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Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer[1] éveille, chez le critique contemporain, ce que Genette a dit au sujet de l’oeuvre de Borges : « un étrange démon du rapprochement » (1996 : 123). En effet, il suffit de penser aux images de la fameuse « Bibliothèque de Babel » et aux nombreux « labyrinthes verbaux » qui sous-tendent le travail de Borges pour en voir le reflet démoniaque dans ce premier roman de Laferrière. Comment faire l’amour appartient à « l’âge de la prose »[2] québécois, remarquablement baroque et postmoderne, et participe aussi de l’esthétique de l’écriture migrante dont l’apport est indéniable pour la réflexion sur le fonctionnement des signes culturels et leur hétérogénéité accentuée par les flux migratoires au Québec depuis le début des années 1970. Sur le plan formel, on peut dire que le roman de Laferrière répond aux critères des cinq leçons américaines avancées par Italo Calvino dans ses conférences sur l’objet-livre et le prochain millénaire, à savoir la Légèreté, la Rapidité, l’Exactitude, la Visibilité et la Multiplicité (1989). Sur le plan thématique, il relance le débat sur la question raciale pour redéfinir, à la lumière de ces mêmes leçons de Calvino, les paramètres de la négritude. Quant aux rapprochements qui nous intéresseront dans cet article, ils concernent les religions qui foisonnent dans ce roman dont la carnavalisation et le dialogisme acheminent la réflexion vers la « socialité concrète non fusionnelle » dont parle Pierre Nepveu en conclusion de L’Écologie du réel (1988 : 218).

Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer comme carnaval de religions

La diégèse du roman est simple : deux Haïtiens, Vieux et Bouba, partagent un appartement du Carré Saint-Louis à Montréal. Vieux, le narrateur-écrivain du roman, est préoccupé par la rédaction de son roman, Paradis du dragueur Nègre, qui sera sa voie d’accès à la célébrité, au succès matériel et à l’intégration symbolique au sein de la société d’accueil québécoise ; par contre, son ami Bouba vit complètement en marge de cette société, passant son temps à lire Freud, le Coran et à écouter de la musique de jazz. L’intrigue romanesque est centrée sur la drague des filles WASP de l’Université McGill (désignées, selon leurs traits de personnalité, par Miz ceci ou Miz cela), dont la conquête représente un véritable passe-temps pour les deux amis chômeurs. Les rapports exogènes entre Noirs et Blanches dans le Québec des années 1980 sont dépeints sous la forme à la fois d’une fête des corps et d’une guerre raciale où se masque le « fantasme » d’un règlement de compte colonial.

Au sein de ce carnaval de la vie du bas (nous y reviendrons plus loin), se joue un autre carnaval spirituel où plusieurs pratiques religieuses sont mises en scène. Or, cet amalgame disparate du judéo-christianisme et de l’islam, du bouddhisme, du vaudou et du freudisme (teinté lui aussi de religiosité dans le roman) n’est ni fortuit ni ornemental. Car si le postmodernisme a amorcé le deuil des Grands Récits philosophiques, historiques et religieux, ainsi que le déclin de toutes les vérités logocentriques, il semble pourtant que le phénomène religieux revienne dans les sociétés profanes du roman[3] sous la forme d’un refoulé qui les travaille de l’intérieur. Ainsi, si la « dédivination du monde (Entgötterung) est un des phénomènes caractérisant les Temps modernes » (Kundera, 1993 : 19), dans le sens où elle marque un écartement profond (dans la pensée et dans l’épistémologie occidentales depuis Descartes) des axes de l’immanence ou de la transcendance dans la connaissance de l’homme, le roman contemporain ne renferme le sacré, l’absolu ou le divin que pour le désacraliser, en rire ou en faire « le sel [d’une] narration » (Barthes, 1985 : 357) satanique, à la manière de l’oeuvre provocante de Salman Rushdie (Les Versets sataniques). C’est à la lumière de ces idées que va surtout se poursuivre notre réflexion sur la place de l’islam, dont la représentation dans ce roman de la migration est déléguée à Bouba, l’apôtre polyvalent à la fois de cette religion et des autres croyances ou pratiques qui lui sont vaguement familières (excepté le judéo-christianisme), ou même absolument étrangères.

L’architectonie de Comment faire l’amour repose sur plusieurs niveaux de dualisme religieux. On distingue entre les religions du Livre (le judéo-christianisme et l’islam) et les religions formées en dehors du Livre (le bouddhisme) ou à partir d’un syncrétisme d’éléments religieux et non religieux (le vaudou) ; les religions théistes (le judéo-christianisme et l’islam) et une religion sans dieu (le bouddhisme) ; les religions monothéistes (le judéo-christianisme et l’islam) et une religion à caractère polythéiste (le vaudou). Y a-t-il un dialogue possible entre toutes ces religions chez Laferrière ? Si le roman semble appuyer une thèse religieuse et son anti-thèse (dès lors que ces multiples pratiques ne sont pas nécessairement compatibles ou complémentaires), comment s’effectue la synthèse de cette riche matière religieuse amplement traversée par la psychanalyse de Freud ? Si l’islam se trouve au centre de ces multiples noeuds théologiques, quel rapport entretient-il avec les autres pratiques religieuses ? Et quel portrait peut-on, enfin, tracer du musulman de Laferrière ?

Ces subdivisions dualistes peuvent être résumées par la ligne binaire qui oppose, en structure profonde, le judéo-christianisme aux autres religions. Dans le texte, la référence à la religion chrétienne est englobée par « les différentes “ stations ” de la métaphore oculaire » (Barthes, 1964 : 239) dans la description de la Croix du Mont Royal qui, dès le premier chapitre, note le narrateur, se trouve « juste dans l’encadrement de notre fenêtre » (CFA : 12). À quelques reprises, la Croix est désacralisée par le narrateur pour souligner l’hypocrisie de l’Occident et la domination de la tradition catholique dans le nationalisme du Québec traditionnel. La Croix se fait témoin d’une performance sexuelle entre le narrateur et Miz Sophisticated Lady (74-75). Par ailleurs, la présence de la Croix n’a rien de rassurant du moment où elle s’avère indifférente au suicide entamé (mais contré par Bouba) de Miz Mystic.

D’autres allusions au judéo-christianisme visent à dégager l’isotopie globale du racisme qui persiste même « en ce début des années 1980 marquées d’une pierre noire dans l’histoire de la Civilisation Nègre » (17). Les propos racistes sont soulignés pour être subvertis. Ainsi, le narrateur et son ami s’amusent à « philosopher à perdre haleine à propos de la Beauté, […] l’un des derniers bastions de l’Occident » (33-35). La Beauté est liée au souci du corps. Bouba préfère la beauté intérieure à la beauté extérieure, « l’implosion à l’explosion » (35), les secrets du mysticisme à la superficialité des apparences. La Beauté occidentale est limitée, selon lui, à la « thermodynamique […], c’est pas moral » (35). Se jouer du sort de la civilisation judéo-chrétienne (33) implique un renversement de modalités de la représentation esthétique et éthique canonisée par l’Occident au moyen de notions aussi abstraites que celle de la beauté. La protestation du roman de Laferrière vise non pas tant un renouvellement formel du code romanesque occidental qu’un éclatement soutenu de celui-ci. Dans trois autres contextes, le narrateur s’attaque au fond stéréotypé de la pensée occidentale qui perçoit le Nègre à partir d’une échelle de valeurs ségrégationniste. « Cette réduction de la matérialité des personnages rend exactement compte de ce que le narrateur rejette et considère comme une des branches du racisme : le stéréotype noir » (Vassal, 1989 : 189). Les étudiantes de McGill « sont tellement infectées par la propagande judéo-chrétienne que dès qu’elles parlent à un nègre, elles se mettent à penser en primitives » (CFA : 108). Pour Miz Littérature, « un Nègre qui lit, c’est le triomphe de la civilisation judéo-chrétienne ! La preuve que les sanglantes croisades ont eu, finalement, un sens » (38). Dans les pensées de Miz Sophisticated Lady, « l’Être doit posséder une autre destinée que celle d’avaler des hydrocarbures. Pour le Nègre affamé, l’Être hégélien est une des plus sinistres plaisanteries judéo-chrétiennes » (79). En tant que non-être, ou être primitif, le Nègre reste négativisé ; il est « à des années-lumière de distance métaphysique » (128) des Blancs (Anglo-Saxons). La question du primitivisme est posée aussi par rapport à la sexualité, une activité symboliquement dégradante parce qu’attribuable aux Nègres. « L’Occident», remarque Vieux,

ne s’intéresse plus au Sexe […] et c’est pourquoi il essaie de l’avilir. […] L’occident judéo-chrétien pense que le sexe est l’affaire des nègres ; alors il n’aura de cesse de discréditer la marchandise. C’est à nous autres, nègres, de redonner au sexe sa pleine dignité.

133-134

La nouvelle Croisade nègre contre les valeurs de la chrétienté consistera à mener une « guerre des sexes colorés » (19) afin de permettre une permutation des repères métaphysiques où les lignes de partage seront brouillées et redéfinies. Le recours à l’islam, au bouddhisme, au vaudou et au freudisme a pour fonction d’extrapoler « l’ubiquité » des valeurs de la chrétienté. Bouba assume plusieurs attitudes mystiques et religieuses qui permettent de le reconnaître en tant que représentant des valeurs orientales et figure principale de l’altérité. Or, autant ces attitudes signalent l’éclectisme des pratiques de Bouba, autant elles problématisent son islamisme.

L’islam et son apôtre

On peut distinguer deux pôles de l’orientalité de Bouba : le pôle (de l’Asie) bouddhiste et le pôle (de l’Orient) musulman. La proximité des pays est remarquable dans le roman de Laferrière : le Japon, la Chine, l’Inde, le Tibet et le monde arabo-musulman, bien entendu, représentent les points géographiques d’un Orient large et mystérieux qui se distingue de l’Occident et se présente pétri d’un exotisme par trop problématique en raison de l’encombrement, du désordre et de la propreté douteuse de l’appartement du narrateur. Dès le premier chapitre, la description de l’appartement révèle l’orientalité des lieux : la « chambre exiguë [est] coupée en deux par un affreux paravent japonais à grands oiseaux stylisés » (11). Et « l’effigie de la princesse égyptienne Taïah surmonte le vieux Divan où Bouba passe ses journées couché ou assis sur ses jambes repliées à brûler des résines odorantes dans un brûle-parfum oriental » (14).

On peut tracer trois portraits de Bouba : celui d’un musulman, d’un bouddhiste et celui d’un « vaudouisant » freudien. Bouba le musulman récite le Coran[4] et fait « entre [chaque] deux lectures […] des cures de sommeil qui peuvent durer jusqu’à trois jours » (12). Son sommeil est une guérison contre « toutes les impuretés physiques, les maladies mentales et les perversions morales » (12) du monde. « Bouba espère ainsi gagner sa place aux côtés d’Allah » (13). Il est habituellement « couché sur le côté gauche, face à la Mecque » (13) et, exceptionnellement, « les bras en croix » (12 ; 46). Bouba médite, prie et « veut devenir un PUR d’entre les purs » (23). C’est un ermite qui vit en dehors de l’Histoire (33) et passe son temps à s’instruire sur son Divan décrit loyalement comme son « épouse » (23) et déloyalement ou péjorativement comme une « pouffiasse gonflée au coton » (12). Bouba possède la collection complète des oeuvres de Freud, récite le Coran et

[…] lit des livres rares sur l’art assyrien, les mystiques anglais, les Vèvès du Vaudou, la Fata Morgana de Swinburne [et] passe ainsi son précieux temps à admirer sur une gravure, achetée rue Saint-Denis, le corps frais de la Beata Beatrice de Dante Gabriel Rosseti,

CFA : 12-14

son idéal de pureté. Pour Vieux et les femmes de « son harem de Saint Denis » (36), les Mizes qui le visitent, Bouba possède le don de la prophétie et le privilège de l’imamat en matières spirituelles.

Bouba le bouddhiste est un Maître spirituel : il est à la fois un « maharadjah nègre » (36), un « vieux bhikku », un « vieux maître zen » (61) et « le Dalaï Lama du Carré Saint-Louis » (114). Il est aussi le « Bouddha nègre » (64 ; 113), le psychothérapeute qui écoute et se fait écouter. Bouba n’est pas un illuminé mais

[l]’Éveillé [qui prêche] la voie vers le nirvana, son souverain bien, défini comme l’ultime vérité, la béatitude, mais avant tout, la libération de la souffrance [des maux psychologiques].

Schnetzler, 1999 : 22

Dans la description de Vieux,

Bouba est un homme courageux qui mène, ici même, un combat de tous les instants. Il porte, sur tout le corps, des cicatrices. Des blessures, encore sanglantes parfois. Des coups dont on ne revient pas.

CFA : 79

Le Dharma ou l’enseignement du Bouddha Bouba est centré sur une éthique de la conduite morale, sur la sagesse méditative et sur une intelligence qui mène vers la vivification spirituelle et la fin des douleurs psycho-somatiques.

Le portrait de Bouba-le-bouddhiste se juxtapose à celui de Bouba-le-freudien préoccupé par les maladies de l’âme, l’exposition de leur cause et la quête de la guérison par le biais de la transcendance spirituelle. Bouba se veut freudien par opposition à Vieux, le « Nègre cartésien » (32). Freud est le prophète de la modernité, la promesse du devenir nègre. Dans le roman en préparation de Vieux, Paradis du dragueur Nègre, la foi des personnages « appartient à l’Islam, mais leur culture est totalement occidentale […] : Allah est grand mais Freud est leur prophète » (146). Or, si Bouba se prononce en tant que freudien et possède, en l’occurrence, le Divan du psychanaliste, c’est Vieux qui s’acquitte de la tâche de la critique rationnelle du freudisme. Il se demande :

Existe-t-il une psychanalyse possible de l’âme nègre ? N’est-ce pas, véritablement, le «Continent noir» ? Je vous pose la question, Dr Freud. Qui pourrait comprendre le déchirement du Nègre qui veut à tout prix devenir Blanc, sans couper avec ses racines ? […] Je voudrais être un Blanc amélioré. Un Blanc sans le complexe d’Oedipe. D’ailleurs à quoi ça sert vraiment le complexe d’Oedipe puisqu’on ne peut pas le manger, ni le vendre, ni le boire, ni l’échanger contre un billet aller-retour Montréal-Tokyo. Ni même baiser avec (ça peut-être).

CFA : 72-73

« L’oedipisation » (Koupernik, 1981 : 153) de l’Histoire est un mythe occidental non pas totalement démystifié, mais déplacé pour rendre ironique la psychanalyse de « l’âme nègre » : si les Noirs sont le continent noir des Blancs, autrement dit l’ailleurs féminin/sexuel[5] d’un Occident colonial et Père symbolique, le geste décolonisateur se traduit dans le roman par « un parricide incestueux » (CFA : 153) à un deuxième degré : « baiser avec (ça peut être) ». Les Nègres coucheront avec les filles du Père sans culpabilité aucune. L’Oedipe de Laferrière sera un « Oedipe réussi, c’est-à-dire [déjouant] la tragédie du parricide et de l’inceste, pour apprécier la fiction symbolique mise en scène par le roman » (Des Rosiers, 1996 : xiv-xv), dès lors que « l’errance, l’absence du père constituent pour les écrivains de la migration les deux pôles (présence-absence) autour desquels se construit l’identité » (ibid. : 156-157).

Si l’islam demeure la religion prônée dans le roman de Laferrière entiché de bouddhisme, de freudisme et vaguement de vaudou, et opposée au judéo-christianisme, dans quelle mesure peut-on dire que le baroquisme qui entoure la pratique de l’islam ne va pas à l’encontre des fondements de l’islam, ne fait pas du savoir proposé sur l’islam un non-savoir ? Si le programme religieux du roman érige l’islam en une religion du divers, comment justifier ce « bricolage » de la tolérance ou de l’universalisme, lesquels reposent sur le pivot d’un islamisme « kitschisé » ? Comment nommer, enfin, cet amalgame, cette pratique du mélange politico-culturel ? S’agit-il d’un dialogisme postmoderne ou d’une pure confusion mentale ?

Aspects du kitsch religieux dans le roman

Comment faire l’amour procède par une sorte de triangulation[6] enchevêtrée des différents pôles religieux ayant pour hypocentre et pour épicentre l’islam et le freudisme. L’islam détient la force centripète dans tout le tissu religieux du roman de Laferrière et l’intervention du freudisme vise à faire en sorte qu’aucun discours religieux ne se constitue en bloc monolithique (comme c’est symboliquement le cas pour le judéo-christianisme) ou fanatique. L’énoncé de base qui constitue le noyau oxymorique du roman se rapporte à la prophétie fréquemment soulignée de Freud. Le freudisme est envisagé (malgré sa critique par Vieux) en tant que prophétie de l’espoir, style d’un

devenir historique se présent[ant] […] sous l’aspect d’une invention, d’une aventure ouverte, chaotique et violente [des religions], promise [même] à la volupté des hasards non moins qu’à l’inanité de tous les errements.

Arguillère, 1999 : 78

Le freudisme jalonne presque tous les épisodes du roman ; il semble le moyen par lequel s’effectue l’aller-retour ramifié de la philosophie vers la théologie et de la théologie vers la philosophie. Le roman s’ouvre par le narcissisme du Noir (« Le Nègre narcisse », CFA : 11) et s’achève par son existentialisme («On ne naît pas Nègre, on le devient » : 152). De la problématique narcissique à la conscience existentielle, de Freud à Beauvoir, le narrateur-écrivain mélange et réinvente les grands apports de la philosophie occidentale : le rationalisme de Kant (43), l’ontologie de l’être et du non-être de Hegel (79), l’Oedipe freudien (72-73) et la conscience/le racisme des classes de Marx (29, 80, 119). Dans cette même veine, il revendique un métissage humaniste de l’islam qui est freudianisé pour servir la cause noire[7] et postmodernisé pour contrer l’hégémonie d’un christianisme fermé aux valeurs d’une religiosité universelle. La grandeur ou le libéralisme d’Allah se mesure ironiquement par l’athéisme de son prophète Freud. Dans cette optique, quel lien tisser entre le freudisme (domaine épistémologique) et la religion (domaine théologique) ? Si l’on peut envisager des repères bouddhistes ou vaudouesques dans le freudisme (l’athéisme et la logique de la conscience interne dans le bouddhisme et l’archaïsme pulsionnel dans le vaudou), comment discuter le rapport du freudisme à l’islam dans Comment faire l’amour et approcher la prophétie de Freud ?

Loin de postuler que la psychanalyse en général et celle de Freud en particulier ont complètement évacué le religieux dans leur objectivisation de l’étude de l’homme, on peut dire que le freudisme a déplacé la réflexion métaphysique vers la symbolique du Père et de son meurtre, une thématique assez centrale dans deux ouvrages de Freud, Totem et Tabou et Moïse et le Monothéisme. Dans le sillage de ces grandes lignes, l’hypocentralité du freudisme dans le paysage théologique du roman de Laferrière soulève une profonde polémique. D’une part, si le freudisme se fonde en dehors du discours religieux, en étant, selon Kristeva, la culmination par excellence du nihilisme nietzschéen (1997 : 94), il ne peut être que la prophétie insoutenable d’un islamisme impossible ou, à la rigueur, subjectivisé. Si le freudisme est à la fois au centre et à la périphérie de l’islam, on touche aux frontières philosophiques de la théologie et on effleure la question des généalogies[8] (des sources et des origines) dans la construction inachevée des textes (à partir d’autres textes nommés intertextes) comparativement à la perfection achevée du Livre. D’autre part, si l’on récupère l’hétérogénéité qui fonde, selon Freud, l’appareil psychique, l’irréconciliation de la matière religieuse dans le roman prend des dimensions justifiables. Kristeva écrit que « l’athéisme de Freud se donne, dans sa conception de la vie psychique, comme une série de représentations hétérogènes, dans une révolte irréconciliée » (1997 : 103) comparable à la dialectique de l’être et du néant sartrien et à son dépassement vers la liberté du sujet. Comment faire l’amour pourrait se lire comme « un appareil psychique à logiques hétérogènes » (ibid. : 120-21) qui propose la réconciliation de champs pluriels. Ainsi, l’islam « bouddhaïsé », « freudianisé » ou légèrement « vaudouisé » est, en somme, un islam écologisé pour remplir le vide spirituel de la société moderne nord-américaine perçue à travers le regard des immigrés noirs. L’écologie, explique Nepveu,

en tant que système à la fois conflictuel et organisateur, […] est toujours en définitive une manière de configurer le désordre, d’en assumer les déséquilibres, les anomalies, les terreurs ou les cocasseries, dans une visée symbolique unifiante.

1988 : 211

L’islam est récupéré, il circule librement avec d’autres tendances tel le Divan de Bouba, ce meuble qui « est le lieu par excellence du dé-lire, de l’association libre, la part la plus disséminée de la parole » (Des Rosiers, 1996 : 157) plurielle.

Si le « choix de la seule oeuvre de Freud citée est à cet égard significatif […] [puisqu’il s’agit de] l’oeuvre par excellence qui s’attache à l’imposition, par la répression, de règles sur les individus » (Vassal, 1989 : 196), cela implique que sa fonction épicentralisante dans le paysage islamique du roman introduit une redéfinition des règles et des lois de cette religion. L’islam ne s’avère pas une religion répressive du moment où, « kitschisé », il se renouvelle. Cette piste de lecture nous permet de voir comment l’islamisme pluriel de Laferrière représente « une dénonciation ironique de la rectitude politique des Occidentaux » (Lamontagne, 1997 : 35) à l’endroit de leur perception patriarcale de cette religion. Si l’islam de Laferrière est décomposé et recomposé, c’est pour être, comme le bouddhisme, « un fanatisme de la modération […], un fanatisme de la tolérance » (Kolm, 1999 : 138), contribuant d’autant plus à contester le racisme des Blancs. À l’arrière-plan du roman, l’islam se dresse en tant que religion anti-esclavagiste et anti-colonialiste dans un Québec moderne mais encore colonisé aux yeux du narrateur.

Si la « kitschisation » se justifie par le fait qu’elle apporte une certaine réforme de l’islam, son danger est de fausser la connaissance de celui-ci. Le kitsch religieux sied bien à la représentation de l’époque moderne décrite par Gilles Lipovetsky en tant qu’« ère du vide » (1983), une ère individualiste et narcissique marquée par la « [f]in de l’homo politicus et [l’]avènement de l’homo psychologicus » (ibid. : 57), autrement dit une ère atomisée des « ultimes valeurs sociales et morales qui coexistent encore avec le règne glorieux de l’homo oeconomicus, de la famille, de la révolution et de l’art » (ibid. : 56). Le kitsch, tel qu’Eva Le Grand l’aborde à partir de son analyse de l’oeuvre de Kundera, semble être non seulement le « dénominateur commun de la civilisation de notre xxe siècle » (1996 : 16), mais l’ingrédient de base de la production romanesque contemporaine :

le roman contemporain, programmatiquement polyphonique et hétérogène avec ses stratégies ludiques […], s’offre comme genre artistique par excellence pour intégrer l’attitude kitsch […], bref […] il représente la forme artistique la plus exacerbée de cette intégration structurelle.

Ibid. : 24

Le déploiement du kitsch dans Comment faire l’amour tend non seulement à faire entendre « le rire du roman devant l’imposture de tous les Absolus » (ibid. : 53), mais aussi à violenter l’islam, à en faire une théologie préfabriquée, improvisée pour lénifier les « blessures narcissiques » (Le Grand, 1995 : 52) à travers un miroitement « «imagologique» » de la condition de ces Noirs en exil. Les séductions du kitsch se révèlent dans les illusions de l’intemporalité et dans les prétentions au savoir sur l’islam. En effet, poursuit Le Grand, « l’attitude kitsch se caractérise […] par son rapport particulier au temps existentiel, par la transformation de son inquiétante complexité en un superbe mirage de l’intemporel » (ibid. : 49). Dans le roman, c’est souvent un « dialogue intemporel » (CFA : 63) qui unit Bouba et ses visiteuses. Le fait que Bouba soit retiré de l’Histoire et du chronotope occidental le rapproche de l’imam exilé des Versets sataniques[9] qui vit dans son idéalisation nostalgique d’un passé déchu et figé. En plus, Bouba prétend connaître l’islam, le bouddhisme et le freudisme ; mais, en réalité, il ne cultive que l’imposture d’une fausse érudition. Ses portraits du musulman, du bouddhiste et du freudien sont incomplets. Réunis ensemble, ils forment le portrait non moins « kitschisé » d’un étranger schizophrène vivant sans repères fixes, dans l’interstice indécidable de plusieurs univers mystiques à la fois.

Citons le dialogue suivant entre Vieux et Bouba à titre d’exemple :

– Tu penses que cette coquille vide [Miz suicide] a compris ton Sermon de la Montagne, Bouddha de mes fesses, dis-je un peu plus tard.
– Ben… oui.
– T’as pas peur qu’elle se balance une bonne fois ?
– Au contraire, Vieux, c’est ce qui la tient en vie.
– Et toi, ça te permet de jouer au Bouddha nègre.
Bouba éclate de son rire fracassant.
– Dis-moi à quoi tu joues avec cette horreur aussi sexy qu’un poux [sic] ?
– La charité, Vieux, tu ne connais pas ça.
– Et toi, Bouddha de mon cul, tu ne connais pas le bouddhisme.
– Comment ça ?
– Eh bien, frère, le Sultra de Diament [sic] dit : «La Charité n’est qu’un mot.»
Bouba éclate une nouvelle fois de son déroutant rire jazz (long hurlement traversé de hoquets).
– Au diable, le Sultra de Diament, aucun sutra [sic] ne tient devant le Bouddha.

CFA : 64-65

L’apôtre de la tolérance est un apôtre de l’ignorance. Bouba baigne dans une « flottaison » (Lipovetsky, 1983 : 62) de connaissances qui le font, en fin de compte, vivre pour lui-même. Il est « son seul maître » (Harel, 1992 : 15). Aussi, la représentation ahistorique de Bouba, le musulman, est un stéréotype occidental (le monde arabo-musulman est un monde éloigné) qui traduit, dans le contexte de l’écriture migrante, ce que Harel désigne par l’altération de l’étranger. Le critique explique que

cette perspective, qui prétend attribuer à l’étranger un pouvoir dialogique de « métissage » des signes, me semble pourtant correspondre à une idéalisation tenace. Non, l’étranger n’est pas ce sujet idéalisé qui peut, mieux que d’autres, traduire les inflexions de l’altérité. […] L’étranger, ce n’est pas l’altérité, mais tout au plus l’altération.

Ibid. : 23

Pourtant, Harel poursuit :

il y a […] une nouvelle doxa qu’il faut à tout le moins prendre le temps d’interroger : une certaine frénésie jubilatoire ferait de l’étranger un sujet universel échappant aux déterminations de l’histoire. La désagrégation des Grands Récits justifierait donc du même coup la sanctification de la condition d’étranger comme lieu commun.

Ibid. : 18

Bouba, dans tous ses états mystiques, est l’itinérant d’une « spiritualité à la carte » (Liogier, 1999 : 109), elle-même migratoire et « altéritaire ». Elle est altéritaire lorsqu’elle se définit doublement au sein de la société d’accueil et « à l’intérieur d’une même ethnie »[10] (Lamontagne, 1997 : 40), autrement dit, lorsqu’elle constitue une mise en abyme de l’altérité orientale et de l’altérité noire dans le Québec (une autre altérité francophone ?). Et elle est altéritaire lorsqu’elle « signifi[e] tout d’abord un retour sur soi, en somme un reflux de l’investissement [de l’énergie de sa propre étrangeté] » (Harel, 1989 : 66). Vivant en marge du temps occidental, « inconcerné et “étranger” au sens de Camus, hors du temps et du siècle » (Kolm, 1989 : 130) et refusant une homogénéité de l’expérience de l’islam, Bouba symbolise, dans les termes de Bataille,

l’idéal divin de «l’être ouvert» : « […] – à la mort, au supplice, à la joie – sans réserve, l’être ouvert et mourant, douloureux et heureux, [qui] paraît déjà dans sa lumière voilée : cette lumière [qui] est divine ».

Cité par Pyrczak, 1999 : note 3 : 117

L’ignorance masquée de Bouba problématise son islamisme, fait de lui un « signifiant [du] manqu[e] » (Harel, 1992 : 18). Le kitsch religieux de Laferrière parasite, tel le mythe de Barthes, la connaissance de la manière dont les « simulacres et [les] impostures sémantiques » (Le Grand, 1995 : 38) du kitsch ne font que dissimuler la connaissance derrière l’illusion de la connaissance.

On est en mesure de conclure que, dans ce carnaval de religions, la grande contradiction de la représentation de l’islam réside dans la trinité de la schématisation qui est la structure même de Comment faire l’amour. Dans l’effort centrifuge d’échapper à tout ce qui rappelle le judéo-christianisme, le lecteur se trouve paradoxalement en train de sefamiliariser trinitairement[11] avec l’islam, c’est-à-dire soit par rapport au judéo-christianisme et au bouddhisme, soit par rapport au bouddhisme et au freudisme (et moins par rapport au vaudou). Le visage de l’islam se révèle, en fin de compte, à mi-chemin entre l’expérience bouddhiste et l’expérience psychanalytique. Le roman ne dresse aucune hiérarchie taxinomique des religions représentées, ce qui fausserait le principe de la carnavalisation. Le judéo-christianisme est écarté selon des procédures d’exclusion qui l’identifient au colonialisme et qui le substituent à un islamisme kaléidoscopique, « allég[é] [de son] centre » (Nepveu, 1988 : 216) monothéiste. L’islam hétérogénéisé de Laferrière est un « patchwork » de bribes antithétiques concoctées pour répandre et autoriser le bricolage religieux. Georges Bataille pose l’hétérogénéité en termes de violence du sacré. Il écrit dans « Structure psychologique du fascisme » (1933) :

[…] il est possible de dire que le monde hétérogène est constitué, pour une partie importante, par le monde sacré et que des réactions analogues à celles que provoquent les choses sacrées révèlent celles des choses hétérogènes qui ne sont pas regardées à proprement parler comme sacrées. Ces réactions consistent en ceci que la chose hétérogène est supposée chargée d’une force inconnue et dangereuse […] la sépar[ant] du monde homogène […].

Cité par Pyrczak, 1999 : 116

Il ne va pas de soi de poser l’hétérogénéité en tant que gage d’un humanisme islamique. La traversée de l’islam par le kitsch nous renvoie à un islam, en quelque sorte, politisé, une

religiosité New-Age, une vague mystico-ésotérique, qui est critique de la modernité, nullement de la sécularisation et de la laïcisation comme chez les néo-traditionalistes, mais à la fois de la société de masse dans son aspect technologiquement inhumain et de la tradition monothéiste dans son aspect institutionnel.

Liogier, 1999 : 108-09

Les réflexions sur le kitsch nous amènent à poser la dialogicité dans le roman : y a-t-il vraiment un dialogue avec le monde arabe, avec l’islam, dans ce roman de la migration ? Ou est-ce que le rapport se limite à une « mécanicité » de la référence à l’islam « but[ant] contre toutes sortes de decorum tenant lieu de fait » (Malcuzynski, 1986 : 57) ? Si « les rapports [sont] purement mécaniques [,] [ils] ne sont pas dialogiques », écrit Mikhaïl Bakhtine (1970b : 77). Ce qui revient à dire que l’hétérogénéité n’est que d’apparence, dès lors que, par le détour du kitsch, elle se récupère totalitairement. La séduction du kitsch est, d’ailleurs, « totalitaire » (Le Grand, 1996 : 22). La carnavalisation, comme outil critique de lecture, devient opératoire parce que, contrairement à l’intertextualité, elle « conteste une hégémonie en tant que fausse homogénéité » (Malcuzynski, 1986 : 54), c’est-à-dire, dans Comment faire l’amour, l’homogénéité des différents axes religieux ou « [l’]idéalisme pluraliste » (ibid. : 55) promis par le kitsch. L’hétérogénéité, qui chez Laferrière tient lieu de pacotille et d’alliage de positions intenables, montre que la « grande temporalité » bakhtinienne n’amorce, dans le roman, le progressisme-relativisme des croyances et des pratiques spirituelles qu’au prix d’une révision irrévocable du religieux.

L’intertexte coranique

Au carrefour des multiples renvois intertextuels rencontrés dans Comment faire l’amour, le Coran occupe une place importante. Il est le phénomène intertextuel de base comparativement aux autres manifestations du même ordre qui sont plutôt des épiphénomènes. La carnavalisation et l’intertextualité vont de pair dans ce roman, pour ne pas dire dans tout roman fondé sur une dialogicité de forme ou de contenu. La référence au Coran n’est pas un simple trait d’orientalité. Texte assez complexe pour être uniquement évoqué à partir de l’esthétique du kitsch, le Coran s’avère le pivot organisateur de la polyphonie textuelle et musicale dans le roman. L’on sait la place centrale de la polyphonie dans la critique bakhtinienne de l’oeuvre de Dostoïevski. Les voix, posées dans le roman, représentent, dans leur interaction dialogique, l’univers des consciences des personnages. Dans Comment faire l’amour, on distingue entre les voix des musiciens de jazz, entre autres, Parker, Davis, Ellington et Fitzgerald, et la voix « gutturale et mystique » (CFA : 61) de Bouba, le récitant du Coran.

[D’autres] intonations sont rendues par la graphie, où l’usage des majuscules par exemple rend compte de la voix. Les dialogues abondent. Le rire, les cris et les soupirs permettent au corps de traverser la langue [et] d’y trouver sa place.

Vitiello, 1995 : 353

Il signe ainsi l’oralité de l’écriture de Laferrière dont les accents « s’opposent entre eux, comme dans le contrepoint » (Bakhtine, 1970a : 77).

Il s’agit d’une « lecture avec l’oreille » (Wall, 1984 : 66) de ces versets coraniques chantonnés par Bouba. Telle l’écoute du jazz, la récitation des versets se donne par le biais de tournures mélodiques à travers Bouba qui est une « diva » (CFA : 61) sinon un muezzin appelant de son « tout spatial » chaotique et sacré les fidèles à la prière et invitant à l’écoute de la parole de Dieu. Des Rosiers le compare, dans ce contexte, à un « griot sorti tout droit de l’imaginaire africain. […] [Un] Grand Prêtre de l’oralité [qui] mélange, par un art de la formule poétique, du paradoxe, de l’humour en demi-teinte, Totem et Tabou au Coran » (1996 : 156). Homme du Livre et de la Parole, Bouba nous invite à une écoute « religieuse et déchiffreuse » (Barthes, 1982 : 221), à la limite psychanalytique de la parole de Dieu. Barthes poursuit :

L’écoute est dès lors liée (sous mille formes variées, indirectes) à une herméneutique : écouter, c’est se mettre en posture de décoder ce qui est obscur, embrouillé ou muet, pour faire apparaître à la conscience le «dessous» du sens (ce qui est vécu, postulé, intentionnalisé comme caché). […] Écouter est le verbe évangélique par excellence : c’est à l’écoute de la parole divine que se ramène la foi, car c’est par cette écoute que l’homme est relié à Dieu.

Ibid.

Il est possible de considérer la citation coranique comme un genre intercalaire extra-littéraire participant à l’organisation de la matière plurilingue du roman. On peut distinguer plusieurs niveaux de langage dans Comment faire l’amour : social, biographique, intimiste, etc. Le langage religieux représente une réalité verbale parmi d’autres réalités servant à orchestrer les multiples strates linguistiques du roman et à réfracter, derrière la conscience linguistique des personnages principaux, les intentions idéologiques de l’auteur.

Le Coran « étoile » la matière linguistique du roman et, ce faisant, crée un effet d’hybridité. En tant que « parole multiangulaire » (Berque, 1995 : 741), il renvoie à un « polythématisme […] [qui] conf[ère] au texte une vivacité aux rebonds inépuisables », une vivacité « que le Coran partage avec la poésie [antéislamique] ancienne » (ibid. : 744). La parole coranique se révèle à la fois prophétique, laudative, réflexive, rhétorique, naturaliste, eschatologique, apocalyptique, impérative, persuasive, explicative et historique dans ses valeurs.

Dans l’annexe de son essai de traduction, Berque propose un principe de classement structurel et conjoncturel des modes thématiques du Coran. Le premier relève « des positions fondamentales quant à Dieu, quant à la nature et quant à l’homme ; [le second,] [d]es incidences qui les inscrivent dans le vécu des sociétés et des personnes » (ibid. : 730). Dans le roman, on regrouperait selon le principe structural les modes de la preuve naturaliste qui justifie la portée laudative et rhétorique de certains versets ainsi que les modes de l’eschatologie qui reconduit les valeurs apocalyptique, prophétique, explicative, impérative-persuasive ; alors que le mode à valeur historique de certains versets se classerait sous le principe conjoncturel qui « restitue […] ce qui se passe à l’époque dans cette marche de l’Orient classique […] [où] s’égrènent les épreuves du messager lui-même, ses moments de tristesse et ses élans d’homme pleinement humain » (ibid. : 731).

Cet effet de pluralité se problématise lorsqu’une forme de « disjonction » (Lamontagne, 1997 : 40) se crée entre la citation et son contexte d’apparition, autrement dit lorsque l’insertion d’un verset ne vient pas nécessairement exemplifier une situation donnée ou renforcer un point de vue propre au contexte. À plusieurs reprises, le rapport d’analogie entre le contexte des versets cités dans le roman et leurs modes de renvoi thématique n’est pas toujours opérant ; il subit l’effet de la subversion carnavalesque. Dans une situation de sommeil, on aura une citation à valeur prophétique ; alors que dans des situations de « baise », on aura des citations à valeurs eschatologiques. Du moment où le Coran, chez Laferrière, n’est plus apparenté au religieux, il se fond entièrement aux altérités multiples du corps « nègre » qui n’a rien de précis ou de substantiel : ni origine, ni racines, ni culture et ni religion. « En puisant dans la typologie proposée par Stefan Morawski, [Lamontagne considère] que les analogies avec le Coran, lorsqu’elles ont pour objet Bouba, s’inscrivent habituellement sous le signe de l’invocation d’autorité ». Mais lorsqu’elles ont pour objet le narrateur, elles produisent « un effet d’hétérogénéité » (ibid. : 40).

Cette disjonction entre la représentation d’une situation et le geste citationnel a le même effet que celui du «coq-à-l’âne» analysé par Bakhtine en tant que « forme très appréciée du comique verbal populaire » (1970a : 419) au Moyen Âge. On peut même parler d’une insolence de la citation lorsque celle-ci est placée hors contexte ou simplement comme une « «goutte de kitsch» » (Le Grand, 1995 : 37) dans le texte. Le rapprochement avec Rabelais devient possible puisque

Rabelais fut familier de tels abus, soit qu’il choisît ses citations hors du corpus reconnu et recevable (l’Écriture) comme les « Cris de Paris », les annonces des marchands ambulants qui sont les ancêtres des slogans publicitaires, soit qu’il parodiât la modalité contemporaine de la citation, l’indice ou l’auctoritas. Dans les deux cas, il s’ensuit une dévalorisation du signe par l’outrance, […] ce qui le livre ou du moins le laisse disponible à un nouvel investissement, où il aura une valeur inédite.

Compagnon, 1979 : 367

Il se dégage de cette décontextualisation générale des versets coraniques non seulement une désacralisation de la parole sacrée, mais aussi un affranchissement et une redistribution des coordonnées hiérarchiques de la parole du Livre. Le Coran pris, pour citer Barthes, en tant que « logosphère » (1984 : 129), ou en tant que « système de langage qui peut fonctionner dans toutes les situations et dont l’énergie subsiste, quelle que soit la médiocrité des sujets qui le parlent » (ibid. : 129), se plie aux mécanismes et aux stratégies ludiques de la production textuelle. Cité, il obéit aux mêmes « manoeuvres et manipulations, [aux mêmes] découpages et collages » (Compagnon, 1979 : 37) qui régissent le travail de la citation. Bien sûr, seule l’écriture, comme le veut Barthes,

peut assumer [ici] le caractère fictionnel des parlers les plus sérieux, voire les plus violents, les replacer dans leur distance théâtrale ; […] constituer ce qu’on appelle une hétérologie du savoir, donner au langage une dimension carnavalesque […][et] déjouer toute règle rhétorique, toute loi de genre, toute arrogance de système.

1984 : 131

Le Coran est relativisé dans son statut de langage de l’ordre, du mysticisme abstrait, de l’Absolu ou de Signe. Il est aussi bien porteur de spiritualité nébuleuse que de sensualité diffuse. Incorporé, le Coran ouvre sur une lecture carnavalesque du roman et sur la façon dont celui-ci retravaille et replace la parole du sacré pour « discréditer parodiquement une quelconque vérité ou instance univoque [de celle-ci] » (Cliche, 1988 : 46).

La disjonction dont parle Lamontagne prouve que le Coran n’est plus un Grand Récit. Il est cité chez Laferrière pour établir « une relation dialogique entre l’éthique musulmane et l’amoralisme de l’Occident » (Lamontagne, 1997 : 40) de la même façon que la présence du « personnage tiers » (Harel, 1989 : 203-204), du musulman, subvertit la binarité entre les Noirs et les Blancs et ouvre la diversité de la lecture critique. « Qu’il se veuille conjointement valable pour dîn et pour dunyâ (le domaine religieux et le domaine mondain) » (Berque, 1995 : 770), le Coran symbolise le discours de l’altérité orientale qui dévoile la décadence de la société occidentale et présage son destin catastrophique. Comme « arme de combat » dans la problématique raciale à l’arrière-plan idéologique du roman, on se demande jusqu’à quel point sa récupération intertextuelle ouvre réellement un volet sur la religiosité du monde arabe. Ce qui revient à se demander dans quelle mesure le rapport de l’auteur à l’islam et au Coran est un rapport d’immanence, de profonde intériorité et non pas de pure extériorité. Un rapport qui se déploie dans la mobilité du jeu postmoderne et utopique des possibles carnavalisations.