Corps de l’article
Par comparaison avec d’autres grandes figures de l’école brentanienne, comme Meinong et Husserl, la philosophie d’Anton Marty jouit d’une reconnaissance très lacunaire et — mis à part l’histoire de la linguistique — toute récente. L’ambition de l’ouvrage de Robin Rollinger est de combler cette lacune par une introduction générale et par la traduction de quelques textes importants.
Le biais choisi par l’auteur est de se focaliser sur les positions originales au détriment de leur composante polémique. Comme il y insiste à plusieurs reprises, la réception contemporaine de Marty est généralement rendue difficile par le fait que ses écrits sont majoritairement de nature polémique et que ses positions personnelles, pour cette raison, peuvent passer inaperçues :
Quels qu’aient été les effets du style polémique de Marty sur ses contemporains, la grande infortune, d’un point de vue contemporain, est que ses critiques des opinions des autres ont éclipsé ses opinions positives propres. Si l’on est suffisamment patient, cependant, il est possible de dégager de ces critiques ses opinions positives sur de nombreux problèmes philosophiques
p. 26-27
La longue introduction de Rollinger — 127 pages — contribue certainement à faire de l’ouvrage une référence dans le domaine. Le but en est de présenter la philosophie de Marty de manière systématique et historique, en donnant la priorité aux questions philosophiques sur les questions plus linguistiques. Il en résulte le tableau d’une philosophie inconditionnellement empiriste et anti-platoniste, fortement enracinée dans la psychologie descriptive brentanienne.
Le premier chapitre de l’introduction restitue, assez sommairement, le contexte historique de la philosophie de Marty par un aperçu introductif de la situation de la philosophie, de la psychologie, de la linguistique et de la philosophie du langage. Quoique très succinct, ce chapitre renferme quelques précieuses indications notamment sur les rapports de Marty avec Sigwart et avec la linguistique de la fin du dix-neuvième siècle.
Au chapitre II, Rollinger précise la spécificité et les principales tâches de la philosophie du langage selon Marty, essentiellement à partir des Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie (1908). La philosophie du langage de Marty, souligne-t-il, se définit d’abord par sa dimension intimement (mais non exhaustivement) psychologique, ensuite par le fait qu’elle est, à titre de linguistique générale, une branche de la linguistique. Rollinger consacre ensuite de très éclairantes analyses à la division de la philosophie du langage, chez Marty, en une partie pratique — notamment logique —, et une partie théorique à laquelle se rattachent la « sémasiologie » — l’étude des formes linguistiques en tant qu’« outils langagiers » et des significations —, ainsi que la psychologie (descriptive et génétique) du langage.
Le troisième et dernier chapitre de l’introduction est consacré à deux thématiques centrales de la sémasiologie, les formes linguistiques internes et la signification, Rollinger accordant la priorité à la seconde en opposition à la lecture classique d’Otto Funke. On y trouvera un exposé précieux de quelques distinctions fondamentales introduites par Marty : formes linguistiques internes figuratives (métaphores et métonymies) et constructives (fictions) ; autosémantiques et synsémantiques ; énoncés, Emotive et Vorstellungssuggestive ; etc.
De manière éclairante, Rollinger distingue entre un « sens communicatif » de la notion de signification — sa fonction consistant à éveiller un certain état mental chez le récepteur —, et un « sens ontologique » où la signification est définie en termes de contenu d’acte mental ou d’état de choses. Sur le second point, Rollinger développe finement la divergence entre Marty et Brentano sur la question des irrealia : les contenus de jugement sont des entités qui, bien qu’irréelles, sont pourvues d’existence. Ce qui lui permet non seulement d’opposer l’ontologie des entités sémantiques de Marty au réisme brentanien, mais aussi d’entreprendre une confrontation suggestive avec les positions de Bolzano, Frege, Meinong, Husserl, Stumpf et Twardowski.
L’analyse systématique des distinctions de Marty concernant les « suggestifs représentationnels » (formes linguistiques dont les corrélats mentaux sont les représentations, à savoir, entre autres, les noms) est remarquable de clarté et de précision. Rollinger y détaille notamment, en relation avec la critique des « objets immanents », la notion de « détermination relative » qui représente un des aspects les plus originaux et les plus fructueux de la théorie de l’intentionnalité de Marty. Il décrit également en termes très justes le conceptualisme de Marty — il manque cependant un rapprochement avec celui, assez proche, de Stumpf —, ainsi que sa critique de la théorie meinongienne des assomptions et quelques-unes de ses positions concernant les indexicaux et les noms propres.
L’ouvrage présente la traduction de quatre textes de Marty. Il s’ouvre sur son premier livre, Über den Ursprung der Sprache, publié en 1875, où Marty, contre la conception « nativiste » (Steinthal, Lazarus, Wundt), développe une conception avant tout communicationnelle de l’origine du langage. Le deuxième texte, moins connu, est le discours inaugural « Was ist Philosophie ? » prononcé à la Karl-Ferdinands-Universität de Prague en novembre 1896. Marty y défend l’idée que les diverses disciplines philosophiques trouvent leur unité dans la psychologie. Le troisième texte est une recension très critique des Principles of Psychology de William James, parue en 1892. Marty s’en prend à James principalement sur deux points : d’abord, il lui oppose l’idée brentanienne d’une nécessaire fondation de la psychologie génétique dans la psychologie descriptive ; ensuite il tente de réfuter la critique jamesienne de l’analyse psychologique en lui opposant une conception de style brentanien de l’unité de la conscience et de l’objet intentionnel. Le dernier texte est l’article « Über Annahmen » de 1906, qui est pour l’essentiel une défense de la théorie brentanienne des trois classes d’actes mentaux contre la théorie des assomptions de Meinong.
Il ne fait aucun doute que l’ouvrage de Rollinger contribuera fortement et durablement à la reconnaissance de la pensée d’Anton Marty dans le monde philosophique contemporain. Le choix des textes nous paraît représentatif et judicieux compte tenu des limites de l’ouvrage, et les traductions allient avec bonheur la fidélité technique à la modération en matière de néologismes. L’introduction fournit un panorama certes succinct, mais fidèle, éclairant et documenté des principaux concepts et problèmes de la philosophie de Marty. En dépit de quelques lacunes significatives (Roberto Poli, Claudio Majolino, ou le travail plus ancien de Herman Parret), la bibliographie pourra également être un instrument précieux pour la recherche future.
Les seules réserves à émettre sont d’importance secondaire. On aurait pu attendre une contextualisation historique plus substantielle, mais cette lacune se justifie suffisamment par l’ambition affichée de l’ouvrage, qui est d’abord de présenter les positions personnelles de Marty — sans se laisser distraire par l’héritage brentanien — et leur contexte polémique. On peut aussi regretter que les fréquents parallèles avec la philosophie plus récente — spécialement en philosophie du langage — soient quelque peu superficiels et ne s’étendent guère au-delà de Wittgenstein.