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Sandrine Caroly synthétise et prolonge dans cet ouvrage sa démarche de recherche, élaborée depuis une vingtaine d’années, sur les composantes collectives de l’activité de travail. Le choix spécifique qu’elle opère ici est de se centrer sur cette question : le statut du corps dans cette activité collective. Elle désigne d’emblée une tension, où se reconnaitront bien des praticien∙nes et chercheur∙es en ergonomie (entre autres) : le modèle de l’activité individuelle « se prêtait bien » à une approche du corps au travail; mais un effort particulier d’analyse est nécessaire si l’on aborde « ce que devient le corps de l’individu dans la situation de travail collectif ». Des travaux de recherche de ces dernières années, notamment les siens, lui permettent ici de faire progresser cette analyse.

Il lui faut pour cela commencer par préciser et illustrer la notion d’activité collective et ses diverses fonctions. Elle s’y attache dans la première partie du livre en reprenant, de façon articulée et ramassée, des catégorisations auxquelles elle a souvent fait appel dans ses recherches antérieures : les formes diverses du travail collectif (co-activité, co-action, collaboration, coopération, aide/entraide); ou la distinction majeure entre ce travail collectif et le collectif de travail - ce dernier ouvrant notamment des possibilités de réélaboration des règles -, ainsi que leur « couplage » dans l’activité collective. À quoi s’ajoute (p. 62) une subdivision, porteuse d’enseignements précieux, entre un travail collectif « prescrit » ou « effectif ».

Or, comme l’autrice le démontre (au chapitre 4), la survenue du cas de figure le plus favorable dans une perspective ergonomique (le « travail collectif effectif avec un collectif de travail ») dépend fortement des options d’organisation du travail. Les évolutions de celles-ci à moyen et long termes, les processus d’intensification sous leurs divers aspects, renforcent ainsi l’intérêt d’une étude des liens entre le corps et l’activité collective, objet de la deuxième partie du livre.

Sandrine Caroly souligne alors qu’il s’agit de s’intéresser aussi bien au « corps-organisme » (exposé à des facteurs de risque) qu’au « corps-sujet » avec ses ressources, ses réactions émotionnelles, parfois ses empêchements d’agir. Sous ce deuxième angle elle propose aussi d’examiner la fonction du « corps-instrument de l’action » … pour autant que cette fonction puisse se déployer, c’est-à-dire, explique-t-elle, quand l’activité est possible et que le collectif est présent. C’est à cette condition que se transmettent des savoir-faire de prudence, que se construisent des compétences pour gérer les risques et que se développent les gestes de métier. À propos de ces derniers, l’autrice revient sur la tension déjà évoquée :

« un geste est toujours personnel dans la mesure où personne d’autre que l’individu qui l’exécute dans l’action ne le réalise à sa place. Mais (…) il n’existe pas indépendamment du collectif dans lequel il se construit » (p. 124).

Au-delà des orientations générales qu’on vient de condenser ici, ce livre a le mérite d’apporter des exemples précis, tirés des nombreuses études menées par l’autrice dans ces domaines. À la lecture on apprendra entre autres comment des professionnels de santé mettent au point leur collaboration dans la distribution des petits déjeuners à l’hôpital (p. 95); pourquoi il est délicat, pour des guides de montagne, de confronter leurs options d’escalade en présence de leurs propres clients (p. 101); quelles stratégies adopte une équipe de fossoyeurs pour équilibrer le port d’un cercueil (p. 106), et comment ils discutent des modalités de frappe avec une masse pour casser une pierre tombale lors d’une exhumation (p. 130); ou encore, comment des règles de métier sont ré-élaborées en situation dangereuse lorsqu’il s’agit par exemple, pour des patrouilleurs de tunnels routiers, de décider s’il faut ou non pousser un véhicule en panne (p. 127).

En complément à ces analyses de cas concrets, Sandrine Caroly présente, au long du livre mais principalement dans une troisième partie, des indications sur les méthodologies qu’elle mobilise pour traiter de ces sujets. Parmi celles-ci, on peut retenir spécialement le dispositif qu’elle nomme « geste dialogué », dont elle s’efforce de faire en sorte qu’il soit « alternativement affecté par les arguments langagiers échangés en auto-confrontation et par les arguments sensori-moteurs produits dans l’activité » (p. 131). Ce dispositif trouve sa place dans un ensemble d’outils d’analyse, aux côtés de traces de l’activité collective, et de diverses variantes d’espaces de débats.

Alors que les enquêtes, françaises et européennes, continuent de faire état d’une forte implication corporelle dans de très nombreux métiers, et que les formes actuelles d’organisation du travail tendent à accentuer des processus d’individualisation dans la vie professionnelle, il est salutaire d’ouvrir et maintenir ainsi un espace de réflexion sur les dimensions collectives de la mobilisation des corps dans le travail, et de montrer que l’analyse ergonomique de l’activité peut largement contribuer à cette réflexion.