Corps de l’article

Introduction : Tour de piste des situations de travail à l’hôpital

Figures emblématiques du cirque, les clown·es ont toujours joué en dehors de ses chapiteaux : dans la rue, les théâtres, les cabarets, y compris les hôpitaux. En France, le duo Footit et Chocolat est souvent présenté comme un précurseur en la matière (Noiriel, 2012). Toutefois, depuis les années 1990, les visites de clown·es à l’hôpital ont pris une forme différente. Elles sont désormais organisées par des associations qui recrutent et rémunèrent les clown·es pour leurs journées de travail à l’hôpital. De nombreuses associations de ce type ont vu le jour un peu partout dans le monde : Clown Care Unit aux États-Unis, Dr Clown au Canada, Doutores da Alegria au Brésil, Le Rire Médecin en France, etc. Elles suivent toutes un même modèle d’action consistant à produire des spectacles improvisés et personnalisés, chambre par chambre. Dans ce cadre, les clown·es sont confronté·es à une série de nouvelles situations de travail, plus ou moins difficiles du point de vue des émotions. Ils et elles travaillent en face-à-face avec un public malade dont les symptômes sont plus ou moins marqués, et dans des climats affectifs qui ne leur sont pas toujours favorables (pleurs, stress, tensions, fatigue, agressivité…). Régulièrement, des patient·es refusent leur visite, obligeant les clown·es à renoncer à ces rencontres et à « mettre leur ego de côté ». À la demande des soignant·es, et sous certaines conditions, il arrive aussi que les clown·es participent à des moments du soin. Dans ce cas, leur travail s’inscrit dans les logiques de prise en charge de la douleur (Baszanger, 1995). Or certaines de ces situations peuvent constituer de véritables mises à l’épreuve de leurs émotions : prise de sang, changement de pansement, ponction lombaire, etc. « Moi j’ai un peu le trac quand je vais jouer à l’hôpital. Mais c’est pas le trac de la scène, c’est plus que je sais pas ce que je vais voir », me confiait un clown. En outre, dans ces lieux, les clown·es s’exposent au risque de voir l’état de santé de certains enfants se dégrader, parfois jusqu’au décès. Il peut s’agir d’enfants qu’iels viennent à peine de rencontrer ou qu’iels voient déjà depuis plusieurs semaines, plusieurs mois, parfois aussi plusieurs années.

Comment ces artistes parviennent-ils à faire leur métier de clown dans le contexte de l’hôpital? Comment travaillent-ils avec les émotions? Quelles formes prend chez eux·elles le travail émotionnel? Dans quelles conditions est-il réalisé? Que leur permet-il de faire ou ne pas faire? Et quelle expérience font-ils de ce travail au quotidien? Si la question du travail émotionnel n’est évidemment pas spécifique aux clown·es, cet article vise à montrer comment il caractérise le groupe des clown·es à l’hôpital, et en quoi il comporte des aspects qui peuvent enrichir le champ des études sur ce type de travail. Dans la lignée des travaux interactionnistes d’Erving Goffman sur la présentation de soi, d’Anselm Strauss sur le travail médical et d’Arlie R. Hochschild sur travail émotionnel dans les relations de service, il s’agira d’analyser comment les clown·es s’y prennent pour « évoquer ou façonner, ou tout aussi bien réprimer un sentiment » à des fins de bon déroulement des spectacles (Hochschild, 2003 : 33); mais aussi comment iels régulent ce travail tout au long de leur carrière professionnelle pour protéger leur santé mentale et rester créatif·ves en toutes circonstances.

Pour cela, je m’appuierai sur une ethnographie menée entre 2013 et 2018 pour ma thèse en CIFRE[1] au Rire Médecin, association pionnière et leader en France dans le domaine des clowns à l’hôpital. Créé en 1991, Le Rire Médecin compte une centaine de clown·es qui interviennent dans plus de cinquante services différents, exclusivement en pédiatrie. Pendant plusieurs mois, j’ai suivi des duos d’hommes et de femmes clown·es de cette association dans deux hôpitaux (services de pédiatrie générale, urgences, oncologie et neurologie pédiatriques). Munie d’un petit carnet, je retrouvais les clown·es le matin à la cafétéria et les suivais ensuite dans les différentes étapes de leur journée (les transmissions avec les soignant·es, la préparation dans les vestiaires, l’entrée dans les services, les spectacles dans les chambres, etc.). Dans les couloirs, je les observais déambuler en musique et interagir avec les différentes personnes du service. Parfois, j’entrais avec eux·elles dans les chambres; d’autres fois, je restais observer sur le pas de la porte. En parallèle, j’ai également occupé un poste à mi-temps au siège de l’association, intégrant ainsi leur « équipe de renfort » (Becker, 1988). Au Rire Médecin, cette équipe est constituée de salarié·es chargé·es de la levée de fonds, du marketing, de la communication, etc. Dans ce cadre, mon rôle consistait à fabriquer chaque mois les plannings de jeu à l’hôpital, et à organiser parfois aussi les formations mensuelles des clown·es. Cette place dans les coulisses de leur activité m’a permis de diversifier mes sources de données (courriers, comptes rendus d’activité, témoignages de formation, articles de presse, etc.), et de récolter de nombreux récits de travail sur le vif.

Pour appréhender pleinement les risques et les ressources du travail émotionnel, j’ai complété ces observations par une série d’entretiens semi-directifs avec les clown·es que je suivais à l’hôpital et d’autres, qui travaillaient dans des services ne faisant pas directement partie de mon terrain: services de jeunes brulés, réanimation pédiatrique, unité médico judiciaire, etc. En effet, les clown·es du Rire Médecin interviennent parfois aussi spécifiquement auprès d’enfants victimes de violences domestiques. Dans ces services, la régulation des émotions est réputée comme étant particulièrement difficile pour toutes les catégories de professionnel·les (Bonnet, 2020).

« [Là,] on sait que y a du lourd. On sait que y a des enfants, ouah… Ça touche autrement qu’un enfant qui, de manière très injuste, est frappé par un cancer. Ouais ça touche différemment. En tout cas, moi, ça me touche différemment », me raconte une clowne.

Enfin, pour bien comprendre comment les clown·es adaptent leur travail dans le contexte de l’hôpital, je me suis aussi intéressée à leur formation professionnelle. Dans ce cadre, j’ai participé à un stage de formation au jeu clownesque. Ce stage était dirigé par Alain Gautré, acteur, formateur et metteur en scène que je rencontrais lors d’une de ses collaborations avec Le Rire Médecin. Cette nouvelle position m’a permis d’accéder aux fondamentaux de la pratique et d’expérimenter moi-même le travail que ces artistes apprennent à mener avec leurs émotions, avant même de travailler à l’hôpital.

Pour développer l’analyse, j’ai ensuite procédé à un travail de codage de mes données en suivant les grands principes de la Grounded Theory (Glaser et Strauss, 1967). De cette façon, j’ai obtenu une série de catégories permettant de saisir les différentes dimensions du travail des clown·es. Cet article est issu de mon travail de recherche doctorale (Bodelet, 2020). Menée sous la direction d’Isabelle Baszanger, il a permis de mettre en lumière l’amplitude des compétences interactionnelles que ces artistes déploient dans le contexte de travail de l’hôpital, ainsi que l’ensemble des régulations qu’iels mettent en œuvre pour s’adapter à chaque situation, y compris avec leurs propres émotions. À partir de ces résultats et de plusieurs extraits de terrain, je montrerai ici d’abord en quoi l’organisation du travail mise en place par l’association qui recrute les clown·es permet de soutenir une partie du travail émotionnel de ces artistes. Par la suite, je resserrerai la focale ethnographique pour analyser comment les clown·es accomplissent ce travail émotionnel en actes de façon à rester créatif·ves tout au long de la journée à l’hôpital. Nous verrons que les temps d’interaction avec les patient·es sont encadrés par une série d’étapes et de petits rituels minutieusement reproduits. Chaque journée commence ainsi par un long temps de préparation, lui-même divisé en différentes étapes, jusqu’à ce que les clown·es finissent par « chausser » leur nez rouge, véritable masque protecteur contre les émotions potentiellement perturbatrices du travail[2].

1. Faire son entrée dans un nouveau métier

La gestion des émotions à l’hôpital est un objet important de préoccupation pour les clown·es, en particulier pour les plus jeunes. Leur entrée dans la profession se fait par leur recrutement dans une association où les pairs jouent un rôle central dans la transmission des savoirs et « recettes de clown »[3], y compris dans la transmission des stratégies de régulation des émotions. Ils et elles leur apprennent notamment à suivre une certaine organisation du travail et à l’utiliser comme une des ressources disponibles pour rester créatif·ves et en bonne santé.

1.1. Une organisation conçue pour soutenir le travail émotionnel des clown·es

En France, l’activité de clown à l’hôpital n’est pas une profession qui s’exerce à temps plein. Les clown·es à l’hôpital sont des comédien·nes qui ont été formé·es aux spécificités du jeu et de l’improvisation clownesque, et qui cumulent plusieurs activités professionnelles. Ils et elles peuvent être aussi acteur·rices au théâtre et/ou au cinéma, musicien·nes, chanteur·ses, conteur·ses, formateur·rices, directeur·rices de leur propre compagnie… Cette multi-activité est une caractéristique bien connue de la profession de comédien (Menger, 1997). Elle permet aux artistes de multiplier les sources de revenus, et est souvent analysée comme une stratégie de diversification des risques liés à l’emploi. Cependant, elle joue aussi un rôle à part entière dans l’accomplissement du travail lui-même et dans l’expérience que les comédien·nes font de ce travail. Dans le cas des clown·es à l’hôpital, cette diversification a notamment été redéfinie comme un levier de bonne santé mentale et d’efficacité au travail. Elle doit leur permettre de « se détacher régulièrement du monde des soins » et de « se nourrir d’autres horizons ». Les employeurs sont d’ailleurs très attentifs à ces autres activités au moment des recrutements : ils s’en servent comme indice pour évaluer à la fois le niveau d’insertion professionnelle du ou de la candidate sur le marché du travail et avec lui, les risques d’un sur-engagement dans l’activité de clown à l’hôpital. Pour éviter que celle-ci ne devienne leur seule activité professionnelle et que l’artiste s’épuise émotionnellement dans ce travail, la fréquence des jours de jeu à l’hôpital est aussi règlementée. Au Rire Médecin, par exemple, les clown·es ne travaillent pas plus de deux jours par semaine à l’hôpital. Cette contrainte est d’autant mieux acceptée qu’une fois recruté·es, les clown·es bénéficient d’une certaine stabilité de leur emploi, avec un nombre de cachets souvent suffisant pour renouveler chaque année leur inscription à l’intermittence (Avelot, 2011)[4]. Dans ce système, iels ont également la possibilité de se retirer plus ou moins longtemps de l’hôpital (dans le cadre d’une tournée de spectacle, par exemple) sans risquer a priori de perdre leur emploi dans l’association.

À l’hôpital, les clown·es travaillent ensuite toujours en duo. Cette configuration fait partie des normes professionnelles qu’iels ont établies pour leur groupe et renvoie à une certaine tradition clownesque, avec ses codes et ses techniques. Elle leur permet de coordonner rapidement leur action en se répartissant, dans chaque nouvelle situation, les rôles entre l’Auguste (le clown naïf et maladroit qui fait des bêtises) et le Blanc (qui incarne l’autorité et corrige le comportement de son partenaire). De là, les clown·es peuvent ensuite dérouler les différentes séquences du numéro en enchaînant, par exemple, des séquences d’offenses-sanctions-réparations (Goffman, 1973). Cette dynamique relationnelle constitue une base commune pour coordonner l’action. En effet, à l’hôpital, les clown·es travaillent avec des partenaires qui ne se connaissent pas toujours à l’avance, et les temps d’improvisation sont assez courts (chaque spectacle dure entre cinq et dix minutes en moyenne)[5]. Dans ce contexte, « il faut être au taquet et réactifs ». Les clown·es doivent notamment faire preuve d’une intelligence émotionnelle pour « se brancher » rapidement à l’état émotionnel de l’enfant avant d’essayer de le transformer et éventuellement, « l’amener ailleurs ». « L’état affectif de base de l’usager […] constitue une donnée fondamentale quant à la façon dont le professionnel mobilise son intelligence émotionnelle » (Bonnet, 2018 : 10). De même, chaque clown·e doit pouvoir compter sur le ou la partenaire pour suivre, alimenter et/ou relancer l’action à tout moment, y compris dans les cas où iel se trouverait déstabilisé·e par une situation. « Le fait qu’on soit deux permet que l’autre le voie. Et qu’il puisse rebondir, et repartir dans un jeu ». La qualité des prestations dépend donc d’une attention à ses propres émotions mais aussi, à celles du·de la partenaire. « Tu veux qu’on fasse une pause? », demandait un clown après que sa collègue se soit vue refuser avec agressivité l’accès à une chambre par un parent. Pour éviter d’accumuler ce type d’expériences, iels développent parfois des stratégies de répartition des risques en se distribuant, par exemple, à tour de rôle, la tâche qui consiste à frapper à la porte des chambres (le premier clown à prendre contact avec la situation derrière la porte étant plus exposé au risque d’une déstabilisation émotionnelle).

Lorsque les clown·es travaillent à l’hôpital, leurs prestations s’enchainent toute la journée. Une journée typique de clown·e à l’hôpital commence à 9 h 30 et se termine vers 17 h. Chaque jour, iels visitent plusieurs services, avec leurs spécificités et des charges émotionnelles plus ou moins lourdes. Les spectacles se succèdent à un rythme soutenu, et les clown·es sont soumis à des ambiances qui peuvent être radicalement différentes d’une situation à une autre (Bodelet, 2018). Suivre les clown·es à l’hôpital conduit ainsi à assister tantôt à un rock-and-roll endiablé qui fait vibrer les murs de la chambre d’un adolescent, tantôt à une berceuse qui « suspend le temps » dans la chambre d’un bébé, en passant par : une partie de babyfoot avec des enfants survoltés dans la salle de jeu, une parade musicale dans le hall d’accueil de l’hôpital, une scène de séduction dans les couloirs avec des pompiers, des bulles pour calmer les pleurs d’un enfant, une course poursuite dans la salle d’attente des urgences, un accompagnement de soin avec l’équipe médicale...

« Ah oui, c’est sportif. Et puis, on s’aperçoit pas que c’est usant. Des fois, […] tu remontes dans un service pour continuer la pédiatrie générale et puis tu te dis : ah bah, en fait, on aurait peut-être dû faire une petite coupure parce qu’on est complètement en vrac quoi. […] En fait, tu sens que tu pourrais avoir tendance à assurer (rires) mais en fait, tu prends la charge quand même. »

Lorsqu’ils et elles ont fini leur tournée des chambres, les clown·es retournent ensuite dans les vestiaires et discutent entre eux·elles du travail accompli. Au cours de ce débriefing, iels partagent leurs expériences et lecture de chaque situation.

« Ça permet de vider. Et puis d’échanger : est-ce que j’ai bien compris la même chose que toi? Quand t’as fait ça, est-ce que c’était pour ça? Tu vois… Et d’ajuster aussi notre compréhension de ce qu’il s’est passé. »

Pour chaque chambre, iels écrivent également quelques mots dans un cahier qui est conservé sur place : type de jeu, déroulement de l’interaction, réactions du public… Ce cahier est souvent présenté entre elles·eux comme un « rituel » de la fin de journée. Il sert de support à leurs discussions et constitue, en ce sens, un type particulier de « rite purificateur » avant de quitter leur lieu de travail et reprendre leurs autres activités (Mercadier, 2002 : 247). Il est un moyen de « déposer les émotions » et « laisser à l’hôpital ce qu’il s’est passé à l’hôpital ».

Pour aider les clown·es à « tenir » dans la profession, les associations ont aussi mis en place des dispositifs dits d’« accompagnement » entre pairs. Au Rire Médecin, par exemple, ces dispositifs prennent la forme d’un système de parrainage qui a la particularité de se prolonger tout au long de la carrière professionnelle des clown·es. Dès son entrée dans l’association, chaque clown·e est ainsi suivi·e par un parrain ou une marraine (en général, un·e clown·e expérimenté·e). Son rôle consiste à « apporter une aide, un soutien et à partager les expériences permettant aux nouveaux clowns de prendre une distance nécessaire face aux situations de travail ». Cela se concrétise par des rencontres régulières entre eux·elles, ainsi que par des compte rendus écrits portant sur le vécu du travail à l’hôpital. Ces compte rendus doivent être rédigés chaque trimestre par tous·tes les clown·es et envoyés à la fois aux parrains·marraines et à la direction de l’association. Ils sont conçus comme des outils permettant d’entraîner la réflexivité des clown·es, et participent en même temps à un contrôle horizontal du travail (bien qu’il ne se soit pas formalisé comme tel). En effet, une partie de ces écrits prennent la forme d’une auto-évaluation de sa gestion du risque émotionnel, et permet de s’assurer collectivement que ce risque est contrôlé. Les clown·es doivent alors savoir faire le récit du travail émotionnel qu’iels réalisent en situation, en montrant notamment quelles solutions iels trouvent lorsqu’iels perdent le contrôle de leurs émotions à l’hôpital. Pour cela, iels y partagent certains ratés du travail émotionnel (les « pannes de clown »), les indicateurs qu’iels utilisent pour repérer les perturbations des émotions sur le travail (« il n’y a rien de concret qui sort », « silence et immobilité », « c’est un embouteillage de questions dans ma tête ») et les stratégies individuelles pour y remédier (« je ravale ma sensation »). Pour autant, l’amplitude du travail émotionnel ne peut se réduire à ce que ces comptes rendus rendent lisible ou intelligible, et il est attendu que les clown·es trouvent aussi des solutions dans l’organisation, à distance des situations du travail. Lorsque les clown·es commencent à ressentir une certaine fatigue émotionnelle liée au travail, iels sont, par exemple, invité·es à formuler une demande pour changer d’hôpital et être programmé·es dans des services moins lourds et moins contraignants que ceux où iels travaillent d’habitude.

1.2. Apprendre à travailler avec les émotions de l’hôpital

Les émotions font partie intégrante de la socialisation professionnelle des clown·es. Elles sont à la fois un objet avec lequel iels apprennent à travailler, et un effet recherché du travail (le plus souvent, sous la forme des rires du public).

« Chez Lecoq, on travaillait beaucoup avec les émotions. Mais c’était pas un jeu psychologique. On mettait beaucoup de corps. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire. Faut pas qu’on ait peur des émotions quoi. Parce que y a des clowns sur ça, ils font une pirouette et bon… »[6]

Pour cela, une des principales techniques transmise dans les ateliers de formation consiste à « prêter les émotions du comédien à son clown », c’est-à-dire utiliser les émotions qui émergent dans la situation pour les réinjecter immédiatement dans son propre jeu comme un élément à part entière du spectacle. Cette technique peut être décrite comme une déclinaison du jeu en profondeur dans le sens où elle ne consiste pas à « exprimer un sentiment réel, qui a été induit par l’individu lui-même » (Hochschild, 2017 [1983] : 57), mais à exploiter ses propres émotions comme une matière disponible qui peut ensuite être travaillée et mise au service de la construction du numéro. Si un·e acteur·rice ressent de la jalousie, iel doit jouer cette jalousie; si un·e acteur·rice est confus·e devant une situation, iel doit jouer cette confusion; si un·e acteur·rice éprouve de la honte, iel doit jouer cette honte. L’effet comique tient alors souvent au fait que ces émotions s’écartent des règles de sentiment (le ou la clowne exprimant ici une émotion – ou une intensité d’émotion – qui n’est pas celle que la situation ordonnerait normalement de sentir et/ou exprimer). Pour aider les jeunes clown·es à intégrer cette mécanique, les formateur·rices peuvent interrompre le déroulé d’une improvisation pour lui demander directement : « Qu’est-ce que ça te fait? […] Alors joue-ça! Donne ça à ton clown! » Au cours de cet apprentissage, le corps tient donc une place de premier rang. Il est à la fois l’espace dans lequel les acteur·rices apprennent à identifier leurs émotions et au travers duquel iels peuvent les rendre visibles. Certains formateurs ont d’ailleurs inventé leur propre vocabulaire en encourageant les clowns à « physiquer leurs émotions », c’est-à-dire traduire leur état émotionnel par des modifications concrètes dans l’expression et la tenue des corps. En outre, cette technique ne vise pas seulement à produire les rires du public, mais aussi à faire avancer le numéro en donnant des indications au partenaire pour qu’il ou elle puisse à son tour réagir.

Pour certain·es clown·es, ce procédé représente même une façon de gérer efficacement leur énergie. « Jouer avec l’état qui vient, c’est la formule de toute entreprise qui fonctionne, expliquait un formateur à ses stagiaires : obtenir le maximum de rendement avec le moins de ressources possibles! » Or l’hôpital peut mettre plus ou moins fortement à l’épreuve cet apprentissage. Les émotions produites par le travail ne représentent plus uniquement des ressources dans la construction des numéros. Au contraire, elles se transforment ici parfois en de véritables contraintes risquant de ralentir, perturber, voire paralyser l’action. À l’hôpital, les clown·es peuvent être déstabilisé·es par toute une série de situations : l’ambiance dans une chambre, l’état de santé de l’enfant, ses réactions au cours de la rencontre... « Il y a tellement de situations différentes […] La semaine dernière, y a une enfant qui s’est jetée dans mes bras! J’étais faite comme un rat… », me raconte une clowne pourtant déjà expérimentée. Pour anticiper le travail à mener sur leurs émotions, les clown·es apprennent à évaluer, et à ré-évaluer tout au long de leur carrière professionnelle, les risques en fonction des types de services. En général, les services considérés comme étant les plus à risque sont ceux qui prennent en charge des situations où le pronostic de vie des enfants est engagé. Néanmoins, des décès peuvent aussi se produire dans d’autres types de services, là où des clown·es encore peu expérimenté·es ne s’y attendent pas toujours. « On s’est dit : ah d’accord, ils peuvent mourir ici aussi… », me confiait un clown quelque temps après que son équipe ait commencé à jouer en neurologie. Par ailleurs, lorsqu’un décès survient, les clown·es doivent travailler avec un état perturbé de l’ordre sentimental. Ce concept désigne l’état des émotions et de l’atmosphère propres à chaque service. Il est le résultat d’un travail mis en œuvre par les différent·es acteur·rices du service pour gérer les sentiments liés à leur activité quotidienne (Glaser et Strauss, 1968). Dans ces conditions, les clown·es doivent négocier avec beaucoup de subtilité les formes, les temps et les enjeux de leur passage dans les services (Bodelet, 2023). De plus, ce type d’événement n’affecte pas seulement l’ordre sentimental du service où le·la patient·e était pris·e en charge, mais peut aussi affecter celui d’autres services. Ainsi, il est arrivé que les soignant·es du service de neurologie pédiatrique informent les clown·es dès le matin du décès d’un enfant aux urgences suite à une méningite foudroyante.

De même, certains types de publics sont identifiés comme plus ou moins à risque pour le travail émotionnel des clown·es, indépendamment des maladies. Les adolescent·es, par exemple, représentent un type de public particulièrement provocateur, et susceptible de refuser leur visite. « Moi je vous préviens : j’aime pas les clowns! », les prévenait rapidement une adolescente dans le couloir. « C’est quoi vos vrais prénoms? », continuait un de ses camarades. « Vous avez quel âge? » « C’est ça votre métier, c’est bien d’être clown? » Dans ces situations, les clown·es doivent fournir un effort supplémentaire pour garder le contrôle de leurs émotions. « Ah c’est sûr, faut pas faiblir! ». Lorsqu’iels travaillent avec des adolescent·es, les clown·es peuvent aussi se confronter à des comportements qui peuvent être plus ou moins agressifs à leur égard, jusqu’à parfois menacer leur intégrité physique. « Une fois, on a eu une ado… Elle m’avait pris par le colback, elle m’avait dit : bah tu vois moi, ce ballon c’est comme ta tête, je pourrais l’exploser avec un couteau... ». De ce point de vue, les urgences pédiatriques sont des services qui peuvent être assez risqués, avec des jeunes qui arrivent dans des états d’agitation plus ou moins importants. Les clown·es ne sont d’ailleurs pas toujours autorisé·es à rencontrer ces adolescent·es (en particulier, s’ils ou elles viennent à peine d’arriver). Parfois, ces comportements sont aussi symptomatiques d’un trouble psychiatrique déjà plus ou moins bien identifié, ce qui peut rendre la lecture des situations problématique. « Vous allez voir, c’est particulier », les prévenait l’éducateur. À l’inverse, le travail avec les bébés peut être source d’une autre appréhension plus ou moins partagée par les clown·es selon les moments de leur carrière. En effet, les bébés sont un type de publics dont les réactions peuvent être particulièrement imprévisibles (lorsqu’ils se mettent, par exemple, soudainement à pleurer sans avoir manifesté de « signe avant-coureur ») et pour qui les clown·es doivent apprendre à utiliser d’autres grilles de lecture des émotions. Selon les services, le corps des nourrissons peut aussi être appareillé à des dispositifs techniques et médicaux assez impressionnants. « J’ai toujours une crainte à m’approcher d’eux […], raconte un jeune clown dans un compte rendu. Mes doigts tremblent. Puis, tant pis, je commence une berceuse ». Cet engagement dans l’action est souvent présenté par les clown·es comme une solution pour surmonter la peur liée à une situation, et ce, jusqu’à parfois transformer ce sentiment en un autre plus positif : le plaisir de jouer avec les bébés, par exemple. « Je me bébétéise », m’avouait ainsi un clown à la fin d’une journée de travail.

Pour apprendre à travailler avec les émotions de l’hôpital, le collectif de travail joue ici un rôle déterminant. Il élabore des règles (par exemple, « ne jamais se retrouver en position de confident ou confidente avec la famille des patient·es »), invente ou emprunte des concepts à d’autres professionnel·les (comme « l’empathie distanciée »), et formalise des discours prêts à l’emploi permettant d’orienter ou modifier la perception de la réalité : « On s’adresse à la partie de l’enfant qui va bien », répètent souvent ces artistes. Cette dimension collective est une dimension inédite dans l’histoire de la profession de clown. Elle leur permet de transmettre et rediscuter les règles de la profession entre pairs, que ce soit dans le quotidien du travail à l’hôpital ou en dehors, dans des espaces spécifiquement dédiés. Les clown·es bénéficient, par exemple, régulièrement de formations. Au Rire Médecin, ces formations ont lieu une fois par mois et sont toujours suivies d’un temps formalisé de discussion en groupe. Ces moments sont des espaces privilégiés de production et circulation des récits du travail, y compris des ratés du travail comme avec ce clown qui racontait avoir demandé un jour des nouvelles d’un enfant à ses parents dans un couloir alors que celui-ci venait de décéder. « J’ai été vacciné », commente-t-il honteusement devant ses collègues. Ces « histoires illustres » permettent de faire bénéficier l’ensemble du groupe de certaines expériences individuelles du travail et de construire une mémoire collective du risque émotionnel. Elles ne sont donc pas constituées uniquement de faits glorieux mais peuvent également « illustrer le mauvais geste, la mauvaise parole, le malaise émotionnel, l’amateurisme, en bref l’éthos de la maladresse » (Bonnet, 2020 : 123). À l’hôpital, les changements réguliers de partenaires permettent ensuite de stabiliser ces normes, et, les associations mettent souvent à profit cette possibilité de faire varier les duos comme une méthode de formation à part entière des nouveaux membres en appariant un·e jeune clown·e avec un·e autre plus ancien·ne (ou avec un·e clown·e réputé·e pour ses aptitudes relationnelles avec telle ou telle catégorie de publics). « T’as vu comment il swingue du pied? », faisait remarquer une clowne à sa jeune partenaire pendant qu’elles chantaient une berceuse à un bébé.

Enfin, ces espaces permettent également de socialiser les nouveaux membres à des règles plus informelles comme celle consistant à communiquer ses doutes, ses limites ou ses appréhensions à son binôme. « Moi, le vomi, je peux pas supporter. Mais j’ai prévenu mes partenaires ». Ce type d’information doit permettre aux duos d’anticiper ensemble les situations à risque, et montre l’importance du collectif et des relations entre collègues dans la possibilité de se retirer d’une situation (Lhuilier, 2006 : 99). La fréquence avec laquelle ces informations sont communiquées aux partenaires peut néanmoins varier selon le niveau d’interconnaissance des deux clown·es, jusqu’à parfois disparaître totalement sans que cela ne soit pour autant problématique. Cela dépend du partenaire, de la taille de l’équipe et de l’ancienneté des clown·es. « C’est ma première PL »[7], signalait ainsi une jeune clowne à son collègue avant d’entrer ensemble dans la chambre. À l’inverse, lorsqu’un·e clown·e ne répond pas à cette attente, iel prend le risque de compromettre la bonne poursuite du travail en altérant les rapports de confiance dans le duo.

« Je le voyais transpirer au fur et à mesure du soin, des gouttes coulaient sur son front pendant qu’il jouait de la guitare, me raconte une clowne au sujet d’un stagiaire. En sortant, je lui ai demandé s’il voulait faire une pause, il me dit : non, non, que tout allait bien. Bon… », termine-t-elle sur un ton perplexe.

Dans les situations de soin, une importante partie de l’intervention des clown·es consiste à aider le·la jeune malade dans son propre travail de gestion des émotions pour faciliter le déroulement du travail des soignant·es (Strauss et coll., 1982). Mais si ces situations sont particulièrement gratifiantes pour les clown·es, elles mettent aussi particulièrement à l’épreuve leurs émotions : les soins peuvent être plus ou moins impressionnants et comportent des enjeux de coordination et de réussite particuliers (Bodelet, 2022). Elles sont d’ailleurs la seule situation pour laquelle l’association a créé un « protocole ». Conçu sur le modèle des protocoles utilisés dans le monde médical, cet outil est censé décrire les différentes séquences de travail – notamment technique – dans une situation donnée (Loriol et Weller, 2002). Pour les clown·es, il leur permet surtout de se positionner dans une division préétablie du travail médical et de gérer, comme les urgentistes étudiés par Michael Nurok, l’incertitude de la situation (Nurok, 2007 : 118). Par ailleurs, il normalise aussi certains choix d’action comme celui de faire des bulles (même si ça ne fait pas partie des « activités les plus passionnantes pour un clown ») ou même, quitter la chambre avant la fin du soin, sans que cela ne soit vécu comme un échec.

2. Se préparer pour jouer à l’hôpital

Lorsque les clown·es travaillent à l’hôpital, ils et elles ne commencent pas tout de suite par rencontrer les enfants. Leur tournée des chambres est précédée de toute une série d’étapes qu’ils et elles peuvent utiliser pour bloquer, produire ou amortir les premières émotions du travail, et ainsi se préparer à jouer. De la sorte, la préparation émotionnelle prend la forme d’un processus plus ou moins linéaire, jusqu’au moment où « les clowns sont lâchés ».

2.1. Franchir les seuils de l’hôpital

Le matin, les clown·es arrivent toujours « en civil » à l’hôpital. Ils et elles commencent leur journée à la cafétéria où iels rencontrent leur partenaire de travail pour la journée. Le choix de se retrouver ici comporte l’avantage de ne pas entrer tout de suite dans l’univers de l’hôpital. La cafétéria est un lieu public qui peut accueillir différents types de personnes et qui se trouve à mi-chemin avec le monde extérieur, autant d’un point de vue symbolique que matériel (lorsque la cafétéria se situe sur le chemin de l’hôpital, avant l’entrée dans les bâtiments). Elle ouvre un temps de travail paradoxal qui prend les apparences d’un moment hors-travail mais qui est, pour ces clown·es, formalisé comme un temps spécifique de leur journée à l’hôpital. Installé·es autour d’un café, ils et elles commencent à échanger différents types d’informations sur leur vie privée, leurs projets professionnels, l’actualité des services (changement de personnel, infirmièr·e en congés, nouveaux ou nouvelles entrantes, etc.). Parfois, les clown·es se rencontrent aussi ici pour la première fois. Pour assurer un niveau de connaissance minimum sur les services entre les deux clown·es, chaque duo du Rire Médecin est idéalement composé d’au moins un des deux membres du duo de la journée précédente de travail. De cette façon, il y a toujours un·e clown·e qui peut « faire le lien » et partager avec le·la partenaire certaines expériences marquantes de leur dernier passage (un nouveau comportement chez un enfant, une rencontre difficile avec un parent, la participation d’un·e soignant·e à un numéro, etc.). Au cours de ces échanges, l’état émotionnel des artistes fait aussi partie des informations discutées : niveau de fatigue, douleurs, inquiétudes particulières… Comme dans certaines équipes de médecins, ce type d’informations vise à équiper les clown·es d’une grille de lecture commune pour repérer si et quand le·la partenaire pourrait avoir besoin d’aide dans le cours de la tournée (Nurok et Henckes, 2015 : 1030). « Pour que ça fonctionne bien, on est obligé d’être très attentif à comment va notre partenaire, comment on se soutient, comment… voilà. Ça c’est hyper important quoi », m’expliquait un clown.

Lorsqu’ils et elles quittent la cafétéria, les deux clown·es se dirigent ensuite vers les services pour déposer leurs affaires dans les vestiaires (en général, le vestiaire des infirmièr·es ou la chambre de garde des internes). Cet espace leur sert de « coulisses », c’est là qu’iels s’échauffent et réaliseront tout à l’heure l’entrée dans leur personnage, à l’abri des regards extérieurs. Les coulisses sont le lieu où l’« on peut observer les faits dissimulés » comme, ici, le travail de prise de rôle des artistes (Goffman, 1973 : 110). À cette étape, les clown·es se contentent cependant d’y déposer leurs valises et ouvrir leur « cahier de bord ». Ce cahier leur permet de communiquer entre eux·elles des informations sur les services visités et ce qu’iels y ont fait. Il est particulièrement utile si aucun membre du duo n’était présent la fois précédente. Toutefois, la lecture du cahier est une tâche tout autant nécessaire que redoutée. « On ne peut pas y échapper », m’explique une clowne. En effet, les clown·es peuvent aussi bien y trouver des informations facilitatrices pour le travail émotionnel (des récits de rencontres particulièrement réussies, des références à certaines réactions inattendues du public, des blagues, des petits dessins, etc.) que leur contraire, comme lorsqu’iels apprennent le décès d’un enfant qu’ils connaissaient dans le service. « Je n’ai vu que ça sur le cahier, raconte une clowne. Mon esprit s’est arrêté là, et puis je me suis dit : ok, il faut assurer la journée ».

L’étape qui suit consiste ensuite à « prendre les transmissions », et à obtenir des soignant·es une série d’informations sur les enfants présents dans le service. Les transmissions sont un moment sérieux de la journée des clown·es. Elles nécessitent de respecter certaines règles de présentation (les clown·es se rendent en civil dans les postes de soin), et certaines règles de sentiments. « Bonjour les clowns, toujours en forme? », leur lançait un matin une infirmière. « – Et oui, on est des professionnels! », rétorquait l’un d’eux sur un ton légèrement ironique. Pour chaque chambre, les soignant·es communiquent aux clown·es le prénom de l’enfant, son âge, le motif de son hospitalisation, son état de fatigue, si les parents sont présents ou non, leur niveau de stress, et toute autre information qu’ils et elles peuvent juger utiles (en particulier, si les clown·es n’ont encore jamais rencontré cet enfant ou, au contraire, s’il y a eu un événement particulier dans la trajectoire de soin d’un enfant qu’ils et elles ont l’habitude de voir – une chirurgie, par exemple)[8]. Ces transmissions représentent une étape importante dans la préparation des clown·es. Elles leur permettent d’identifier les situations potentiellement déstabilisantes, et « se préparer à l’avance à tous les incidents possibles du point de vue expressif » (Goffman, 1973 : 215). C’est particulièrement le cas lorsque les maladies – ou les traitements – affectent l’apparence physique des patient·es : une « tumeur déformante » chez un enfant, un « plâtre autour du crâne » chez un·e autre ou encore, des « cicatrices apparentes sur le visage » chez un·e troisième. « Juste pour info, il lui manque une demie-jambe », terminait un jour une infirmière au sujet d’un·e autre enfant. À l’inverse, les maladies dites invisibles (dont les expressions ne sont pas physiquement apparentes) sont souvent identifiées comme des situations « pièges » dans la gestion des émotions. C’est particulièrement le cas des situations de maltraitance ou de suspicion de maltraitance. « Je tombe dans le piège, je me vrille le ventre », reportait une clowne dans l’un de ses écrits. Ces risques peuvent être plus ou moins élevés en fonction des services. Certains services accueillent, par exemple, spécifiquement des enfants victimes de violences, qu’elles soient intra ou extrafamiliales, ce qui expose les clown·es à d’autres réalités et les oblige à revoir leurs éventuelles routines de travail. « Des fois, y a des scénar[ios de maltraitance] que t’imagines même pas que nous, les humains, on soit capable de ça », me racontait une clowne.

Lorsque les clown·es interviennent dans des UAPED (Unités d’Accueil Pédiatriques Enfance en Danger), ils et elles ont préalablement convenu avec les soignant·es qu’il ne leur était pas nécessaire de « tout savoir ». Cette stratégie s’inscrit directement dans les enjeux du travail émotionnel de ces artistes.

« On a bénéficié de l’expérience d’[une autre équipe de clown·es de l’association]. Ils nous avaient donnés comme conseil : surtout, pas trop de détails. Donc, on a le prénom, on a l’âge, on a si y a une fratrie. On sait aussi si c’est violence sexuelle, physique ou quoi. Et voilà. »

Pour autant, ces moments d’échange avec les clown·es peuvent aussi être l’occasion pour les soignant·es de mener un travail sur leurs propres sentiments (en élaborant verbalement leurs ressentis sur une situation ou en revenant sur telle ou telle étape de la trajectoire d’un enfant et/ou des membres de sa famille, par exemple), et les clown·es doivent alors renégocier le contenu des transmissions.

« Au début, on avait une infirmière qui avait parfois besoin de décharger des choses… Parce que c’est vrai que… Les infirmières, elles sont toutes seules. Elles s’occupent des enfants et elles entendent des trucs pas très… pas très jolis jolis. […] C’est une charge émotionnelle parfois assez forte […] C’est un tout petit service, elles sont trois à tourner mais dans la journée elles sont toutes seules quoi. »

Progressivement, les infirmièr·es apprennent à réguler les informations qu’iels adressent aux clown·es, et ces dernièr·es les écoutent en prenant soigneusement des notes sur un petit carnet. Dans les autres services, et sous certaines conditions, on peut aussi voir les clown·es chercher plus activement certaines informations. C’est le cas, par exemple, aux urgences pour cet enfant qui a été attaqué par le chien du voisin en allant chercher son ballon de l’autre côté de la clôture : « Il a le bras déchiqueté, explique l’infirmière. – Est-ce que c’est horrible à voir?, demande une des deux clownes. – Oui, c’est pas beau mais pas d’inquiétude, le bras est bandé ». À l’inverse, les clown·es peuvent aussi se servir de ce moment pour agir volontairement et positivement sur leurs émotions. À la fin des transmissions, il peut ainsi leur arriver de questionner l’infirmière pour savoir si la petite Camille qu’ils ont connue il y a quelques années et qu’ils viennent de croiser dans le couloir est bien en rémission. « Ah c’est bien les bonnes nouvelles aussi! », s’exclament les clown·es avant de quitter le poste de soin.

Après ces transmissions, les clown·es retournent dans les vestiaires où iels se changent avant de se lancer dans leur tournée des chambres. « On a emmagasiné des informations techniques et parfois morbides que l’on va devoir oublier si on veut être drôles », expliquent-ils.

2.2. Se transformer en clown·e

La transformation des clown·es comporte plusieurs étapes : enfiler son costume, se maquiller, se coiffer, etc. Chacun de ces moments peut être réalisé en même temps que le·la partenaire ou en décalé, en suivant son propre rythme. Pendant qu’ils et elles se préparent, les clown·es discutent, échangent des plaisanteries, se complimentent l’un·e et l’autre. Parfois aussi, ils et elles se chamaillent, se provoquent, commencent à chanter. Iels font « chauffer le moteur ». Certains jours, il arrive que les clown·es aient préparé un petit cadeau pour leur partenaire, ce qui participe à créer une ambiance conviviale dans le binôme. En général, ces cadeaux sont directement liés au travail à l’hôpital : un carnet pour noter les transmissions, un bullier pour compléter l’équipement d’un·e clown·e, des petites fleurs pour agrémenter le costume… Ils et elles s’amusent alors à prendre le temps de vivre et exprimer leurs émotions à chaque étape du processus d’échange de cadeaux : annonce, prise en main, déballage, découverte, remerciements, essayages... Si un·e clown·e a terminé de se préparer avant son·sa partenaire, iel peut réaliser quelques exercices d’échauffement physique (étirements, gargarismes, vocalises, etc.). Réalisées aux côtés du ou de la partenaire, ces actions sont encore une autre occasion de produire chez lui·elle des réactions. Dans ces moments, les clown·es commencent aussi parfois à se vouvoyer. Le vouvoiement est une convention de jeu qui leur permet de cadrer, au sens de Goffman, les situations et réguler les modes d’interactions entre eux·elles (Goffman, 1991 [1974]). Généralement utilisé pendant les temps de représentation publique, le vouvoiement intervient parfois aussi dès le travail en coulisses comme un moyen de provoquer le changement d’identité du·de la partenaire, et enclencher une autre dynamique d’interaction entre eux·elles. De même, ma présence a parfois servi de point d’appui aux clown·es dans cette mise en route.

« - Ça avance ta thèse?, me demandait un clown pendant qu’il se maquillait.

– Oui, bof, ça dépend des jours.

– Tu en as encore pour longtemps?, enchaîne le second.

– Bah je vais encore passer un été dessus…

– Ok, bon, on n'en parle pas. Interdit de prononcer le mot thèse! », propose alors le premier clown.

« - Ok, alors vaut mieux que je me taise », décide prudemment son partenaire.

« - Hep! Qu’est-ce qu’on a dit?», le reprend aussitôt le premier. «Interdit de dire le mot : thèèèse! »

Les phases de ce processus suivent un ordre qui n’est pas formalisé et qui se réinvente chaque jour en fonction des préférences ou des contraintes locales (un seul lavabo pour deux, par exemple). Toutefois, certaines actions ont été définies comme des moments clés de la transformation. C’est le cas de celui où les clown·es enfilent leur nez rouge. « C’est un moment important », expliquent-ils. En effet, à l’hôpital, les clown·es ne travaillent jamais sans leur nez rouge. Son utilisation a même été définie comme une norme professionnelle de leur activité à l’hôpital. Elle leur permet de revendiquer une appartenance à une lignée d’artistes, et joue un rôle à part entière dans la gestion des émotions. « Ça nous protège », explique-t-ils. Comme la blouse blanche des soignant·es, le nez rouge des clown·es « fait écran » (Mercadier, 2002 : 234) et matérialise la séparation entre les deux identités : le soi professionnel (la personne dans son rôle de clown) et le soi personnel (« la personne derrière le nez »).

« C’est un masque, ça nous protège, avec notre costume et tout. Mais je crois surtout que ça donne une fonction. C’est pas pour rien non plus que les soignants portent une blouse blanche. Ça leur donne une fonction. Et c’est ça qui protège », m’explique une des pionnières du Rire Médecin.

Avant même de travailler à l’hôpital, les clown·es ont appris à utiliser leur nez comme un masque : « le plus petit masque du monde », selon une célèbre formule attribuée à Jacques Lecoq. Il doit assurer le dédoublement de l’acteur·rice et marque l’entrée dans le personnage. Pour cela, le moment de « chausser » son nez ne se fait pas n’importe comment. Il fait même l’objet d’un véritable rituel dont la mise en œuvre est codifiée et orientée dans le but de produire certains effets (Bodelet, 2023). D’une part, les clown·es ont appris à toujours chausser et déchausser leur nez en coulisses (jamais devant le public). D’autre part, à l’hôpital, le moment de « chausser » est toujours réalisé à la fin du processus de transformation et dans un moment spécifique, isolé des autres moments (il ne se superpose jamais à un autre moment de la transformation).

Une fois qu’iels ont chaussé leur nez, les clown·es sont prêt·es à « affronter le public ». Ils et elles sont passé·es dans un autre état mental, avec des effets spécifiques sur la conduite du travail émotionnel. Cet état correspond à ce que les clown·es appellent parfois l’« état-clown ». Il se caractérise par un état proche de l’ivresse mais une ivresse auto-induite et contrôlée qui n’autorise pas toutes les désinhibitions ou transgressions aux règles de l’hôpital. Elle doit surtout permettre de s’engager plus facilement dans les situations, et d’exprimer sa créativité.

« Quand on est entré [dans la chambre], il y avait le tonton. Il s’est révélé très joueur, me raconte une clowne. Mais il était très intimidant et très costaud. Quand on l’a vu, on s’est mis à faire un Haka. On l’a fait parce qu’on avait le nez. Si t’avais pas le nez, tu le faisais pas quoi! »

Le travail émotionnel des clown·es inclut alors un autre type de travail en profondeur qui ne consiste ni à modifier certaines émotions jugées perturbatrices pour le travail, ni utiliser directement leurs propres émotions pour alimenter le cours du numéro en train de se faire, mais plutôt à oser exprimer des émotions qui seraient a priori jugées comme étant risquées du point de vue de la situation. À chaque rencontre, iels doivent rapidement organiser leurs différentes émotions pour agir sur elles en conséquence : invisibiliser les émotions qui peuvent contrarier le bon déroulement de leur travail ou, à l’inverse, visibiliser (voire sur-visibiliser) celles qu’iels jugent comme pouvant servir la construction du numéro. Parmi elles, un autre travail de tri est donc simultanément réalisé pour « choisir en direct ce qui est le plus intéressant à jouer » et sélectionner une seule émotion parmi d’autres possibles. Ce deuxième niveau de discrimination est important pour assurer la lisibilité de leur action et favoriser, avec elle, la coordination des deux partenaires. Il répond à la fois à des choix individuels et à des règles collectives (en UAPED, par exemple, les clown·es veillent à ne « jamais jouer de situations de conflit ou de violence entre eux »). Ce travail implique un état de concentration et de qui-vive permanent, dont on peut penser qu’il a aussi des effets sur la perception de certaines émotions comme le dégout, une émotion souvent présente chez les professionnel·les du soin (Vollaire, 2011). « Moi dans la vie, je suis une vraie chochotte, me racontait un artiste. Mais en clown, j’ai pas de problème! »

Pour rester efficaces tout au long de la journée à l’hôpital, les clown·es doivent donc mener un travail de vigilance et de concentration en continu du « comédien derrière le nez ». Or ce travail sur les émotions est particulièrement couteux en énergie. « On termine la journée lessivés », expliquent-ils. Pour gérer le sentiment de fatigue, les clown·es combinent alors les « pouvoirs » du nez rouge avec d’autres stratégies qui prennent place, elles, dans le cours de la tournée (pendant qu’ils et elles déroulent leurs différents numéros face au public). Au cours de la journée, les clown·es adaptent, par exemple, leurs choix de jeu ou le choix de la chanson avec laquelle ils et elles déambulent dans les couloirs. « C’est pas mal Boby Lapointe, ça fatigue pas », remarquait un clown en rentrant le soir dans les vestiaires. De même, les clown·es ont appris à faire un certain usage de leur corps et à « ne jamais s’asseoir » car « ça vide l’énergie ». Par ailleurs, le travail en duo permet aux clown·es de compenser les éventuels écarts de fatigue entre eux·elles, en se répartissant différemment les rôles tout au long de la journée. « Allez, je passe devant! », annonçait ainsi une clowne pour soulager son partenaire avant de reprendre la parade dans les couloirs. Pour maintenir un niveau commun d’endurance émotionnelle dans la journée, une dernière stratégie consiste à rester en permanence engagé·s dans l’action, en évitant de faire des pauses. Cela permet aux clown·es de contourner les éventuels surcouts d’entrée et sortie dans leur personnage; et aussi d’échapper en quelque sorte à la mort, omniprésente à l’hôpital. En effet, l’annonce d’un décès peut s’immiscer à n’importe quelle étape de la journée, et les clown·es ne sont jamais à l’abri d’apprendre une mauvaise nouvelle, y compris pendant ce qu’iels pensaient être une simple « pause flotte » dans la salle de pause des infirmièr·es. C’est ce qui a pu arriver, par exemple, un jour où les clown·es se sont arrêté·es pour reprendre leur souffle entre deux chambres et sont tombé·es directement sur le grand tableau où figurait, parmi d’autres informations, une note relative au décès d’un enfant qu’iels avaient connu dans le service. À l’inverse, les temps passés dans les chambres sont des moments qui font disparaître ce risque, si bien que les clown·es ont tout intérêt à enchainer leurs numéros. Ces différentes stratégies leur permettent de rester affecté·es pendant plusieurs heures d’affilée par ce qu’ils et elles appellent l’« ivresse du jeu », facteur essentiel d’efficacité et de créativité dans leur travail.

Conclusion : une gestion collective et invisible du risque émotionnel

À partir de l’analyse du travail que les clown·es mènent sur leurs propres émotions à l’hôpital, il a été possible de préciser certaines dimensions du travail émotionnel en profondeur déjà décrit par Arlie R. Hochschild. L’article a notamment mis en évidence trois types d’actions qui sont réalisées en temps réel et dont on peut faire l’hypothèse qu’elles existent aussi dans d’autres activités professionnelles impliquant la mise en contact avec un public : organiser les émotions en train de se vivre, les transformer par un travail de sous ou sur-visibilisation, et les réinjecter dans le cours de l’action. Chacune de ces actions repose sur un rapport réflexif et instrumental des clown·es à leur corps. Il les conduit à adapter leur choix de jeu afin de répondre à la fois à des enjeux d’ordre artistique (la progression dramaturgique du numéro, par exemple) et d’endurance émotionnelle. De plus, ce travail ne se réduit pas non plus à sa dimension individuelle. Au contraire, nous avons vu l’importance que tient le collectif dans le contrôle et la régulation des émotions de ce groupe d’artistes. C’est d’ailleurs dans l’organisation du collectif que ces clown·es peuvent faire la preuve de leur créativité au quotidien et, ce faisant, surveiller le bon état de santé des un·es et des autres. Pour autant, le travail émotionnel reste aussi largement invisible. Cette invisibilité permet en partie à ces artistes de répondre à un certain ethos professionnel qui fait du mystère « une vertu essentielle du clown » (Fratellini, 1988 : 161). Toutefois, lorsqu’on sait que les clown·es à l’hôpital sont un groupe plutôt féminisé, on peut s’interroger sur les effets du genre dans la reproduction de cette norme. Dans un contexte de professionnalisation de l’activité, ces artistes doivent inévitablement négocier avec elle. Dans quelle mesure le genre agit-il alors sur ce processus de négociation? À quels récits donne-t-il lieu? Avec quels mots, et les mots de qui?