Corps de l’article

1. Introduction

La question du chômage occupe désormais une place considérable dans le débat social, alors même qu’un certain dualisme se manifeste dans l’emploi, entre des carrières sans grandes interruptions, pour les plus qualifiés, et des profils plus discontinus alternant périodes d’emploi, de chômage ou d’inactivité, notamment en ce qui concerne les moins qualifiés (Testenoire et Trancart, 2011). Les expériences du chômage sont multiples et singulières, mais celui-ci est souvent vécu par celles et ceux qui en sont victimes comme une « condition dévalorisée » (Demazière, Guimarães, Hirata et Sugita, 2013). À cette dimension subjective s’ajoute une plus grande exposition des chômeurs aux problèmes de santé comparativement aux actifs occupés (par exemple : Hammarström et Janlert, 2002 ; Meneton et coll., 2015 ; Moulin, Labbe, Sasse et Gerbaud, 2009 ; Paul et Moser, 2009). Cette population, particulièrement concernée par les inégalités de santé (Meneton, Plessz, Courtin, Ribet, Goldberg et Zins, 2017), est également et vraisemblablement davantage concernée par les consommations de substances psychoactives (SPA), dans un contexte actuel, mêlant accroissement de la précarité ainsi que de l’exclusion sociale (ONPES, 2012), et par ailleurs susceptible d’influencer l’évolution de ces consommations (Kokoreff, 2010). Il apparaît donc crucial de s’intéresser à la catégorie des chômeurs dans les recherches portant sur la prévention des conduites addictives, et plus largement sur les consommations de SPA.

Dans le cadre de cette recherche, nous avons ainsi ciblé les usages de SPA des chômeurs, ainsi que leur relation avec la santé de ces derniers. La littérature nous amène à émettre l’hypothèse selon laquelle les consommations de produits des chômeurs ont diverses fonctions, notamment défensives face au stress ou aux épreuves qu’ils doivent surmonter, mais qu’elles sont aussi utilisées pour mener à bien certaines activités, comme c’est le cas pour les travailleurs en situation d’emploi (Crespin, Lhuilier et Lutz, 2017). En nous intéressant aux usages et significations des consommations de SPA, nous considérons, dans cette recherche, ces conduites comme le résultat d’interactions entre un individu, un produit et un contexte psychosocial de vie. Dans cet article, nous traiterons tout d’abord de l’intérêt et de la légitimité de cette question, en croisant différentes données d’études sur la santé des chômeurs et leurs usages de SPA. Après la présentation de la méthode, nous aborderons les premiers enseignements issus de cette recherche, du point de vue de la santé des personnes en situation de chômage, ainsi que des fonctions des usages de SPA.

1.1 Chômage et santé dégradée

Depuis les années 1930, les études attirant l’attention sur l’état de santé altéré des chômeurs se sont succédé, et plus particulièrement dans des contextes de crise économique (Fryer, 2006 ; Meneton et coll., 2017). La plupart d’entre elles soulignent que le chômage s’apparente à une situation de vulnérabilité sociale (Jauffret-Roustide, 2014) qui se manifeste à travers diverses formes de vulnérabilité vitale (Lecarpentier et Lhuilier, 2012). Les études existantes indiquent en effet que les chômeurs sont particulièrement exposés aux inégalités de santé. Selon plusieurs indicateurs, tels que la santé perçue et le bien-être, la morbidité, les troubles psychiques, le recours et l’accès aux soins, les chômeurs sont en moins bonne santé que les actifs occupés (Buffel, Missinne, et Bracke, 2017 ; Cases et Cambois, 2004 ; McKee-Ryan, Song, Wanberg, et Kinicki, 2005 ; Meneton et coll., 2015 ; Moulin, et coll., 2009 ; Khlat, Sermet et Le Pape, 2004). Nous tenons à souligner que les recherches disponibles sur les relations entre chômage et santé demeurent cependant largement insuffisantes. Debout évoque un

« véritable trou noir de la connaissance scientifique et médicale » (2015, p. 8).

Des études épidémiologiques existent, certes, mais elles doivent être développées et prolongées sur des bases plus qualitatives. Les données actuellement disponibles conduisent à penser que

« le chômage est désormais une question de santé publique » (Farache, 2016, p. 7).

Une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en France (Meneton et coll., 2015) a mis en évidence une association entre le chômage et une moins bonne santé cardiovasculaire, en contrôlant les effets de l’âge (suivi d’environ 6000 personnes âgées de 45 à 64 ans sur 12 ans). Pour ce qui est de la santé psychique, Paul et Moser, 2009 (voir également Paul et Moser, 2006) constatent par exemple que le nombre moyen de personnes exprimant la présence de troubles psychologiques était de 34 % chez les chômeurs contre 16 % pour les personnes en emploi. Par ailleurs, la dégradation de l’état de santé des chômeurs semble s’accroître à mesure que la période de chômage se prolonge (Herbig, Dragano et Angerer, 2013) et celle-ci peut aussi se produire de manière « différée » (Hammarström et Janlert, 2002 ; Mousteri, Daly et Delaney, 2018).

L’analyse menée par Blasco et Brodaty (2016) à partir de données françaises traite de la question de la santé mentale et du genre. Elle souligne notamment que :

« Le chômage a un effet dépressif plus fort pour les hommes que pour les femmes, pour lesquelles l’effet est globalement non significatif. […] Ces résultats confortent l’idée que l’expérience du chômage ne dégrade pas la santé mentale des femmes. » (Blasco et Brodaty, 2016, p. 19, 38).

Selon ces auteurs, ce sont les hommes qui ont connu plus de six mois de chômage qui sont les plus susceptibles d’être concernés par des troubles de l’humeur ou de l’anxiété, comparativement à ceux qui ont occupé un emploi pendant la même période. Ces comparaisons hommes/femmes nécessitent d’être plus amplement explorées afin d’investiguer les processus d’altération de la santé mentale par le chômage, les épreuves et ressources mobilisées, en fonction du genre, de l’âge mais aussi de la durée et de la répétitivité du chômage. Quant aux jeunes, une attention particulière peut être portée aux « NEET » (Not in Employment, Education or Training), c’est-à-dire aux jeunes sans emploi, qui ne suivent ni études, ni formation. Ceux-ci sont vulnérables vis-à-vis de la santé, et ce, à plusieurs titres :

« mauvaise couverture sociale, faible niveau de formation, accumulation des événements de vie difficiles dans l’enfance et isolement social » (Robert et coll., 2017, p. 265).

Si l’on considère que les consommations de SPA peuvent être envisagées comme des déterminants de la santé des chômeurs (voir par exemple Hall et Degenhardt, 2009, Haustein et Groneberg, 2010 ou OMS, 2014), s’intéresser à leurs usages (Morel et Couteron, 2008) constitue un point de départ pour la prévention.

1.2 Chômage et SPA : intérêt et légitimité de la question

Nous dressons ici le même constat qu’en ce qui concerne les études portant sur la santé des chômeurs ; à savoir que les enquêtes[1] centrées sur les usages de produits des chômeurs demeurent peu nombreuses, en particulier pour les médicaments psychotropes. Les recherches existantes signalent toutefois que les demandeurs d’emploi doivent être une cible privilégiée des politiques de prévention des risques liés aux usages de SPA (Guignard, Nguyen-Thanh, Andler, Richard, Beck et Arwidson, 2016).

L’alcool représente la SPA la plus consommée en France (Richard et coll., 2015). Les chômeurs semblent en consommer moins régulièrement que les actifs occupés (Legleye, Beck, Peretti-Watel et Chau, 2008), mais ils déclarent plus souvent des signes d’usages problématiques, révélateurs d’une dépendance (Legleye et Beck, 2004). Selon Khlat et coll. (2004), les hommes au chômage sont en effet plus susceptibles que les actifs occupés de consommer de fortes quantités d’alcool (au moins quatre unités d’alcool quotidiennes). Les chômeurs sont également plus concernés que les actifs en emploi par la consommation quotidienne de tabac (Beck, Guignard, Richard, Wilquin et Peretti-Watel, 2010a). Connaître une période de chômage à un âge précoce serait également lié, 14 ans plus tard, à une consommation régulière de tabac (Hammarström et Janlert, 2002). Si le fait d’être chômeur n’est pas nécessairement associé à un faible revenu, une étude publiée en 2017 (Pasquereau et coll., 2017), issue du Baromètre santé 2016, signale qu’entre 2010 et 2016, le tabagisme quotidien a augmenté de 35,2 % à 37,5 % en France, pour les personnes dont les revenus se situent dans la tranche la plus basse. Ces résultats soulignent que le tabac devient « un produit de première nécessité » (Beck et coll., 2010a, p. 11) pour les plus défavorisés, et donc, potentiellement, pour les demandeurs d’emploi. De la même manière, et selon le Baromètre santé 2010 de l’INPES, les actifs occupant un emploi ont moins souvent consommé du cannabis dans l’année (à âge égal) que les chômeurs (20 % d’usagers contre 25 %) (Le Nézet, 2013). De plus, selon les données de cette même enquête (Gandilhon et Cadet-Taïrou, 2013), les chômeurs appartiennent à la catégorie socioprofessionnelle qui expérimente le plus la cocaïne (7,6 % contre 5,3 % des ouvriers et 4,9 % des cadres). Les médicaments psychotropes ont quant à eux un statut à part : la plupart du temps, ces substances sont prescrites médicalement, mais restent peu évoquées dans la littérature. Lhuilier (2017) évoque un « silence assourdissant » qui pèse sur ces consommations. Et là encore, les résultats convergent : les chômeurs sont plus susceptibles de consommer des médicaments psychotropes (Buffel et coll., 2017 ; Khlat et coll., 2004) que les actifs occupés. Dans une enquête menée auprès des travailleurs licenciés de l’usine Moulinex (Roupnel-Fuentes, 2014), 19 % des répondants au chômage ont déclaré avoir commencé à consommer des anxiolytiques suite à la perte de l’emploi et 11 % des antidépresseurs (chiffre qui s’élève à 23 % chez les femmes). Ces personnes qui ont perdu leur emploi ont par ailleurs déclaré avoir recours à des sédatifs (Roupnel-Fuentes, 2011) afin de faire face aux insomnies et au décalage avec les temps sociaux (réveils nocturnes ou précoces…).

De la même manière que « l’ivresse n’est pas l’alcoolisme » (Nahoum-Grappe, 2010, p. 58), les diverses consommations ne relèvent pas toutes de la dépendance. Il importe ainsi d’élargir l’analyse au-delà de la dépendance, de l’abus ou de la consommation excessive afin d’explorer la diversité des usages de SPA, notamment ceux qui sont individuellement et socialement réglés. La reconnaissance de la différenciation des usages conduit à distinguer les usages régulés des usages nocifs et de la dépendance (Morel et Couteron, 2008). L’usage régulé, qu’il soit ponctuel ou plus régulier (Reynaud, 2002), est celui qui n’entraîne pas de dommages, contrairement à la dépendance. Celle-ci implique pour sa part

« une perturbation importante et prolongée du fonctionnement neurobiologique et psychologique d’un individu » (Reynaud, 2002, p. 19)

et est considérée comme une pathologie. L’usage nocif[2] est la catégorie qui pose probablement le plus de problèmes pour ce qui est de la définition : il se caractérise par

« une consommation répétée induisant des dommages dans les domaines somatiques, psychoaffectifs ou sociaux, soit pour le sujet lui-même, soit pour son environnement proche ou plus à distance, pour les autres ou la société. Le caractère pathologique de cette consommation est donc défini à la fois par la répétition de la consommation et par la constatation de dommages induits. » (Reynaud, 2002, p. 23).

Le caractère nocif de certains usages ne doit donc pas être réduit aux seuls « dommages sanitaires » et est susceptible de se manifester à d’autres niveaux : social, professionnel, dans les relations à la loi, etc. (Reynaud, 2002). La notion d’usages de SPA, de la même manière qu’elle autorise à penser au-delà des définitions médicales de la pathologie, permet ici de dépasser la distinction entre produits licites et illicites, qui fait référence à une définition légale. Reconnaître la diversité des usages amène dès lors à envisager que les consommations de SPA peuvent avoir des fonctions (i.e. usages fonctionnels : stimuler, entretenir les liens sociaux, anesthésier l’ennui, la souffrance...) pour les chômeurs, notamment défensives, et qu’elles sont ainsi susceptibles de constituer tout autant un risque qu’une ressource pour faire face aux épreuves rencontrées.

1.3 Les fonctions des usages de SPA

Si les enquêtes quantitatives renseignent sur la fréquence et l’intensité de ces consommations, nous nous inscrivons en complémentarité pour éclairer leurs significations, leurs finalités du point de vue des chômeurs et les conditions de passage à d’éventuelles conduites addictives. Quelques études se sont penchées sur les fonctions des usages de divers produits, mais elles nécessitent d’être prolongées, comme nous le proposons dans notre recherche. Selon Kokoreff par exemple, les SPA permettent de

« mieux résister à des contraintes sociales lourdes » (2010, p. 46),

qu’elles soient familiales, sociétales, scolaires, etc. Ce sont les fonctions de l’alcool qui ont été les plus traitées par les chercheurs. Si ses usages peuvent être considérés comme pluriels, celui-ci est surtout abordé à travers sa fonction sociale positive, autrement dit sa contribution à l’intégration sociale et au maintien de ce lien (Castelain, 1989 ; Nahoum-Grappe, 2010). Sa capacité « socialisatrice » a été étudiée de manière expérimentale ; l’alcool peut être utilisé comme une ressource pour créer du lien, par contagion émotionnelle (Fairbairn, Sayette, Aalen et Frigessi, 2015). Dans des situations de grande précarité (Roquet, 1999) comme celles des sans-abri, l’alcool peut aussi être sollicité pour l’amnésie qu’il peut produire (oublier les vicissitudes du quotidien), ses effets stimulants (se donner les capacités à agir) ou bien encore calmants (afin d’éviter d’entrer en conflit).

Quant au tabac, nous l’avons souligné, il apparaît comme un produit de première nécessité pour les personnes en situation de précarité, car il leur permet de « gérer le stress » (Pasquereau et coll., 2017) ou de « combler un vide » ; fumer une cigarette est présenté par celles-ci comme le seul loisir encore abordable (Peretti-Watel et Constance, 2009). Les travaux portant sur le sens des usages de SPA en milieu professionnel (Crespin et coll., 2017 ; Fontaine, 2002 ; Maranda, 2017 ; Negura, Maranda et Genest, 2012) soulignent la complexité et les paradoxes des consommations de SPA. Ces recherches éclairent, outre leurs risques potentiels, les usages fonctionnels de SPA et soulignent que les travailleurs peuvent instrumenter ces substances afin de réaliser leur travail. L’alcool, par exemple, peut être mobilisé de manière ambivalente par les travailleurs, c’est-à-dire à la fois en tant que ressource (permettant par exemple de maintenir son engagement dans le travail en le rendant soutenable, de « faire avec ce qu’on a » ou d’améliorer son efficacité), mais il peut également être source de risques ou de dommages. L’on comprend ainsi que ces produits, à l’instar du pharmakon, peuvent être remèdes comme poisons. De la même manière, certaines consommations, bien qu’elles permettent de faire face aux exigences du travail, s’inscrivent également dans

« une recherche excessive de la performance et de l’autonomie individuelle » (Negura et coll., 2012, p. 209).

Des travaux menés antérieurement ont permis d’identifier les fonctions professionnelles des usages de SPA recherchées par les personnes occupant un emploi (Crespin et coll., 2017). Les fonctions identifiées au cours d’une précédente recherche sont présentées dans le tableau 1.

Tableau 1

Les fonctions professionnelles des usages de SPA (issu de Crespin et coll., 2017, p. 212)

Les fonctions professionnelles des usages de SPA (issu de Crespin et coll., 2017, p. 212)

-> Voir la liste des tableaux

Nous émettons l’hypothèse que cette ambivalence des produits est également présente dans le cas des situations de chômage, qui ne sont par ailleurs pas nécessairement synonymes d’absence de travail et d’activité. Il convient en effet

« d’éviter une vision restrictive de l’activité réduite au monde du travail » (Felder, 2016, p. 11 ; Lhuilier, 2006),

car les situations d’activité et de travail ne se limitent pas à la sphère de l’emploi (par exemple : activités de débrouillardise sociale, bénévolat, travail domestique (cf. Demazière et coll., 2013 ou encore Simonet, 2010). Être au chômage expose par ailleurs à de nombreuses épreuves et certaines substances peuvent ainsi aider les chômeurs à les surmonter. Les chômeurs sont exposés au risque de la désaffiliation (Castel, 1991, 1994) et de l’invisibilité sociale (Le Blanc, 2009). Ils se heurtent à la stigmatisation (Bourguignon et Herman, 2007 ; Demazière, 1996) mais aussi à de nombreuses idées préconçues (Yon, Willaume et Loach, 2017). Les consommations des travailleurs, qu’ils soient en situation d’emploi ou non, sont également envisagées le plus souvent comme des pratiques déviantes. Les recherches et actions de prévention portant sur les consommations de SPA peuvent ainsi être marquées du poids de ces doubles représentations négatives et constituer un frein à l’investigation. Il convient ainsi de dépasser les jugements moraux pour analyser le sens de ces conduites et les fonctions recherchées/trouvées dans ces consommations. Pasquereau et coll. (2017) mettent par exemple en évidence le fait que la consommation de tabac est en phase de devenir un marqueur social, car ce produit permet aux plus défavorisés de « tenir le coup ». C’est pourquoi nous avons cherché à identifier les différentes modalités des usages de SPA chez les chômeurs, en privilégiant une approche non normative. En ce qui concerne la prévention des risques liés à ces consommations pour la santé, il importe aussi de proposer des interventions et des mesures adaptées à la population des chômeurs.

En raison du nombre restreint d’études qualitatives permettant de comprendre les multiples déterminants des usages de SPA par les chômeurs et leurs effets, nous nous sommes interrogés sur leurs motivations à consommer. Il s’agit ainsi d’éclairer les relations entre chômage et usages de médicaments psychotropes, de tabac, d’alcool et d’autres drogues, dans le cadre d’une approche centrée sur la mise en visibilité des liens que les chômeurs peuvent établir entre SPA et situations concrètes d’activité. Par « activité », nous entendons ici à la fois les activités développées en dehors du cadre de l’emploi et l’expérience pathogène de l’activité empêchée, contrariée, voire celle du désœuvrement.

2. Méthode

Dans cette perspective, nous adoptons a fortiori une approche clinique du travail (Lhuilier, 2006) et compréhensive (Paillé et Muchielli, 2016), centrée sur le point de vue des personnes et les significations qu’elles construisent. Il s’agit ainsi de s’intéresser au sens des conduites de consommation et de leurs visées, en se situant au plus près de l’expérience vécue (Paillé, 2017). Une telle posture de recherche s’avère indispensable pour aborder la question des usages de manière non normative et non moralisatrice. Des entretiens semi-directifs ont été réalisés afin de permettre un recueil de données mais aussi un travail d’élaboration individuel ou collectif. En ce sens, le dispositif et les méthodes de recherche ont une fonction de co-construction et de transformation des représentations et pratiques (Durif-Bruckert et Gonin, 2011 ; Guba et Lincoln, 1994). La grille d’entretien abordait deux grands thèmes, à savoir le parcours et la santé en lien avec le chômage, eux-mêmes subdivisés en sous-thèmes (parcours professionnel, de santé, et d’usages de SPA).

2.1 Participants

Contrairement aux recherches menées dans les milieux professionnels, l’espace de la rencontre n’est ici pas donné mais à construire. Nous avons dans un premier temps privilégié les cadres institutionnels susceptibles de nous donner accès aux demandeurs d’emploi et aux professionnels chargés de leur accompagnement. Nous avons ainsi mené des entretiens individuels ou collectifs avec des demandeurs d’emploi accompagnés par les intermédiaires de l’emploi. Les personnes en situation de chômage ont également été rencontrées par d’autres biais : par des structures d’accompagnement social, par un collectif de chômeurs organisés pour la défense de leurs droits, mais aussi par le biais d’interrelations. Ces modes de rencontre variés nous ont permis d’être en contact avec des chômeurs aux profils hétérogènes, notamment pour ce qui est des catégories socioprofessionnelles. Précisons que ces personnes n’étaient pas nécessairement identifiées comme des consommatrices de produits ou concernées par des usages problématiques (nocifs ou avec dépendance). Grâce à ces différentes collaborations, comme en témoigne le tableau 2, nous avons été en mesure d’intégrer dans cette recherche des chômeurs de tous les âges. Nous avons également tenté d’obtenir une répartition hommes/femmes suffisamment équilibrée dans l’échantillon, car certaines études mettent en évidence des vécus du chômage différenciés selon le genre (Benarrosh, 2006) ainsi que des conduites de consommation et des comportements d’usages de SPA distincts (Beck, Legleye, Maillochon et de Peretti, 2010b ; Hammarström et Janlert, 2006). Toutefois, nous ne visions pas ici l’obtention d’un échantillon représentatif au sens statistique, par exemple en matière d’âge ou de catégorie socioprofessionnelle, compte tenu du caractère à la fois exploratoire et qualitatif de cette recherche[3]. Cet échantillon n’est pas non plus représentatif des territoires concernés. Nous n’avons ainsi couvert que quatre régions en France : l’Île-de-France, l’Aquitaine, la Normandie et la Bretagne. Le choix de ces zones géographiques a été avant tout déterminé par la réponse favorable des structures ou des collectifs qui ont accepté de nous mettre en relation avec des chômeurs. Afin de garantir la confidentialité des échanges et d’éviter l’identification des participants, nous ne donnerons pas ici d’indications géographiques plus détaillées, en rapport avec la composition de l’échantillon.

Trente-quatre chômeurs ont ainsi été rencontrés, 13 hommes et 21 femmes, lors de 3 entretiens collectifs et 24 entretiens individuels, mais nous avons analysé le discours de 21 personnes (13 « adultes », c’est-à-dire âgés de plus de 25 ans, et 8 participants « jeunes », âgés de moins de 26 ans). Les modalités de rencontre et les caractéristiques sociodémographiques des 21 chômeurs ayant participé aux entretiens qui ont été analysés sont détaillées dans les tableaux 2 et 3. Notons, comme l’indique le tableau 3, que les participants sont pour la plupart issus des catégories socioprofessionnelles « employés » ou « ouvriers ».

Tableau 2

Caractéristiques de l’échantillon (adultes et moins de 26 ans) : modalités de rencontre des participants, tranche d’âge et genre

Caractéristiques de l’échantillon (adultes et moins de 26 ans) : modalités de rencontre des participants, tranche d’âge et genre

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Catégories socioprofessionnelles antérieures des 13 participants (« adultes ») dont les entretiens ont été analysés

Catégories socioprofessionnelles antérieures des 13 participants (« adultes ») dont les entretiens ont été analysés

-> Voir la liste des tableaux

Les entretiens menés auprès des individus âgés de plus de 25 ans et que nous avons retenus pour l’analyse sont ainsi majoritairement issus de rencontres réalisées par interrelations ou par l’intermédiaire de l’institut du secteur social et médico-social. L’écart entre le nombre d’entretiens réalisés et celui des entretiens analysés intégralement s’explique par les difficultés qu’éprouvaient certains chômeurs à verbaliser sur leur santé et leurs consommations. Ces difficultés nous ont amenés à ne sélectionner que les entretiens réunissant deux critères : 1) à la suite d’une première analyse, il était possible de renseigner les catégories « santé » et « produits » (c’est-à-dire, SPA) au sein de la grille d’analyse thématique ; 2) les unités sémantiques relatives à ces catégories devaient se rapporter à la personne interviewée elle-même, et non à autrui. Par conséquent, les entretiens au cours desquels les participants faisaient référence à la santé et aux consommations des autres, plutôt qu’à leur propre expérience, ont été écartés. Les entretiens qui n’ont pas été retenus pour l’analyse sont donc ceux qui n’apportaient pas suffisamment d’informations relatives à la santé de la personne elle-même et à ses usages de SPA (critères d’exclusion). Nous pouvons supposer que lors de ces entretiens, le thème des usages de SPA a été « évité » par les participants parce qu’il est tabou, notamment lorsque l’on recherche un emploi. Il est en effet attendu des demandeurs d’emploi qu’ils se conforment à des discours normatifs (Dagot, 2004)[4]. Concernant le collectif de chômeurs organisés, cette difficile verbalisation pourrait s’expliquer par le fait que, dans ces univers militants, la combativité est probablement davantage valorisée que l’expression de la vulnérabilité (Cohen, 2014 ; Dunezat, 2009)[5]. Toutefois, ces obstacles nous ont renseignés sur le caractère sensible et « tabou » de la question, sur la crainte d’émettre une parole émancipée dans un cadre parfois vécu comme insécurisant ou « contrôlant », sur la peur du jugement ou de représailles institutionnelles (notamment lorsque les participants ont été rencontrés par le biais des intermédiaires de l’emploi), mais également sur nos propres difficultés à aborder la question des usages.

2.2 Méthode d’analyse

Cette analyse, thématique (Negura, 2006), a permis de repérer les thèmes transversaux dans le discours des chômeurs, au-delà des singularités de chaque entretien. Une grille d’analyse thématique (voir annexe 1) a ainsi été construite par les chercheurs après un premier découpage des entretiens en unités sémantiques de base (Bardin, 2013 ; Negura, 2006). Les catégories thématiques qui ont émergé de ce premier découpage ont ensuite été confrontées afin d’élaborer la grille. Cette grille n’étant pas « figée », elle a été affinée au fil de l’analyse, comme cela peut être recommandé dans la littérature (Glaser et Strauss, 1967 ; Paillé, 2017).

Concernant l’expression « jeunes chômeurs », elle désigne ici des chômeurs âgés de 19 à 25 ans, qui ont rencontré des difficultés d’accès à un primo-emploi, à une formation certifiante et valorisable, et de manière plus large à s’insérer socialement et professionnellement. Leur résistance aux entretiens individuels nous a amenés à privilégier des entretiens collectifs, animés par la méthode du photolangage (Vacheret, 2011), afin de favoriser l’expression sur les thèmes retenus pour l’analyse. En comparaison avec la grille d’analyse thématique construite pour la population adulte, il n’était ici pas question de perte d’emploi, ni de l’expérience d’un emploi antérieur, ni d’assurance chômage (d’où des situations de grande pauvreté). En revanche, les énoncés relatifs aux catégories thématiques de l’inscription sociale (dont les réseaux et soutiens sociaux entre pairs) et du regard social qui pèsent sur eux, ainsi qu’à celle du rapport subjectif à l’emploi, ont été particulièrement développés. Les résultats relatifs aux données recueillies auprès des jeunes de notre échantillon ne sont ainsi pas confondus dans la partie suivante. Enfin, des échanges complémentaires ont été menés avec des conseillers à l’emploi, afin de mieux cerner la problématique des usages et de la santé et d’obtenir des informations sur les modalités d’accompagnement des chômeurs. Ces entretiens n’ont pas donné lieu à une analyse spécifique dans le cadre de cet article, mais ont toutefois permis d’apporter des informations complémentaires au discours des chômeurs.

3. Résultats

3.1 Santé et chômage

Les entretiens réalisés associés à l’analyse thématique permettent de dégager de premiers enseignements sur la santé des chômeurs. La diversité des situations rencontrées nous amène à distinguer, à travers le discours de ces derniers, plusieurs rapports entre santé, travail et chômage : la santé dégradée par le travail, la santé dégradée en lien avec la maladie chronique et la santé dégradée par l’expérience du chômage. L’analyse des entretiens réalisés permet de mettre en perspective les trajectoires professionnelles et celles de santé[6] des personnes rencontrées.

Quand le travail altère la santé globale, la santé dégradée peut conduire à un licenciement. Ici, les personnes établissent un lien entre leur licenciement et des problèmes de santé « causés » par leur situation de travail ou par leur trajectoire professionnelle. Tel est le cas de Samir (55 ans, rencontré par interrelations), chauffagiste-climaticien, qui a longtemps travaillé dans le bâtiment et qui connaît depuis des années « des problèmes de dos chroniques qui ont conduit à une restriction d’aptitude par la médecine du travail » (exemption de port de charges). Il a connu une rupture conventionnelle de son contrat de travail. Si, dans un premier temps, le chômage lui a permis de s’extraire des contraintes de travail incompatibles avec son état de santé physique, il a vu progressivement sa santé psychique malmenée par l’échec de son projet de formation au métier de cuisinier, du fait de l’émergence de tensions puis de conflits avec l’organisme en charge de cette formation et vers lequel Pôle emploi l’avait orienté.

Quand une maladie chronique altère à la fois la santé et la situation professionnelle, le risque de licenciement s’accroît, ce qui est susceptible d’accélérer la dégradation de la santé. Ainsi, Louise (50 ans, rencontrée par interrelations), vit depuis 10 ans avec une lombalgie aiguë dégénérative, une douleur chronique et « des problèmes psychiques qui ont déclenché des douleurs dans mon corps ». La combinaison d’une usure qu’elle présente comme liée à une vie d’intérim exigeant un effort d’adaptation permanent et de successifs échecs sentimentaux est perçue comme la cause de cette dépression au long court qui a donné lieu à une Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH). De récurrents arrêts de travail ainsi que des mi-temps thérapeutiques l’ont progressivement éloignée du monde du travail.

Le chômage peut ainsi porter atteinte à la santé, mais ce, à travers deux processus différents. Quand les parcours professionnels se caractérisent par une précarité entretenue par de fréquentes périodes de chômage : le chômage est la norme dans les parcours de ces travailleurs (Cingolani, 2017 ; Hélardot, 2009 ; de Terssac, Saint-Martin, et Thébault, 2008). Dans ce premier cas, le chômage est complètement intégré aux parcours professionnels. Tel est le cas de Laetitia (36 ans, rencontrée via les intermédiaires de l’emploi) qui n’a connu que des « petits boulots » tout au long de sa vie professionnelle et qui a fini par déclencher une névralgie cervico-brachiale que les médecins attribuent au stress, doublée d’une dépression qui se signale par de l’asthénie. Le chômage peut également dégrader la santé, lorsqu’il prend sens d’événement traumatogène[7], quand le choc de son annonce vient ébranler l’image et la continuité de soi. Dans ce second cas, il crée une rupture dans des histoires professionnelles se caractérisant par un ou des emploi(s) durable(s). Les personnes qui ont connu une trajectoire professionnelle à la fois longue et stable en viennent à être profondément déstabilisées par leur licenciement et l’entrée au chômage, qui sont vécus comme rupture, disqualification et relégation. Un autre axe d’investigation concerne l’accès et le rapport aux soins ainsi que l’intrication des altérations somatiques et psychiques. Comme nous l’avons relevé précédemment, des troubles somatiques, parfois graves, s’accompagnent d’une fragilisation psychique ; et inversement, des troubles psychiques se manifestent aussi sur le plan somatique de diverses façons. La combinaison de problèmes financiers et de réticences à consulter un « psy », psychologue ou psychothérapeute, conduit à privilégier la sollicitation de médecins généralistes qui semblent répondre à la souffrance exprimée lors des consultations en prescrivant des médicaments psychotropes (somnifères, antidépresseurs, anxiolytiques essentiellement). Enfin, et ce constat rejoint nombre de travaux scientifiques, le chômage est un facteur d’amplification des inégalités sociales de santé, notamment du fait d’une dégradation de l’accès aux soins (Célant, Guillaume et Rochereau, 2017 ; Moulin et coll., 2009). Les soins, et plus globalement le suivi de sa propre santé, appartiennent à la liste de « ce dont on se prive ». La réduction des dépenses de santé est manifeste, notamment chez les chômeurs faiblement indemnisés ou vivant des minimas sociaux.

3.2 Les usages de SPA : faire face aux épreuves du chômage

Les entretiens menés permettent également de dégager des enseignements sur les usages des chômeurs (de médicaments, d’alcool, de tabac...) et les fonctions de ces usages : anesthésiants (de l’angoisse, de l’ennui, de l’appréhension des entretiens d’embauche ou d’accompagnement…), stimulants, socialisants… En raison des empêchements évoqués dans la partie précédente, nous n’avons cependant recueilli que peu d’informations concernant les modalités pratiques de ces consommations lors des entretiens[8], ce qui nous a parfois empêchés de cerner précisément les fonctions de certains usages. Nous présentons toutefois les fonctions que nous avons pu identifier lors de cette recherche auprès des chômeurs, à travers leur discours et en dépit des difficultés rencontrées dans l’expression sur les SPA et la santé.

3.2.1 La fonction anesthésiante : calmer, atténuer l’angoisse et l’ennui

La fonction anesthésiante prédomine chez les chômeurs qui ont participé à cette recherche et, ce faisant, est la plus évoquée par ceux-ci lors des entretiens à propos de leurs consommations personnelles (par 7 participants sur 13, parmi ceux âgés de plus de 25 ans). Cette fonction recouvre des usages pluriels, eux-mêmes associés à diverses finalités. Il s’agit en effet de recourir à divers produits pour calmer les angoisses, la peur du lendemain, mais aussi l’ennui. Il est également question de chercher à réduire les souffrances associées à l’épreuve du chômage, en consommant par exemple des antidépresseurs. En ce sens, comme le soulignent les travaux de Fontaine (2002), on peut avancer qu’il s’agit d’une fonction « thérapeutique », visant à soigner, annihiler ou du moins atténuer certaines souffrances. L’anesthésie d’une souffrance peut être recherchée via des médicaments aux effets sédatifs, comme dans le cas de Nathalie (53 ans, rencontrée par interrelations). Dans son cas, les traitements médicamenteux soignent et empêchent à la fois :

« C’est très difficile. Au début, j’étais dans un état dépressif grave. Au début, je me reposais. Mais après, les journées sont d’une longueur interminable. […] J’avais des médicaments assez forts, des psychotropes, des anxiolytiques. »

En lien avec la notion de « traumatisme du chômage » (Debout, 2015), les participants font référence à la prise de médicaments comme un moyen permettant de faire face, avec plus ou moins d’efficacité, à la perte d’un emploi lorsqu’elle prend sens d’événement traumatogène : il s’agit vraisemblablement d’une « béquille chimique », pour reprendre l’expression d’une conseillère à l’emploi que nous avons interviewée, permettant d’anesthésier, d’atténuer la souffrance et l’angoisse. Il est intéressant de noter que les médicaments psychotropes et les antidépresseurs, notamment, sont les produits les plus évoqués lors des entretiens ; plus des deux tiers des chômeurs « adultes » (9 sur 13) ont fait référence à l’usage de ces produits lors des entretiens, qu’il s’agisse de leurs propres consommations ou de celles d’autres demandeurs d’emploi, et en ayant recours à un lexique diversifié : « antidépresseurs », « médicaments », « cachets », « cachetons », « traitement »… Ici, nous pouvons également souligner que les femmes de notre échantillon déclarent davantage consommer des médicaments psychotropes que les hommes (parmi les participants âgés de plus de 25 ans : cinq femmes sur huit ont fait mention de leur propre usage, contre deux hommes sur cinq). Les humiliations et l’expérience de la discrimination génèrent une souffrance qui peut également conduire à recourir aux antidépresseurs. Notons à ce propos la prévalence des expériences de discrimination (dont cinq participants ont fait mention, par rapport à leur propre vécu) non réductibles à ceux qui pourraient évoquer, au-delà d’une condition commune et dévaluée de chômeurs, une origine ethnoculturelle manifeste : les entretiens sont l’occasion de faire le récit d’expériences de discrimination (ou tout du moins, d’en émettre l’hypothèse) associées à un surpoids (pour une participante), à une santé fragilisée (pour une participante), ou à une activité syndicale (pour deux participantes et un participant)[9]. De même que dans le monde professionnel, il s’agit de tenir dans des contextes difficiles, de maltraitance ou de harcèlement (Lhuilier, 2017). Tel est notamment le cas de Valérie (50 ans, rencontrée via le collectif des chômeurs organisés), ancienne technicienne dans le secteur de l’industrie pharmaceutique, qui évoque les pratiques discriminatoires et les commentaires humiliants des recruteurs sur son apparence, comme étant à l’origine de sa consommation d’antidépresseurs, sur fond d’une profonde atteinte à l’estime de soi :

« On m’a dit deux fois qu’on ne m’embaucherait pas parce que j’étais trop grosse. […] Il m’a dit « les gens qui sont obèses, c’est qu’ils se négligent et si ils se négligent, ils négligent leur travail. »

Il peut aussi s’agir de faire usage de SPA pour leurs fonctions anesthésiantes de l’angoisse, afin d’engourdir la pensée, comme en témoigne Samir (55 ans, rencontré par interrelations) :

« Je fume plus, surtout le soir. […] Là, là, c’est carrément… J’ouvre la fenêtre et puis voilà. Ben oui, moi il n’y a que ça qui me calme. »

L’utilisation de substances le soir peut être évoquée, comme dans le cas de Samir, à des fins sédatives, mais il peut aussi s’agir de faciliter l’endormissement suite au changement soudain de rythme de vie et à ses conséquences[10], ce à quoi Cédric, 45 ans (rencontré via l’institut du secteur social), a par exemple fait référence :

« J’ai un rythme week-end et un rythme travail, et là je suis en rythme week-end parce que je n’ai pas de travail. »

Enfin, c’est l’alcool qui peut être utilisé pour oublier les difficultés liées au chômage et faire face, anesthésier/combler l’ennui, le vide du temps (Sivadon et Fernandez-Zoïla, 1983) et l’activité carencée. Cet usage a par exemple été évoqué par Nathalie :

« La solitude, l’inactivité, de ne rien avoir à faire, de ne pas avoir de projet, et oui, j’ai eu tendance à boire plus que de raison pendant un certain temps. »

Le tabac peut également être utilisé à cette même fin, autrement dit pour « combler un vide », comme Peretti-Watel et Constance (2009) ont pu le souligner lors d’une recherche menée auprès de personnes en situation de précarité, allocataires d’aides de la collectivité. Le fait de fumer une cigarette est alors évoqué comme le seul loisir encore abordable, lorsque l’on n’a « rien à faire ». Il semble bien que ce soit le sens que Laetitia (36 ans et rencontrée via les intermédiaires de l’emploi, suivi social et professionnel) donne à sa consommation :

« Je crois que c’était mardi… mardi soir, mercredi soir... J’allais pas bien, je suis pas sortie de la journée, j’avais... Je sais que j’ai un bordel monstre à ranger, je suis là devant ma télé, je suis en train de fumer ma cigarette, je bois mon thé, j’ai rien fait de rangement, j’ai dit là, il va falloir que je fasse quelque chose... »

Il convient de noter que cet usage a également été évoqué par les participants âgés de moins de 26 ans, lors des entretiens collectifs :

« Tu fumes parce que ça te permet de passer le temps. Si t’es chez toi, plutôt que faire des conneries ou dormir » (Gabriel, 20 ans, jeune chômeur rencontré via les intermédiaires de l’emploi).

3.2.2 La fonction stimulante, désinhibitrice : « se donner du courage »

Cette fonction a été évoquée par 3 chômeurs sur 13 (parmi ceux âgés de plus de 25 ans, mais ils faisaient allusion pour deux d’entre eux à l’usage d’autrui et non à leur usage personnel). Comme on peut le retrouver dans la littérature (Roquet, 1999), c’est principalement l’alcool qui a été mentionné du fait de ses vertus désinhibitrices, autrement dit pour contrôler ses appréhensions et « se donner du courage » avant un évènement ponctuel (entretien d’embauche ou auprès des intermédiaires de l’emploi…). L’alcool constitue ainsi un outil, un instrument en vue des interactions sociales à venir, mobilisé par les chômeurs avec anticipation, comme en témoigne cet échange avec Caroline (45 ans, rencontrée via le collectif de chômeurs organisés) :

Caroline : « On est en plus dans une région où ça picole et tu le vois. »

Enquêtrice : « C’est-à-dire qu’on peut consommer pour… »

Caroline : « Pour se donner du courage avant un rendez-vous Pôle Emploi, à la CAF… »

Enquêtrice : « Donc ponctuellement, pour se donner du courage ? »

Caroline : « Oui pour y aller. Je leur dis que c’est pas la Gestapo mais si un peu quand même. »

Les propos des chômeurs concernant cet usage de l’alcool visant la levée des inhibitions et la réduction du stress ont été corroborés par des conseillères à l’emploi lors des entretiens complémentaires :¸

« Quand c’est ponctuel, c’est pour le stress » ;

« C’est un petit déstressant » (conseillère Pôle emploi).

Elles ont insisté sur l’ambivalence de cet usage qui, lorsqu’il est bien régulé et maîtrisé, permet de gagner en assurance mais qui, dans le cas contraire, signe la perte du contrôle de soi, de la face devant l’interlocuteur, ainsi que par là-même l’échec de l’entretien. Cette ambivalence est également soulignée dans la littérature (Nahoum-Grappe, 2010 ; Roquet, 1999). Cet usage « maîtrisé » de l’alcool pourrait également permettre aux chômeurs, dans une certaine mesure, de faire face, de « supporter l’insupportable » (Lhuilier, 2017), c’est-à-dire les comportements et attitudes discriminatoires que les participants ont évoqués et dénoncés à plusieurs reprises au cours des entretiens, ainsi que le sentiment d’humiliation qu’ils génèrent.

3.3.3 La fonction sociale : partager ses difficultés

Une fonction, évoquée lors d’un entretien mené auprès d’une participante du collectif des chômeurs organisés, et qui semble prédominer chez les jeunes chômeurs âgés de moins de 26 ans, renvoie à la dimension sociale des produits, et plus précisément au « boire social » (Nahoum-Grappe, 2010). Lors des deux entretiens collectifs menés avec les jeunes, cette fonction sociale a été évoquée à plusieurs reprises, essentiellement au sujet des consommations de cannabis et d’alcool. Il s’agit, par le biais de la consommation d’alcool le plus souvent, d’instaurer un cadre propice à l’effacement des distances, aux confidences et ainsi au partage des difficultés liées au chômage ou à la perte de l’emploi. Caroline (45 ans, rencontrée via le collectif de chômeurs organisés) décrit en d’autres termes cet usage, qu’elle associe, dans son discours, au refus de la médicalisation des problèmes sociaux :

« [...] Le toubib, il lui dit qu’elle a une sale tronche [n.d.l.r. à son amie] alors elle lui raconte et lui, il a voulu lui donner un truc pour dormir. Heureusement le soir, elle dînait chez moi. On en a discuté et je lui ai dit qu’il fallait surtout pas faire ça : mettre le pansement avant qu’elle ait mal. On s’est bu un coup de pétillant et ça a fait le même effet. Elle en a reparlé avec son toubib et il lui a dit qu’il y a des gens, il sait qu’ils vont péter les plombs donc il préfère anticiper. »

Du côté des jeunes chômeurs, cette même fonction a également été identifiée. L’usage des SPA revêt avant tout une dimension sociale et participe d’une logique d’intégration et de construction identitaire collective, communautaire et « reliante ». La consommation peut ainsi se faire par mimétisme, par

« contagion sociale » et permettre l’intégration au sein du groupe, afin de répondre « en négatif » aux codes de la société.

Un contexte festif semble favoriser cette consommation collective. Bertrand (19 ans) réagit :

« [...] Quand on est en soirée, c’est vrai qu’on boit tous. Pour s’amuser, faut boire. Ça fait du bien et ça nous permet de mieux parler et nous amuser. » Sandra (21 ans)

ajoute, à la suite de cette remarque : « [...] Quand tu bois pas, t’as l’air d’un naze. [...] C’est pas que t’as pas le choix, mais ça fait quand même mieux. Tu te sens un peu obligé de faire comme les autres en soirée. »

Les jeunes nous ont également fait part de leur difficulté à s’interdire de consommer de l’alcool alors que, paradoxalement, il s’agit d’un usage social courant, visible et autorisé qui encourage la relativisation du risque. La consommation collective participe ainsi d’une reconnaissance entre jeunes chômeurs. L’exclusion ou le défaut d’inclusion, la situation sociale insuffisamment précise de « jeunes chômeurs », ni professionnels ni étudiants ni adultes, semblent renforcer le sentiment de solitude, d’inutilité et les exposer au risque de l’invisibilité. Consommer ensemble revient probablement, pour le jeune, à riposter face au sentiment de se voir

« désencastré de ses appartenances collectives qui constituent pour lui à la fois des contraintes et des protections » (Castel, 1981/2011, p. 12).

Justine (24 ans) souligne l’existence d’une norme sociale générique de réussite que le jeune sans emploi peut se sentir empêché de soutenir :

« Nous on n’a pas de boulot, on n’a pas de toit à nous souvent, on n’a pas d’enfant. Le boulot de nos jours c’est la clef et nous on n’en a pas. Si t’as pas de boulot t’es rien. [...] Alors faut bien qu’on se fasse connaître autrement. Enfin je sais pas si c’est bien, mais entre nous par la picole ou le shit on existe quoi avec les copains (rires). » Lucie (21 ans)

le reprend immédiatement : « Ah oui heureusement qu’on a ça ! Mais on n’est pas des délinquants non plus ! (rires) ».

Nous notons enfin que les jeunes rencontrés lors des entretiens collectifs étaient pour la plupart issus de zones péri-urbaines, ce qui pourrait contribuer au sentiment de disqualification sociale et à renforcer une consommation collective de riposte.

4 Discussion et conclusion

4.1 Discussion des principaux résultats

Cette étude a ainsi permis de dresser un premier état des lieux qualitatif des usages de SPA des chômeurs et de leurs modalités. Certaines fonctions recherchées à travers ces usages (anesthésiante, stimulante, sociale) ont pu être mises en évidence grâce aux entretiens semi-directifs, ou aux entretiens collectifs chez les jeunes, et ce, en dépit des difficultés à verbaliser sur un sujet intime et chargé de connotations négatives et stigmatisantes. Il en ressort principalement que la fonction « anesthésiante » des SPA, des produits, prédomine afin de résister aux effets du chômage. Ces produits peuvent constituer des ressources pour tenir au chômage

« malgré tout, malgré les épreuves subies » (Lhuilier, 2017, p. 285) ;

à ce titre, l’analyse des usages de SPA au chômage et de leurs fonctions nous renseigne, en creux, sur l’expérience du chômage. Dans l’analyse menée chez les plus de 25 ans, nous n’avons pas identifié d’énoncé se référant à la fonction de « récupérer » (dormir, décompresser...), pourtant repérée dans le discours des travailleurs en emploi, donc en milieu professionnel, lors de recherches antérieures (Crespin et coll., 2017). Nous pouvons supposer que rendre compte d’un état de fatigue nécessitant de « récupérer » soit difficilement dicible pour les chômeurs, du fait des préjugés dont ils sont la cible (Bourguignon et Herman, 2007). Comment soutenir en effet la légitimité d’une fatigue jugée comme « paradoxale » hors emploi ? C’est la fonction anesthésiante qui s’avère dominante dans le discours des chômeurs interrogés, alors même que cela ne semble pas être le cas, ici aussi, du côté des « travailleurs en emploi ». Les fonctions des SPA dépendent pour eux, notamment, des activités professionnelles et des milieux de travail qui sont les leurs, alors que chez les chômeurs, la prévalence de cette fonction anesthésiante peut être mise en perspective avec une condition commune, dévaluée et partagée, celle de chômeur. Mais, cette condition euphémise par ailleurs les différences relatives aux places et statuts dans le monde du travail. La fréquence d’évocation du thème de la discrimination lors des entretiens conduit à émettre l’hypothèse suivante : cette multiplication des supports de la discrimination (âge, sexe, origine sociale, ethnoculturelle, image du corps [obésité, tatouage, style vestimentaire...], activités désavouées [syndicalisme, militantisme…]) pourrait constituer des formes de légitimation du chômage par la construction, via le jugement social, d’une altérité qui met l’accent sur les différences, voire sur des formes de déviance. Ces discriminations sont réelles au regard des données disponibles sur les taux de chômage des jeunes, des seniors et des femmes. D’autres critères font débat en France, comme celui de l’origine ethnoculturelle (Safi, 2013) qui pourrait être croisée avec d’autres critères, comme le territoire ou les catégories socioéconomiques. Elles peuvent aussi constituer une forme d’explication donnée par les personnes au chômage à l’absence d’emploi ou à leurs difficultés à accéder à un emploi.

Le dispositif méthodologique mis en place, auprès des chômeurs, peut aussi nous renseigner sur leur expérience du chômage. Nous avons pu constater que la plupart d’entre eux avaient investi l’entretien en cherchant à donner ou à redonner du sens à leur parcours. Nous pouvons supposer qu’il s’agissait là de nous faire comprendre que leur histoire dépassait l’épreuve du chômage, d’une manière de reprendre la main sur celle-ci et de résister à la fragilisation identitaire induite par celui-ci (Demazière, Foureault, Lefrançois et Vendeur, 2015). Pour certains, il s’agissait également de se saisir de l’entretien afin d’exprimer des revendications par rapport à la condition de chômeur, au regard social qui pèse sur les chômeurs, et en ce qui concerne les usages, à un refus de la « médicalisation » des problèmes sociaux.

Enfin, reconnaître la prédominance d’une fonction « thérapeutique » (anesthésiante) dans le discours des chômeurs ne signifie pas pour autant occulter l’éventuelle nocivité des SPA. L’ambivalence de ces produits, qui peuvent, par exemple, anesthésier mais aussi « empêcher », impose donc d’aborder cette problématique en tenant compte de sa complexité. Les enseignements issus de cette recherche conduisent aussi à se demander dans quelle mesure les fonctions recherchées dans les usages et le sens dévolu à ceux-ci peuvent potentiellement atténuer leur nocivité, en contribuant à leur régulation. Les politiques de prévention doivent intégrer cette complexité, et ne peuvent ainsi pas seulement cibler le produit, mais aussi les fonctions trouvées à travers son usage ainsi que le sens donné à ce dernier.

4.2 Limites et perspectives

La poursuite des recherches sur cette problématique devrait intégrer les comparaisons internationales, même si celles-ci s’avèrent fort complexes à réaliser du fait des grandes disparités entre les régimes d’assurance chômage, et donc des conditions de vie des chômeurs (Ourliac, 2017). De même, devraient être approfondies les comparaisons autour des catégories d’âge afin de mieux comprendre les expériences mêlées du chômage et des SPA. Les jeunes dits « NEET » doivent sans doute faire l’objet d’une attention particulière tant le cumul de facteurs de vulnérabilité les expose à une dégradation de leur santé. D’autant plus que l’on sait que l’alcool, le tabac et le cannabis consommés à long terme constituent les premiers facteurs de morbidité chez les jeunes et que leur consommation répétée peut mener à une dépendance à un âge précoce (Le Borgès, 2019). Parmi ces questionnements, les inégalités ethnoculturelles et de genre mériteraient aussi, au vu de la littérature, d’être plus amplement étudiées ; les premières (Assari, Lankarani et Lankarani, 2013 ; McCambridge et Strang, 2005) comme les secondes (Benarrosh, 2006 ; Blasco et Brodaty, 2016 ; Hammarström et Janlert, 2006) pouvant influencer les usages de SPA, les vécus du chômage et les processus de santé. Enfin, d’autres investigations à venir pourraient permettre d’approfondir les comparaisons esquissées entre les fonctions recherchées par les chômeurs et par les « travailleurs en emploi », de vérifier les divergences soulevées et d’analyser les processus qui en sont à l’origine. Ces éclairages peuvent être mis au service d’une réflexion sur les orientations qu’il conviendrait de développer en matière de prévention des consommations problématiques, aussi bien sur le plan de la santé que du retour à l’emploi. Notons encore que la question de l’usage des médicaments psychotropes mériterait d’être approfondie, car si celui-ci a été le plus évoqué par les participants, notamment par les femmes, il demeure peu abordé dans la littérature scientifique.

Sur le plan méthodologique, nous avons été confrontés à des difficultés : l’identification d’un « terrain », autrement dit d’un milieu organisé de collecte des données, ou encore le caractère intime et tabou de la question des usages. L’analyse de ces obstacles nous incite à préconiser une démarche de type ethnographique (Schwartz, 2012), davantage en immersion, face aux réticences des chômeurs. Cette démarche pourrait s’avérer heuristiquement féconde et permettre ainsi de mieux « apprivoiser » l’expression et l’élaboration autour de ces questions, lors de recherches ultérieures.

Annexe

Annexe 1. Grille d’analyse thématique des entretiens

Figure

-> Voir la liste des tableaux