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Ceux qui ont connu Pierre Hadot parlent souvent de lui comme d’un « modèle de vie et de sagesse[1] ». Ils nous suggèrent ainsi que Pierre Hadot a lui-même approché la philosophie de la manière dont il nous a enjoint de la comprendre : non seulement comme un discours d’ordre conceptuel, mais comme un mode de vie destiné à provoquer une transformation dans l’existence de celui ou celle qui s’y adonne. L’oeuvre de Pierre Hadot, de ce point de vue, est inséparable de sa vie, et l’étude de sa pensée est indissociable d’une méditation sur l’itinéraire à la fois intellectuel et personnel qui a été le sien. Hadot a lui-même offert un éclairage sur sa vie dans des entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson où il a raconté son parcours et fait état de certaines de ses influences. Ces entretiens ont paru en 2001 sous le titre La Philosophie comme manière de vivre[2]. Hadot a par ailleurs livré certaines informations d’ordre biographique dans des entretiens plus courts, parmi lesquels on retiendra un dialogue avec Michael Chase, paru en 1995 à titre de « postscript » à la traduction anglaise du recueil Exercices spirituels et philosophie antique[3]. On est en droit de supposer que les entretiens, dans leur ensemble, ont fait l’objet d’une attention particulière de la part de Pierre Hadot, dans la mesure où ils appartiennent à la pratique orale de la philosophie et se rapprochent ainsi, de son point de vue, de la philosophie telle qu’elle est vécue[4]. Ces textes ont exercé une influence sur la manière dont l’oeuvre de Pierre Hadot a été lue et comprise. De ce que l’on pourrait appeler l’« autobiographie dialoguée » de Pierre Hadot, cependant, on n’a pas offert jusqu’ici une véritable vision critique[5]. Nous entendons ici remédier, autant qu’il nous sera possible, à cette lacune. Il y a lieu de croire, en effet, que la réception dont a fait l’objet la vie de Pierre Hadot reste partielle et qu’une relecture de ses entretiens est susceptible d’ouvrir de nouvelles voies pour l’interprétation de son oeuvre. Nous retracerons d’abord dans ses grandes lignes l’évolution de la vie philosophique de l’auteur telle que celui-ci nous la donne à connaître dans ses entretiens. Nous nous interrogerons ensuite sur la réception de sa vie chez le lectorat néoplatonicien et chez certains des promoteurs actuels de la philosophie comme manière de vivre. Nous nous demanderons enfin si Hadot n’a pas adopté une grille d’interprétation définie lorsqu’il a fait lui-même le récit de sa vie.

1. Hadot dans ses entretiens

Ni les entretiens de Pierre Hadot avec Michael Chase ni ceux qu’il a eus avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson ne présentent un caractère purement biographique. Le retour que fait Hadot sur sa vie dans son « interview » avec Chase tient en quelques pages[6] et il est suivi de précisions concernant sa conception de la philosophie antique. Seuls les deux premiers chapitres de La Philosophie comme manière de vivre, par ailleurs, concernent directement la vie de Pierre Hadot ; ils se présentent comme un long entretien avec Jeannie Carlier où il se remémore les étapes de son itinéraire philosophique. Les six chapitres suivants consistent en des entretiens avec Arnold I. Davidson et portent plutôt sur des thèmes qui sont récurrents dans son oeuvre, par exemple l’expérience mystique (ch. 5) ou la notion d’exercices spirituels (ch. 6). Les deux derniers chapitres se présentent quant à eux comme un dialogue avec Jeannie Carlier au sujet de l’actualité de la philosophie comme manière de vivre et ils constituent en ce sens une défense de la pensée de Pierre Hadot. Nous nous intéresserons d’abord et avant tout ici aux entretiens de ce dernier avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson. Nous débuterons chaque fois avec le portrait que Pierre Hadot fait de sa vie dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage, pour nous intéresser ensuite aux précisions que l’on peut trouver dans les chapitres suivants. Nous chercherons ainsi à en déterminer le fil conducteur. Nous nous arrêterons ponctuellement au dialogue avec Chase lorsque celui-ci offre un point de vue différent ou complémentaire à celui de La Philosophie comme manière de vivre.

Hadot est né en 1922 à Paris et il a grandi en Champagne. Il a eu ce qu’il appelle (reprenant la formule de Denise Bombardier) une « enfance à l’eau bénite[7] ». Ce trait est principalement attribuable à sa mère, dont la dévotion à l’Église catholique était telle qu’elle insistait pour que ses trois fils soient prêtres[8]. Un soir, à Reims, sur la rue Ruinart, Hadot, alors qu’il est étudiant au Petit Séminaire[9], contemple la nuit étoilée. Il fait soudain une expérience qui lui paraît tout à fait inédite : « J’ai été envahi par une angoisse à la fois terrifiante et délicieuse, provoquée par le sentiment de la présence du monde, ou du Tout, et de moi dans ce monde[10] ». Cette expérience n’apparaît pas encore explicitement[11] dans l’entretien avec Michael Chase, mais Hadot s’y attarde longuement dans son premier entretien avec Jeannie Carlier (et ailleurs)[12]. Il dit l’avoir répétée quelques fois à l’adolescence et l’avoir également connue à l’âge adulte[13]. Il accorde à ces épisodes un caractère privilégié dans son parcours. Il dit simplement : « [J]e crois que je suis philosophe depuis ce temps-là[14] ». Il croit que la meilleure manière de désigner cette expérience est l’expression dont a usé Romain Rolland pour décrire l’expérience mystique dans sa généralité : celle de « sentiment océanique[15] ». Celui qui la ressent a l’impression d’être une vague dans un océan sans limites et d’appartenir de plain-pied à l’ensemble de ce qui existe[16]. Hadot désigne encore ce qu’il a ressenti en le qualifiant de « mystique sauvage »[17], d’après le concept utilisé par Michel Hulin dans l’ouvrage du même nom pour nommer l’expérience mystique lorsqu’elle se produit de manière spontanée et en dehors de tout cadre religieux établi (sous l’effet de la drogue, par exemple)[18]. Envisagée de cette façon, l’expérience de Pierre Hadot acquiert un caractère universel. Hulin, en effet, cherche dans la caractérisation de l’expérience mystique sauvage l’occasion d’une description phénoménologique de l’expérience mystique considérée dans sa généralité[19]. Hadot tend cependant à distinguer le sentiment océanique d’une expérience qu’il a poursuivie après être passé au Grand Séminaire : celle que lui promettait l’itinéraire mystique chrétien.

Comme beaucoup de catholiques de sa génération, Hadot a été amené à lire dans le cadre de sa scolarité les écrits des mystiques chrétiens. Entre 1940 et 1942, alors qu’il est au Grand Séminaire — qui déménage temporairement en Vendée pour échapper aux vicissitudes de la guerre —, on lui donne à lire les textes de Thérèse d’Avila, de Jean de la Croix et d’autres[20]. Il développe rapidement une véritable fascination pour ces textes et pour ce dont ils témoignent. Il veut s’engager lui-même dans l’itinéraire spirituel légué par la tradition et il est surpris du peu d’encouragements qu’il reçoit de la part de ses confesseurs[21]. Comme il apparaît dans son entretien avec Davidson au sujet de l’expérience mystique (ch. 5), il éprouve des difficultés à joindre foi chrétienne et entreprise mystique : on lui rappelle le rôle que doit jouer dans sa méditation la médiation christique[22]. Ses tentatives se soldent par un échec[23]. Hadot assure dans son entretien avec Carlier que les expériences mystiques sauvage et chrétienne lui sont apparues dans sa jeunesse comme étant parfaitement distinctes. Le sentiment océanique, lorsqu’il y a goûté pour la première fois, lui a même semblé être opposé à ce qu’il vivait en général dans sa vie religieuse :

C’était une expérience tout à fait étrangère au christianisme. Cela me paraissait beaucoup plus essentiel, beaucoup plus fondamental que l’expérience que je pouvais vivre dans le christianisme, dans la liturgie, dans les offices religieux. Le christianisme me semblait plutôt lié à la banalité quotidienne[24].

Une dualité semble s’être ouverte à ce moment dans la vie de Pierre Hadot : d’un côté, un christianisme omniprésent, mais ne réclamant qu’un engagement superficiel de la part du croyant et, de l’autre, une expérience qui semblait exiger une réforme de tout l’être et qui offrait l’esquisse d’une autre vision des choses. On ne peut manquer de constater, néanmoins, que Pierre Hadot a eu durant toute sa jeunesse et au-delà, une sensibilité pour le phénomène mystique. Et il est difficile de ne pas attribuer celle-ci — du moins en l’absence d’une autre explication — à l’expérience mystique qu’il a lui-même vécue.

La vie de Pierre Hadot au Séminaire est interrompue en 1943 lorsqu’on décrète le Service du travail obligatoire (STO). Il doit alors se rendre à Paris et travailler durant plusieurs mois pour la Société nationale des chemins de fer (SNCF) à titre d’ouvrier, puis comme gardien d’une grue que l’on déplace à travers la France (et qu’il doit en principe protéger des attaques de la Résistance !). Il échappe finalement au STO lorsqu’on lui diagnostique un souffle au coeur, le signe avant-coureur de problèmes cardiaques qui l’accompagneront le reste de sa vie. Il retourne dans la ville où il a grandi à l’automne 1944 pour être ordonné prêtre[25]. Pour lui, son ordination est la conséquence inéluctable de l’éducation qu’il a reçue et des exigences formulées par sa mère. « Mon avenir, dit-il, était […] programmé depuis ma plus tendre enfance[26]. » Il signale néanmoins à Jeannie Carlier qu’il a été incommodé par un élément précis de la cérémonie d’ordination : le serment « antimoderniste »[27]. Il faut rappeler que le Motu Proprio Sacrorum Antistitum avait été proclamé par Pie X en 1910 afin de combattre certaines thèses scientifiques, philosophiques et théologiques qui lui semblaient mettre en danger l’intégrité du dogme catholique. Il obligeait l’ensemble des membres du clergé à proclamer au moment de leur entrée dans l’Église leur opposition à des notions telles que l’évolution de la foi ou à des pratiques telles que la critique historique des textes bibliques[28]. C’est ce dernier point qui aurait causé à Hadot l’inconfort le plus grand. Il avait lu, à la fin de son séjour en Vendée, le Portrait de M. Pouget de Jean Guitton[29]. Guitton y faisait l’éloge d’un prêtre enseignant qui avait été interdit d’enseignement pour avoir usé de méthodes historico-critiques dans la lecture de la Bible. Hadot, à qui ce récit avait fait une forte impression, a vraisemblablement eu de la difficulté à proclamer une phrase telle que celle-ci : « [J]e réprouve […] la manière de juger et d’interpréter l’Écriture sainte qui, ayant mis de côté la tradition de l’Église, l’analogie de la foi et les règles du Siège apostolique, adhère aux inventions des rationalistes et fait de la critique textuelle son unique et souveraine règle, avec autant de licence que de témérité[30] ». Le thème qui apparaît ici, celui du problème que pose l’interprétation des textes bibliques, est également soulevé dans le dialogue de Pierre Hadot avec Michael Chase, où Pierre Hadot envisage d’ailleurs des perspectives plus larges : « One of the great difficulties of Christianity — I’m thinking here of the textual criticism of the Bible — was what revealed to me a more general problem […] : is modern man still able to understand the texts of antiquity, and live according to them[31] ? »

Hadot se rend en 1945 à Paris pour entreprendre ses études universitaires[32]. Il étudie, comme on devait s’y attendre, la pensée de saint Thomas, mais aussi Platon, Kant, la morale, la sociologie, l’esthétique[33]. Une grande part de la vie intellectuelle de Pierre Hadot a cours, cependant, hors du cadre académique. Il assiste à des cercles de lecture et à des conférences de certains des grands noms de l’existentialisme : Nicolas Berdiaev, Gabriel Marcel, Albert Camus[34]. Lorsqu’il discute avec Davidson, Hadot s’attarde aux diverses influences qu’il a alors rencontrées. Il explique notamment la manière dont il a envisagé les travaux des deux grands représentants de ce que l’on appelait alors « l’existentialisme athée » : Heidegger et Sartre[35]. Hadot s’est initié à la pensée de Heidegger par le livre d’Alphonse de Waelhens, La Philosophie de Heidegger. Il semble qu’il a avant tout retenu de sa lecture l’idée du passage d’une forme d’existence jugée illusoire et mensongère à une forme d’existence en accord avec la véritable nature des choses : l’existence « authentique »[36]. On peut induire qu’il y a vu une confirmation de ses intuitions de jeunesse liées à l’expérience du sentiment océanique et une réflexion sur ce qu’il appellera dans son oeuvre de maturité la « conversion » philosophique. Un phénomène analogue se produit apparemment lorsqu’il se penche sur la philosophie de Sartre. C’est avant tout La Nausée qui retient son attention, et l’épisode du jardin de Bouville[37]. La manière dont Sartre décrit l’expérience de l’absurde reprend visiblement les catégories de l’expérience mystique. Alors que le narrateur observe la racine du marronnier, en effet, « le voile se déchire[38] » ; cela révèle que les catégories dont on use normalement pour désigner les choses ne sont « qu’une apparence[39] », etc. Hadot y voit une « sorte d’extase[40] ». Celle-ci joue cependant dans son itinéraire philosophique un rôle que l’on pourrait qualifier de négatif : « à propos de cette nausée, j’ai toujours pensé que c’était un sentiment propre à la psychologie de Sartre. On pourrait aussi bien parler d’émerveillement, et pas de nausée, devant l’existence[41] ». Hadot semble en fait envisager l’expérience de Roquentin à partir de l’expérience du sentiment océanique telle qu’il l’a lui-même vécue : la conviction que l’expérience mystique est celle d’un mystère positif paraît trop ancrée chez lui pour qu’il puisse considérer la « nausée » autrement que comme une impression singulière. La période existentielle de Pierre Hadot, si elle a été marquante, a cependant été de courte durée. Bientôt, il amorce des études de doctorat sur un sujet qui concorde mieux avec sa formation catholique : les traités théologiques de Marius Victorinus.

Il faut se demander ce qui a poussé Hadot à préparer une thèse sur un personnage aussi méconnu que Victorinus. Hadot suggère que ce choix doit être rattaché à son intérêt pour la mystique. L’année où il fraye dans les milieux de l’existentialisme, en effet, il se penche sur les écrits mystiques de Plotin[42]. Il explique plus loin qu’il y découvre « l’existence d’une mystique purement philosophique[43] », ce dont on peut croire qu’il se réjouit, considérant l’échec subi dans la poursuite de l’expérience mystique chrétienne. Ainsi, c’est dans l’espoir de travailler sur Plotin — comme l’indiquait déjà l’entretien avec Chase[44] — qu’il entre en contact avec le père Paul Henry, alors réputé pour sa coédition des Ennéades[45]. Il a la surprise de se voir recommander une étude des traités théologiques de Victorinus, chez qui Henry espérait trouver des fragments de Plotin traduits du grec au latin[46]. Il lui faut, avant de pouvoir en faire la traduction, réaliser avec Paul Henry l’édition des traités de Victorinus[47]. Il suit alors des cours à l’École des chartes de la IVe section de l’École pratique des hautes études (EPHE) au sujet de la critique et de l’édition des textes[48]. Il dit tirer de ces cours des leçons d’ordre général concernant l’interprétation. Il acquiert, au contact des manuscrits, une conscience de plus en plus vive de l’importance de la prise en compte du contexte intellectuel et social dans lequel s’inscrit un texte[49]. Sa réflexion sur ces questions prend de l’ampleur dans les années suivantes et le conduit à offrir une lecture originale des Recherches philosophiques de Wittgenstein. Hadot donne à partir de 1959 des conférences sur Wittgenstein, dont « Jeux de langage et philosophie » (paru sous forme d’article dans la Revue de métaphysique et de morale en 1962[50]). Il explique au chapitre 3 des entretiens avec Carlier et Davidson que c’est le problème des incohérences apparentes des philosophes de l’Antiquité qui l’occupait au moment de donner cette conférence. L’insistance de Wittgenstein sur le caractère performatif du langage lui a permis de mieux saisir la visée de formation inhérente aux écrits de l’Antiquité et ainsi d’expliquer les contradictions que leurs auteurs semblaient commettre. Hadot soutient par ailleurs que c’est cette réflexion qui lui ouvre les perspectives qui seront les siennes au sujet de la nature de la philosophie dans l’Antiquité :

[I]l faut dire […] à propos de la genèse chez moi de la notion de philosophie comme choix de vie ou de la notion d’exercices spirituels, que j’ai commencé à réfléchir sur ce problème : comment expliquer l’incohérence apparente de certains philosophes. […] c’est cela qui m’a conduit à l’idée que les oeuvres philosophiques de l’Antiquité n’étaient pas composées pour exposer un système, mais pour produire un effet de formation […] je ne suis pas parti de considérations plus ou moins édifiantes sur la philosophie comme thérapeutique, etc. […] Non, c’était vraiment un problème strictement littéraire […][51]

Une telle affirmation témoigne de l’importance que Pierre Hadot accorde à la question de l’interprétation dans son propre itinéraire philosophique[52]. Il faut toutefois, pour continuer notre parcours de son itinéraire philosophique, revenir un moment en arrière et voir comment il explique lui-même son abandon du sacerdoce, en 1952.

La décision de Pierre Hadot de quitter l’Église serait en partie attribuable à son entrée, en 1949, au presbytère de Saint-Séverin[53]. Saint-Séverin est alors une paroisse-pilote, où on se propose de réformer la vie chrétienne par un retour à certaines des pratiques de l’Église primitive, par une théologie centrée sur le Christ et par un rajeunissement de l’ecclésiologie[54]. Hadot y participe notamment aux Équipes de recherche spirituelle, animées par Jean Massin (qui lui aussi sortirait bientôt d’Église), où l’on tente de repenser les rapports du fidèle avec le monde moderne à partir d’une lecture critique des textes bibliques[55]. C’est dans ce contexte que survient la publication, en 1950, de l’encyclique Humani generis. Cette encyclique de Pie XII veut mettre fin aux tentatives de réforme qui se développent un peu partout au sein du clergé — comme c’est le cas à Saint-Séverin. Pie XII y condamne sévèrement les pratiques modernes de l’interprétation. Il craint que le retour aux sources du christianisme opéré grâce à ce type d’exégèse ne supplante le recours aux textes dans lesquels les autorités ecclésiastiques ont déposé au fil des siècles leurs propres interprétations des écrits bibliques[56]. On imagine facilement que Pierre Hadot vit mal cette condamnation puisqu’il est lui-même en train de devenir un praticien de ce type d’interprétation et qu’il y est de plus en plus attaché. Le mal causé par l’encyclique Humani generis est aggravé par la proclamation, plus tard au cours de la même année, du dogme de l’Assomption de Marie. Une telle conception va à contresens des tendances auxquelles Hadot se rattache alors en matière de théologie[57] : retour aux sources (et fidélité aux sources), christocentrisme, etc. Hadot laisse finalement le sacerdoce en juin 1952[58]. On constate que le thème de l’interprétation est encore une fois central dans l’évolution de sa pensée : Saint-Séverin a été le lieu d’un approfondissement de sa réflexion au sujet du rapport aux Écritures et on peut estimer que la commotion due à l’encyclique de 1950 s’explique en bonne partie par la manière dont ce thème y est abordé[59].

Les travaux que produit Hadot à la suite de son abandon du sacerdoce lui vaudront d’être reçu comme professeur à l’École pratique des hautes études en 1964. Avant de s’intéresser à son enseignement, il convient toutefois de s’arrêter à un livre qu’il publie une année auparavant et qui joue un rôle important dans sa trajectoire : Plotin ou la simplicité du regard. Hadot explique lors de son entretien avec Carlier qu’il s’agit d’une commande qui lui est faite par Angèle et Georges-Hubert de Radkowski pour la collection « La Recherche de l’absolu » (chez Plon) et qu’on lui a demandé d’écrire ce livre du fait de son intérêt pour la mystique néoplatonicienne[60]. Il donne des détails au sujet du sens qu’a revêtu pour lui la rédaction de l’ouvrage lors de l’entretien qu’il mène plus loin au sujet de la mystique (ch. 5). Il semble considérer cette période comme celle d’une approximation de l’expérience mystique de type plotinien. Pour écrire l’ouvrage, explique-t-il, il s’est enfermé dans son appartement et il s’y est consacré sans arrêt durant un mois. Lorsque finalement il est sorti de son isolement pour acheter du pain, il a senti toute la distance qui le séparait du commun des hommes : « En voyant les braves gens tout autour de moi dans la boulangerie, j’ai eu […] l’impression d’avoir vécu […] dans un autre monde, totalement étranger à notre monde, pire que cela : totalement irréel et même invivable[61] ». Il attribue visiblement cette impasse à une inadéquation entre la démarche plotinienne et le contexte de la vie moderne[62]. Hadot insiste sur la distance qu’il a prise, à partir de ce moment, par rapport à la mystique de Plotin : « D’un point de vue personnel, l’expérience mystique, qu’elle soit chrétienne ou plotinienne, n’avait plus pour moi l’intérêt vital qu’elle avait eu dans ma jeunesse, et le néoplatonisme me paraissait une position intenable[63] ». Le même constat apparaît dans l’entretien de Pierre Hadot avec Michael Chase, où la rédaction de Plotin ou la simplicité du regard apparaît d’ailleurs comme un moment charnière dans son itinéraire philosophique :

Tu sum up my inner evolution, I would say the following : in 1946, I naively believed that I, too, could relive the Plotinian mystical experience. But I later realized that this was an illusion. The conclusion of my book on Plotinus already hinted that the idea of the ‘purely spiritual’ is untenable. It is true that there is something ineffable in human existence, but this ineffable is within our very perception of the world, in the mystery of our existence and that of the cosmos. Still, it can lead to an experience which could be qualified as mystical[64].

Remarquons que « l’expérience pouvant être qualifiée de mystique » dont parle Hadot ici préfigure en quelque sorte (sans pour autant la situer) l’expérience du sentiment océanique. Il faut souligner par ailleurs que Pierre Hadot a malgré tout poursuivi ses recherches sur Plotin. La voie allait néanmoins s’ouvrir à l’exploration de nouvelles avenues philosophiques.

Hadot se rend en 1964 à la fondation Hardt, à Genève, où il retrouve Ilsetraut Marten, qu’il avait connue quelques années auparavant, mais qu’il avait perdue de vue[65]. Ils se marient deux ans plus tard et ne se quitteront plus. Hadot souligne qu’il ne sait pas, à l’époque, que sa future femme travaille sur un sujet proche de ses intérêts : la direction spirituelle chez Sénèque[66]. Leur convergence, quoi qu’il en soit, ne fera que s’accentuer dans la suite, et Hadot attribuera à sa femme un rôle certain dans sa trajectoire philosophique[67]. L’influence d’Ilsetraut sur Pierre Hadot ne se fera toutefois sentir que de manière graduelle. La même année, Hadot est reçu comme professeur à l’EPHE et il hérite, du fait de ses travaux sur Victorinus — qui d’ailleurs ne culmineront qu’en 1968, avec la publication de sa thèse[68] — de la chaire de « Patristique latine ». Il donne des cours sur des sujets qui tombent sous cet intitulé, et en particulier sur les sermons d’Ambroise de Milan et les Confessions d’Augustin. Après quelque temps, on lui permet de changer le nom de sa chaire pour « Théologies et mystiques de la Grèce hellénistique et de la fin de l’Antiquité »[69]. Il passe alors de la patristique à la philosophie proprement dite. Il ouvre bientôt de nouveaux champs de recherche, en se penchant notamment sur Marc Aurèle et sur la nature de la philosophie dans l’Antiquité[70]. Le travail réalisé dans le cadre de son enseignement à l’EPHE et les discussions qu’il a avec sa femme[71] le conduisent finalement à publier, à titre d’article liminaire pour l’Annuaire de la Ve section de 1975-76, le texte « Exercices spirituels », où il expose pour la première fois de manière synthétique la compréhension qu’il a de la nature de la philosophie antique[72]. Hadot résume comme suit les réflexions qu’il a développées à ce sujet au fil des années : « J’ai éprouvé progressivement le sentiment que j’avais proposé dans cet article, à ceux qui ne peuvent ou ne veulent vivre selon un mode de vie religieux, la possibilité de choisir un mode de vie purement philosophique[73] ». C’est ainsi, autour du thème de la sortie de la religion, que s’affirme chez Hadot l’idée de la philosophie comme manière de vivre, qui liera bientôt sa trajectoire à celle de Michel Foucault.

Foucault, en effet, découvre Hadot à travers l’article « Exercices spirituels »[74]. Il développe un intérêt pour le travail de Pierre Hadot et l’appelle à l’automne 1980 pour lui offrir de présenter sa candidature au Collège de France[75]. Hadot y entre deux ans plus tard[76]. Il dit peu de choses lors de son dialogue avec Carlier sur l’enseignement qu’il y offre, sinon qu’il est en continuité avec ce qu’il faisait durant ses dernières années à l’EPHE. Il s’étend plus longuement sur la question de son rapport avec Foucault, cependant, lorsqu’il discute des grandes figures de la philosophie comme manière de vivre (ch. 8). On sait que la lecture de Pierre Hadot[77] a joué un rôle important dans le changement de perspective qui a imprimé, notamment[78], une nouvelle direction au deuxième tome de l’Histoire de la sexualité. On pourrait s’attendre, vu les liens qui unissent ainsi l’oeuvre du dernier Foucault à celle de Pierre Hadot, à ce que celui-ci se reconnaissance dans la notion de « culture de soi » avec laquelle culmine l’effort de Foucault[79]. Hadot, toutefois, souligne plutôt dans les entretiens (comme il le fait aussi ailleurs, mais de manière plus nuancée[80]) la distance qui le sépare de Foucault. Il fait valoir, en particulier, qu’il y a entre eux une différence de méthode. Foucault n’était pas formé, comme Hadot, à la philologie, et il ne prêtait pas la même attention que ce dernier à l’histoire et à l’économie interne des ouvrages qu’il abordait. Hadot déplore notamment le fait que, malgré ses qualités d’historien des idées, il ait souvent utilisé « de vieilles traductions peu sûres[81] ». Nous ne prétendons évidemment pas régler ici la question des rapports entre Hadot et Foucault (qui est très discutée[82]). On doit cependant reconnaître à Hadot un projet philosophique qui lui est propre et dont les présupposés méthodologiques sont différents. La place que celui-ci accorde, dans les deux derniers chapitres de l’ouvrage[83], aux exercices spirituels de la concentration sur l’instant présent — qui seul « dépend de nous » — et du regard d’en haut — qui peut permettre d’aborder les choses d’un point de vue « cosmique » — conduit le lecteur à penser que le stoïcisme joue dans ce projet un rôle chaque fois plus important.

On constate que deux motifs sont récurrents dans l’explication que donne Hadot de son propre itinéraire philosophique. La question de l’interprétation des textes, tout d’abord, traverse les différentes périodes de sa vie et elle joue apparemment un rôle dans le développement, chez lui, de l’idée que la philosophie est un mode de vie. On peine cependant à localiser avec précision le point de départ de ses questionnements herméneutiques : ce questionnement surgit-il avec la lecture du Portrait de M. Pouget ou est-ce que des expériences vécues dans les années qui précèdent (par exemple dans le contexte de sa formation spirituelle, où devait s’exprimer sous une forme ou une autre la tradition de la lectio divina) l’y avaient déjà rendu sensible ? On a du mal, par ailleurs, à trouver une réelle continuité entre les diverses critiques que formule Hadot au sujet de l’interprétation des textes : ce thème n’apparaît que sporadiquement après l’épisode central que constitue la lecture des Recherches philosophiques de Wittgenstein. Il en va autrement d’un second motif, celui de l’expérience du sentiment océanique. Le « sentiment océanique » apparaît bien, à la lecture des entretiens, et pour reprendre le mot de Philippe Hoffmann, comme le « noyau actif[84] » de la philosophie de Pierre Hadot. Celui-ci semble habité d’une soif mystique qui le pousse à chercher tour à tour dans la mystique chrétienne, dans la mystique néoplatonicienne et dans les exercices spirituels du stoïcisme un moyen d’approfondir le sens que revêt cette expérience primordiale. Le thème de la « mystique sauvage » semble ainsi fournir, contrairement au thème de l’interprétation — même s’il n’est pas dit, bien entendu, que ces deux motifs soient mutuellement exclusifs —, un fil conducteur à l’itinéraire philosophique de Pierre Hadot.

2. La réception des entretiens

La manière dont nous avons retracé ici l’itinéraire philosophique de Pierre Hadot n’est pas inédite. Jeannie Carlier, dans son introduction à La Philosophie comme manière de vivre, accorde, elle aussi, une importance toute particulière à l’expérience du sentiment océanique tant dans la biographie que dans la trajectoire intellectuelle de Pierre Hadot[85]. Il en va de même de plusieurs de ses lecteurs et collaborateurs[86]. Jeannie Carlier a aussi souligné l’importance du questionnement herméneutique dans l’itinéraire de Pierre Hadot — même si elle a tendance à circonscrire ce questionnement au domaine intellectuel[87]. La manière dont ce dernier se raconte a ainsi donné lieu à une forme d’accord quant à la représentation qu’il convient de se faire de sa vie. Or cet accord a entraîné des conséquences pour la réception de son oeuvre. Nous nous arrêterons ici à la lecture qu’ont faite de la progression de la philosophie de Pierre Hadot ceux qui s’y sont intéressés dès la première heure : le public des études néoplatoniciennes. Nous nous pencherons ensuite sur les prolongements que trouve aujourd’hui sa pensée chez certains de ses plus ardents promoteurs.

Hadot s’est intéressé durant l’ensemble de son parcours académique au néoplatonisme ; ceux et celles qui travaillent sur ce sujet ont généralement une perspective élargie sur son oeuvre. La publication des entretiens de Pierre Hadot avec Michael Chase a visiblement donné à certains lecteurs néoplatoniciens l’impression que le premier abandonnait le néoplatonisme au profit de conceptions que l’on peut considérer plus en accord avec la modernité — c’est-à-dire, pour dire les choses sommairement, plus cosmologiques et moins métaphysiques. C’est ce qui transparaît dans un texte de Giovanni Catapano, traducteur et commentateur d’Augustin et de Plotin, qui s’intéresse aux implications du choix de Pierre Hadot de se tourner graduellement vers les philosophies hellénistiques[88]. Pour Catapano, la pensée du dernier Hadot, avec les exercices de la concentration sur l’instant présent et du regard d’en haut, vise à susciter une forme d’émerveillement devant le monde. Cet émerveillement, cependant, devrait être envisagé moins comme le terme de l’aventure philosophique que comme son commencement[89] puisque c’est de là que surgit le questionnement métaphysique[90]. Catapano reconnaît ainsi à Hadot un rôle dans la revivification de l’idéal antique du sage[91], mais il souligne également l’impasse à laquelle peut mener son attachement au stoïcisme et à l’épicurisme au détriment du platonisme et du néoplatonisme. Cet attachement le pousse, du point de vue de Catapano, à nier le caractère exceptionnel du rapport que l’homme entretient avec les choses, ce qu’il appelle « la transcendance ontologique de l’homme par rapport au monde[92] ».

Ce que l’on pourrait appeler la déception de Catapano se confirme dans un texte paru après la publication de La Philosophie comme manière de vivre et qui provient d’un auteur particulièrement attentif à son itinéraire philosophique[93]. Certaines des affirmations de Pierre Hadot lors de ses conversations avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson trahissent aux yeux de Wayne Hankey, dans “Philosophy as a Way of Life for Christians ?”, un parti-pris immanentiste qui tient plus à son histoire personnelle qu’à une vue objective sur l’histoire de la philosophie. Hankey rappelle les grandes lignes de l’itinéraire de Pierre Hadot tel que nous l’avons retracé ici[94]. Pour lui, cet itinéraire le conduit à un « denial of transcendance[95] » et c’est cette conception ontologique qui explique, pour l’essentiel, son adhésion graduelle au stoïcisme. Hankey se tourne également vers l’explication que donne Hadot (à plusieurs endroits) du passage de la conception antique de la philosophie, comme manière de vivre, à la conception moderne, selon laquelle la philosophie vise à produire un système conceptuel. Pour Hadot, rappelons-le[96], c’est avant tout le christianisme qui est responsable de la déperdition de l’idéal antique de la philosophie. Celui-ci se serait approprié les exercices spirituels de l’Antiquité tardive et aurait réduit la philosophie à l’état de discours pour ensuite faire de ce discours un instrument de la théologie. Le refus de la transcendance diagnostiqué par Hankey s’accompagnerait ainsi d’un autre refus : celui de toute complémentarité entre la philosophie et la religion. C’est en tant qu’ils proposent une « démythologisation » de la religion que les textes stoïciens conviendraient mieux à la sensibilité moderne aux yeux de Pierre Hadot[97]. Une part du lectorat néoplatonicien a reçu les entretiens avec Chase et La Philosophie comme manière de vivre comme étant l’expression d’une rupture à la suite de laquelle le néoplatonisme ne trouverait plus de place dans la redéfinition hadotienne de la philosophie. Nous verrons que cette réaction trouve un écho dans les prolongements qu’a eus l’oeuvre de Pierre Hadot chez certains de ses héritiers.

Un second groupe de lecteurs, en effet, doit nous intéresser en ce qui concerne la réception des entretiens et il est formé par ceux qui entendent mettre en valeur le rôle que peut jouer Hadot en tant que philosophe et non seulement en tant qu’ouvrier (traducteur, commentateur) de l’histoire de la philosophie. Il faut d’abord nous arrêter à Michael Chase, qui, en plus d’avoir réalisé le premier entretien offrant un portrait de la vie de Pierre Hadot et d’avoir fait oeuvre de traducteur[98], s’est efforcé de penser son héritage et de le prolonger. La perspective que Michael Chase a développée à partir de l’oeuvre de Pierre Hadot peut être illustrée par un texte qu’il a diffusé en ligne (et qui a été beaucoup lu) : “Can we Still Identify with the Cosmos ?”[99]. Chase rappelle d’abord la définition de la philosophie antique chez Hadot[100] et sa redécouverte des exercices spirituels anciens[101]. De manière générale, il accorde un rôle prépondérant, chez Hadot, à la recherche d’universalité qui s’exprime dans la visée de « conscience cosmique » ; la finalité des exercices spirituels consisterait avant tout à s’identifier, comme le voulait le stoïcisme, avec la raison universelle, et ainsi à parvenir à la paix de l’âme[102]. Un problème se pose, fait valoir Chase, lorsque l’on tente de réhabiliter un tel idéal en contexte moderne : l’idée d’une adéquation entre notre propre raison et le gouvernement de l’univers ne semble pas pouvoir convenir à une science qui nous ouvre sur un « univers infini[103] » et où l’apparition de l’être humain se réduit à un simple accident[104]. Michael Chase souligne que Pierre Hadot a lui-même perçu ce problème et il fait valoir que ce dernier lui a avant tout donné une solution esthétique ; du fait du regard désintéressé qu’il pose sur les choses, l’artiste serait à même de ranimer le sentiment d’émerveillement que les Anciens posaient sur le monde — constat qui évidemment nous rappelle celui de Catapano — et ainsi de parvenir à l’expérience de la conscience cosmique[105]. Michael Chase va plus loin que Pierre Hadot, cependant, en suggérant qu’il est possible de surmonter cette difficulté par un recours à certaines des plus récentes découvertes de la science elle-même. Nous savons aujourd’hui, par exemple, que les atomes dont nous sommes faits sont forgés au sein des étoiles et qu’il existe des analogies entre les liens qui unissent les galaxies et nos propres connexions cérébrales. Nous pouvons tirer de ces découvertes des motifs pour une nouvelle idée de l’universalité et ainsi repenser notre rapport au monde[106]. Chase ne trouve pas dans l’âme humaine un principe transcendant à partir duquel il pourrait penser la production et l’ordonnancement du règne de la nature. Il cherche plutôt dans l’univers tel qu’il est donné l’expression d’un ordre immanent qui correspondrait à celui de la raison. Il sanctionne ainsi l’impression d’un divorce de la pensée du dernier Hadot avec le néoplatonisme et de son adhésion à une cosmologie d’inspiration stoïcienne. Un phénomène similaire se produit chez Matthew Sharpe, lui aussi un traducteur et un commentateur assidu de Pierre Hadot.

Dans un texte qui a pour but de dégager la contribution de Pierre Hadot à la philosophie au xxe siècle, “Towards a Phenomenology of Sagesse”, Sharpe tente de surmonter la réception divisée que lui semble avoir eue son oeuvre. Il met en exergue un thème qui, selon lui, a eu un rôle à jouer dans l’ensemble de la trajectoire philosophique de Pierre Hadot : la description de la figure du sage (qu’il désigne comme une « phénoménologie de la sagesse »). Sharpe trouve ce thème dans les textes où Hadot détaille les possibilités qu’offrent les pratiques de la concentration sur l’instant présent et du regard d’en haut. Hadot présenterait à ses lecteurs, lorsqu’il décrit les effets qu’ont ces pratiques sur celui ou celle qui s’y exerce, « a phenomenology of how a person would perceive the world who had, counter-factually, attained a wholly enlightened, wholly ‘sage’ mode of living[107] ». Sharpe lie cette dimension du travail de Pierre Hadot à son itinéraire personnel et à l’expérience du sentiment océanique[108]. Il remarque ensuite, à son tour, l’impasse dans laquelle semble se trouver Hadot lorsqu’il est forcé de reconnaître le changement de paradigme qui s’est produit entre l’Antiquité et l’époque moderne[109]. Il croit lui aussi que la solution que Hadot donne à ce problème est esthétique ; il formule cependant cette réalisation en des termes légèrement différents de ceux de Chase. Hadot, dans « Le Sage et le monde », décrit l’esthétique comme le moyen qu’ont trouvé les modernes de préserver la dimension cosmique de l’existence humaine alors que la science abandonnait graduellement son idéal de sagesse[110]. Il trouve ensuite chez des philosophes (Kant, Merleau-Ponty) et chez des artistes (Paul Klee, Cézanne) un héritage des réflexions des Anciens au sujet de la perception du monde qui est caractéristique du sage[111]. Hadot, au bout du compte, professe aux yeux de Sharpe un agnosticisme métaphysique qui en fait résolument un moderne, et son oeuvre aboutit à une esthétique de la sagesse qui a beaucoup plus en commun avec la pensée de Foucault — et son « esthétique de l’existence » — qu’il n’a lui-même voulu l’admettre[112]. Le « denial of transcendance » que diagnostiquait Hankey et que suggérait déjà Catapano se traduit chez Sharpe en une suspension du jugement. On trouve ainsi une convergence d’interprétation entre les critiques les plus sévères et les plus ardents défenseurs de la philosophie de Pierre Hadot.

Il y a lieu de se demander si les lecteurs néoplatoniciens de Pierre Hadot et ses plus proches héritiers ne le tirent pas trop loin de la mystique néoplatonicienne et s’ils ne l’enferment pas trop vite dans cette cosmologie d’inspiration stoïcienne avec laquelle se sont apparemment conclues ses réflexions au sujet de la philosophie comme manière de vivre. On s’interrogera notamment à savoir si une telle conception de la pensée de Pierre Hadot ne fait pas l’impasse sur le motif herméneutique que l’on peut aussi reconnaître dans sa trajectoire philosophique. Quel besoin, en effet, si la philosophie se résume finalement à une contemplation esthétique, de recourir encore à l’interprétation des textes anciens ? Le rôle que Pierre Hadot accorde, dans son itinéraire, à l’expérience mystique « sauvage », ainsi que les liens qu’il établit plus ou moins explicitement entre le sentiment océanique et les exercices spirituels de la concentration sur l’instant présent et du regard d’en haut ont visiblement retenu l’attention de ses lecteurs. Leur insistance sur la dimension cosmologique de sa philosophie a probablement à voir avec l’attention qu’ils ont portée à ce motif biographique au moment de lire les entretiens. On peut supposer ensuite que Pierre Hadot a lui-même adopté une grille d’interprétation définie lorsqu’il a fait le récit de sa vie et qu’il a mis en lumière certaines explications au détriment d’autres explications. Déterminer cette grille d’interprétation permettrait de mieux établir les limites explicatives des entretiens.

3. Un récit bergsonien ?

Dans les entretiens, Hadot n’a pas identifié de manière explicite le point de vue à partir duquel il envisageait sa propre vie. On peut même se demander s’il s’est lui-même interrogé sur cette question ou s’il n’a pas adopté la perspective qui est la sienne de manière plus ou moins consciente. Il n’en reste pas moins que le portrait qu’il a donné de sa vie pourrait s’expliquer par une influence survenue dans les premiers temps de sa trajectoire philosophique : celle d’Henri Bergson. Nous verrons d’abord la manière dont Hadot parle de son rapport à Bergson dans les entretiens eux-mêmes. Nous verrons ensuite comment le rôle que Pierre Hadot donne à l’expérience du sentiment océanique dans son itinéraire philosophique rappelle la notion d’« intuition philosophique » dont use Bergson lorsqu’il aborde lui-même la question de l’interprétation.

Il n’en a pas été question jusqu’ici parce qu’il n’y apparaît que de manière ponctuelle, mais Bergson a une place dans les entretiens de Pierre Hadot[113]. Ce dernier lui attribue une influence sur son parcours et, sans pleinement la définir, il montre dans quelle direction celle-ci s’est exercée. La figure de Bergson surgit dans le premier entretien de Pierre Hadot avec Jeannie Carlier. On lisait au Grand Séminaire Les Deux sources de la morale et de la religion (où la mystique chrétienne occupe une grande place)[114]. La dissertation de baccalauréat soumise à Hadot et à ses camarades en 1939, par ailleurs, concernait une citation de Bergson : « [L]a philosophie n’est pas une construction de système, mais la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi[115] ». Il est difficile de ne pas voir dans cette phrase un point de départ possible des réflexions de Pierre Hadot au sujet de la nature la philosophie. Hadot, cependant, précise plutôt, de prime abord, ce qu’il a pu tirer de la conception bergsonienne de la vie : « Toute [l]a philosophie [de Bergson] est centrée sur l’expérience d’un jaillissement de l’existence, de la vie, que nous expérimentons en nous dans le vouloir et dans la durée et que nous voyons à l’oeuvre dans l’élan qui produit l’évolution vivante[116] ». Plutôt qu’aux Deux sources, il pense visiblement à L’Évolution créatrice et à la manière dont Bergson y reprend à son compte la théorie de Darwin et l’envisage à la lumière de sa propre métaphysique. Il approfondit sa réflexion au sujet de l’influence de Bergson lors de l’entretien qu’il mène plus loin avec Davidson au sujet des grandes figures de la philosophie comme manière de vivre (ch. 8). Bergson, comme il apparaît dans la citation qui lui avait été soumise au moment du baccalauréat, se représentait la philosophie comme une nouvelle manière de « regarder » les choses et ainsi comme un processus de « transformation de la perception[117] » : cette purification du rapport au monde et à soi-même peut être décrite comme un exercice spirituel[118]. Hadot explique par ailleurs que la conception de la vie que l’on trouve chez Bergson lui a servi de porte d’entrée à une recherche initiée quelques années plus tard au sujet de l’histoire de l’idée de nature (et qui le mènera éventuellement à la rédaction du Voile d’Isis). Le point de départ de Pierre Hadot dans cette recherche est le Bergson de Jankélévitch[119] (que l’on peut désigner comme une introduction inspirée à la pensée du maître). Jankélévitch, que Pierre Hadot a vraisemblablement lu dans le courant des années soixante[120], fait allusion aux liens qui unissent le vitalisme de Bergson à la pensée de Plotin[121] et il conduit ainsi Hadot à rechercher dans le néoplatonisme les prémices de la philosophie de la nature en Occident. Hadot précise que son intérêt pour ce sujet s’est d’abord traduit par une conférence donnée aux Rencontres Eranos d’Ascona en 1968[122]. Ainsi, si l’influence de Bergson sur Hadot est difficile à cerner avec précision, elle n’en est pas moins certaine et, surtout, elle est survenue très tôt dans son parcours. C’est ce constat qui nous pousse à chercher du côté de Bergson les conceptions herméneutiques dont aurait usé Hadot au moment de faire le récit de sa vie.

La pensée herméneutique de Bergson s’exprime avant tout dans la conférence « L’intuition philosophique » (de 1911), qui apparaît dans le recueil La Pensée et le mouvant. Ce recueil est consacré (en un sens très large) aux questions de méthode ; « L’intuition philosophique » aborde la question de l’interprétation des textes en particulier. Bergson explique d’entrée de jeu dans sa conférence la conception qu’il a de l’interprétation. Il faut, dit-il, se rapprocher autant que possible de « l’intuition » qui est à la source de l’oeuvre d’un philosophe du passé si on veut en faire une interprétation adéquate[123]. On se demande dès lors en quoi consiste cette intuition. Ce qui la caractérise en premier lieu, explique Bergson, c’est sa simplicité : « [E]n ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie[124] ». Cette caractérisation pose une difficulté : si cette intuition est si simple que le philosophe lui-même n’a pas réussi à la dire — car formuler avec des mots une intuition, c’est bien la faire passer du simple au multiple —, comment l’interprète pourra-t-il la retrouver dans ses oeuvres pour ensuite la communiquer à autrui ? Bergson répond à cette difficulté par l’idée d’« image médiatrice ». L’image médiatrice constitue un intermédiaire entre l’intuition du philosophe et les abstractions qui l’expriment. Le caractère proprement « imagé » de l’image médiatrice reste peu déterminé dans la conférence de Bergson[125]. Celui-ci en fournit néanmoins des exemples. Il lui semble notamment qu’est à l’oeuvre dans la philosophie de Berkeley l’image d’une « mince pellicule transparente[126] » entre l’homme et Dieu ; cette pellicule serait rendue opaque par l’action des métaphysiciens, qui la « dépolissent » et l’« épaississent » par l’usage des concepts[127]. La signification de l’image médiatrice se précise encore lorsque Bergson explique ce qu’il appelle sa « puissance de négation[128] ». L’image médiatrice rend le philosophe sensible à l’inadéquation qu’il y a entre une thèse qu’il rencontre chez un auteur donné et son intuition première ; elle le pousse à la déclarer « impossible[129] ». L’image médiatrice permet ainsi à une pensée de se développer et d’exprimer son originalité[130]. Bergson insiste plus loin sur le fait que l’intuition dont il s’agit est proprement philosophique. On doit distinguer, en effet, pour Bergson (comme on sait) deux modes de perception. On peut se représenter les faits comme étant juxtaposés les uns aux autres, c’est-à-dire de la manière dont ils se présentent dans l’espace ; les mêmes faits peuvent aussi être perçus dans leur pénétration réciproque, c’est-à-dire de la manière dont ils se présentent dans la durée. Le premier de ces deux modes de perception est orienté vers le dehors et c’est celui de la science ; le second vise l’intériorité et il est le propre de la philosophie[131]. L’effort du philosophe consiste, pour Bergson, à entrer en contact avec le réel par un effort d’introspection pour ensuite donner à connaître sa découverte dans le discours[132]. L’effort de l’interprète consiste, quant à lui, à opérer le mouvement inverse et à retrouver, par une longue fréquentation des textes, l’image médiatrice qui a guidé le philosophe et ainsi à se rapprocher lui-même de cette intuition autant qu’il est en lui. On est en droit de penser que Pierre Hadot a procédé globalement de cette façon lorsqu’il est revenu sur sa propre vie. L’expérience du sentiment océanique peut être décrite comme l’intuition philosophique de Pierre Hadot, qui provoque chez lui un changement de perception. Une certaine image de ce que doit être le rapport de l’homme au monde (celle d’un regard qui plonge dans le ciel étoilé ? d’une simple vague dans un océan sans limites ?) paraît ensuite le guider dans ses recherches, et c’est parce que la mystique chrétienne, puis la mystique néoplatonicienne ne correspondent pas à son aspiration — elles lui paraissent désormais « impossibles » — qu’il les abandonne au profit d’autres voies. La cosmologie qu’il trouve dans les exercices du stoïcisme lui permet enfin de se rapprocher au plus près de son intuition d’origine, et ainsi d’espérer l’exprimer fidèlement. L’itinéraire de Pierre Hadot apparaît ainsi non seulement comme un « itinéraire philosophique », mais comme un « itinéraire spirituel » : ce n’est pas selon la modalité de l’espace qu’il a contemplé le ciel étoilé, mais bien (en philosophe) selon la durée.

La manière dont Hadot raconte sa propre vie dans La Philosophie comme manière de vivre paraît bien dépendre de sa lecture de Bergson. L’expérience du sentiment océanique agit visiblement dans les entretiens à la manière d’une « intuition philosophique », qui stimule le développement d’une pensée riche et singulière. On peut retenir ici que, pour nous montrer l’action que la philosophie a exercée sur sa vie, Hadot est amené à nous la présenter sous un certain jour : il éclaire cette dimension de sa trajectoire philosophique qui en fait un itinéraire spirituel. Le récit qu’il nous offre est convaincant. Il ne s’agit pas moins d’un récit partiel : d’autres facettes de sa vie et de son oeuvre pourraient encore être éclairées à l’aide d’autres lumières.

Conclusion

Une lecture critique des entretiens de Pierre Hadot — c’est-à-dire de ceux qui ont paru sous le titre La Philosophie comme manière de vivre, mais également des autres conversations où il a livré des informations d’ordre autobiographique — permet de discerner deux motifs principaux dans le récit qu’il fait de sa vie. Hadot accorde un rôle important à la question de l’interprétation des textes dans sa trajectoire philosophique, tout d’abord, puisqu’il en fait l’élément déclencheur de sa réflexion au sujet de la nature de la philosophie antique. Il trouve ensuite dans l’expérience du sentiment océanique le fil conducteur de son récit : cette expérience apparaît dans La Philosophie comme manière de vivre comme le moteur de son intérêt pour la mystique considérée en général et comme cela même qu’il cherche à retrouver plus tard dans les exercices spirituels du stoïcisme. On peut penser que la place occupée par le motif de la « mystique sauvage » dans le récit de Pierre Hadot n’a pas échappé à ses lecteurs les plus assidus et qu’elle explique l’accord tacite que l’on peut trouver entre plusieurs de ses détracteurs et certains de ses plus ardents défenseurs dans la réception de son oeuvre. Des commentateurs issus des études néoplatoniciennes semblent avoir vu dans l’attachement de Pierre Hadot pour ce type d’expérience le motif d’un désaveu du plotinisme l’ayant amené à prononcer un déni de la transcendance. Certains des promoteurs actuels de la philosophie comme manière de vivre semblent y voir, quant à eux, l’arrière-fond sur lequel se dessine un agnosticisme métaphysique le conduisant à trouver dans le stoïcisme le moyen d’une contemplation esthétique et cosmologique. On est cependant en droit de se demander si cette concorde au sujet de ce que l’on pourrait appeler le parti-pris immanentiste de Pierre Hadot n’est pas l’écho d’un récit formulé à partir d’une grille d’interprétation à la fois déterminée et inaperçue. C’est ce que suggère la place qu’a eue la pensée de Bergson dans les préludes de la trajectoire philosophique de Pierre Hadot et dans son enquête au sujet de l’histoire de l’idée de nature. On peut considérer en effet que l’expérience du sentiment océanique joue dans le récit autobiographique de Pierre Hadot le rôle d’une intuition philosophique — selon le sens que prend ce terme chez Bergson dans la conférence du même nom — trouvant à s’exprimer à travers des notions telles que la concentration sur l’instant présent et le regard d’en haut. Le récit qu’il nous offre, dès lors, apparaît fécond et néanmoins incomplet. On est d’ailleurs en droit de croire que Pierre Hadot a lui-même perçu cette incomplétude, puisque la question de l’interprétation des textes se surajoute pour ainsi dire à son récit et y donne lieu à une aporie. Cette aporie mérite d’être creusée[133]. À terme, il y a lieu de penser qu’une telle enquête permettrait de mieux comprendre le rôle que joue chez Hadot la lecture réitérée des textes anciens (comme il se produit notamment avec les traités mystiques de Plotin). Peut-être Hadot nous dit-il quelque chose à ce sujet dans les derniers mots d’une communication consacrée à sa « bibliothèque » (et donc au rapport qu’il a entretenu avec les textes sur la longue durée) : « [les livres qui m’ont influencé] m’ont parfois déçu, parce qu’ils disaient, à certains endroits, les choses autrement que je le voulais. Pourtant, dans cette longue fréquentation, je me suis laissé lentement imprégner aussi par ce qui en eux m’était étranger, et je ne sais plus maintenant ce qui est à eux et ce qui est à moi[134] ».