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À la suite des travaux de Rawls, la neutralité de l’État s’est imposée comme l’un des principes distinctifs du libéralisme politique : dans des sociétés marquées par le pluralisme des conceptions du bien, seul un État axiologiquement neutre pourrait être perçu comme légitime par l’ensemble des citoyens. Si elle a d’abord fait l’objet d’une critique extérieure au libéralisme de la part d’auteurs communautariens, comme Sandel ou Mac Intyre, cette thèse est désormais également débattue au sein même du libéralisme. Le débat est double. Il porte premièrement sur la définition précise de la neutralité et sur son champ d’application, mais il concerne aussi plus radicalement la désirabilité de la neutralité : la neutralité de l’État est-elle réellement la meilleure manière d’assurer la cohésion sociale et politique des sociétés pluralistes ?
Même s’il est constitué essentiellement de contributions datant d’un colloque qui s’est tenu à Montréal en 2008[1], le livre de Merrill et Weinstock, Political Neutrality. A Re-evaluation[2], constitue un excellent état des lieux de ce double débat. Regroupant dix textes de quelques-uns des auteurs contemporains les plus prolifiques dans le domaine, ainsi qu’une introduction particulièrement riche de Roberto Merrill, cet ouvrage s’impose comme une référence incontournable pour toute personne soucieuse d’avoir une compréhension fine du concept de neutralité (section 1). Il est également révélateur d’une prise de conscience de plus en plus marquée, parmi les partisans du libéralisme, des limites et des ambiguïtés de la neutralité et de ses rapports exacts avec ce qui est supposé être son opposé : le perfectionnisme (section 2). Différentes contributions conduisent même à considérer que la neutralité n’est pas une réponse adéquate au pluralisme moral et qu’il faudrait lui préférer un perfectionnisme que je qualifie de républicain (section 3).
1. La neutralité, un concept aux multiples facettes
Le premier thème commun à de multiples interventions est celui de la définition de la neutralité et de sa portée. Un double triptyque permet de couvrir l’essentiel de ce thème : la neutralité peut, d’une part, concerner les justifications, les buts ou les conséquences ; d’autre part, elle peut porter sur les fondations théoriques du libéralisme, sur les principes constitutionnels et de justice distributive, ou sur l’ensemble des politiques publiques.
Dans la première contribution, « Neutrality and Political Liberalism » (p. 25-43), Richard Arneson adopte une conception classique de la neutralité requérant à la fois la neutralité des justifications invoquées pour légitimer une politique publique et la neutralité des buts poursuivis par cette politique. Une décision politique doit reposer sur des justifications indépendantes de toute conception du bien, mais aussi ne pas avoir pour intention de privilégier ou de promouvoir une conception du bien. Elle ne s’étend par contre pas à la neutralité des conséquences ou des effets. Une décision politique peut donc avoir comme conséquence de désavantager indirectement certaines conceptions du bien sans que sa neutralité ne soit remise en cause pour peu que cela ne soit pas le but poursuivi.
Toutefois, comme le souligne Appiah dans un texte intitulé « Expressive Neutrality » (p. 83-96), juger de la neutralité d’un État sur la base de ses intentions se heurte à une double difficulté. Premièrement, il ne va pas de soi qu’on puisse identifier quelque chose comme l’intention univoque d’un législateur. L’adoption d’une loi est un processus politique fait d’accords et de compromis, non l’expression d’une intention cohérente. De plus, Appiah, contrairement à Arneson, considère qu’il y également un déficit de neutralité lorsqu’un État adopte un dispositif public qui favorise de manière non intentionnelle une conception du bien, alors que les objectifs poursuivis auraient pu être atteints autrement. Dès lors, la neutralité devrait davantage être fondée sur l’exigence d’une égale considération ou d’un égal respect des personnes et de leurs identités sociales. C’est pourquoi il propose une conception « expressive » de la neutralité. Indépendamment des intentions du législateur, la question à se poser afin d’évaluer la neutralité d’une politique ne serait pas de savoir si certains groupes sociaux sont désavantagés, mais s’ils le sont en raison de l’identité spécifique qui leur est attribuée.
Appiah semble ainsi définir une conception de la neutralité intermédiaire entre la neutralité des intentions, ou des buts, et la neutralité des conséquences, ou des effets. Tout dispositif public dont les conséquences pourraient désavantager certaines communautés ne serait pas nécessairement condamné. Des jours fériés qui coïncideraient avec les fêtes d’une religion particulière n’impliqueraient pas un déficit de neutralité pour peu que le choix de ces jours s’explique par la volonté d’organiser la vie sociale de la manière la plus bénéfique à la majorité, et non par le souhait de privilégier une communauté particulière au détriment des autres. Le test décisif consisterait à savoir ce qui se passerait en cas de changement de majorité dans la société. Mais Appiah n’en revient pas pour autant à la seule neutralité des intentions, dans la mesure où il ne s’agit pas tant de déterminer l’intention du législateur que de savoir s’il aurait été possible d’adopter un autre dispositif évitant de défavoriser certaines personnes en raison de leur identité. Lorsque le législateur a le choix entre deux dispositifs équivalents pour atteindre un objectif, la neutralité exige qu’il exprime son égal respect à l’égard de l’ensemble des identités en privilégiant le dispositif n’ayant pas pour conséquence de défavoriser une communauté. Une telle conception fait de la neutralité des conséquences non une norme que l’on doit respecter, mais un idéal vers lequel tendre.
Simon Clarke va un pas plus loin dans sa contribution, « Consequential Neutrality Revivified » (p. 109-121). Il estime que ni la neutralité des justifications ni celle des intentions ne sont suffisantes. Il serait également nécessaire de prendre en considération les conséquences des politiques publiques. Clarke est toutefois conscient qu’il est impossible que les politiques publiques affectent de la même manière la réussite de l’ensemble des individus dans la réalisation de leur conception du bien. Il entend dès lors proposer une conception plus réaliste de la neutralité des conséquences qui se focaliserait non sur le degré de réalisation des conceptions du bien, mais sur les opportunités de réalisation de celles-ci. Libertariens et libéraux égalitaires, par exemple, s’accorderont sur l’objectif d’une égale répartition des opportunités mais ne s’entendront pas sur ce qu’il signifie concrètement, et leur controverse ne pourra être tranchée qu’en recourant à des arguments substantiels. Cela démontrerait que la neutralité n’est pas un concept indépendant de celui d’égalité des opportunités. Au contraire, la détermination de la neutralité dépendrait de la conception privilégiée de l’égalité des opportunités.
Le deuxième triptyque transversal à différentes contributions concerne le champ d’application de la neutralité. Comme le rappelle Macleod dans son texte « Neutrality, Public Reason and Deliberative Democracy » (p. 159-177), Rawls restreignait l’étendue des questions devant être affranchies de toute référence à des conceptions axiologiques aux enjeux constitutionnels ou de justice fondamentale, alors que d’autres libéraux requièrent la neutralité de toutes les politiques publiques. Ogien s’inscrit clairement dans cette dernière perspective puisqu’il considère que l’État doit s’abstenir de faire la promotion de toute conception de la vie bonne, y compris celles qui seraient consensuelles au sein de la société. Dans « Neutrality toward Non-controversial Conceptions of the Good Life » (p. 97-108), Ogien propose un triple argument en ce sens. La promotion d’une conception du bien non controversée serait autocontradictoire dans la mesure où une vie bonne doit être choisie librement. Cet argument n’est toutefois valable que pour les conceptions du bien accordant une importance primordiale à l’autonomie. La promotion d’une conception non controversée pourrait également être considérée comme irrationnelle parce que les personnes adoptent naturellement ce qui est le mieux pour elles et qu’il est totalement inutile de leur imposer un comportement qu’ils adoptent d’eux-mêmes. Comme cet argument repose également sur une prémisse discutable, à savoir que les personnes sont capables d’identifier ce qui est le mieux pour elles et de s’y conformer, Ogien privilégie un troisième argument qui consiste à fonder l’obligation de neutralité sur le principe millien de ne pas faire de tort à autrui. Il considère que l’adoption par une personne d’une conception inadéquate du bien ne peut être jugée problématique, dans la mesure où il s’agirait d’un tort envers soi-même auquel, par définition, la personne aurait consenti. Accordant une valeur primordiale au consentement, Ogien en déduit que l’État n’aurait aucune légitimité à interférer avec un tel choix en promouvant de conceptions du bien jugées plus adéquates par le reste de la société.
Peter de Marneffe, dans « The Possibility and Desirability of Neutrality » (p. 44-56), met en évidence une autre distinction : la neutralité doit-elle concerner les politiques publiques ou la conception de la justice en elle-même ? Afin d’illustrer la différence entre la neutralité législative et la neutralité fondationnelle, il donne l’exemple d’une société qui affirmerait la priorité lexicale des libertés de base, mais autoriserait que la conception morale émergeant d’un vote majoritaire vienne restreindre des droits non fondamentaux. Les fondements d’une telle société pourraient être conformes à une conception libérale et strictement politique de la justice au sens rawlsien, puisque rien dans ces fondements ne privilégie a priori une conception particulière du bien, mais cette société ne respecterait pas un principe de neutralité législative étendu au-delà de la seule structure de base de la société. La position personnelle de Marneffe serait toutefois exactement symétrique. Il exprime son scepticisme quant à la possibilité d’apporter un fondement neutre aux principes de justice libéraux, tout en défendant la possibilité et la désirabilité de la neutralité législative.
2. Neutralité et perfectionnisme
Le principal apport du livre ne concerne toutefois pas ces distinctions relativement classiques entre les différentes variantes de neutralité. L’interrogation centrale concerne les relations entre pluralisme, neutralité et perfectionnisme. Dans son introduction (p. 1-21), mais également dans un texte antérieur[3], Merrill s’efforce de démontrer que neutralité et perfection peuvent être des idéaux complémentaires. La thèse repose sur la diversité des compréhensions possibles de la neutralité que je viens de résumer. Une neutralité de justification pourrait, par exemple, être compatible avec un perfectionnisme des intentions, ou vice versa. Une neutralité restreinte à la structure de base de la société pourrait également s’accompagner d’un perfectionnisme non coercitif sur des enjeux moins fondamentaux. Enfin, une fondation perfectionniste du libéralisme pourrait constituer une justification de la neutralité de l’État.
Dans l’ouvrage, c’est Steven Wall qui, comme l’indique le titre de sa contribution « Perfectionnist Neutrality » (p. 57-82), présente la tentative la plus développée d’articulation des deux thèmes. Pour ce faire, le perfectionnisme doit reposer sur un pluralisme moral, et une conception de la neutralité plus restreinte que la conception libérale classique doit être adoptée. Le pluralisme des valeurs invoqué par Wall n’est pas la simple constatation factuelle de ce pluralisme, mais une ontologie morale affirmant l’existence d’une pluralité de biens objectifs et universels incompatibles entre eux et non réductibles à un bien commun plus abstrait. De plus, nous ne disposerions pas de critères permettant de poser un choix rationnel entre ces différentes valeurs dans des situations spécifiques. Cette absence de critère signifie qu’un État qui privilégierait certains de ces biens serait incapable de justifier substantiellement son choix auprès des membres qui le contesteraient. La seule justification que pourrait apporter l’État serait une justification procédurale, comme une procédure d’agrégation. Wall juge cette option légitime lorsqu’il s’agit de choisir entre des biens divisibles qui ne sont pas fortement liés avec l’estime de soi des personnes, comme une décision de subsidier l’opéra plutôt que le baseball, ou de promouvoir des biens indivisibles, comme un environnement social qui favorise l’autonomie des personnes. Par contre, il la récuse lorsqu’il s’agit de poser un choix entre des biens qui mettent en jeu l’estime de soi des personnes parce que celle-ci serait une condition nécessaire de toute vie bonne. Il en déduit un principe de neutralité restreinte : l’État doit rester neutre vis-à-vis des biens objectivement valables entre lesquels il n’est pas possible de trancher sans fragiliser l’estime de soi de membres de la société.
Ce principe de neutralité est doublement restreint et son extension exacte dépendra du contexte empirique. Il est restreint d’un point de vue subjectif dans la mesure où il s’agit d’une conception de la neutralité proche de celle d’Appiah. Cette conception possède en effet une dimension expressiviste puisque l’État ne doit s’abstenir de discriminer des biens que si, dans son contexte social particulier, ils sont jugés essentiels à l’estime de soi des personnes. Un bien dont la primauté ne serait pas contestée dans la société pourrait donc être promu par l’État. Deuxièmement, la neutralité est restreinte aux seuls biens constitutifs d’une vie objectivement bonne, parce que l’estime de soi ne serait pas due inconditionnellement mais qu’elle dépendrait du fait de mener une vie bonne. Wall radicalise ainsi fortement la restriction, classique au sein du libéralisme politique, de la neutralité aux seules conceptions du bien raisonnable. Chez lui, « raisonnable » ne s’entend plus au sens de « conforme aux principes de justice » mais renvoie à une validité objective susceptible d’être démontrée par la raison.
Le texte de Christine Sypnowich, « A New Approach To Equality » (p. 178-209), enrichit fortement la réflexion de Clarke. La thèse de Sypnowich est que la réponse à la question désormais classique « Equality of what ? » doit être l’épanouissement des personnes. À l’encontre des critiques assimilant le perfectionnisme à un élitisme social, elle défend un perfectionnisme égalitariste qui aurait de multiples antécédents dans la pensée socialiste, de William Morris à William Beveridge, en passant par la critique marxiste de l’aliénation. Elle regrette par contre que, dans la pensée libérale, la neutralité soit classiquement préférée au perfectionnisme en raison de la crainte à l’égard du pouvoir coercitif de l’État. Sen ferait toutefois figure d’exception. Il aurait compris que ce qui compte n’est pas la répartition de ressources, mais la capacité effective de se réaliser[4]. Sypnowich considère toutefois que Sen reste trop centré sur l’égalité des chances, alors qu’il serait souhaitable de s’intéresser ultimement aux mesures objectives de bien-être. L’approche par l’égalité des chances suppose en effet qu’il soit possible de distinguer ce qui est un choix et ce qui ne l’est pas. Or la plupart des mauvais choix faits par les personnes pauvres ne sont pas des choix authentiques, mais des choix contraints par le contexte. Sypnowich n’entend pas pour autant récuser toute importance au mérite ou à la responsabilité. Il serait en effet plus épanouissant d’avoir le sentiment de mériter les ressources dont on dispose plutôt que d’en bénéficier parce qu’on disposerait d’un droit inconditionnel. C’est pourquoi elle estime que c’est au nom du respect de soi et de l’épanouissement personnel qu’un perfectionnisme égalitarien doit valoriser la responsabilité et la contribution individuelles, plutôt que d’y voir des critères de justice distributive permettant de sanctionner les irresponsables ou les profiteurs.
Ces diverses tentatives de concilier perfectionnisme et neutralité sont rendues possibles par la plurivocité des termes. Peter de Marneffe le reconnaît explicitement lorsqu’il admet que son propre libéralisme, qui, comme celui de Dworkin, se fonde sur une doctrine libérale compréhensive, peut être assimilé à une certaine forme de perfectionnisme puisqu’il ne respecte pas le principe de neutralité fondationnelle. Pour Marneffe, toutefois, le critère essentiel est celui de la neutralité législative. C’est pourquoi le terme de perfectionnisme devrait être réservé aux seules conceptions de la justice qui considèrent que la promotion des modes de vie jugés les plus estimables relève des fonctions du gouvernement (p. 51-55). Dans le même esprit, Arneson estime que neutralisme et perfectionnisme s’opposent irréductiblement sur l’objectif même des politiques publiques : est perfectionniste une conception politique qui rejette la neutralité des buts. Répondant implicitement à Wall, Arneson estime dès lors qu’un perfectionniste pluraliste ne cherchera pas seulement à être neutre par rapport aux conceptions qu’il juge objectivement valables, mais qu’il voudra les promouvoir (p. 33).
La contribution d’Arneson permet également de comprendre l’une des principales sources de la critique perfectionniste de la neutralité : le rejet de voir dans la neutralité la caractéristique permettant de distinguer entre raisons publiques et raisons non publiques. En effet, le principe de neutralité axiologique est classiquement relié au libéralisme politique. Celui-ci exige que l’État agisse uniquement sur la base d’arguments qui ne peuvent pas être raisonnablement rejetés publiquement, ce qui imposerait que ces arguments soient neutres par rapport aux conceptions du bien. Toute la difficulté est toutefois d’estimer ce que signifie l’exigence de raisonnabilité. Pour Arneson, sur le plan épistémologique, il n’y a aucune raison de croire que certains éléments axiologiques pourraient plus difficilement satisfaire une telle exigence que des éléments relatifs au juste (p. 33-42).
George Sher, dans « Perfectionism and Democracy » (p. 144-158), reprend le même argument afin de justifier la promotion par l’État de la conception du bien qui lui semble la plus adéquate. Il réfute deux arguments susceptibles d’être invoqués pour mettre davantage en doute la qualité du jugement public lorsqu’il s’agit de questions relatives au bien plutôt qu’au juste. Le premier argument consiste à dire que les décisions relatives au juste sont instrumentales en vue de favoriser la réalisation des diverses conceptions du bien. Les citoyens seraient dès lors incités à accepter des compromis sur les questions de justice dans la mesure où l’existence de tels compromis serait nécessaire à la poursuite de la réalisation de leur projet de vie. Sher estime au contraire que considérer que la motivation des citoyens à trouver un accord dépend de leurs intérêts devrait au contraire faciliter les consensus sur les questions relatives aux valeurs. En effet, alors que de nombreuses décisions relatives au juste s’inscrivent dans un contexte de dilemme du prisonnier où l’intérêt collectif ne découle pas des intérêts individuels, la définition de la meilleure conception du bien constitue un bien public. De plus, n’est-il pas légitime de considérer que les citoyens ont non seulement le sens de la justice, mais aussi le sens du bien, et que ce dernier les incite à vouloir agir bien et pas seulement en fonction de leurs intérêts ?
Sher rejette également l’argument justifiant le privilège du juste par le fait que les décisions relatives au bien réclameraient des compétences épistémologiques accrues, par exemple en raison du manque de données empiriques décisives à leur propos. Cela expliquerait pourquoi les questions axiologiques seraient irréductiblement plus controversées. Mais c’est ce constat factuel que récuse Sher. Pour lui, il est tout aussi erroné de croire qu’il y a un large consensus sur les politiques non perfectionnistes que de considérer qu’il n’existe aucun consensus sur les politiques perfectionnistes : « La plupart des gens s’accorderaient pour considérer que le courage, l’intégrité et l’honnêteté sont en eux-mêmes de loin préférables à leur contraire, pour reconnaître la valeur de grandes réalisations de multiples formes et pour estimer que de forts liens interpersonnels enrichissent la vie des personnes concernées[5] » (p. 154). L’argument épistémologique ne serait par conséquent pas plus convainquant que l’argument motivationnel.
Colin M. Macleod parle quant à lui de la thèse de la futilité de la neutralité pour désigner l’incapacité de celle-ci à constituer un critère de distinction entre les raisons publiques et les raisons non publiques. Il reproche à la neutralité d’imposer de renoncer à fonder des décisions publiques sur des biens largement consensuels comme les relations amicales et familiales, l’éducation, la santé physique, ou l’expérience et la création artistique. De plus, faire de la neutralité le propre de la raison publique signifie que celle-ci ne peut être invoquée pour départager les différentes conceptions du juste qui existent dans la société. Il souligne également la relative indétermination sur la ligne de démarcation entre le juste et le bien, qui rend peu opérationnelle la référence à la neutralité (p. 166-170).
Enfin, la contribution de Crowder, « Neutrality and Liberal Pluralism » (p. 125-143), défend explicitement la thèse selon laquelle le pluralisme ontologique des valeurs ne devrait pas conduire à l’adoption d’un neutralisme libéral, mais à celle d’un perfectionnisme faible, promouvant l’autonomie personnelle, le désaccord raisonnable et la diversité des valeurs. Rejetant l’idée que le pluralisme moral signifie que le choix entre les différentes valeurs objectives dépend ultimement de relations de pouvoir ou de ressources purement contextuelles, il estime que l’on peut déduire du concept de pluralisme différents principes universels pouvant guider les nécessaires arbitrages entre les différentes valeurs objectives. Crowder identifie quatre principes de ce type :
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Le respect de la pluralité est le principe le plus fondamental. Selon ce principe, chaque bien doit être traité comme ayant une valeur intrinsèque aussi importante que celle des autres biens. Cela signifie que tout choix en défaveur d’un bien doit être fait avec regret et pour une raison précise.
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La valorisation de l’autonomie individuelle se déduit du respect de la pluralité. Puisque le respect du pluralisme implique l’idéal selon lequel tout choix résulte d’un raisonnement pratique, le libéralisme doit être perfectionniste et promouvoir la capacité d’autonomie de ses citoyens — mais non l’exercice de cette autonomie.
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Le respect de la pluralité implique également de reconnaître la possibilité d’un désaccord raisonnable. Cela signifie que la coercition a un coût important et qu’imposer le respect d’une conception stricte du bien aurait des conséquences prohibitives. Le recours à la force n’est pas pour autant toujours injustifié, mais il exige un niveau de justification très élevé. La possibilité de remise en question de la conception du bien promue par l’État est en outre une dimension essentielle de la liberté d’expression.
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Le respect de la pluralité implique de permettre non seulement la coexistence de multiples conceptions du bien, mais plus fondamentalement de favoriser l’expression de la plus grande diversité possible de valeurs. L’ampleur de cette diversité ne peut faire l’objet d’une mesure précise mais cet objectif doit guider le jugement public.
3. Perfectionnisme libéral et perfectionniste républicain
Le principe de la neutralité de l’État s’est imposé comme l’un des socles du libéralisme politique, au point de sortir du cadre académique pour devenir une référence fréquente dans les débats publics des démocraties occidentales. Les contributions réunies par Merrill et Weinstock montrent cependant que ce large consensus cache une grande diversité de conceptions de la neutralité et de ses implications. Dans les pays francophones, les controverses autour du mariage des couples de même sexe, du port du foulard, de la légitimité des accommodements raisonnables, de la place des cours de religion dans le programme scolaire ou de l’affirmation d’une « Charte des valeurs » attestent de l’actualité de ces débats. Mais le fait nouveau est que l’idéal de neutralité est de plus en plus fortement contesté non pas en raison de l’importance de la cohésion sociale fondée sur un consensus axiologique, mais au nom même du pluralisme et de l’usage public de la raison. L’originalité de l’ouvrage me semble ainsi être de rompre avec toute identification maladroite du perfectionnisme au communautarisme.
Le point le plus faible de l’ouvrage, par contre, est l’absence d’une conclusion qui en tire les leçons principales. Si l’introduction de Merrill synthétise très bien les enjeux soulevés par l’ambiguïté du concept de neutralité, la présentation du perfectionnisme et de ses liens avec la neutralité en reste au stade programmatique. De plus, la construction de l’ouvrage répartissant les différentes contributions en deux parties — « General Approaches » et « Specific Issues » — ne fait guère transparaître les lignes de force transversales aux différentes contributions. Une conclusion — de Daniel Weinstock ? — proposant une clarification entre les différentes formes de perfectionnisme aurait été un utile complément du texte introductif de Merrill centré sur les variantes de la neutralité. Un tel texte aurait pu, selon moi, montrer comment les contributions présentes dans le livre invitent à distinguer le perfectionnisme libéral du perfectionniste républicain. Selon ce dernier, la finalité du politique ne se réduit pas à assurer une juste coexistence des libertés individuelles. Il est aussi le lieu de l’exercice public de la raison et un espace privilégié de recherche collective de la meilleure conception du bien.
Dans le livre déjà ancien qu’ils ont consacré au débat entre libéraux et communautariens, Mulhall et Swift classaient les principales théories libérales selon un tableau à double entrée[6] :
Ce tableau était construit sur la distinction entre neutralité fondationnelle et neutralité législative que Peter de Marneffe reprend dans sa contribution[7]. Les théories qui sont construites sur un fondement neutre sont considérées comme politiques, tandis qu’elles sont qualifiées d’anti-perfectionnistes si elles respectent la neutralité législative. Rawls est bien entendu la référence classique du libéralisme politique, tandis que Dworkin — mais aussi Marneffe par exemple — défendrait un libéralisme compréhensif restant attaché au principe de la neutralité législative de l’État mais fondant celui-ci sur une doctrine compréhensive. Enfin, Mulhall et Swift voyaient dans le libéralisme de Raz un perfectionnisme libéral dans la mesure où il assignait à l’État la mission de promouvoir une conception libérale de la vie bonne.
La dernière case du tableau correspondrait à une théorie qui s’efforcerait de respecter la neutralité fondationnelle tout en trouvant légitime que l’État ne soit pas lui-même neutre. Mulhall et Swift estimaient ne connaître aucune théorie de ce type et disqualifiaient même toute tentative en ce sens, car elle ne pourrait être que « schizophrénique ou masochiste » dans la mesure où le philosophe s’empêcherait de recourir à des ressources compréhensives alors qu’il l’autoriserait pour le politicien[8]. On peut pourtant se demander si la critique non communautarienne de la neutralité développée dans plusieurs contributions n’ouvre pas la porte à une telle tentative. Si les contributions de Wall ou de Marneffe restent dans un cadre libéral, le rejet de la limitation des raisons publiques aux seules raisons neutres me paraît plus compatible avec une conception républicaine du politique. Il ne s’agit pas de justifier la primauté d’une conception collective du bien sur le droit des individus à vivre conformément à leur propre conception axiologique, mais de considérer que l’existence d’un débat collectif sur la vie bonne renforce l’autonomie des individus, y compris de ceux qui seraient en désaccord avec la conception dominante[9]. C’est d’ailleurs ce qui permet de considérer qu’un tel perfectionnisme républicain pourrait avoir un fondement qui, à défaut d’être strictement politique au sens rawlsien, demeure neutre sur le plan axiologique. Il ne dépendrait en effet que de prémisses épistémologiques, sociologiques et morales faibles — tout aussi faibles à tout le moins que les prémisses contraires —, prémisses que l’on retrouve dans différentes contributions[10].
La première prémisse est épistémologique. Elle apparaît lorsque Sher s’étonne que l’on puisse croire que, dans le contexte de sociétés marquées par le fait du pluralisme, des individus soucieux de vivre bien ne s’interrogeraient pas sur la validité de leur propre conception (p. 147). N’est-il pas plus pertinent d’estimer que l’existence d’un débat public sur la vie bonne à l’aune duquel confronter ses propres convictions représente un gain épistémique majeur pour un individu certes doué de raison mais aussi fini ?
La deuxième prémisse est de nature plus sociologique. Elle complète la prémisse épistémologique en justifiant pourquoi un tel débat public doit au moins être partiellement institutionnalisé. Cette prémisse est au coeur de la contribution de Sypnowich lorsqu’elle souligne le caractère aliénant du fait que, dans une société de marché, nos choix sont influencés par des facteurs non rationnels sur lesquels aucun contrôle démocratique ne s’exerce. Elle estime ainsi que
une pauvre sociologie produit une pauvre éthique, puisque renoncer à exercer une influence politique sur l’environnement social laisse celui-ci soumis à toutes sortes d’autres influences, dont les objectifs sont moins respectables et les méthodes moins transparentes et démocratiques. […] La distinction ne devrait pas être entre des individus libres de leurs choix dans un régime de neutralité par opposition à des individus dont la liberté aurait été restreinte par le perfectionnisme, mais plutôt entre des individus dont les choix sont contraints par un marché ne devant rendre de comptes à personne par opposition à des individus dont l’environnement social est régulé par des institutions politiques représentatives (p. 198)[11].
La dernière prémisse est morale et vient également compléter la prémisse épistémologique. Elle est présente dans la contribution de Wall lorsque celui-ci adopte une conception du respect des personnes radicalement opposée à celle d’Ogien. Alors que, pour ce dernier, respecter une personne signifie s’abstenir d’interférer avec les choix qu’elle pose pour elle-même, Wall estime au contraire qu’il n’est pas respectueux de supposer qu’une personne ne souhaite pas réviser sa conception de la vie bonne lorsqu’elle s’avère erronée. Le respect de l’autre requiert plutôt de le considérer comme un être doué de raison, capable de reconnaître la pertinence des arguments qui lui sont opposés et d’adapter son comportement en conséquence (p. 75). L’opposition entre ces deux conceptions du respect constitue un des critères les plus manifestes de la distinction entre le libéralisme neutraliste et le républicanisme perfectionniste.
Conclusion
L’ouvrage de Merrill et Weinstock rassemble dix contributions d’excellente qualité et démontre que le débat sur la neutralité de l’État demeure extrêmement vivant. Le rapprochement des différentes contributions permet de mettre en évidence l’émergence de plus en plus forte d’une critique non communautarienne de la neutralité de l’État. Celle-ci prend la forme d’un perfectionnisme légitimant l’affirmation par l’État d’une conception du bien qui ne serait pas propre à une tradition culturelle préexistante mais émergerait du débat public[12]. Un tel perfectionnisme ne pourrait néanmoins pas être coercitif puisqu’il entend favoriser l’autonomie des personnes. Il reconnaîtrait également la priorité du juste sur le bien et pourrait continuer à être qualifié de libéral en un sens fort général. L’assimilation de la délibération politique à l’institutionnalisation de l’usage pratique de la raison permettant l’expression d’une conception collective — même si non consensuelle — de la vie bonne lui donne toutefois un caractère plus républicain.
Cette conception du politique ne reconnaîtrait a priori la légitimité d’aucune conception substantielle du bien et pourrait par conséquent prétendre à la neutralité fondationnelle. Elle n’imposerait toutefois pas un respect systématique de la neutralité de justification, ni de la neutralité d’intentions — à tout le moins lorsque l’État agit de manière non coercitive. Par contre, l’inachèvement de recherche de la vie bonne et le respect de l’autonomie des personnes impliquent une conception forte du pluralisme, comme Crowder le met en évidence dans sa contribution. Un tel perfectionnisme pourrait dès lors tendre à une certaine neutralité : une neutralité des conséquences similaire à celle proposée par Clarke.
À la fin de son article, celui-ci se demande d’ailleurs si la neutralité des conséquences, des intentions et des justifications sont toutes les trois nécessaires au plein respect de la neutralité de l’État, ou si la neutralité des conséquences est à la fois nécessaire et suffisante (p. 119-120). Le perfectionniste républicain esquissé ici correspondrait à cette seconde branche de l’alternative. La promotion par l’État d’une conception du bien devrait par conséquent être conditionnée à l’existence de dispositifs compensatoires garantissant aux personnes ne partageant pas cette conception du bien les ressources nécessaires à la poursuite de leur propre conception du bien. À mon sens, une telle approche constituerait par exemple la justification la plus solide au recours à des accommodements raisonnables[13].
Parties annexes
Notes
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[1]
Liberal Neutrality : A Re-Evaluation, 1er au 3 mai 2008, Université McGill, Montréal.
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[2]
R. Merrill, D. Weinstock (eds.), Political Neutrality. A Re-Evalutation, Basingstoke, Hampshire, England, Palgrave Macmillan, 2014. Les références à l’ouvrage sont désormais directement données entre parenthèses dans le texte.
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[3]
R. Merrill, « Comment un État libéral peut-il être à la fois neutre et paternaliste ? », Raisons politiques, 2011, 4, n° 44, p. 15-40.
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[4]
La conception de la neutralité de l’État de Clarke, comme imposant d’assurer une égale opportunité de réalisation des conceptions du bien, paraît également en être très proche.
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[5]
Je traduis.
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[6]
S. Mulhall, A. Swift, Liberals and Communitarians, Oxford (RU) — Cambridge (EU), Blackwell, 1996 (deuxième édition), p. 251.
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[7]
Dans son introduction, Merrill tend à confondre la distinction entre neutralité fondationnelle et neutralité législative avec celle entre neutralité de justification et neutralité des buts (p. 15). Les justifications invoquées en faveur d’une législation ne se réduisant pas nécessairement aux buts poursuivis par cette législation, une telle confusion me semble malheureuse — voir par exemple les contributions d’Arneson et de Clarke dans le présent ouvrage.
-
[8]
S. Mulhall, A. Swift, Liberals and Communitarians, op. cit., p. 252.
-
[9]
Un tel débat serait non seulement un bien public, mais également un bien premier si l’on définit ceux-ci comme les biens « que tout individu désire rationnellement posséder pour accomplir son projet de vie selon sa conception du bien, quelle qu’elle soit » (M.-A. Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? Théorie d’un impératif politique, Paris, Vrin, 2014). Une telle définition permet de mettre en évidence que les biens premiers ne sont pas nécessairement tous des biens rivaux dont il faut assurer la distribution entre les individus.
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[10]
Peut-être est-il même possible de considérer que le fondement de ce perfectionnisme républicain est strictement politique dans la mesure où ces prémisses ne font que prendre au sérieux l’hypothèse rawlsienne selon laquelle le problème politique surgit de la nécessaire coordination sociale entre des personnes dotées de conceptions de la vie bonne, en considérant que de telles personnes s’inquiètent nécessairement de la validité de leur conception et des influences qui pèsent sur leur formation, et qu’elles souhaitent être respectées en tant que telles. Ces prémisses peuvent donc être considérées comme des conditions de possibilité du politique. Comme Sypnowich le souligne, la question de la justice est ultimement celle de l’égale opportunité de réalisation de soi. Pour une discussion récente de ce que signifie le caractère politique du libéralisme rawlsien, voir M.-A. Dilhac, La tolérance, un risque pour la démocratie ? op. cit., p. 46-64, et ma discussion critique de ce livre « Une théorie politique et faillibiliste de la tolérance », à paraître.
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Je traduis.
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Une quatrième prémisse, relevant de la psychologie sociale, pourrait également être reprise de la critique communautarienne du libéralisme : concevoir la coopération sociale comme portant également sur la recherche collective de la vie bonne favorise la cohésion sociale nécessaire pour que les citoyens acceptent une forte solidarité interpersonnelle.
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Mes propres travaux s’inscrivent largement dans une tel cadre. Je me permets de renvoyer notamment aux textes suivants : L. de Briey, « L’autonomie collective : une réponse à la neutralité libérale » in M.-A. Dilhac, S. Guérard de Latour (s. d.), Etant donné le pluralisme, Publications de la Sorbonne (Philosophie), Paris, 2013, p. 95-104 ; L. de Briey, « Le foulard de la parlementaire. Républicanisme critique ou criticisme républicain » in Revue philosophique de Louvain, 109, 2011, p. 697-721 ; L. de Briey, « Multiculturalisme libéral vs. interculturalisme républicain » in La Revue Tocqueville, XXXIV, 2013, 1, p. 89-119.