Corps de l’article
Traduit par Jimmy Plourde
Avec Substanz und Adhärenz, qui paraît dans la collection d’études bolzaniennes dirigée par Edgar Morscher et Otto Neumaier, Benjamin Schnieder entend remédier à une lacune dans les recherches sur Bernard Bolzano, soit l’absence d’étude étendue de l’ontologie du réel et, plus particulièrement, de travail de clarification des concepts de substance et d’adhérence. L’ouvrage allie une interprétation rigoureuse des textes à une analyse critique des résultats de Bolzano et suggère des corrections possibles de ses définitions dans le but de présenter une vision d’ensemble cohérente de son ontologie.
L’ouvrage s’articule autour de l’analyse d’un passage dans lequel Bolzano définit l’adhérence comme quelque chose de réel qui est dans quelque chose d’autre, comme une qualité (Beschaffenheit), et la substance comme ce qui est par soi (Athanasia, p. 21). Le procédé herméneutico-critique s’articule en trois phases : il y a d’abord une analyse du contenu intuitif et des usages linguistiques associés aux termes constituant le definiens et le definiendum ; puis, une tentative de préciser la définition en la rendant applicable aux exigences propres à tous les cas et, enfin, la discussion de quelques questions interprétatives présentes dans la littérature secondaire afin, d’une part, de comprendre en quoi consiste la subdivision bolzanienne du réel en substance et adhérence, et, d’autre part, de déterminer si celle-ci est cohérente avec les définitions et les prémisses admises par Bolzano. Une adhérence est quelque chose de réel qui est une qualité de quelque chose d’autre : le premier chapitre est donc consacré dans une large mesure à l’analyse du concept de qualité. Il porte plus particulièrement sur la distinction entre qualités, états, représentations subjectives, événements, changements. À ce sujet, l’auteur remarque que les qualités et les états semblent appartenir à juste titre à un même type de détermination des choses puisque l’analyse des formes prédicatives révèle une structure analogue. Les événements semblent en revanche être ontologiquement distincts des qualités, soit parce qu’il y a des intuitions distinctes à la base de leur individuation, soit parce qu’ils semblent être composés d’autres événements, tandis que les qualités ne sont pas composées de phases temporelles successives. Selon ces analyses linguistico-conceptuelles basées sur la langue allemande contemporaine et sur l’attitude épistémique des locuteurs, Bolzano se tromperait lorsqu’il affirme entendre par « qualité » ce que l’on entend communément par ce terme (Wissenschaftslehre, I, § 80). Cela a des conséquences considérables si l’on passe du niveau sémantique au niveau ontologique, c’est-à-dire, si l’on infère du fait que les états et les événements sont des qualités la conséquence qu’ils appartiennent à une même catégorie ontologique.
La clarification du concept de qualité se fonde sur la distinction entre deux typologies définitoires, une première centrée sur la notion de « avoir » [haben] que l’on pourrait qualifier d’ontologique, et une seconde, logique, centrée sur la notion de « proposition en soi » [Satz an sich]. L’auteur considère la première comme étant préférable et prioritaire par rapport à la seconde, et il cherche ainsi à résoudre quelques difficultés liées à la définition ontologique en précisant ultérieurement la définition de Bolzano pour affronter les problèmes liés au thème des qualités vides et des qualités contradictoires. Les adhérences sont des qualités réelles, spécifiques et temporellement déterminées d’un certain porteur (elles ne sont donc pas universelles, mais particulières). Afin d’expliquer pourquoi on peut tout de même parler d’une adhérence commune à des porteurs distincts, l’auteur introduit le concept de « types d’adhérences », déterminé par l’équivalence intensionnelle. Partant de la thèse voulant que deux adhérences appartiennent au même type lorsque les deux tombent sous la même représentation de qualité, Schnieder en arrive à la conclusion que, pour Bolzano, il n’y a pas deux catégories distinctes de qualité telles que les propriétés spatio-temporelles spécifiques du porteur et les attributs universels temporellement et spatialement indéterminés.
Dans la seconde partie, l’auteur part de la critique de la conception traditionnelle de la substance comme étant ce qui subsiste de manière indépendante, ce qui n’a pas besoin de quelque autre chose pour exister. Schnieder montre que cette indépendance, qui ne peut être ni conceptuelle ni générique, mais uniquement individuelle, est inadéquate pour caractériser le concept bolzanien de substance : si certaines adhérences sont nécessaires et si elles existent seulement en tant que qualités des substances, alors ces substances dépendent de leur adhérences. D’un autre côté, la substance ne peut pas non plus être définie comme ce qui est réel et qui n’est pas une adhérence. L’auteur prouve en fait que si l’on admet la théorie méréologique de Bolzano et, plus particulièrement, la thèse selon laquelle il y a toujours entre deux objets disjoints l’agrégat qui les englobe alors apparaissent à côté des substances et des adhérences d’autres choses réelles, car il n’est pas certain que l’agrégat de deux adhérences soit lui-même une adhérence. En partant des prémisses de Bolzano, Schnieder met radicalement en cause la thèse que Bolzano adoptait lui-même, à savoir le dualisme ontologique : le domaine du réel n’inclut pas seulement des substances et des adhérences, mais aussi d’autres choses. Après avoir brièvement indiqué la possibilité de restreindre la définition en excluant les corps composés du domaine des substances, en accord avec la caractérisation leibnizienne des monades ainsi qu’avec quelques passages du dernier Bolzano, l’auteur conclut en montrant que, sur la base de telles prémisses, l’argument en faveur de l’existence d’au moins une substance n’est pas concluant.
Comme il est indiqué sur la quatrième de couverture, parmi les aspects les plus intéressants de l’ouvrage, il y a lieu de mentionner l’attention accordée au rôle non seulement causal mais aussi sémantique des adhérences. Conformément à la lecture secondaire sur le sujet, Schnieder accepte que les adhérences soient des qualités en tant que prédicats d’une proposition en soi, mais il développe plutôt la définition ontologique et montre à l’appui de celle-ci que les adhérences sont, pour Bolzano, spécifiques au porteur et temporellement déterminées, et que les substances ne sont pas ontologiquement indépendantes. La composante sémantique des adhérences apparaît dans la critique des interprétations qui prétendent déceler une ambiguïté dans le concept de qualité : tous les cas où il semble qu’il s’agisse de qualités universelles (attributs) peuvent être expliqués par le recours, sur le plan logique, aux représentations de qualité. Le terme universel est en réalité singulier en tant qu’il désigne un type d’adhérence. Il reste alors à se confronter à deux questions que l’auteur indique, mais dont il ne traite pas. Si deux adhérences appartiennent à un même type lorsqu’elles tombent sous une même représentation de ce type, il faudrait, sur le plan logique, avoir une subdivision entre genre et espèce, mais sur quelle base ? Quelles conséquences l’introduction de types d’adhérences a-t-elle sur la théorie métaphysique bolzanienne ? En relation avec ces thèmes apparaît l’opportunité de continuer l’excellent travail entrepris par Schnieder en analysant l’ontologie du non-réel afin de comprendre le rôle logique et sémantique des entités en soi qui n’existent pas : d’abord les représentations et les propositions en soi. L’ontologie du réel pourrait être mieux comprise dans le contexte de l’ontologie générale de Bolzano et aussi quant au fond de ses théories logiques, métaphysiques et épistémologiques.
Le livre, dont la lecture n’est pas aisée en raison du processus analytico-argumentatif complexe, est soigné, linéaire, clair, et alourdi à quelques endroits par l’appareil complexe d’abréviations alphanumériques pour rappeler les définitions exprimées dans une notation semi-formelle. La marche dialectique serrée révèle la présence d’un auteur attentif doté d’une logique argumentative rigoureuse et d’une vaste connaissance du texte de Bolzano. La position de l’auteur risque de paraître plus faible lorsqu’il est question d’indiquer les objectifs généraux de sa propre théorie interprétative, les avantages qu’elle comporte ou les conséquences qu’elle pourrait avoir sur le système de Bolzano et sur les théories ontologiques contemporaines. Parfois, après avoir exposé un argumentaire cohérent pour appuyer son propos, l’auteur ne révèle pas les raisons théoriques de sa propre préférence pour une hypothèse interprétative par rapport à une autre, mais il a souvent recours à des raisons de simplicité ou de plus grande proximité au texte. Deux prémisses méthodologiques mériteraient peut-être de faire l’objet d’une discussion : 1) la rectitude d’une définition doit être établie en fonction du degré de correspondance avec l’usage commun du concept ; 2) les analyses de l’usage linguistique d’un terme continuent d’être valides dans des contextes géographiquement et historiquement distincts. Comme c’est le cas dans tout texte philosophique rigoureux et honnête, à la fin de la lecture s’ouvrent peut-être plusieurs questions auxquelles on ne peut trouver de réponse. Néanmoins, la théorie de Bolzano est bien définie, avec référence aux passages textuels ; certaines interprétations sont réfutées de manière convaincante, et les résultats auxquels l’auteur parvient apparaissent, malgré les précautions de l’auteur en la matière, comme autant de points de départ profitables aussi bien pour une interprétation d’ensemble de la philosophie de Bolzano que pour la discussion de plusieurs thèmes actuels en ontologie.