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Au cours des dernières décennies, les enjeux de santé au travail, qui relevaient jusqu’alors exclusivement de la négociation entre organisations syndicales et employeurs, ont progressivement pris une dimension de santé publique de plus en plus importante. Cette redéfinition a conduit à donner à ces questions une dimension scientifique et technique de plus en plus affirmée et à accorder une place croissante à l’expertise scientifique dans les processus de décision. Certes de nombreuses observations médicales et quelques études épidémiologiques conduites dans différents pays développés s’intéressent déjà depuis longtemps aux affections et causes de mortalité spécifiques à certaines professions ( Checkoway et Eisen, 1998) . Cependant, jusqu’aux années 1990, si des enquêtes généralistes sur les conditions de travail existaient en France (comme les enquêtes Conditions de travail), l’appareil statistique étatique ne cherchait pas explicitement à mesurer les effets du travail sur la santé des populations, le problème n’ayant pas été formulé en ces termes (Henry, 2011). Aujourd’hui, au contraire, le ministère du Travail peut s’appuyer sur la Direction santé travail de Santé publique France [1] et sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) pour instruire un nombre de questions de plus en plus important. L’émergence de ces agences en charge de l’expertise scientifique et plus largement la montée de l’expertise scientifique des questions de santé au travail est significative d’un double processus : l’inscription progressive des questions de santé au travail dans le champ de la santé publique et l’importance croissante des dimensions scientifiques dans la réponse apportée aux questions de « sécurité sanitaire ».

Cette exigence croissante d’adosser les décisions politiques à une expertise scientifique pose le problème des connaissances scientifiques sur lesquelles fonder cette expertise. Elle conduit à s’interroger sur les disciplines qui sont principalement mobilisées ainsi que sur la capacité à recueillir des données issues des situations de travail dans les entreprises. Si, aujourd’hui, la discipline épidémiologique s’est imposée comme la discipline-reine dans la phase d’identification des dangers, elle est également de plus en plus utilisée dans les autres étapes de l’évaluation des risques en santé environnement et santé travail[2] et comme instrument de surveillance et d’appui à la réglementation (Halperin et Howard, 2011). La place des autres disciplines et la nécessité de l’interdisciplinarité restent néanmoins au centre de nombreux débats. Au-delà de cette interrogation sur les disciplines mobilisées dans l’expertise se pose aussi la question des types de relations à établir avec les acteurs de terrains et les situations qui doivent faire l’objet d’une intervention. La production de connaissances s’appuyant pour partie sur des savoirs issus du terrain, si elle est parfois revendiquée comme condition de la production de connaissances pour l’action (Thébaud-Mony, 2013), est souvent perçue comme une forme de militantisme mise en œuvre par des scientifiques engagés dans des démarches de co-construction de savoirs. Cette tension entre la validation scientifique des dénonciations des atteintes à la santé, confiée à des agences étatiques indépendantes se situant dans une certaine distance au terrain, et les mobilisations de travailleurs sur ces thèmes cherchant à attirer l’attention sur les enjeux sanitaires qui les touchent a été le thème central d’un séminaire que nous avons organisé en 2014-2015. Chaque séance permettait la confrontation des sciences biomédicales, des sciences humaines et sociales et des expertises de terrain, permettant la rencontre de conceptions institutionnelles, académiques et militantes de la production de connaissances utiles à l’action en santé au travail. Afin de favoriser la diffusion et la circulation des pistes de réflexion dégagées, chaque séance a fait l’objet d’une synthèse et a été mise en ligne, avec les présentations et autres ressources communiquées par les intervenants, dans un carnet de recherche consultable à l’adresse suivante : http://altexpert.hypotheses.org/

Les thèmes ont été choisis afin de permettre d’interroger les acteurs, leurs pratiques et les résultats de santé publique produits à travers la mise en œuvre, et parfois la mise en concurrence, de différents types d’expertises. Après une séance introductive (février 2014) consacrée à un bilan des évolutions constatées en matière de veille et d’expertise depuis la crise de l’amiante et des points demeurant encore aveugles, sept séminaires thématiques se sont succédé (voir encadré 1).

Cette réflexion a été élargie lors d’un colloque international « Mieux équiper la décision en santé au travail. De quelle(s) science(s) a-t-on besoin ? » organisé à Paris les 6-7 décembre 2016 qui a permis de mettre en regard de nos échanges des expériences menées dans d’autres contextes nationaux avec notamment la participation de Karen Messing (ergonome et biologiste, UQAM, Canada), Craig Slatin et David Wegman (juriste et épidémiologiste, Lowell University, États-Unis), Britt Dahlberg (anthropologue, Chemical Heritage Foundation, États-Unis) ou David Rosner et Gerald Markowitz (historiens, Columbia University et City University of New York, États-Unis) [4] .

Cet article présente plusieurs des pistes de réflexion ouvertes dans ces différents cadres sur les formes d’interdisciplinarité les plus à même de dévoiler les points encore aveugles des liens entre santé et travail. Il interroge les conséquences de l’insuffisant investissement de certaines thématiques par la recherche scientifique sur les capacités de mobilisation et de construction d’une contre-expertise. Il vise aussi à analyser comment rendre les connaissances plus accessibles aux acteurs directement concernés (dans un cadre professionnel ou environnemental) afin qu’ils puissent s’en saisir pour protéger leur santé ou obtenir réparation. Il questionne enfin la dépendance de l’expertise (institutionnelle comme plus issue du terrain) par rapport aux savoirs constitués et aux disciplines telles qu’elles se sont historiquement construites et plus largement questionne l’accès aux données en tant que tel. Loin de répondre définitivement à l’ensemble de ces questions, cet article vise plus simplement à rendre compte de la façon dont ces questions ont été problématisées et discutées au cours de ce séminaire et de ce colloque par les différentes catégories d’acteurs ayant accepté d’y participer. Cet article n’est donc pas un article scientifique de recherche au sens classique mais un texte permettant, à partir de notre lecture bi-disciplinaire, de formaliser les apports d’une expérience d’animation de la recherche qui a cherché à faire dialoguer scientifiques et acteurs de la santé au travail.

1. Des inégalités dans le travail aux inégalités dans la production des savoirs et de l’expertise scientifique

La santé au travail est un domaine dans lequel on peut observer de façon extrêmement nette une situation de fortes inégalités entre ceux qui sont exposés à des dangers ou des risques et ceux qui sont à l’origine de ces expositions et sont souvent aussi en mesure de peser sur la production de connaissances scientifiques à leur sujet. Au-delà des travaux sur l’ignorance qui ont ces dernières années mis en évidence comment des industriels cherchent à ralentir la production de certains savoirs ou à susciter de fausses controverses (notamment Markowitz et Rosner, 2002 ), des travaux de sociologie des sciences ont développé la notion de « science non produite » ( undone science ) pour désigner les connaissances qui pourraient être utiles aux mouvements sociaux, aux acteurs syndicaux, voire aux salariés exposés mais qui ne sont pas produites du fait de l’absence de financement ou plus largement d’intérêt social ou économique à engager ces recherches (Hess, 2015) . Comme l’exprime très bien David J. Hess,

« lorsque des leaders d’une mobilisation ou des réformateurs industriels qui souhaitent changer nos sociétés se tournent vers la « Science » pour obtenir des réponses à leurs questions, ils trouvent souvent un espace vide (le numéro spécial d’une revue qui n’a jamais été publié, une conférence qui n’a jamais eu lieu, une étude épidémiologique qui n’a jamais été financée) tandis que leurs adversaires mieux financés ont un arsenal de connaissances sur lequel s’appuyer » (Hess, 2007, p. 22).

Ainsi, alors que plusieurs dizaines de milliers de produits chimiques sont utilisés par l’industrie, nous ne disposons aujourd’hui de données de toxicité que pour quelques centaines d’entre eux ( Grandjean et coll., 2011) . Dans cette situation, un expert mandaté par une agence d’expertise, même doté des meilleures intentions, ne sera pas en mesure de confirmer la nocivité d’un produit si trop peu de données sont disponibles [5] .

Cette question des inégalités dans la production de savoirs et d’expertise a été abordée lors de plusieurs séances du séminaire. Par exemple, la séance sur la régulation des expositions professionnelles aux produits toxiques par les valeurs limites (avril 2014[6]) a été l’occasion de mettre en évidence cette tension entre les connaissances nécessaires à la régulation et les connaissances effectivement existantes. Le recours aux valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) s’est généralisé au cours du 20e siècle pour éviter les interdictions de produits dangereux en encadrant les niveaux maximums d’exposition professionnelle. Or, alors que l’absence de connaissances sur les produits toxiques caractérise bien souvent les expositions professionnelles, le choix de recourir à un instrument à forte dimension scientifique comme les VLEP pour structurer une partie importante de la réglementation est loin d’être neutre. L’État membre ou l’Union européenne doivent établir des valeurs à partir de données scientifiques alors même que, pour de nombreux produits, ces données sont quasiment inexistantes, rendant difficile, voire impossible, ce travail. De plus, les exigences scientifiques nécessaires à l’établissement des valeurs sont de plus en plus contraignantes, que ce soit en France ou au comité d’experts de l’Union européenne. Ainsi, depuis 2005, un comité d’experts de l’ANSES est exclusivement dédié à ce travail et a produit un peu plus d’une dizaine de valeurs limites. Or, mis en perspective avec le nombre de produits utilisés en milieu de travail (de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers avec l’introduction régulière de nouveaux composants) ou avec le peu de moyens mis en œuvre pour contrôler le respect de ces valeurs dans les lieux de travail, on peut se demander si l’investissement croissant dans la production de données toxicologiques et d’expertises en vue de fixer plus précisément un petit nombre de valeurs constitue une priorité si centrale(Henry, 2017).

Cette disproportion de moyens particulièrement visible dans le domaine de la santé au travail conduit à poser la question des formes de mobilisations ayant lieu autour des questions liées au savoir et à l’expertise, l’action collective étant souvent analysée comme permettant de pallier l’absence ou la faiblesse de certaines ressources en suscitant des alliances ou en engageant des dynamiques d’apprentissage. Alors que les travaux de sociologie des sciences ont longtemps insisté sur les mécanismes d’hybridation pouvant avoir lieu à l’intérieur de mobilisations collectives sur des enjeux à fort contenu scientifique et technique (notamment à partir d’études d’associations de malades ; Callon et coll., 2001), le secteur de la santé au travail tel qu’il est apparu à travers les échanges du séminaire incite au contraire à souligner la difficulté de ces processus et leur très faible probabilité. Dans ce secteur, les mobilisations sociales ne parviennent qu’exceptionnellement à réduire les distances entre les connaissances effectivement produites et celles qui seraient nécessaires pour mieux encadrer les risques professionnels. Cette distance est par exemple nettement apparue lors de la séance dédiée au signalement de pathologies en entreprise et à leur prévention (octobre 2014), qui s’est intéressée à un signalement de cas de cancers du rein survenus au cours des années 1990-2000 parmi les salariés d’une usine de production de vitamine A destinée à l’alimentation animale. Malgré l’importance de cette mobilisation et sa permanence dans la durée, ses effets ont été assez limités dans la mesure où employeurs et représentants de l’État se sont longtemps accordés pour attendre une validation scientifique définitive de l’alerte, indépendamment des informations apportées par ces mobilisations.

Cet exemple et le cas des VLEP révèlent une distance croissante entre les connaissances mobilisées pour les réglementations, qui sont de plus en plus techniques ou de plus en plus fondamentales et font essentiellement appel à des connaissances publiées dans des revues académiques[7], et les mobilisations issues du terrain qui peinent à associer des experts ou des scientifiques pour confirmer les plaintes et consolider leurs revendications. Ces difficultés s’ajoutent à celles déjà identifiées pour les organisations syndicales à se saisir des enjeux de santé au travail (Goussard et Tiffon, 2017). Ces tensions apparaissent particulièrement nettement par rapport à l’épidémiologie qui s’est aujourd’hui imposée comme une des principales disciplines mobilisées par l’expertise.

2. Le prisme disciplinaire lié aux savoirs épidémiologiques

Le but du séminaire n’était pas à proprement parler de mener une réflexion épistémologique sur les différentes disciplines scientifiques convoquées dans le cadre de la production d’expertise pour la décision publique. Toutefois, la confrontation des approches et des points de vue au cours des différentes séances a permis de faire émerger des questionnements, parfois de formuler des critiques, à l’égard d’une discipline qui est devenue de plus en plus reconnue et centrale au sein des sciences de la santé : l’épidémiologie. Ces réflexions se sont inscrites dans le prolongement de travaux s’étant intéressés depuis les sciences sociales à l’histoire de l’épidémiologie et l’émergence de la notion de risque (Berlivet, 2000 ; Peretti-Watel, 2004) ou la mobilisation de l’épidémiologie dans les politiques de surveillance et de sécurité sanitaire (Buton, 2006 ; Buton et Pierru, 2012). Alors que ces recherches s’étaient surtout attachées à interroger le rôle de l’épidémiologie par rapport aux enjeux de santé publique dans la population générale, nous avons souhaité, à partir des échanges du séminaire, rendre compte de ce questionnement autour du développement du paradigme épidémiologique dans le champ de la santé au travail.

La première tension identifiée concerne la temporalité de la production de connaissances notamment dans le cas des effets différés tels que le cancer. Pour établir la preuve du lien entre une exposition et une pathologie, l’épidémiologie a besoin d’un temps très important (souvent de l’ordre d’au moins une décennie), d’autant plus important qu’on cherchera à avoir une preuve plus robuste. Le recours à cette discipline dans une perspective de recherche de causalité conduit donc à ralentir fortement le processus de décision. Cette lenteur est encore plus marquée dans le cas de l’épidémiologie professionnelle, qui est beaucoup moins structurée comparativement à d’autres domaines d’application (telle l’épidémiologie des maladies infectieuses ou de l’obésité). Un exemple emblématique de cette situation a été relevé au cours de la séance s’intéressant à la hiérarchisation des dangers (février 2015), qui a permis, dans le cas des classements de plusieurs agents ou groupes d’agents cancérogènes par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), de comparer la chronologie de la disponibilité des preuves chez l’animal et chez l’homme. Ainsi pour le formaldéhyde, des preuves suffisantes étaient disponibles chez l’animal dès 1982, impliquant un classement dans le groupe 2B (groupe des cancérogènes « possibles »). Ce n’est toutefois que 22 ans plus tard, en 2004, que les preuves chez l’homme ont été considérées comme suffisantes pour classer le formaldéhyde dans le groupe 1 (groupe des cancérogènes « certains »). De même pour les PCBs, il se sera écoulé 36 ans entre le classement en 2B sur la base des preuves animales en 1979 et le classement en groupe 1 en 2015 ; en outre, seul le mélanome cutané malin est reconnu comme cible certaine, les données concernant le lymphome non Hodgkinien et le cancer du sein étant encore considérées comme limitées chez l’homme. Ce primat de la preuve épidémiologique s’accompagne d’une hiérarchisation interne à cette discipline des études les plus reconnues scientifiquement. Ainsi, une étude de cohorte prospective – dans laquelle on suit les participants sur plusieurs années – si possible de grande taille, sera considérée comme apportant un niveau de preuve beaucoup plus important qu’une étude transversale (ne suivant pas les participants dans le temps) réalisée sur un échantillon plus modeste (typiquement les études dites cas-témoins ; Sacks et Chalmers, 1982). De plus, une seule étude ne pouvant permettre de conclure définitivement, les résultats devront être répliqués dans plusieurs contextes, toujours de préférence à partir de grands échantillons suivis dans le temps. On comprend dès lors que les études les plus légitimes étant aussi les plus longues à mener, le délai de réponse du scientifique au décideur pourra se compter en années, voire en décennies.

Cette hiérarchisation interne conduit à une marginalisation de l’épidémiologie descriptive (les registres de santé publique étant, en France, rares et limités à des données sur la maladie et non sur les caractéristiques notamment sociales des malades), une dévalorisation des études conduites chez l’animal (toxicologie, études mécanistiques) et une ignorance des travaux relevant de l’ergonomie et de la clinique du travail, ainsi que des formes de savoirs issues de collectifs de travail ou d’initiatives citoyennes. Sans preuve épidémiologique reconnue comme valide par la communauté scientifique, il est en effet devenu extrêmement difficile de faire reconnaître la réalité d’un danger. La décision se trouve suspendue à la production d’une preuve considérée comme légitime dans l’espace scientifique, retardant de fait l’obligation de protection qui devrait résulter de la forte présomption d’un risque pour la santé des travailleurs.

Un second aspect concerne les conséquences de la place centrale accordée au doute scientifique dans l’espace de la recherche fondamentale. Dans une perspective de production de connaissances épidémiologiques, le chercheur craint avant tout le risque de conclure à tort à une association statistique (risque de faux positifs), davantage que celui de ne pas pouvoir conclure (risque de faux négatifs)[8]. Cette crainte impose non seulement une prudence particulière dans l’examen des résultats dits positifs (notamment la recherche de tiers facteurs dits de confusion, tels que le tabac, qui pourraient expliquer l’association observée entre le travail et le risque de maladie, ou de biais dans la conduite de l’étude), mais pousse aussi vers une logique d’accumulation, selon un critère de reproductibilité considéré comme central dans l’évaluation des preuves de causalité disponibles chez l’homme. Cette démarche de validation des connaissances, issue du mouvement de l’evidence-based medicine, qui s’observe notamment dans les revues systématiques avec méta-analyse conduit pourtant à des conséquences problématiques lorsqu’il s’agit de traiter d’enjeux de santé publique. Cette tension entre risque de faux positif et risque de faux négatif, a ainsi été particulièrement bien illustrée dans le cas de la séance sur l’alerte liée à la survenue de cas de cancers du rein parmi les salariés d’une usine de production de vitamine A (octobre 2014, déjà citée ci-dessus). D’abord, concernant les approches de modélisation statistique du risque de cancer du rein en fonction de l’exposition à l’intermédiaire de synthèse mis en cause, le chloracétal C5, les investigations conduites par l’InVS aboutissaient à deux scénarios mathématiques dont l’un était compatible avec un risque accru de cancer (avec toutefois un risque de surestimation, ou faux positif) et l’autre ne permettait pas de conclure (avec un risque de sous-estimation, ou faux négatif). Les auteurs de l’étude, après avoir présenté les deux modèles, ont souligné l’impossibilité de conclure de manière formelle quant à l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition au chloracétal C5 et les cancers du rein observés (Iwatsubo et coll., 2010). Par ailleurs, l’absence de sites industriels présentant les mêmes caractéristiques de production n’a pas permis de reproduire les associations statistiques trouvées parmi les travailleurs de cette usine. Ces deux types d’arguments (risque de faux positif, impossibilité à reproduire l’étude) n’étaient pas en faveur d’une interprétation univoque des données épidémiologiques, si l’on se place du point de vue strictement scientifique (ou en tout cas des normes scientifiques appliquées dans cette discipline). Toutefois, partant des mêmes résultats, une lecture guidée par des considérations de santé publique est également possible. Il s’agit de porter l’attention sur le modèle statistique qui conclut à une association statistiquement significative, afin de délivrer un message plus clair aux décideurs. Certes ce modèle présente une possible surestimation (risque de faux positif). Cependant, le doute scientifique inhérent à ce type d’étude bénéficie en ce cas aux travailleurs, ce d’autant plus que des preuves expérimentales de la cancérogénicité du produit sont disponibles. Une telle lecture conduirait notamment à appuyer la démarche de demande de substitution engagée de longue date par le collectif des travailleurs et leur médecin du travail, accompagnés par des chercheurs en santé publique (voir aussi Pézerat et coll., 2012).

Enfin, faisant écho à l’écueil précédent, une troisième critique importante a été formulée à l’égard des approches épidémiologiques utilisées comme aide à la décision publique, à savoir la volonté de s’abstraire de l’espace social de conflictualité où s’inscrivent les questions de santé au travail [9] . Cette volonté, érigée en norme implicite de validité scientifique, se traduit notamment par un certain degré d’abstraction dans la conduite et l’interprétation des études, abstraction liée à la distance au terrain. Ainsi, l’accent mis sur la traçabilité et la métrologie des expositions plutôt que sur la mémoire du travail vivant ; l’approche par facteur de risque , déconnectée des conditions de travail et des rapports de force inégaux qui les sous-tendent ; la distance aux travailleurs, considérés (comptés) comme des cas , des participants , et finalement des unités statistiques équivalentes sont autant de pratiques qui permettent de mettre à distance la production de connaissances par rapport à l’espace conflictuel que représente l’entreprise. Cette abstraction repose également sur la volonté de monter en généralité, de trouver des liens de causalité simples et universels, qui vaudraient partout et de tout temps, en dehors des dimensions temporelles et contextuelles (Susser et Susser, 1996a et b). Cette tension entre la mise en évidence d’une corrélation statistique universelle et une situation particulière dans une entreprise a été discutée lors de la séance sur le rôle de l’expertise dans l’émergence et la définition des « risques psychosociaux » (avril 2015). Dans de nombreuses entreprises confrontées à des problèmes de souffrance au travail, le premier réflexe est souvent la mise en place d’études statistiques (observatoires du stress) cherchant à mesurer la prévalence des situations de stress ou de souffrance dans l’entreprise. Or, étant donné la taille des effectifs, ces études sont rarement utiles pour guider l’action des personnes cherchant à intervenir sur l’organisation des relations de travail dans l’entreprise. Un paradoxe a d’ailleurs pu être relevé entre cette volonté de prouver qu’une cause est universelle et la nécessité de montrer que cette causalité s’applique à une situation particulière. Or, cette dernière démonstration repose généralement sur la validation statistique de l’existence d’un excès de cas (typiquement observé dans le contexte d’une pollution environnementale ou professionnelle), démarche la plupart du temps vouée à l’échec. La preuve universelle , construite au prix de tant d’efforts, devient ainsi inopérante pour la prise en charge des situations particulières, c’est-à-dire situées dans l’espace et dans le temps, et concernant des personnes identifiables qu’il serait concrètement possible de protéger. Or, dans la mesure où, dans une perspective universaliste, les mêmes causes sont censées produire les mêmes effets, on peut s’interroger sur le bien-fondé de concentrer les efforts sur l’objectivation des effets plutôt que sur celle des expositions, quitte à considérer les effets auto-signalés comme sentinelles d’un problème dans les conditions de travail. De la même manière, des débats entre épidémiologistes au cours du colloque (décembre 2016) ont montré l’absence de consensus disciplinaire sur le bien-fondé d’investir des ressources dans l’investigation épidémiologique de clusters en entreprise, investigations la plupart du temps infructueuses par manque de puissance statistique, plutôt que de considérer tout signalement en entreprise comme une alerte devant inciter à porter une attention particulière aux évolutions des conditions de travail et aux expositions professionnelles dans l’entreprise concernée.

3. Les enjeux d’une plus grande ouverture disciplinaire des savoirs

Face à ces pièges, plusieurs enjeux éthiques et politiques pour les producteurs de connaissances ont été évoqués, ou se dessinent. Impliquant de compter les malades et les morts dans la durée, souvent impuissant à orienter la décision en faveur de la prévention, le recours à l’épidémiologie est parfois perçu comme une expérimentation humaine à grande échelle (Thébaud-Mony, 2007). Pire encore, par l’important risque d’impossibilité à conclure, l’épidémiologie peut être dénoncée comme pourvoyeuse d’alibi aux carences de la prévention, délivrant implicitement un permis d’exposer. L’instrumentalisation de l’absence de preuve (épidémiologique) jugée suffisante, entretenue par la place prépondérante accordée au doute scientifique, est facilitée par la volonté de dégager le travail scientifique de l’espace social de conflictualité où s’inscrivent ces questions. Or, dans un contexte où le principe de précaution ne prévaut pas, une épidémiologie qui ne trouve pas - ou est convaincue de ne pas encore avoir trouvé, de ne pas encore avoir prouvé - représente un danger, faisant obstacle à une transformation du travail, même lorsqu’elle est sollicitée par des travailleurs au nom de la préservation de leur santé, comme dans le cas de l’usine de production de vitamine A.

Toutefois, au-delà de la critique, plusieurs pistes d’évolution ont pu être dégagées au cours des débats. Nécessité pour les épidémiologistes d’expliciter les conséquences sociales et politiques des choix méthodologiques, dont la question des temporalités et les risques de faux positifs et surtout de faux négatifs . Reconnaissance de la légitimité d’autres formes de production de connaissances, dont celles qui s’alimentent d’expériences diverses, notamment dans le cadre de recherches-actions. Mise en question de la notion d’ acceptabilité du risque - un risque acceptable pour qui, supporté par qui, qui profite à qui ? Plus largement, réouverture des débats sur les tenants et les aboutissants des politiques de santé au travail, impliquant de reconnaître le droit, pour les scientifiques comme pour les travailleurs, à s’engager dans une production rigoureuse et plurielle de savoirs pour protéger la santé publique. Acceptation par les décideurs de la complexité de la décision, qui ne peut se fonder sur un unique indicateur statistique… Autant de directions à explorer pour réduire les distances entre expertise institutionnelle et expertise de terrain, en faveur de la santé des travailleurs.

Cependant, la production de savoirs utiles à l’action publique ne peut se limiter à une meilleure collaboration entre chercheurs en sciences biomédicales (dont l’épidémiologie), collectifs de travailleurs, médecins du travail et autres experts du travail et des conditions de travail. Les sciences humaines et sociales, par leur capacité à étendre l’analyse au-delà des débats internes à une discipline ou à la sphère technoscientifique, mais aussi en tant qu’ensemble de théories et de méthodes de recherche, a une place essentielle à prendre dans la redéfinition des enjeux de santé au travail et des modalités de gouvernement des risques.

L’effet combiné des inégalités structurant le champ des connaissances scientifiques en santé au travail et l’exigence croissante d’avoir des données scientifiques validées et reconnues pour prendre des décisions est une des raisons pour lesquelles les questions de santé au travail souffrent d’une invisibilité persistante. Cette question de l’invisibilisation des effets du travail sur la santé a été au cœur de la séance de décembre 2014 dans laquelle a été présenté le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (GISCOP93), une initiative cherchant à mettre en évidence les origines professionnelles de certains cancers (Thébaud-Mony, 2008). Une des difficultés majeures auxquelles est confrontée cette initiative est la disparition des traces des expositions professionnelles, soit parce que les entreprises ont disparu, soit parce que, si elles existent encore, elles n’ont pas gardé les traces des produits utilisés ou ne veulent pas les transmettre. Or, pour contrer ces logiques d’invisibilisation, les connaissances à mobiliser ne sont pas exclusivement d’ordre biomédical, mais du registre des sciences humaines et sociales qui sont traditionnellement peu mobilisées dans les processus d’expertise institutionnelle. Dans le cadre d’une enquête pour déterminer l’origine professionnelle d’un cancer, les travaux de recherche effectués par un ouvrier retraité de l’usine Chausson (Masséra et Grason, 2004) ont permis de reconstituer le parcours professionnel d’une victime (un ancien ouvrier décédé des suites d’un cancer) et de rendre à nouveau visible l’exposition du malade à des produits toxiques dans le contexte du travail. Dans ce cas, on voit que non seulement ce sont des connaissances issues d’une mobilisation cherchant à construire une mémoire ouvrière, mais aussi une recherche utilisant les outils des sciences sociales (comme les entretiens ou la recherche documentaire largement utilisés en histoire et en sociologie) qui ont réussi à contrer ces mécanismes d’invisibilisation. Or, ces caractéristiques des recherches en sciences sociales, attentives aux témoignages directs issus du terrain et à la pluralité des méthodes mobilisées, sont trop rarement celles de l’expertise institutionnelle.

Ainsi, les sciences sociales pourraient-elles avoir un rôle à jouer parmi les sciences mobilisées au cours des processus d’expertise. C’est par exemple l’expérience qui a été tentée dans le cadre du projet Silicosis dirigé par Paul-André Rosental qui a cherché à ouvrir la « boîte noire » de la définition médicale de la silicose en faisant travailler ensemble historiens, sociologues, médecins et épidémiologistes. À travers leur travail en commun, cette enquête a permis de montrer combien la définition médicale de cette maladie s’inscrit dans l’histoire de la reconnaissance des silicoses comme maladies professionnelles et, en retour, de révéler toute une série d’autres pathologies liées à l’exposition à la silice jusqu’alors invisibles au regard scientifique (Rosental, 2017). Toutefois, même si des réflexions et des expérimentations sont en cours dans différentes agences pour mieux associer les sciences sociales à l’expertise scientifique, la place à accorder aux sciences sociales est loin d’aller de soi. Plus largement, elles doivent aussi jouer un rôle dans la réflexion à mener sur les raisons pour lesquelles ce glissement dans la définition des enjeux de santé au travail s’est opéré. Elles doivent notamment aider à comprendre comment on est passé au cours des dernières années d’une définition des enjeux de santé au travail comme relevant des domaines politiques et sociaux et du ressort de la négociation sociale à une question relevant du secteur sanitaire et devant de façon croissante être appréhendée en termes scientifiques et techniques. L’enjeu serait ainsi de comprendre les logiques de ces évolutions, mais aussi de comprendre les effets de ces transformations sur les différents acteurs en présence.

Parmi ces conséquences, une des questions centrales est aujourd’hui de mieux comprendre comment les organisations syndicales se positionnent par rapport à ces transformations. Les syndicats apparaissent dans une position non exempte de contradictions dans la mesure où ils ont longtemps été - et continuent à être - demandeurs de décisions s’adossant à des connaissances scientifiques avec l’espoir que ce type de décisions pourrait aider à se dégager de l’emprise des industriels. Cependant, tout en correspondant à certaines revendications, ce positionnement intègre sans doute insuffisamment les inégalités dans la distribution des savoirs légitimes et des moyens d’agir sur la production de connaissances scientifiques. La difficulté des organisations syndicales à mobiliser des scientifiques n’est qu’un signe parmi d’autres de ces contradictions et montre à quel point ces enjeux sont complexes à décrypter et doivent faire l’objet d’un investissement prioritaire de la part des organisations syndicales, et plus largement du mouvement social.

4. Les enjeux de l’hybridation des savoirs

Face à ces inégalités dans la construction des savoirs, leur appropriation et la possibilité de les mobiliser pour peser dans la prise de décision, d’autres lignes de tension sont apparues, relatives aux missions et modalités du travail scientifique réalisé sur fonds publics. En effet, depuis leur création au début des années 2000 à la suite des crises de santé publique des années 1990, les agences sanitaires ont vocation à produire des connaissances scientifiques ou à rendre des avis techniques destinés à éclairer la décision publique, selon une logique de séparation entre évaluation et gestion des risques sanitaires (Borraz, 2008). Alors que leur création dans une relative autonomie des administrations centrales avait aussi pour but de permettre de développer des formes d’hybridation de l’expertise, voire de promouvoir des formes nouvelles de démocratie sanitaire (Callon et coll., 2001), leur mise en œuvre est plutôt restée dans le cadre d’une définition classique de l’expertise administrative. Deux logiques semblent ainsi avoir rendu difficile l’invention de nouvelles formes de production d’expertise. La première tient au maintien d’un fonctionnement selon les logiques administratives en vigueur dans les administrations dont ces agences sont issues, ou avec lesquelles elles interagissent au quotidien. Cette prégnance des logiques administratives s’observe par exemple dans les découpages entre problématiques de santé au travail et de santé-environnement, dans le poids des saisines administratives sur la définition des enjeux (comme il avait pu être analysé sur la question des risques liés aux fibres courtes d’amiante expertisés par l’Anses) ou encore dans le poids des découpages administratifs entre agences sanitaires sur la prise en compte ou non de certaines questions, comme celle de savoir si le chloracétal C5 était ou non un intermédiaire de synthèse [10] . La seconde logique correspond à un resserrement des modalités de production d’expertise qui s’appuient sur la science la plus académique et la plus reconnue internationalement, plutôt que sur un faisceau d’arguments localement convergents, comme on a pu l’analyser dans le cas de l’usine de production de vitamine A. Sans qu’il soit possible d’en analyser ici les ressors exacts, les logiques de production de savoirs dans une agence telle que Santé publique France sont ainsi indexées aux ambitions de monter en reconnaissance du point de vue scientifique, par le biais du recrutement de nombreux agents titulaires d’un doctorat en sciences et par l’encouragement à publier dans des revues internationales à comité de lecture. Face à ce système de contraintes, l’introduction d’un « comité d’orientation et de dialogue » chargé de « préciser les attentes et interrogations de la société en matière de santé publique » peut être vue comme un signe d’ouverture dans la gouvernance d’une agence telle que Santé publique France. Il est cependant encore trop tôt pour évaluer les évolutions qui auront lieu dans ce cadre, en particulier en matière de santé-travail, thématique à laquelle est dédiée une direction parmi les 10 directions scientifiques et transversales dont dispose l’agence.

Les universités et les établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) comme le Cnrs ou l’Inserm se situent quant à eux d’emblée dans une plus grande distance par rapport à la demande publique. Les chercheurs et enseignants-chercheurs qui y travaillent jouissent d’ailleurs d’un statut qui leur donne une plus grande autonomie par rapport à leurs employeurs que les personnels des agences sanitaires. Globalement, même s’il est difficile de généraliser à l’ensemble des disciplines et des établissements, les scientifiques établissent leurs agendas de recherche avec une certaine autonomie, à l’intérieur toutefois d’un cadre de plus en plus contraint. Lorsqu’il y a porosité avec des milieux économiques et sociaux, elle est plus facilement observable avec les milieux économiques et industriels qu’avec les milieux militants ou associatifs (même si cette observation est moins généralisable aux sciences sociales). Cette porosité est allée croissante avec la baisse des financements publics à destination de la recherche et avec un discours de la part de l’État encourageant de plus en plus les scientifiques à favoriser l’innovation et les transferts vers le privé (Krimsky, 2004). Ainsi, les objectifs avancés dans la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche (22 juillet 2013) tout comme le projet annuel de performances qui en découle indiquent que

« l’objectif premier de l’activité des laboratoires est de produire des connaissances scientifiques au meilleur niveau international. […] Il faut également améliorer le transfert et la valorisation des résultats de la recherche. […] La production de connaissances est en effet à la base du soutien à l’innovation et joue un rôle majeur en amont, dans la stratégie de croissance économique »[11].

Il n’est donc pas fait mention d’un service à rendre à un territoire ou à une population en matière de recherche publique, si ce n’est du point de vue de l’innovation en tant que moteur de la croissance économique et de l’emploi. Dans le champ du travail, l’ouverture de l’université aux mouvements sociaux et aux organisations syndicales s’observe toutefois dans la durée, notamment dans les instituts du travail existant au sein de certaines universités françaises. Depuis la création de celui de Strasbourg en 1955, ils sont aujourd’hui au nombre d’une dizaine et ont été réorganisés par un décret de 1989. Ils proposent des formations en sciences sociales du travail à destination de militants syndicaux et constituent ainsi une voie d’accès à l’université à des publics « atypiques » [12] . Néanmoins, leur activité de recherche, outre le fait qu’elle apparaît secondaire à celle de formation des militants syndicaux, s’avère peu souvent orientée vers une prise en compte des préoccupations de collectifs de travailleurs relatives à la santé et la sécurité au travail qui, elle-même, n’est toujours pas au centre des préoccupations des grandes centrales syndicales.

Ce bref aperçu de la situation globale de la recherche publique en France masque sans aucun doute des initiatives particulières, qui peuvent prendre appui sur des dispositifs de financement originaux, comme cela a été le cas en Île-de-France avec les Partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (Picri). Il n’aborde pas non plus les réflexions en cours concernant les sciences citoyennes, et les positions exprimées concernant le rapport de la Mission sur les sciences participatives (2016) [13] , qui pourraient constituer des points d’appui dans le développement de recherches répondant à des questions que se poseraient des travailleurs sur leur santé. Il met enfin de côté l’Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), association à but non lucratif et à gestion paritaire, qui propose différents « services aux entreprises » et aux salariés [14] et plus généralement les différents organismes fournissant des expertises aux organes représentatifs du personnel dans les entreprises (Comités d’entreprise et Chsct).

Or, face au constat initial d’inégalités, il est important d’analyser les modalités de collaboration institutionnelle entre universités et travailleurs qui ont pu être mises en place dans la construction de savoirs sur les liens entre santé et travail. Cela a par exemple été le cas avec ce que l’on désigne comme le modèle ouvrier italien qui a vu le jour à la fin des années 1960 ( Assennato et Navarro, 1980 ; Reich et Goldman, 1984) et a influencé des mobilisations pour la santé au travail dans plusieurs pays européens, telles que celle des ouvriers de Peñarroya en France entre 1971 et 1977 (Pitti, 2009). Dans le cas de Peñarroya, les revendications portées par des collectifs ouvriers concernant un droit à la santé et à sa protection ont été relayées par des médecins s’inscrivant dans un mouvement militant pour la transformation du rapport au soin et de la production des savoirs médicaux. En retour, cette mobilisation ouvrière permit à ces derniers d’amplifier les critiques qu’ils adressaient à l’institution médicale. L’exemple de Peñarroya illustre par ailleurs bien comment l’affrontement entre ouvriers et direction de l’usine, mais aussi entre experts du champ médical, a abouti, notamment à travers la conduite d’une enquête ouvrière s’appuyant sur les connaissances scientifiques les plus récentes (le dépistage par voie de test biologique), à un contre-savoir qui a permis d’imposer une redéfinition des critères et modalités de dépistage du saturnisme en France (Pitti, 2010). Du point de vue de la connaissance, la séance dédiée au Giscop93, un groupement d’intérêt scientifique visant à rendre visible la réalité sociale des cancers d’origine professionnelle par la recherche-action, illustre bien qu’

« en l’absence de mémoire institutionnelle constituée, l’expérience des travailleurs se montre essentielle pour la construction des connaissances sur les cancers d’origine professionnelle » (Lanna, 2013).

La reconnaissance de l’expertise du patient concernant son expérience du travail réel devient alors essentielle au chercheur en sciences sociales soucieux de rendre compte de la réalité des atteintes à la santé liées au travail, dans la mesure où ces atteintes sont peu visibles socialement et difficilement atteignables par les approches usuelles d’enquête. Dans le contexte du colloque que nous avons organisé, deux exemples venus d’Amérique du Nord ont retenu notre attention dans la mesure où ils s’inscrivent dans des dynamiques durables et semblent être parvenus à instaurer un véritable dialogue entre chercheurs académiques et groupes sociaux (collectifs de femmes, de travailleurs…).

La première initiative est portée par l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui, au cours des années 70, a conduit une réflexion sur les missions d’une université publique vis-à-vis des communautés habituellement moins bien desservies par les établissements d’enseignement supérieur. Se fixant pour objectif de permettre à des organismes communautaires, groupes de femmes, syndicats […] d’avoir accès au savoir universitaire, l’UQAM a adopté en 1979 une politique institutionnelle de « services aux collectivités ». C’est dans ce contexte que plusieurs recherches et interventions de formation portant sur la santé au travail des femmes ont pu être conduites en lien étroit avec des travailleuses. Karen Messing a présenté les conditions institutionnelles qui ont permis de construire une démarche scientifique à la fois rigoureuse et empathique, c’est-à-dire à l’écoute des préoccupations des travailleurs concernant leur santé et reconnaissant les apports des personnes concernées ( Messing , 2014). L’UQAM a reconnu les heures de formation dispensées par les professeurs à l’intérieur de ces collaborations comme faisant partie de leur charge d’enseignement ; elle a créé un service dédié doté de plusieurs professionnels de recherche en charge de la coordination des projets ; enfin, elle a mis à disposition un fond d’amorce spécifique pour engager les recherches nécessaires. Du point de vue méthodologique, de nouvelles approches de type recherche-action ont également été développées, fondées sur des interactions continues entre le groupe de personnes faisant l’expérience quotidienne des situations de travail problématiques et le groupe des enseignants-chercheurs, placés sur un pied d’égalité ( Mergler, 1987) . Plus précisément, dans ce type d’approche, la recherche est un élément parmi d’autres avancés dans le cadre d’une stratégie plus globale de changement social, pour l’amélioration des conditions de travail et la protection de la santé. Les principaux intéressés participent activement à toutes les étapes de la recherche de manière à ce qu’elle réponde à leurs besoins. Enfin, les chercheurs reconnaissent leur implication sociale en tant qu’acteurs scientifiques.

La seconde est de nature différente puisqu’il s’agit d’une démarche de

« publication d’articles, revues, commentaires, interviews et documents s’intéressant aux questions de réglementation en santé environnementale et santé au travail, [questions] d’intérêt pour les scientifiques et professionnels de santé publique, les encadrants, militants syndicaux et environnementaux, et chercheurs ».

La revue New Solutions dont il est question a été fondée en 1990 par le syndicat international des travailleurs de l’industrie pétrolière, chimique et nucléaire ( Oil, Chemical and Atomic Workers International Union (Ocaw )), dans le cadre d’un partenariat étroit avec le Département Environnement et Travail (Work Environment) de l’Université Lowell du Massachussetts, aux États-Unis. Cette revue internationale à comité de lecture, écrite à la fois en direction des chercheurs et du grand public averti, s’engage à donner une voix à toute initiative de production ou diffusion de connaissances dirigée vers le progrès de la réglementation et la recherche de solutions concrètes aux problèmes de santé au travail, en construisant des ponts entre des univers habituellement peu perméables. Cette initiative, à notre connaissance unique en son genre, s’est néanmoins heurtée à deux difficultés majeures. D’abord celle d’impliquer durablement une base suffisamment large de syndicalistes afin d’en faire le véhicule des débats et échanges nécessaires entre scientifiques et travailleurs de l’industrie. Ensuite, la survie, académique et économique, d’un support de publication dont il a fallu faire reconnaître le sérieux et la rigueur, notamment en menant à terme une démarche d’indexation dans le moteur de recherche PubMed. Comme pour d’autres initiatives dont la survie dépend largement du contexte politique et des énergies prêtes à se mobiliser, souvent bénévolement, l’édifice demeure fragile à l’heure où une génération de chercheurs engagés dans ce projet s’apprête à prendre sa retraite. Le modèle économique pose lui aussi question, face à l’enjeu de l’open access qui permet une meilleure visibilité du journal et un libre accès susceptible d’élargir le lectorat au-delà des chercheurs engagés et militants environnementaux et syndicaux les mieux formés et les plus assidus.

5. Ouvrir et faciliter l’accès aux données

Cette capacité à hybrider et diffuser largement les connaissances trouve toutefois ses limites dans les difficultés d’accès à certaines données ou à certains sites industriels pour mener des recherches de façon libre et autonome pour le chercheur. Là encore, dans le contexte français les enjeux de santé au travail se caractérisent par de fortes inégalités dans le domaine de l’accès aux données. Cette question avait pourtant fait l’objet d’une attention particulière dans la réglementation mettant en place les agences de veille sanitaire à la fin des années 1990 et oblige les industriels sous peine de sanction pénale (limitée toutefois à une contravention de 5 e classe) à transmettre les informations qui seraient nécessaires à une agence d’expertise dans le cadre de ses missions [15] . Mais à notre connaissance, jusqu’à aujourd’hui, ces dispositions ne sont pas mobilisées par les responsables des agences qui ne cherchent pas à se situer dans un rapport de force avec les industriels en cas de refus de transmission d’informations.

Cette difficulté d’accès aux données se constate aussi dans les travaux de recherche en sciences sociales avec un contraste très net entre la situation aux États-Unis et en Europe. Aux États-Unis, en lien avec les procès ayant mis en cause certaines grandes entreprises, des historiens et sociologues ont eu accès à des archives industrielles que les entreprises condamnées dans certaines affaires ont été obligées de déposer. Ainsi certains ouvrages, devenus aujourd’hui des classiques sur les stratégies industrielles comme celui de Robert Proctor sur l’industrie du tabac ou ceux de Markowitz et Rosner sur plusieurs industries nord-américaines dans les domaines de la silice, du plomb ou du polychlorure de vinyle (Proctor, 2011 ; Rosner et Markowitz, 1991 ; Markowitz et Rosner, 2002) , sont impossibles à envisager en France du fait d’une structure différente du système judiciaire et d’une application beaucoup plus complaisante du secret industriel, conduisant à une impossibilité durable à accéder aux données des industriels.

Même si elles n’ont pas fait encore l’objet d’un usage systématique dans des travaux de recherche, différentes initiatives peuvent être annonciatrices de changements dans cette perspective. Sur le modèle du serveur de l’Université de Californie qui héberge les données issues des industriels du tabac, plusieurs sites cherchent aujourd’hui à rendre disponibles publiquement des archives pouvant informer sur les stratégies industrielles d’occultation de la toxicité de certains produits dangereux. C’est le cas du site Toxicdocs mis en place autour de Markowitz et Rosner à la Columbia University, du site hébergeant les Monsanto Papers à l’initiative de l’ONG U.S. Right to Know ou du site Poisonpapers.org à l’initiative de deux associations nord-américaines [16] . Il est encore trop tôt pour mesurer à quel point ces initiatives pourraient faire évoluer les orientations des recherches en sciences sociales. Il est cependant clair que sortir ces pratiques de l’invisibilité ne peut être que bénéfique aux travaux historiques et sociologiques, permettant de renouveler les interrogations scientifiques dans ce domaine, voire de contrer les effets de ces stratégies d’occultation en les publicisant.

6. Conclusion

Dans cette perspective, l’enjeu est sans doute aujourd’hui de chercher à décloisonner les questions de santé au travail des espaces dans lesquels elles sont confinées et des logiques de prise en charge spécifiques qui les caractérisent. Ce décloisonnement doit revêtir plusieurs formes. Il doit tout d’abord porter sur la recherche d’une ouverture disciplinaire qui permette de ne pas rester prisonnier des biais d’une discipline et des contraintes issues des espaces académiques. Il nécessite ensuite de chercher à créer des ponts entre chercheurs et acteurs de terrain et de travailler à un rapprochement entre la recherche scientifique et les besoins des communautés, pour reprendre le terme en vigueur en Amérique du Nord. Non seulement pour répondre mieux à cette demande sociale latente, mais aussi afin de renouveler et enrichir les approches de production de connaissance telles qu’elles sont à l’œuvre dans les milieux universitaires et dans les agences. Il gagnerait aussi à prolonger les ouvertures qui se sont progressivement faites entre santé au travail et santé environnementale, ainsi que l’intégration encore difficile à la santé publique. Il devrait sans doute enfin aussi conduire à innover dans nos façons de faire de la recherche en intégrant les possibilités ouvertes par l’accès facilité à certaines données issues de l’industrie, même si ces nouvelles possibilités ont encore des limites importantes.