société comme constituée par la division des classes sociales ; le politique doit représenter cette division, lui donner son sens et ses enjeux, tel que le social n’est complété qu’en trouvant une expression en termes politiques. Ses écrits ultérieurs sont plus tocquevilliens : le social démocratique est vu comme fondé sur l’égalité des conditions, considérée comme un événement symbolique irréversible marqué par la disparition d’un principe de différentiation et de hiérarchisation par « nature ». Mais même dans cette phase ultérieure, le social apparaît sans ses propres valeurs et finalités, de telle sorte que le déclin du conflit de classes ne peut que conduire à l’épuisement du politique et même à la « désymbolisation ». En essayant de penser le social à la fois pour et contre Lefort, cet essai demande si ce dernier n’a pas suffisamment distingué le social du politique et si son concept du social n’est pas suffisamment épaissi.
Abstract
Claude Lefort is known as a thinker of the political; but this essay examines him as a thinker of the social. What does he mean by the social? What is his relation to the political? And to the symbolic? Does the social change its form and meaning with the democratic revolution? In responding to these questions, this essay examines a number of Lefort’s key texts in chronological order. It is demonstrated that although he holds to the idea of an “originary social division,” his understanding of the social, as it exists in democracy, does shift. His earlier writings are more “Marxist,” at least in the sense that they consider society as being constituted by the division between social classes; the political exists to represent this division, give it its sense and stakes, such that the social only appears complete when expressed in political terms. The second understanding is more Tocquevillian. Here the democratic social is seen as based in the equality of conditions, considered as an irreversible symbolic event signalling the end of any “natural,” hierarchical principle of differentiation. But even in this later phase, the social appears to be without a value or finality of its own; and the decline of class conflict can only lead to the exhaustion of the political, and even to a more general “desymbolization.” In seeking to think the social both with and against Lefort, this essay asks whether he sufficiently distinguishes the social from the political, and whether his concept of the social is sufficiently thickened.
Corps de l’article
Claude Lefort examine le politique, qu’il associe au symbolique – ce qui fonde la distinction entre le politique et la politique, celle-ci étant plutôt associée aux manoeuvres par lesquelles on gagne ou conserve le pouvoir politique. Lefort en arrive ainsi à définir la démocratie comme un régime qui entretient un rapport singulier au symbolique, tenant à ce que le pouvoir y apparaît comme un « lieu vide », du fait à la fois de sa « désincorporation », de sa « désintrication » d’avec la loi et le savoir et de la « dissolution des repères de la certitude ». La démocratie, par le fait même, rime pour lui avec la limitation ou l’autolimitation du politique. Tout cela est bien connu de tout lecteur de Lefort.
Cet essai ne se propose pas d’interroger la place du politique dans le travail de Lefort, mais plutôt celle qu’y occupe le « social ». Les termes « social », « société », « rapports sociaux », etc. sont souvent galvaudés en sciences sociales et en philosophie. Dans son oeuvre, Lefort les utilise avec profusion, mais cet usage a suscité peu de commentaires. Qu’est-ce qu’il veut dire par le « social » ? Quel rapport entretient-il avec le politique ? Avec le symbolique ? Le sens accordé au « social » et le rapport qu’il établit avec le politique et avec le symbolique changent-ils avec la révolution démocratique ? En répondant à ces questions, je procéderai de manière un peu schématique, en suivant la trajectoire de pensée de Lefort, tout en mettant d’abord l’accent sur ses premiers travaux, alors que sont élaborés ses présupposés théoriques. On verra que la conception que Lefort se fait du « social », tout en restant fidèle à l’idée d’une « division sociale originaire », se modifie, surtout quand il ne peut plus réclamer l’importance de la division des classes et se tourne vers les écrits d’Alexis de Tocqueville. Cette tournure, je soutiendrai, n’est pas sans équivoque, comme en témoigne sa crainte devant le danger d’une « désymbolisation ». On peut se demander si cette crainte démontre que la différence entre le politique et le « social » n’était pas suffisamment distinguée, et que le rapport du « social » au symbolique suffisamment épaissi. Aussi apparaîtra-t-il, au final, qu’il importe de penser le politique, le « social » et leurs rapports, avec Claude Lefort – mais aussi contre lui.
1960 : Machiavel, Marx et le « réalisme »
Je commencerai par examiner un essai de 1960, « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et le réel », qui se propose de questionner le « réalisme » de ces deux auteurs. Lefort prévient d’abord le sociologue – il s’agit bel et bien de réflexions sociologiques selon le titre – d’une exigence épistémologique (que la plupart des sociologues ignorent) : il convient de rester fidèle à « la structure paradoxale de l’expérience sociale », où il apparaît que « le présent historique ne peut jamais manquer de se fonder sur un autre présent » (1960 : 171). Le lecteur doit ainsi se rappeler que le « travail de l’oeuvre » qu’on peut associer à Machiavel (et à Marx) va au-delà des circonstances immédiates de l’écriture. Aussi peut-on poser la question : qu’est-ce que Machiavel peut nous enseigner à propos du social ? Lefort n’emploie pas encore ce terme (pas plus que le politique), ce qui ne l’empêche pas de parler de « l’intelligence exceptionnelle des rapports sociaux » dont fait montre Machiavel quand il traite des divisions entre le Prince, les Grands et le peuple (ibid. : 185). L’intelligence de ces rapports, indique-t-il, reste par ailleurs subordonnée à une finalité politique : « le résultat devrait être de révéler progressivement les fondements de toute politique en même temps que d’ébaucher l’inventaire des situations typiques où les choix se dessinent » (ibid. : 187-188). Mais ce qui est plus important chez Machiavel est, suivant Lefort, moins l’intelligence des rapports sociaux que celle de l’indétermination dont ils sont porteurs. En effet, le social est sujet au règne de la Fortuna, qui peut se faire « l’agent de la décomposition la plus étendue » et ainsi miner « la forme la plus achevée » (ibid. : 189). On peut dès lors se demander si le social, justement du fait de cette indétermination, ne représente pas pour Machiavel les limites du politique, du moins de la volonté politique.
Trouve-t-on chez Marx, toujours suivant Lefort, une interrogation sur ce qui fait la spécificité du social ? Lefort relève que le mouvement vers le communisme est censé, selon Marx, surmonter le moment politique et « réaliser la société ». C’est la société bourgeoise qui exige une sphère politique séparée, du fait que « la bourgeoisie trouve […] normalement l’image de sa propre unité, située hors d’elle » (ibid. : 191-192). La situation du prolétariat est différente : celle-ci fait qu’il n’est pas nécessaire que « s’établi[sse] une distance entre la praxis de la classe, inscrite dans son travail, ses luttes revendicatives et ses combats révolutionnaires, et la praxis proprement politique ». Pour Marx, il est clair que le prolétariat « porte en lui le point de vue de la totalité », que « la praxis prolétarienne est constitutive de la réalité elle-même », et réalisera ainsi « la société, entendue comme société humaine sans détermination » (ibid. : 192-193). Ce qui n’a pas empêché que la classe ouvrière réellement existante soit séparée des partis révolutionnaires, comme le léninisme l’a manifesté au mieux, au point de fonder un État réduisant l’expérience prolétarienne au silence. Claude Lefort conclut de cela que « l’entreprise réaliste de Marx, pour différente qu’elle soit de celle de Machiavel, aboutit aussi à une indétermination ». Mais l’indétermination n’a pas ici le même sens que chez Machiavel : alors que celui-ci prend en compte explicitement l’indétermination et l’associe au moment politique, Marx ignore l’une et l’autre, et prétend ne traiter que du social lui-même. Lefort est ainsi conduit, à la dernière ligne de son essai, à associer les deux penseurs en posant la question : « le pouvoir est-il voué à la ruse et la société au mensonge ? » (ibid. : 194).
En 1960 le développement de l’appareillage conceptuel propre à Claude Lefort est loin d’être achevé. Néanmoins, il est possible de relever alors des éléments qui serviront à circonscrire ultérieurement ce qui fait le propre du social et à saisir son rapport au politique. On trouve en fait chez Lefort trois figures différentes à ce stade : l’« expérience sociale », les « rapports sociaux » et la « réalisation de la société ». L’« expérience sociale » apparaît porteuse d’une double structure : elle se déploie au présent, mais tend vers un au-delà de celui-ci ; aussi Lefort écrit-il que « chaque moment y figure un recommencement et y conserve un pouvoir qui survit à la dissolution de toute détermination particulière » (ibid. : 171). D’une certaine manière, la même double structure peut être repérée à propos des « rapports sociaux ». Ceux-ci, parce qu’ils riment avec la division, appellent un moment politique, qui leur est extérieur, de manière à incarner l’unité de la société et l’identité commune. Mais le politique n’est pas tout à fait extérieur au social, car le Prince, relève Lefort, « aveuglé le plus souvent par l’ambition, n’est pas en mesure d’acquérir » une prise de conscience de son extériorité qui lui permettrait d’exploiter les divisions à son profit (ibid. : 185). La dernière figure, la « réalisation de la société », est plutôt fondée sur le rejet de cette double structure. Elle suppose une téléologie immanente au social, qui le conduit à se substituer au politique, la praxis révolutionnaire écartant l’extériorité du politique en réalisant la société comme totalité réelle et indivise. Lefort repousse sans équivoque cette dernière figure ; pour lui, le politique et le social sont dans un rapport fondé tout à la fois sur la dépendance et sur l’opposition. Avec Machiavel, Lefort affirme ainsi que le social limite les prétentions du politique ; contre Marx, il défend l’idée d’un « retour du politique », qui dément toute « réalisation de la société ».
1971 : la démocratie, le politique et le social
Environ dix ans après « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx », Claude Lefort et Marcel Gauchet publient « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social » dans une revue à faible diffusion, Textures, article jamais réédité depuis et aujourd’hui quasiment introuvable. Le titre l’indique : les termes « politique » et « social » y sont discutés dans le contexte d’une réflexion sur la démocratie. Considéré décisif dans le développement intellectuel de Claude Lefort, cet article est de plus l’un des rares qui discutent le concept de social explicitement, de sorte qu’il vaut la peine de s’y arrêter longuement. Cela dit, il s’agit d’un texte très long, très riche et extrêmement difficile, de sorte que je me limiterai ici à l’essentiel, c’est-à-dire à ce qui touche au rapport entre le social et le politique.
Les auteurs disent dès le début que « l’institution d’un système de pouvoir » trouve son fondement « dans le social ». Plus précisément, le pouvoir s’étaye sur la base « d’une question : la question que fait au social son origine » (Lefort et Gauchet, 1971 : 8). On ne peut pas repérer cette origine dans un événement ponctuel, ce qui supposerait un point de vue « en surplomb du temps ». La question amène plutôt à faire l’épreuve d’une double limite : « l’impossibilité de nous rendre présents à l’origine » et « l’impossibilité de décréter l’origine absente ». Les auteurs appellent ce rapport à l’origine « distorsion de l’originaire » (ibid. : 12). On reconnaît là la double structure associée à l’expérience sociale dont il était précédemment question – mais renversée, en quelque sorte, car il ne s’agit pas d’une expérience présente, mais plutôt d’une – paradoxale – expérience absente. C’est par la médiation de cette distorsion qu’il faut comprendre « la division originaire » qui fonde le social. Selon les auteurs, il n’y a pas d’espace social sans un rapport de cet espace à lui-même, sans « apparition » du social à lui-même. La « division originaire », cependant, n’est pas seulement la division par laquelle le social s’écarte pour se rapporter à lui-même ; elle renvoie également à la « menace » qui rend ce rapport nécessaire, « la menace de perte de soi qui habite le social – menace consubstantielle à l’être du social » (ibid. : 9). Cette « division originaire où le social apparaît » est en effet aussi la division par laquelle il peut disparaître ; elle est ce qui lui donne « sa fondation présente-absente ». Car, on le verra, si « le social est donation et institution continuée de lui-même » (ibid. : 13), il l’est en conjurant le péril suscité par « la venue de la division à sa présence entière » (ibid. : 14). Voilà donc « la question que fait au social son origine » : c’est en définitive la question de son existence même.
Toute question demande une réponse et la « logique qui organise un régime politique […] est celle d’une réponse articulée à l’interrogation ouverte par l’avènement, et dans l’avènement du social comme tel » (ibid. : 8). Le politique se dresse donc devant la menace qui habite le social ; la « réponse » qu’il fait à cette menace est une « Décision » (qui n’est cependant pas consciente ou délibérée), qui donne consistance à un régime politique particulier. Indépendamment de sa forme, le politique, comme redoublement du social, établit un pouvoir au-dessus de la société qui introduit « une dimension d’extériorité, comme dimension de l’identité du social » (ibid. : 17). En d’autres termes, par son extériorité, le politique rend la société présente à elle-même, en tant qu’espace commun par ailleurs traversé par la division. En outre, le politique, en désignant « un lieu Autre », fait signe vers un universel (la loi), qui veut se soustraire de la particularité, et vers un savoir, qui rend la société non seulement intelligible, mais, en conjonction avec le pouvoir, qui en fait un lieu où peut s’exercer une prise sur elle et où peut en conséquence se déployer une action transformatrice. De cette façon, le politique cherche à s’assurer que le social ne fait plus question ; le politique vise à lui donner une identité, une unité et une cohérence, et à lui fournir les moyens nécessaires pour qu’il puisse se maintenir intact au contact des événements.
On aborde ici le caractère symbolique du politique. C’est ce qui fait que le politique s’écarte, suivant Lefort et Gauchet, du « réel », assimilé ici à la division du social. Il en résulte une double exigence : d’un côté, le pouvoir doit se révéler un « lieu Autre », de crainte d’être purement et simplement assimilé au social, à ses divisions et à ses particularismes ; de l’autre, il ne doit pas succomber à l’illusion d’occuper pleinement un lieu extérieur, sous peine de perdre toute capacité d’exercer une prise sur la réalité. À la distorsion de la division sociale originaire répond ainsi ce qu’on peut appeler une distorsion propre au politique. Le rapport du social au politique peut dès lors être décrit en termes de double distorsion : de la même façon qu’il est impossible de se rendre présente à l’origine du social en même temps que de supposer cette origine simplement absente, il est impossible pour le politique de se fondre dans le social et tout autant de s’en détacher entièrement.
J’ai mentionné qu’une « Décision » est au fondement des différents régimes politiques selon Lefort et Gauchet. Ces auteurs distinguent plusieurs régimes, au premier chef ceux appartenant aux « sociétés non historiques » et ceux appartenant aux « sociétés historiques » (dont la démocratie semble la forme achevée, on le verra). Les sociétés non historiques répondent à la question posée par le social en l’éludant : « le fondement de l’ordre », en effet, y « est rejeté radicalement hors de la prise des hommes » (ibid. : 22). Le pouvoir est logé dans un lieu Autre, dont personne, individu ou groupe, ne peut s’emparer ; nul ne peut ainsi se faire le garant de la loi. La division originaire étant ici complètement extériorisée, la société non historique méconnaît par le fait même « la virulence du conflit », « la violence du pouvoir » et celle de l’État. En conséquence, l’« espace social apparaît comme espace commun dans le symbolique, sans qu’il y ait mise en jeu de la différence du symbolique et du réel » (ibid. : 30). Étant donné l’absence de cette différence, il n’y a pas de place pour un savoir qui vise le social, bien qu’il y ait bel et bien un « discours de connaissance sur soi dans la société non historique » (ibid. : 52). Parce qu’une telle société n’est ni intelligible ni sujette à « la prise des hommes », elle peut ignorer la question de son histoire et se vivre comme continuité, comme s’il n’y avait jamais de changement.
Les sociétés historiques connaissent au contraire toutes les disjonctions – au premier chef celle du social et du politique – et toutes les divisions qui les accompagnent, telles celles entre les gouvernants et les gouvernés, entre le symbolique et le réel et entre le savoir concernant le social et l’objet que constitue celui-ci. Lefort et Gauchet ne distinguent pas clairement les sociétés historiques considérées comme genre, des sociétés démocratiques considérées comme espèces leur appartenant. Si le genre histoire rime avec les distorsions et les divisions, on peut dire que l’espèce démocratie a ceci de propre qu’elle les accueille (même si ce n’est pas, on le constatera, sans ambiguïté). La démocratie est dite par les auteurs « contemporaine de l’époque où la lutte de classes devient identifiable pour elle-même » ; elle procède d’une « Décision » consistant à s’ouvrir à cette lutte en lui donnant « son expression au niveau de la compétition ouverte pour le pouvoir » (ibid. : 9). Avec le conflit de classes et la compétition pour le pouvoir, « la division originaire du social cesse d’être ce qui seulement différencie les hommes. Elle les place face à face dans un antagonisme qui retentit dans l’espace social tout entier » (ibid. : 34-35). Par cet antagonisme « s’esquisse la position de l’espace social comme espace en soi, se tenant de soi, excluant toute dimension d’extériorité – la position, en ce sens, d’une unicité symbolique du social ». Mais s’il arrivait que les acteurs s’enferment dans la lutte, lui refusant tout « dehors », « le conflit lui-même s’annulerait dans un éclatement séparant une fois pour toutes dans l’empirique les groupes qui se rapport[ent] au travers de lui » (ibid. : 35). On voit ici se manifester la menace consubstantielle au social, celle de sa disparition, et une distorsion qui répète celle de la division originaire : il est tout aussi impossible de s’inscrire comme pur acteur empirique au sein du social divisé que de se situer à l’extérieur de lui, à titre de pur spectateur disposé en position de « survol absolu par rapport au conflit » (ibid. : 36). La logique du conflit impose ainsi une circulation continuelle entre le « dedans » et le « dehors », voire entre une praxis conflictuelle et une réflexion à distance sur elle. Dans ce contexte, le politique répond à la distorsion inhérente au conflit non seulement en se faisant l’instance d’une réflexion sur lui (ce qui suppose un savoir sur le social), mais également en se posant comme pouvoir et Loi qui lui sont (partiellement) extérieurs. En tant que réponse à la division originaire, la démocratie semble ainsi fournir « une issue symbolique, qui détourne la menace d’éclatement que son libre cours ferait inévitablement peser sur la communauté » (ibid. : 9). Et comme « transposition symbolique du conflit de classes » (ibid. : 55), le politique lui ajoute un supplément de transcendance, en ce sens qu’il transforme un conflit des intérêts en conflit sur les droits ou sur des valeurs substantives (telle que la justice). En outre, en tant que réponse à la distorsion inhérente au conflit, la démocratie reconstitue à sa manière la distorsion propre au politique : il est tout aussi impossible en démocratie d’occuper complètement le lieu du pouvoir en incarnant son extériorité que de nier cette extériorité en identifiant le pouvoir avec une totalité sociale indivise. Voilà toute la signification de la figure du « lieu vide » auquel, écrivent Lefort et Gauchet, est identifié le pouvoir en démocratie. Plus que de pointer en direction de la compétition réglée des élites politiques, cette figure cautionne
l’ouverture maintenue de l’identité sociale […] entre la double impossibilité […] de donner visage à la volonté générale, d’une part, – impossibilité qui laisse transparaître la volonté particulière de la classe dominante –, et, d’autre part, d’énoncer cette volonté particulière à son tour clairement, et de priver ainsi de sens l’idée d’une Volonté Générale.
ibid. : 55
Du fait de cette distorsion spécifique à la démocratie, le social et le politique s’éprouvent dès lors ouverts au jeu de la division, puisqu’ils demeurent séparés[1].
J’ai déjà indiqué que le politique est défini par Lefort de telle façon qu’il est rapporté à l’ordre du symbolique. La question posée ici devient ainsi celle du rapport du symbolique au social, notamment dans le cas de la démocratie. Lefort et Gauchet ne cessent d’insister sur « la dimension symbolique du social » ; mais que veulent-ils dire exactement par là ? Le symbolique n’est nulle part défini dans l’article, les auteurs se contentant de donner quelques indications seulement. D’une certaine manière, la division originaire du social relève déjà de l’ordre symbolique : en effet, cette division n’est pas un fait empirique ; elle fait question. Un fait par lui-même n’est jamais une question ; une question oriente, quant à elle, vers l’univers du sens ou de la signification. Alors même que le politique est tenu pour une réponse à la question posée par le social, cette dernière n’est cependant pas antérieure à la réponse : il faudrait plutôt dire qu’elle lui est synchrone ou qu’elle l’accompagne. Car la question posée par l’apparition du social revient chaque fois que le politique vacille, que se manifeste la différence du symbolique et du réel. À nouveau, en ce sens, on peut associer la dimension symbolique du social à l’idée d’une limite du politique. Cela dit, le social ne se révèle comme limite que dans des moments de crise politique ; et il y apparaît comme un horizon d’incertitude, plutôt que comme un ordre symbolique associé à contenu déterminé.
Tâchons d’aller plus loin. Lefort et Gauchet écrivent : « dans la société non historique, ordre de la Loi, représentation sociale, connaissance du social sont conjoints. Alors que dans la société historique, ordre de la loi, représentation sociale (idéologie), et savoir sur le social sont disjoints. » (ibid. : 24) Il faut supposer que tous ces termes – loi, représentation, connaissance, savoir – ont à voir avec le symbolique. L’ordre de la loi, comme le système du pouvoir, relèvent du politique, cependant que les autres termes semblent plutôt se référer au social lui-même. La connaissance du social, affirment les auteurs, existe dans les sociétés sans histoire, alors que le savoir au sens formel n’existe que dans les sociétés historiques. Il faut préciser que c’est d’une « connaissance de l’organisation empirique de la société » (ibid. : 24), d’une connaissance pratique nécessaire afin de piloter les choses au quotidien, dont il est ici question. Une telle connaissance est nécessaire dans toutes les sociétés ; elle fait partie de l’institution même et n’a pas besoin de se loger dans une extériorité. Ce qui est désigné comme savoir sur le social, par contre, suppose une prise de distance, de telle sorte que le social puisse faire l’objet d’une représentation. Un tel savoir, comme tous les discours tenus sur le social, cherche à dire le sens de l’institution symbolique sans cependant jamais y arriver complètement. La tentation de faire entièrement « coïncider le symbolique et le discours », qui « équivaudrait à l’abolition du symbolique et du discours » (ibid. : 38), est en effet rien de moins que totalitaire. Les auteurs écrivent :
Ainsi le symbolique fait-il pour le discours sens de limite du discours. Il n’est pas discours du symbolique, et le discours est en exclusion à cet impossible discours du symbolique […] Dans l’accès des hommes à la dimension symbolique du social, leur est signifiée l’impossibilité de rejoindre le symbolique dans leur parole. Et si tous s’inscrivent dans l’Universel au travers du conflit, il est exclu que cet universel leur soit explicite, et puisse devenir la référence guidant leur action. Pas de société concevable, par conséquent, qui vivrait dans le cercle de la vérité du social, où le langage de chacun serait langage de tous, langage de l’Universel.
ibid. : 38-39
Le symbolique n’est donc pas rabattu sur le social ; il en représente plutôt l’extériorité qui en dit la vérité. Aussi la dimension symbolique du social renvoie-t-elle à une ouverture du social à une vérité universelle, qui est par ailleurs inaccessible en sa plénitude à tout discours visant une « intenable maîtrise du sens » (ibid. : 38). Ce qui n’est pas sans implications pour le savoir sur le social : nous ne pouvons pas poser le social (ou tout phénomène social, le capitalisme par exemple) « comme système en soi, fonctionnant par soi – […] vis-à-vis duquel nous serions en position de pure extériorité et que nous pourrions donc décrire ‘objectivement’ » (ibid. : 51) ; mais, en même temps, on ne peut pas poser le social comme un pur sujet, apte à un savoir « subjectif » de soi, sans aucune référence à un dehors. « Quasi-objet – quasi-sujet : il n’est pas d’arrêt dans le mouvement qui nous contraint à affronter au lieu de ‘l’objet’ – social, au lieu du ‘sujet’ – social, l’impossibilité d’être en laquelle ils adviennent, et qui nous renvoie de l’un à l’autre » (ibid. : 52). Relevons le parallèle avec la distorsion dont il a été précédemment question, à propos du pouvoir extérieur au social, qui promet une maîtrise absolue du social sans toutefois y parvenir ; aussi les auteurs auraient-ils pu évoquer une distorsion propre au social. De la même façon, la dimension symbolique du social suscite un mouvement vers un extérieur qui promet de révéler la vérité universelle du social, qui est cependant impossible. Pour souligner ce parallèle, les auteurs ajoutent, en note : « Un tel discours trouve son fondement […] dans la société historique, dans le double mouvement de ce sujet ‘supposé savoir’, présent au travers du pouvoir » (ibid. : 52). La dimension symbolique du social, en ce sens, semble orientée au-delà du social, vers une conjonction impossible du pouvoir et du savoir.
Le terme « social » a eu différents sens dans l’histoire de la pensée : ontologique (« l’homme est un animal social »), épistémologique (on peut distinguer une analyse sociale d’analyses psychologiques, économiques, politiques, etc.) ou historique (on a parlé au dix-neuvième siècle, par exemple, du « problème social »). Dans cet article de 1971, le social apparaît tendu entre une ontologie qui renvoie à l’invisible (associée à la division originaire) et à une histoire impossible (« l’achèvement du social », qui rendrait le social entièrement visible, rabattu sur le réel, niant ainsi sa fondation dans la division). La réflexion sur le social se fait donc historique : pour les auteurs, le social est, d’un côté, synonyme de toute coexistence collective ; mais, de l’autre, il rime avec l’histoire, dans la mesure où l’histoire suppose une réponse donnée à la question du social (les sociétés sans histoire, on s’en souvient, évitent la question) – une réponse qui ne peut jamais être définitive. Le social apparaît ici plus comme une condition de l’histoire que comme une création historique. D’un point de vue épistémologique, Lefort et Gauchet sont d’avis que toute société dispose forcément d’une connaissance d’elle-même, mais que seules les sociétés historiques élaborent un savoir sur le social. Mais s’agit-il, selon eux, d’un savoir social sur le social, ou plutôt d’un savoir politique, économique… ou même théologique ? Le lecteur dispose de peu d’indications pour qualifier une approche spécifiquement sociale.
1974 : le social et l’idéologie
Le prochain article que j’examinerai, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », qui remonte à 1974 (signé par Lefort seul), revient sur le sens à accorder au social. Dans l’article de 1971, Lefort et Gauchet discutaient longuement la question de l’idéologie. Celle-ci, écrivaient-ils, suppose un « écart entre l’épreuve de l’organisation singulière d’une société, et celle de l’être du social » ; cherchant à combler cet écart, l’idéologie se place « sous le signe de l’imaginaire, en engendrant l’affirmation de la totalité et la dénégation de la division » (ibid. : 24). Par là, l’idéologie « porte la virtualité d’une prise de pouvoir par le discours […] telle que tout discours antagoniste au discours du pouvoir soit exclu, telle que le discours soit censé être réel, et le réel discours » (ibid. : 40). En d’autres termes, l’idéologie n’a rien de moins, dans l’article de 1971, qu’une vocation totalitaire. Dans l’article de 1974, par idéologie, Lefort entend avant tout « l’idéologie bourgeoise », les autres idéologies, qu’il n’ignore pas, en étant, selon lui, tributaires. L’idéologie bourgeoise n’est évidemment pas présente dans toutes les sociétés historiques, elle appartient à la société moderne, marquée par « la dislocation des rapports sociaux de dépendance personnelle » (1974 : 283), par « une nouvelle expérience de la loi, du pouvoir et du savoir » (ibid. : 282) et par « la désintrication de l’ordre social et de l’ordre du monde [qui] va de pair avec la désintrication du politique et du mythico-religieux » (ibid. : 284). Tous ces changements doivent être associés au fait que le pouvoir et le discours dominants ne tirent plus leur légitimité – ou ne la tirent plus d’une manière aussi directe et manifeste – d’un ordre transcendant. En conséquence, s’établit un nouveau rapport au symbolique ou, mieux dit, un nouveau régime symbolique, qui renverse le rapport entre le visible et l’invisible.
Pour comprendre ce nouveau régime, il faut d’abord considérer deux manières différentes de concevoir la représentation. Schématisons : la première manière consiste à représenter ce qui se présente en soi ; la deuxième manière consiste plutôt à rendre présent par la représentation. La première manière suppose un redoublement de l’objet par le signe, mais qui ne change rien à cet objet, à sa présence et à ce qui le caractérise. Dans le deuxième cas, l’objet n’existe au contraire que par le signe, qui lui confère sa forme, son sens, de même que sa présence, voire sa visibilité dans le monde ; le signe est dès lors porteur d’une puissance, qui en fait une sorte de transcendance. Ces deux manières de concevoir la représentation coexistent dans toutes les sociétés, mais dans le nouveau régime symbolique dont il est ici question, la première manière a préséance : l’objet est censément en soi, il a déjà une forme et un sens immanents, qu’il ne reçoit pas d’un ailleurs. Là où l’on ne rend pas présent en représentant, il y a une scission entre présentation et représentation, dans la mesure où ce qui se présente sous une forme et un sens déterminés existe en principe indépendamment de la représentation (qui consiste à rendre explicite ce qui se présente en le redoublant). En se séparant de la présentation, le discours devient dès lors « un discours sur », c’est-à-dire un discours à distance de la réalité supposée, qu’il représente. En tant que tel, ce discours perd sa puissance symbolique ; il ne semble relever que de la nomination de ce qui existe sans lui. Et bien qu’il prétende redoubler (dans la représentation, précisément) ce qui se présente de soi, il peut apparaître arbitraire, parce qu’il en est séparé.
Tout cela a des implications importantes du point de vue des rapports entre le symbolique et le réel. La deuxième manière de concevoir la représentation, en effet, suppose « une vérité supérieure », source de tout sens, de tout ordre et de toute valeur. Associée à un ordre transcendant, cette vérité n’exerce par ailleurs qu’une prise partielle sur le réel ; en d’autres termes, le symbolique, identifié à une sorte de vérité transcendante, s’écarte fatalement du réel, défini en termes lacaniens comme ce qui échappe à toute prise. Le réel considéré en lui-même, indépendamment du symbolique, apparaissant dénué de sens, d’ordre et de valeur, est alors simplement ce qu’il est, empiriquement ; il suscite peu de curiosité intellectuelle, car en dessous de la visibilité. En principe, la première manière de concevoir la représentation tient au contraire la vérité pour immanente au réel ; celui-ci a immédiatement un sens, un ordre, une valeur, avant de se prêter à la représentation. Cependant, alors même que la distinction entre le symbolique et le réel est en principe abolie, la prétention à rabattre le symbolique et le réel l’un sur l’autre tend également à faire apparaître le second comme débordant le premier, comme si le réel se terrait « derrière » les apparences. Associé à la non-coïncidence, le réel apparaît dès lors comme l’horizon du savoir – et, par le fait même, de la pratique[2]. C’est ainsi que la société moderne peut au final être associée à « la singularité d’un mode d’institution du social dans lequel les effets de la division et de l’historicité ne peuvent plus être neutralisés sous le signe de la représentation » (ibid. : 293).
Là où il y a référence à un ordre transcendant, on ne peut parler d’une réalité sociale ; celle-ci n’existe pas comme objet d’un discours, qu’il soit savant ou idéologique. C’est l’absence de référence à un ordre transcendant qui fait qu’il y a apparition de la « notion d’une réalité sociale en soi intelligible » (ibid. : 281) ; réalité sociale en soi et discours visant l’intelligibilité de cette réalité vont de pair. En somme, seule la scission de la présentation et de la représentation autorise à parler d’une découverte du social (ou de la société). Et ce n’est qu’à la fin du dix-huitième siècle qu’on a commencé à employer les termes « social » et « société » dans leur sens moderne (Williams, 1976 : 243-247 ; Bouvier, 2005 : 17-36). C’est précisément le propre de l’idéologie que de chercher à éluder « tous les signes qui sont susceptibles de démanteler la certitude de l’être du social – signes de la créativité historique, de ce qui n’a pas de nom, de ce qui se dérobe à l’action d’un pouvoir, de ce qui se disjoint au travers des aventures dispersées de la socialisation » (Lefort, 1974 : 298). Toutefois, contrairement à ce qu’il avançait dans son article de 1971, Lefort ne soutient pas ici que l’idéologie cherche à rendre le discours réel, et le réel discours. En 1974, l’idéologie se situe fermement sur le côté discours, comme on pourrait attendre de la deuxième manière de représentation – ce qui suppose que l’idéologie est un discours assez souple pour accepter les effets de la division et de l’historicité, tout en tentant de les émousser. En ce sens, l’idéologie bourgeoise n’a certes pas vocation totalitaire.
L’idée d’une réalité sociale en soi pose un problème pour toute conception qui accorde une place à la dimension symbolique : cette réalité semble immanente et particulière tandis que le symbolique s’associe à la transcendance et l’universel. Aussi peut-on parler, dans l’article de 1974, d’une sorte d’élargissement de la notion de symbolique. Dans cet article et dans d’autres ultérieurs, Lefort semble définir le symbolique en trois temps. D’abord, il persiste à affirmer que le symbolique a à voir avec un ailleurs, avec une forme de transcendance ; le symbolique, insiste-t-il, et, par extension, l’institution, échappent à l’intentionnalité, à la volonté et, donc, à la maîtrise : « la société humaine, écrit-il, ne peut s’ouvrir sur elle-même qu’en étant tenue dans une ouverture qu’elle ne fait pas » (1981 : 262). Ensuite, il associe le symbolique à des termes tels que « mise en forme », « mise en sens » et « mise en scène » de l’existence collective. Par là, il veut mettre l’accent sur l’importance de la représentation du sens, de l’ordre, de la cohérence et de la valeur associés au collectif. Enfin, il distingue le symbolique de l’immédiateté empirique : le symbolique suppose un monde significativement orienté, qui sous-tend tout discours et guide toute pratique. Les formes symboliques renvoient ainsi à toutes les oppositions fondamentales, telles que le réel et l’illusoire, l’actuel et le potentiel, le vrai et le faux, le bon et le mauvais, et ainsi de suite.
Tenir la réalité sociale pour existante en soi vide de son sens ces deux dernières dimensions du symbolique, en particulier, puisque cela revient à considérer cette réalité, indépendamment de tout discours, ordonnée, cohérente et sensée en elle-même. Lefort insiste pour mettre en garde contre une telle conception, naïve selon lui, de la réalité sociale, qui constitue ce qu’il désigne comme le « sociologisme ». Pour lui, il est clair que la réalité sociale n’existe pas indépendamment du discours ; le discours social participe indéniablement de l’institution de la réalité sociale (ce qui ne veut pas dire qu’il la crée ex nihilo). Prétendre au contraire qu’un discours puisse saisir de l’extérieur la vérité essentielle de la réalité sociale, c’est adopter une position du survol, qui oublie l’implication de celui qui parle dans ce dont il discourt. Or, si la mise en forme et la mise en sens du social ne sont pas indépendantes du discours social, et si celui-ci ne peut être dissocié d’un discours sur le social qui l’augmente et le réglemente, et qui donc participe de sa mise en scène, il devient alors impossible de ne pas parler de transcendance – même s’il vaudrait mieux parler d’une « transcendance immanente ». C’est de cette façon que Lefort aborde la question du « peuple », par exemple : le peuple n’est pas une réalité positive au sens platement empirique, il existe aussi comme souverain présumé en démocratie, il est identifié à la source ultime du pouvoir et de la loi.
La question que je voudrais dès lors poser est celle-ci : la référence au motif d’une transcendance immanente suppose-t-elle un primat du politique ? La découverte du social dans la société moderne ne dépend pas que de la scission discursive qui aboutit à l’association du social à une réalité immanente. Même s’il s’agit plus d’une inférence que l’on peut tirer du propos de Lefort que d’une affirmation explicite de sa part, la séparation (partielle) des pôles du pouvoir, de la loi et du savoir, qui va de pair avec la révolution démocratique, semble aussi jouer un rôle décisif. Quand ces trois réalités sont dissociées, du fait de l’impossibilité désormais de les rapporter à une divinité toute-puissante et omnisciente, c’est la signification de chacune qui se trouve reconfigurée. Ainsi, là où le pouvoir s’est « décalé par rapport à la loi dont il se fait le représentant », il est menacé de paraître comme simple « pouvoir de fait », voire comme force brute (1974 : 283). En face d’une telle menace, il ne s’agit pas seulement de rétablir un rapport au peuple souverain, qui est la source de toute légitimité ; car la séparation du pouvoir d’avec la loi fait maintenant partie de sa définition (plutôt que d’en manifester la corruption). En conséquence, on tend fatalement à se méfier du pouvoir en démocratie ; et en conséquence on cherche moins à trouver « un bon pouvoir » qu’à le limiter. Parallèlement, la signification de la loi se transforme. Puisqu’il n’y a pas de loi sans rapport au pouvoir (malgré leur séparation), le doute manifesté quant à la légitimité de celui-ci rejaillit sur celle-là. D’ailleurs la loi n’est plus considérée comme donnant d’emblée forme et valeur à l’institution ; elle sert plutôt à marquer les limites de l’action acceptable (ce que désigne la notion de liberté négative). Et quand on parle de « lois sociales » découvertes par les sciences sociales, on fait alors référence à un tout autre type de loi, dépouillée de toute téléologie (le fait même de tenir pour hypothétiques de telles lois, dont l’existence est par ailleurs douteuse, est indicatif du doute dont la loi fait désormais l’objet). Quant au savoir, il n’est pas lié irréductiblement au discours du pouvoir (ou de la loi) ; un savoir sur le social qui se veut vrai se donne, au moins en principe, d’autres lieux d’énonciation. Ainsi, le savoir peut faire du pouvoir ou de la loi son objet, sans considération pour l’exercice du pouvoir lui-même ou pour le contenu de la loi. En somme, et c’est ce que je veux suggérer ici, la dissociation du pouvoir, de la loi et du savoir, est indissociable de l’émergence de la représentation d’un espace social relativement autonome, un espace souvent appelé « société civile », afin de la distinguer de la « société politique »[3].
Avant d’examiner comment Lefort caractérise cet espace social autonome dans la démocratie, je voudrais dire quelques mots à propos de la difficulté de circonscrire avec précision les contours du social. En effet, le social semble renvoyer à des échelles ou à des grandeurs différentes, qui jouent sur des registres différents, bien qu’il soit difficile de tracer des frontières précises. Le social considéré en lui-même, donc comme non politique, doit, j’y ai fait allusion, faire appel au politique pour lui conférer son unité (comme société). À une échelle plus grande, le politique semble plutôt faire partie du social : « Là où le pouvoir politique se circonscrit de l’intérieur de la société, […] c’est la scène du social qui apparaît » (ibid. : 283). Nous avons parlé de cette scène en termes de l’apparition d’une « réalité sociale ». Mais si l’espace social fait appel explicitement au politique pour se poser comme « un », cette dépendance est masquée, le pouvoir et la loi étant au contraire présentés comme fondés, dans le sillage de la révolution démocratique, sur les rapports sociaux. En désignant comme « politique la ‘forme’ dans laquelle se découvre la dimension symbolique du social » (ibid. : 285), Lefort dénonce le caractère mystificateur de cette conception pour, comme on l’a vu, lui substituer une association entre la division originaire du social et la forme politique. Mais même au niveau de la division originaire, insiste-t-il, on ne peut la circonscrire et la penser dans les limites du social (notamment parce qu’elle renvoie aussi bien à l’institution de la division des sexes et des générations qu’à celle entre la nature et la culture ou l’humanité) :
le travail de la division et de l’institution est « plus vieux » que celui de la division et de l’institution sociales. La limite de Marx se dénonce alors profondément dans la tentative […] d’éluder ainsi le rapport de l’homme, du social, de l’histoire à ce qui par principe est hors de ses prises, à partir de quoi s’effectue son engendrement et qui demeure impliqué en lui.
ibid. : 291
On devine qu’il s’agit ici de fonder l’impératif consistant à penser dans toute son épaisseur l’humus dans lequel s’enracine l’institution ; mais il faut admettre que cela rend difficile la caractérisation de la dimension symbolique du social.
Retournons à cet espace social relativement autonome et prétendument non politique, spécifique à la démocratie. Lefort le décrit en termes de division de classes et de différenciation des sphères d’activité. Il était déjà question de la division de classes dans l’article de 1971 ; ce que Lefort ajoute ici concerne la « différenciation de pratiques économique, juridique, pédagogique, scientifique, esthétique, etc. – qui s’aménagent non comme pratiques de fait […] mais comme pratiques dans lesquelles se met en jeu la réalité du social comme telle ». Cette différenciation des pratiques renvoie à « celle de discours sociaux, discours ‘particuliers’, mais occupés à revendiquer une vérité universelle » propre à chaque discours. Ainsi « se noue un rapport au savoir dont la limite n’est pas de fait fixée, en ce sens que fait défaut un savoir général sur l’ordre du monde et l’ordre social ». Le discours social se fragmente dès lors en une multiplicité de perspectives, qui à la fois s’ignorent et se contredisent. Cette multiplicité interdit qu’il y ait d’emblée accord sur la réalité sociale ; l’idéologie s’élabore en puisant dans la diversité des discours et en pratiquant des amalgames. Impossible d’en arriver à un discours « un » sur le social ; la différenciation inhérente du social et l’unité visée par le politique apparaissent ainsi comme de purs contraires sans médiation : « chaque discours particulier fait l’épreuve de son pouvoir [de discours] […] en contradiction avec la détermination de pouvoir figurée en lui-même, en tant qu’il s’articule à une pratique singulière où s’inscrit la division sociale » (ibid. : 284).
On voit l’importance du conflit en démocratie : le conflit de classes, la division sociale, fournit l’articulation entre la division originaire, sans laquelle le social ne peut s’apparaître à lui-même, et la détermination du pouvoir qui confère à la société son unité. Il est crucial de comprendre cette articulation. Tout commence, si l’on peut dire, avec la division au niveau politique qu’introduit la révolution démocratique, avec la compétition pour le pouvoir, qui contribue à faire du pouvoir un « lieu vide ». Or, en acceptant la division politique, le régime démocratique s’ouvre au jeu de la division sociale. Du fait de l’acceptation de ces deux divisions, la transcendance associée au pouvoir, qui fixait la forme et le sens de la division hiérarchique des rangs et des dignités, est ébranlée. Au lieu d’une division entre l’ici-bas et l’au-delà, qui déterminait le sens des différences à l’intérieur de la société, les divisions internes deviennent une « réalité sociale » sans instance extérieure pour en dire le sens. C’est en cela que le politique en démocratie confère à la division des classes sa pleine signification : l’incertitude associée à la compétition pour le pouvoir, en conséquence de la désintrication du pouvoir, de la loi et du savoir, résonne avec l’indétermination associée à la dynamique des classes. C’est la réalité du conflit qui définit la tâche du politique : celui-ci est responsable de la mise en scène de la division sociale, et n’est pas étranger à sa mise en forme et à sa mise en sens, du fait de son rapport à la représentation. Dans la mesure où la lutte de classes paraît comporter sa propre dynamique, sa propre forme et son propre sens, le politique semble représenter le social au premier sens du terme, comme s’il s’agissait d’une réalité en soi ; mais dans la mesure où le conflit des classes apparaît porteur de désordre et de confusion, le politique représente aussi le social en l’instituant, c’est-à-dire en donnant au conflit une forme publique et plus ou moins réglée, dont les enjeux sont identifiés. En représentant de cette façon la division sociale, le politique y ajoute un supplément de transcendance : il transforme un conflit entre intérêts en conflit portant sur des valeurs substantives, telle la justice. Le politique participe de la sorte, comme on l’a vu, de l’institution du social, en donnant à la société une unité supérieure. En effet, Lefort met le politique démocratique à l’origine d’un social séparé, tout en le posant aussi comme sa finalité.
1980 et ensuite : démocratie, droits et social
Dans un essai ultérieur, « La pensée politique devant les droits de l’homme », Lefort développe plus avant l’idée que le social trouve son fondement dans un socle – dans ce cas-ci le droit (plutôt que le pouvoir). Après avoir constaté que le droit s’est dissocié du pouvoir en démocratie, Lefort écrit : « En ce sens-là, la société devient pour la première fois incernable, c’est-à-dire que ses contours ne peuvent plus être définis » (1980 : 417). Si je la comprends bien, la thèse de Lefort est que les contours de l’existence collective ne peuvent plus être strictement délimités parce que cette existence est, indépendamment du pouvoir, enracinée dans le droit, plutôt que définie par une loi extérieure. Lefort écrit :
[A]insi s’instaure, pour la première fois, indépendamment d’une dimension verticale qui articulait l’ensemble des sujets à une autorité, une dimension transversale des rapports sociaux. Les individus sont les termes de ces rapports sociaux, certes, mais ces termes eux-mêmes sont les termes de ces rapports, c’est-à-dire le produit de la communication qui s’opère à travers la pratique des libertés, à travers la pratique de la circulation des opinions et des idées, par exemple.
1980 : 418
Les droits ont présumément une origine prépolitique : ils ne viennent pas d’« en haut », mais bien plutôt d’« en bas », étant posés comme immanents à la nature humaine, voire à la parole et à l’action des individus. Cela dit, on doit constater qu’ils n’ont cependant de force que lorsqu’ils sont déclarés par une autorité politique dûment constituée : même s’ils se donnent comme non politiques, ils exigent une représentation, qui les rend politiques en dépit d’eux-mêmes, en quelque sorte. Il en résulte un ordre symbolique très particulier, par où la société est instituée sans que ne soient précisés ses contours. La mise en forme du social, dès lors, apparaît paradoxalement au même moment comme une « mise en non-forme », permettant l’extension indéfinie de relations horizontales qui échappent largement au contrôle du pouvoir politique. On peut dire cela autrement : les droits, puisqu’ils empêchent de clore l’espace social, pointent en direction d’un ordre symbolique qui ne peut jamais apparaître comme complet. S’il y a bien une mise en scène du social, sa mise en forme et sa mise en sens restent en ce sens inachevées. L’implication, pourtant, c’est que les droits, du fait qu’ils sont incapables de définir les contours du social, ne peuvent pas construire un ordre symbolique « complet ». Le social n’existe pleinement, ou n’est complété, qu’en trouvant une expression politique, parce que, bien qu’il participe dans le symbolique, il n’y participe pas pleinement. Les droits humains ne font pas de politique, et ils ne font pas un espace social qui « s’apparaît à lui-même ». Cela demande le jeu de la division, tant au niveau du politique qu’à celui du social.
À ce stade, je voudrais formuler certaines réserves à l’égard de cette manière de caractériser le social. Lefort identifie deux grands dangers qui menacent la démocratie : le totalitarisme et ce qu’il désigne comme « opacité ». Si le danger du totalitarisme paraît aujourd’hui avoir considérablement reculé, il reste l’opacité. Celle-ci est le signe, selon Lefort, d’une désarticulation entre le social et le politique, telle que la scène politique ne représenterait plus la division sociale, n’incarnant plus que l’État à titre de « gestionnaire de l’entreprise nationale » (ou pire encore, les manoeuvres politiciennes). Le politique en perdrait sa transcendance et tendrait à se réduire à la politique ; la société ferait accueil au relativisme et au nihilisme. Lefort parle ici – le mot est très révélateur – d’une « désymbolisation des rapports sociaux », qu’il identifie à « une société d’individus » et au néo-libéralisme. Certes, il ne dit pas que la société est en train de se décomposer ; mais il parle bien d’une opacité conséquente à un déclin de la dimension symbolique du social, voire d’un effacement de ces oppositions fondamentales « qui paraissaient constitutives de la vie sociale » et qui étaient enracinées « en une hiérarchie fondée sur la Raison […] caractéristique de l’ordre bourgeois » (il donne l’exemple de « la relation des sexes et la filiation ») (1998 : 946). Puisque la finalité du social est associée par Lefort au conflit des classes, l’affaiblissement de ce conflit ne pourrait signifier selon lui que l’épuisement du politique et une sorte d’« assombrissement » du social. Mais ne faut-il pas se méfier de l’association du néolibéralisme avec la désymbolisation ? Indépendamment de ce que l’on pense du néolibéralisme et de ses effets, celui-ci prétend fonder un ordre, une cohérence et un sens de l’existence collective, en réduisant le social à un pur espace marchand afin, justement, de minimiser le rôle du politique (ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de se combiner avec la puissance militaire, même si elle est parfois donquichottesque).
Lefort était conscient que nous vivons dans une société où la division des classes n’a pas le même sens qu’autrefois, et pas simplement à cause d’un échec de sa « traduction politique ». On peut émettre l’hypothèse que c’est à cette situation qu’il a réagi à partir de la fin des années 1970, quand il a commencé à se pencher sur De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville (1978 ; 1982a ; 1992). Tocqueville estimait que la démocratie était fondée sur un « état social », celui-ci générant son propre ordre symbolique. Je soutiendrai ici que l’interprétation de Tocqueville par Lefort a représenté pour lui une occasion (partiellement) manquée de penser à neuf les rapports entre le social, le symbolique et le politique[4].
Selon Lefort, Tocqueville affirme qu’en démocratie le social se fonde sur un événement symbolique irréversible : l’égalité des conditions. Cette égalité signifie « la disparition du principe de différentiation et de hiérarchisation qui définissent les hommes comme inégaux par nature » (1982b : 521). L’égalité des conditions est le signe d’un « ébranlement des repères qui fixaient la position de l’un et de l’autre » (ibid. : 526). Cette égalité doit être entendue sur le plan de l’ordre symbolique ; elle n’est pas incompatible avec la persistance de la différence de classes. Si les habitants des sociétés démocratiques se considèrent comme des égaux, c’est au sens où ils se regardent comme des « semblables » : l’égalité est, suivant Cornelius Castoriadis, une « signification imaginaire sociale » qui, selon Tocqueville, tend à faire abstraction des particularités. C’est pour cette raison, comme on le verra, que l’égalité tolère mal les différences. Mais il faut d’abord attirer l’attention sur le fait que l’égalité nourrit une attitude fondée sur le refus de la soumission ou de l’obéissance : chacun s’estime maître de sa personne (en d’autres mots, la démocratie valorise le principe de l’autonomie individuelle). En ce sens – et, selon moi, Lefort tend à ignorer cela –, l’égalité nourrit également le refus du politique, de sa verticalité, de son extériorité. C’est pour cela que l’idée de loi démocratique est si problématique pour Tocqueville : toute loi est, par définition, d’essence aristocratique, tout comme tout pouvoir concret ou toute religion, qui supposent qu’on se soumette à une figure d’autorité. Mais il est impossible, selon Tocqueville, de vivre entièrement dans l’horizontalité pure d’une société démocratique, sans aucun rapport au politique ; tout ordre suppose en effet qu’on se soumette à un pouvoir et qu’on obéisse à des lois, même si on veut l’ignorer. Alors que selon Lefort le social est institué par le politique[5], Tocqueville met de son côté fortement l’accent sur l’opposition entre un axe politique, vertical, et un axe social, horizontal. C’est précisément parce que l’état social est arrimé à l’axe horizontal que, pour Tocqueville, l’articulation du politique avec le social est si ambiguë.
Cette ambiguïté se manifeste dans les deux régimes politiques qu’autorise l’État social démocratique : le despotisme démocratique, qui s’accorde au mieux avec l’abstraction du social, et la république démocratique, qui suppose au contraire une « déconstruction » de cette abstraction. Le despotisme démocratique peut être associé à un pouvoir social imaginaire, étroitement arrimé à la figure du peuple. Ainsi, quand le citoyen américain s’examine, il se sent minuscule et faible face à l’anonymat et à la puissance du nombre de ceux associés à l’image d’un immense pouvoir social ; et c’est pour compenser partiellement ce sentiment de faiblesse qu’il tend à s’identifier avec cette image qui n’est, après tout, qu’une projection d’êtres semblables à lui-même, abstraction faite de leurs particularités. Cela fait, toujours selon Tocqueville, que la société la plus individualiste est en même temps la plus conformiste, sujette aux pressions de l’opinion et au sens commun. On peut certes alors parler d’une dimension politique inhérente au social, au sens où celui-ci s’identifie à un pouvoir général et extérieur. Ce pouvoir social est lisible aussi bien dans la « tyrannie de la majorité », dont traite le premier tome de De la démocratie en Amérique, que dans le paternalisme administratif, discuté dans le deuxième tome. La république démocratique, quant à elle, mise plutôt sur la vie associative, dense et variée, susceptible d’arracher l’individu à son fantasme d’autosuffisance et de lui enseigner à agir dans un monde formé d’êtres dissemblables et interdépendants. Bien que Tocqueville estime que les États-Unis penchent vers cette deuxième option, il reste hanté par l’image d’un pouvoir social ; car celui-ci résonne fortement avec l’image du peuple révolutionnaire et souverain, qui piétine les particularités du passé au nom de la volonté générale et de la régénération nationale.
Lefort estime pour sa part que la peur du despotisme démocratique que manifeste Tocqueville est exagérée. Celui-ci, selon Lefort, n’est pas parvenu à envisager « une nouvelle expérience de savoir », suivant laquelle « la raison et la justice, tout en devenant les références solennellement dispensées à chacun, sont livrées au mouvement propre de chacun, à une découverte qui ne se dissocie pas, en chacun, de la mise en jeu de son pouvoir singulier de connaître et de parler » (1982a : 213-214). Par ailleurs, toujours selon Lefort, on s’attendrait à ce que Tocqueville reconnaisse
que naît avec la démocratie moderne l’image de la société, ou, à mieux dire, car ce dernier terme est équivoque, […] que, au-delà de la formation d’une image du peuple, ou par-delà de celle de la société, qui sont encore des images déterminées dans lesquelles cristallise la croyance en une identité collective ou en une puissance objective, naît une visée du social comme visée de l’universel. Or il s’arrête devant cette conséquence […]
1978 : 247
On est tenté de dire que le moment despotique substitue le « corps du peuple » à la « chair du social », pour lui donner une forme cernable et une identité déterminée.
Lefort affirme que Tocqueville considère comme un effet de l’égalité la « banalisation de la ‘reconnaissance de l’autre’ », où « la force de conviction s’estompe au profit d’une pensée qui ne voit plus […] que différence des opinions » (1986 : 561). Or, le relativisme dont parle Lefort ici est le contraire du conformisme dont Tocqueville parle. En effet, Lefort suggère une démocratie excessivement tolérante, fondée sur la valorisation des dissemblances, où il devient difficile de parler d’un « peuple » et encore plus du « pouvoir social » ; de la sorte, le social apparaîtrait comme débordant toute idée d’une société dotée de repères et de frontières déterminées. On aboutit ainsi à une sorte de « latéralité pure », au sens où le mouvement est apparemment sans au-delà qui puisse le limiter. Mais ainsi, n’a-t-on pas affaire à une forme sociale qui rend difficiles, voire impossibles l’établissement d’un rapport avec le politique et la verticalité qui lui est inhérente ? Comment penser ensemble, du point de vue de Lefort, la latéralité ainsi conçue et les formes symboliques ?
Dans « La dissolution des repères et l’enjeu démocratique », Lefort écrit : « nous ne saurions dire que les hommes sont à l’origine de la loi, pas plus de la pensée ou du langage. Ils sont plutôt constitués par cette ouverture au monde que font la loi, la pensée ou le langage. » Et il ajoute : « C’est là un point essentiel à souligner, puisque le totalitarisme procède, précisément, du fantasme d’immanence, selon lequel la société s’ouvre elle-même sa propre voie. » (ibid. : 562-563) Or, la loi et le langage n’adviennent pas au monde de la même manière : la loi se réfère à une notion de justice qui n’est pas immédiatement présente ; comme le politique, elle pointe ainsi en direction d’une transcendance. Le langage, quant à lui, origine d’un lieu qui n’est certes pas aisément localisable, puisqu’on est toujours plongé en lui, mais qu’il est difficile de se figurer comme transcendance. Cela suggère qu’il n’y a pas de raison d’identifier l’immanence avec la détermination ou avec une objectivité purement positive, comme tend à le suggérer Lefort. Que veut-on dire alors quand on associe l’immanence au social ? À un certain niveau, on peut dire que le social est d’emblée donné ; l’immanence pointe alors en direction d’une réalité en soi de l’existence collective. Mais cela, il faut insister, ne doit pas être confondu avec une réalité comprise comme un ensemble défini de déterminations qu’on pourrait connaître objectivement : le social suppose un monde qui n’est pas et ne peut pas être pleinement connu, tout en présumant que ce qui n’est pas connu est, en principe, intelligible et, donc, peut éventuellement être compris. De cette manière, le social déborde les formes symboliques déterminées ; il est ouvert sur le réel. Mais, à un autre niveau, le social ne désigne pas une simple référence à une réalité déjà présente ; il participe de l’institution de la réalité. Comme telle, il implique la deuxième manière de représentation, qui présente la réalité en la représentant – mais sans nécessairement évoquer des valeurs transcendantes explicites. En sa dimension symbolique, le social s’ouvre à la coexistence humaine, non pas « d’en haut » (comme dans le cas du politique), mais plutôt « d’en bas », à partir des individus et de leur relation d’interdépendance. C’est ce qui permet la latéralité indéfinie du social, qui est une forme d’immanence.
Pour mieux comprendre ce caractère symbolique minimal du social, un retour à Tocqueville s’impose : ce dernier opposait les associations à l’image du pouvoir social faisant abstraction des particularités (les associations enseignent qu’il y a des êtres dissemblables, qui ont des avis différents et sont détenteurs de talents divers, ce qui suppose des compromis, etc.). Plus radicalement encore, l’association renvoie pour lui immédiatement à la réalité concrète du lien social : car, pour le dire sans ambages, si un rapport social existe, c’est qu’au moins deux personnes sont associées ; si elles ne le sont pas, ce rapport n’a pas de réalité, c’est l’évidence même. Ce qui ne veut pas dire que l’association ne suppose pas une certaine épaisseur symbolique : l’association suppose en effet le possible de la dissociation – et vice versa. Le social, en ce sens, considéré sur le plan symbolique, n’existe ni univoquement dans l’association, ni univoquement dans la dissociation, mais bien plutôt dans une sorte « d’entre-deux », entre association et dissociation ; dit autrement, le social rime avec la « sociation » (sans les préfixes as- et dis-). À ce titre, il n’est pas réel au sens strict, mais plutôt « impotentiel[6] », au sens où il se prête à la fois à l’association et à la dissociation. Tocqueville s’étonnait de la mobilité des Américains, car il savait que, dans la plupart des sociétés, il n’est pas facile de nouer ou de dénouer des liens. Il faut, pour cela, défaire et refaire des liens sociaux, qu’existe une croyance, une sorte de foi (on est dans l’ordre du symbolique) dans la force du lien social, dans sa capacité de se renouveler et de se recréer : il est toujours possible de s’associer, par un mouvement latéral, avec quelqu’un d’autre… Il y a un mot pour décrire cette foi dans le lien social : « trust » en anglais, « confiance » en français – une confiance en l’autre, qui est le revers de la confiance que l’autre me manifeste. Cet autre, c’est, en principe du moins, n’importe qui. La confiance suggère dès lors « une visée du social comme visée de l’universel », où le social conserve un caractère abstrait et « sur-personnel » (sinon impersonnel), qui assure une latéralité sans limites fixées d’emblée. On ne saurait ainsi sous-estimer la fécondité du concept de sociation pour penser l’image d’un social sans limites : une association est toujours mise en forme, mais la forme qu’elle prend est infiniment variable ; on s’associe car cela confère un sens à la coexistence – ce sens étant cependant à déterminer ; en outre, l’association suppose un mouvement vers l’autre qui a son origine dans l’individu particulier, qui cherche à affirmer et à conserver son autonomie.
Certes, la différence entre le symbolique et le réel persiste : avec la confiance en n’importe qui apparaît, comme le savait Herman Melville, ce qu’on appelle en anglais « the confidence-man », celui qui abuse de la confiance[7]. De tels abus sont le signe qu’on ne peut avoir confiance sans loi et, par conséquent, sans un ordre politique qui incarne le possible de la sanction. En somme, même si on peut le rapprocher du langage, puisqu’il s’arrime lui aussi au symbolique, le social renvoie en démocratie à un ordre particulier, qui nécessite l’arrimage, toujours difficile, d’un mouvement latéral indéfini, avec l’existence du politique.
Conclusion
En guise de conclusion, je voudrais dire quelques mots sur ce que je considère comme les enjeux actuels de la discussion portant sur les rapports du social, de sa dimension symbolique et du politique. Le refus d’une telle discussion ne mène pas seulement à une position théorique appauvrie, mais résulte souvent en l’adoption d’un ton apocalyptique. Aujourd’hui, alors que le danger totalitaire a considérablement reculé (sinon disparu), on insiste sans cesse sur le danger contraire, celui de l’absence de politique et d’une langue de caoutchouc qui dit à la fois tout et rien (plutôt qu’une langue de bois qui avait prétendument réponse à tout). Claude Lefort, on l’a vu, parle ainsi d’un danger de désymbolisation à propos du néo-libéralisme. D’une manière semblable mais également plus énergique, pour citer quelqu’un plus près de nous, Michel Freitag a évoqué la fin du symbolique, du fait de la dissolution de la société (qu’il comprend en un sens républicain) dans le social (1995 ; 2002). Pour prendre d’autres exemples, François Dubet, dans Le travail des sociétés (2009), affirme que la désinstitutionnalisation des rapports sociaux force à abandonner l’idée du politique (il n’y aurait plus que de la politique) ; pour sa part, Zygmunt Bauman (1999 ; 2000) évoque le déclin d’un ordre politique noyé dans un social devenu « liquide ». Mais dans cette époque dite post-postmoderne, pourquoi ne pas parler, au lieu de désymbolisation, d’une scission interne au symbolique ? Et au lieu de la fin du symbolique, des difficultés d’articuler politiquement les divisions propres à l’ordre symbolique démocratique ? Car il est abusif de dire qu’il n’y a plus de forme ou plus de sens ; on devrait savoir qu’en démocratie le sens et l’ordre ont toujours vacillé, du fait de la dissolution des repères de la certitude. Au lieu de parler de la fin du politique, débordé par la « liquéfaction » du social, pourquoi ne pas évoquer plutôt les problèmes d’articulation du social et du politique ? Le politique existe encore et peut-être plus que jamais, même si les revendications prennent souvent l’apparence d’une « politique antipolitique ». Les États-Unis, par exemple, sont plus divisés politiquement que jamais. Cette division n’est pas – du moins pas directement – une « transposition symbolique » de la division des classes (la panique dans certains milieux suscitée par le déclin de la conscience de classe apparaît maintenant mal fondée) ; plutôt, cette division est le signe d’un différend quant à l’articulation entre le social et le politique et quant au rôle respectif de l’un et de l’autre. Pour comprendre ce différend, on peut commencer par rappeler la réflexion d’Alexis de Tocqueville – mais on ne saurait s’y arrêter sans tomber dans la simplification excessive. Tocqueville avait en effet tendance à minimiser la division politique et sa signification[8] ; en outre, on ne peut pas dire aujourd’hui, par exemple, que la division politique oppose un associationnisme pragmatique d’un côté et des appels démagogiques à l’image du peuple « un » de l’autre ; et même si les appels démagogiques ne manquent pas, il serait simpliste d’associer l’État providence à des tendances « despotiques »[9] ; enfin, on ne peut négliger le fait que l’Amérique de Tocqueville, même si elle était indéniablement une société de marché, avait encore peu fait l’expérience du capitalisme proprement dit[10].
En se tournant vers Tocqueville après Marx (et Machiavel), on pourrait dire que Claude Lefort a cherché à mener une analyse de la démocratie adaptée au déclin du conflit de classes ; mais si on n’envisage pas la démocratie sous l’angle des rapports complexes entre le social, le symbolique et le politique, il y a toujours le risque d’interpréter ce déclin comme désymbolisation – comme si la démocratie se trouvait dans sa phase terminale ! Pour analyser les problèmes que soulève une démocratie qui ne cesse de se transformer, il faut aller plus loin que Tocqueville et, donc, plus loin que Lefort – ce qui est peut-être une manière de leur demeurer fidèle.
Parties annexes
Remerciements
Je veux remercier Gilles Labelle qui a fait un travail énorme pour corriger le français et condenser l’argument.
Note biographique
Brian C.J. Singer est professeur titulaire au Département de sociologie, Collège Glendon, Université York. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’essais et de deux livres, dont le plus récent s’appelle Montesquieu and the Discovery of the Social (Palgrave Macmillan, 2013). Il a traduit plusieurs livres du français à l’anglais et a dirigé un numéro thématique sur Claude Lefort pour le journal Thesis Eleven (no 87, 2006).
Notes
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[1]
Lefort et Gauchet discutent longuement des questions posées par le totalitarisme dans leur article. Si les sociétés sans histoire éludent la question du social, les sociétés totalitaires la refusent. L’argument est similaire à celui développé dans l’essai sur Machiavel et Marx, en ce sens qu’il est de nouveau question de l’impossible rejet de toute division – la division originaire, la division de classes, celles de l’État et de la société civile, du dehors et du dedans, du symbolique et du réel –, alors même que le régime vise explicitement ce qui est maintenant désigné comme « achèvement du social » (plutôt que « réalisation de la société »). Ici, le refus de toute division se fait sous le signe de l’imaginaire, qui devient la force motrice du mouvement totalitaire, mais aussi de toute entreprise tyrannique, même en démocratie, et de toute idéologie (y compris celle des opprimés). Oeuvre de l’imaginaire, le totalitarisme rejette l’« idéalisme » du politique au nom de la réalité du social ; avec pour résultat que « l’espace social menace de s’évanouir avec la tentative pour l’enclore » (Lefort et Gauchet, 1971 : 16). Produit d’une société historique, le totalitarisme est ainsi « fondamentalement dénégateur de l’histoire » (ibid. : 23) – non pas parce qu’il rejette toute prise des hommes sur la société, mais au contraire parce qu’il revendique sur elle une maîtrise absolue. L’histoire aussi a une double structure.
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[2]
Alternativement on pourrait définir le réel, en préservant la dimension « traumatique » que lui prête Lacan, comme ce qui résiste à tout discours, ce qui reste indicible.
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[3]
J’ai développé ces idées dans un autre contexte (Singer, 2013).
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[4]
Je m’appuierai ici sur mon propre propos, élaboré davantage dans Singer (2008).
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[5]
Commentant le caractère aristocratique de la loi, Lefort écrit : « Or il me semble que dans un tel passage Tocqueville montre une fois de plus combien il est difficile de réduire la démocratie à un état social. La puissance des légistes ne lui paraîtrait pas si extraordinaire, s’il admettait que la démocratie implique l’idée d’une distinction entre l’opinion et le droit » (1992 : 63). Mais Tocqueville admet cette distinction : l’opinion est immanente au peuple, tandis que la loi lui est extérieure. Tocqueville ne cesse de chercher en démocratie des contre-tendances susceptibles de limiter la puissance du social, surtout dans ce qu’on peut appeler son « état sauvage ».
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[6]
L’expression « impotentiel » est d’Agamben (2000) : contrairement au « potentiel », qui suggère quelque chose qui va se réaliser, l’impotentiel reste suspendu entre la réalisation et la non-réalisation.
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[7]
The Confidence-Man est le titre du dernier roman que Melville a publié de son vivant.
-
[8]
Tocqueville mentionne à peine le fait qu’il est arrivé aux États-Unis peu après l’élection d’Andrew Jackson, qui a été l’occasion pour l’élite américaine de prophétiser la fin de la république.
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[9]
Tocqueville met sur le même pied des revendications portant sur la sécurité physique et d’autres portant sur la sécurité économique – alors qu’il est évident aujourd’hui que ces demandes évoquent des imaginaires politiques différents.
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[10]
Aussi Tocqueville ne parle-t-il pas de « capitalistes » ni de « capitaines de l’industrie », mais plutôt d’une « nouvelle aristocratie » (1992 : 671-675).
Bibliographie
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